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Les dernières décennies de la dynastie des Qing 清 (1644-1911) furent marquées, entre autres, par la diffusion du savoir occidental dans l’Empire du Milieu. Ce phénomène s’est poursuivi avec insistance tout au long du xxe siècle jusqu’à nos jours, en se confondant dans un premier temps avec le processus de modernisation de la Chine, puis avec la tendance planétaire à la globalisation. Des générations d’intellectuels chinois et de sinologues se sont engagées dans des débats méthodologiques, terminologiques et théoriques sur les catégories et sur les modes de pensée chinois, ainsi que sur leur degré de commensurabilité avec les divers domaines de la connaissance qui ont été systématisés au fil de l’histoire intellectuelle des pays occidentaux.

La question de savoir s’il existe une métaphysique chinoise s’inscrit dans une problématique plus ample concernant le statut de la philosophie chinoise elle-même. Elle trouve sa place dans ce volume consacré à La religion comme objet d’étude en raison du lien étroit qui unissait, à certaines époques, la métaphysique à la théologie. Pour simplifier et en faisant abstraction de la multiplicité de définitions que les deux disciplines concernées sont susceptibles de recevoir ainsi que de leurs points de tension, la réflexion rationnelle, ayant pour objet l’être absolu qui subsiste par-delà le monde phénoménal et l’expérience sensible, partageait plusieurs interrogations avec la « science divine » portant sur la nature de Dieu, l’Être parfait conçu comme la cause première de l’univers.

Nous avons déjà présenté les résultats de nos recherches sur la légitimité d’employer le terme philosophie pour réunir, d’un regard non ethnocentrique, les réflexions des maîtres à penser de la tradition chinoise, et ce, en dépit des buts souvent concrets et pratiques qu’ils poursuivaient, notamment la quête du bien-être psychophysique et de l’harmonie sociopolitique (Ghiglione 2009b, 58-67). Par ailleurs, nous avons essayé de tracer les lignes directrices du phénomène ou faitreligieux en Chine, en optant, avec prudence, pour ces périphrases plutôt que d’imposer le concept de religion à des croyances et à des pratiques symboliques chinoises qui se démarquent du paradigme monothéiste par leur syncrétisme et par leur souplesse doctrinale (Ghiglione 2010b, 176 et 183). Dans cette brève réflexion qui ne prétend pas à l’exhaustivité, il importera d’aborder quelques aspects du débat relatif à la pertinence de faire valoir la notion de métaphysique pour rassembler des croyances, des théories ou des hypothèses issues de la cosmologie traditionnelle chinoise. Les divers volets de notre exercice de dissertation s’enchaîneront suivant un ordre thématique et chronologique à la fois ; l’attention ne se concentrera que sur des moments significatifs du questionnement.

1. Éléments de cosmologie chinoise

La cosmologie chinoise peut être définie « comme un ensemble de théories, de convictions et de représentations concernant les phénomènes de la Nature, l’ordre naturel des choses, la formation de l’univers et ses tendances, les dynamiques de l’étendue spatio-temporelle » (Ghiglione 2009a, 39). On considère généralement Zou Yan 鄒衍 (305-240 av. J.-C.) comme l’un des représentants les plus importants du milieu des cosmologistes de l’âge classique ; il fut actif au sein de l’académie Jixia 稷下, célèbre centre de culture philosophique et littéraire du royaume de Qi 齊 (situé dans la province actuelle du Shandong 山东). Ses théories ont été reconstruites par le biais de sources indirectes, car son oeuvre ne semble pas avoir survécu à l’épreuve du temps.

Suivant l’effort de systématisation des connaissances accompli à compter de la dynastie des Han 漢 (206 av. J.-C.-220 apr. J.-C.), on associe l’essor de la pensée naturaliste à l’École du yin-yang (et des cinq Agents, Yin yang wu xing jia 陰陽五行家). Afin de retracer le paysage intellectuel de l’Antiquité, les historiens privilégiaient en effet des critères biographiques (l’énumération de « familles » d’experts, jia 家, ou d’expertises) et bibliographiques (la formation de traditions scripturaires) aux classements par disciplines[1]. Dans les classiques, d’ailleurs, on ne trouve pas un vocable précis désignant les divers principes naturalistes dans une perspective unitaire ; la locution yin yang wu xing shuo 陰陽五行說 « théorie du yin-yang et des cinq Agents » est souvent employée en chinois moderne comme une synecdoque pour faire référence au système cosmologique traditionnel sur la base de ses notions cardinales[2]. Celles-ci, en réalité, n’appartiennent ni à une seule école philosophique bien structurée et délimitée dans le temps, ni à un corpus homogène[3] ; elles ont été déclinées au fil des siècles avec des nuances différentes et des spécificités doctrinales selon les conjonctures historiques et sociopolitiques. Se conjuguant avec l’éthique confucéenne sous les Han, elles ont fini par devenir « le point de ralliement obligé de générations de penseurs et d’hommes de science dans leur investigation de la nature et leur appréhension de la place de l’homme dans le monde » (Kalinowski 1991, 57). Les maîtres taoïstes les ont aussi intégrées à leurs propres conceptions et à leurs pratiques, en les développant avec originalité. Elles demeurent sous-jacentes à des domaines très divers du savoir, de l’acuponcture à la calligraphie, des arts martiaux aux cultes populaires, etc.

En faisant abstraction des différences, voire des divergences doctrinales constitutives de l’histoire de la pensée chinoise, on peut repérer un éventail de concepts clés employés d’une manière récurrente, mais pas nécessairement conjointe, pour expliquer l’ordre naturel des choses en termes dynamiques et vitalistes. Parmi les plus connus, il convient de mentionner : la Voie (Dao 道) au sens de principe régulateur intrinsèque au cosmos, manière d’être qui est « bien réel et se trouve présent dans l’essence même de tous les êtres, notamment de l’être humain » (Le Blanc et Mathieu 2003, XXIX) ; le souffle (qi 氣) qui anime l’univers et la myriade d’existants en se condensant ou en se raréfiant ; l’interaction entre les énergies à connotation féminine (yin) et masculine (yang), et les changements ou permutations (yi 易) qui en découlent ; les cinq Agents ou ressources primordiales saisis dans leurs phases de transformation (selon le cycle d’engendrement : Eau, Bois, Feu, Terre, Métal) ; l’organisation (li 理) cohérente et spontanée (zi ran自然) qui préside activement à la formation et au devenir des êtres ; le Ciel (tian 天), « Puissance qui gouverne et régularise la nature : la nature elle-même » (Le Grand Ricci numérique). La notion de métaphysique est-elle alors pertinente pour expliquer rétrospectivement et d’une manière unitaire cet ensemble de principes ? Est-elle préférable à celle de cosmologie ?

Le penseur contemporain Luc Brisson (1999, 50) propose une caractérisation de l’approche métaphysique qui permet de comprendre, par contraste, les modes d’intelligibilité à l’oeuvre dans la pensée naturaliste chinoise ; même si, en Grèce ancienne, le vocable en question ne renvoyait pas encore à un domaine précis de la philosophie,

[…] on peut qualifier de « métaphysique » une démarche qui, comme celle de Platon avec l’hypothèse de l’existence des Formes et comme celle d’Aristote avec l’hypothèse du Premier moteur, cherche à rendre compte de la nature (φύσις) en remontant à des réalités séparées qui, n’entretenant aucun lien d’aucune sorte avec la matière et subsistant en elles-mêmes, se situent au-delà de la nature, en dehors d’elle. Pour rendre compte de la nature, il faut la transgresser, en sortir.

Or, en général, les principes chinois susmentionnés n’ont pas nourri une spéculation d’ordre métaphysique qui aurait posé une séparation radicale entre la Nature et la matière d’une part, et la substance ou l’Être absolu (inaccessible à l’expérience directe) d’autre part. La cosmologie qui finit par prédominer en Chine sous-entendait plutôt une conception moniste et corrélative, axée sur l’hypothèse d’une continuité ontologique entre Ciel et Terre (le cosmos), entre macrocosme (l’univers) et microcosme (le corps humain), et suggérant de surcroît à plusieurs penseurs le corollaire selon lequel il existerait une correspondance entre l’ordre naturel des choses et les structures politiques (Graham 1986 ; Ghiglione 1997, 5 ; Robinet 2017, XXXVI).

2. L’entité céleste : matière ou esprit ?

Les interrogations au sujet d’une métaphysique chinoise — élaborée en Chine ou avec des particularités culturelles de ce pays[4] — trouvent leur origine dans l’effort de saisir la vision chinoise du Ciel par rapport à celle de la théologie chrétienne. Matteo Ricci (1552-1610) fut l’un des premiers pères jésuites à s’aventurer dans l’Empire du Milieu et à entreprendre des études approfondies de langue et de culture chinoises. La tradition lui attribue une oeuvre particulièrement intéressante pour les recherches interculturelles : Le sens réel de « Seigneur du Ciel ». La première version de ce texte, écrit en chinois (Tianzhu shiyi 天主實義), remonte à l’an 1596 ; sa première édition date du début du xviie siècle (1603-1604). L’exposé prend la forme d’un dialogue au cours duquel un lettré d’Occident (le porte-parole des Évangiles) explique à un lettré chinois les bases de la doctrine chrétienne. En ce temps-là, il importait de déterminer si les croyances et les cultes des Chinois étaient compatibles avec le christianisme. Ricci, pour sa part, était enclin aux accommodements culturels : il estimait que le culte rendu au Ciel et à la Terre lors des deux solstices de l’année était légitime à condition qu’on ne vénérât pas l’univers matériel, mais le créateur ex nihilo du monde. La question cruciale concernait, en effet, la matérialité du Ciel (inacceptable aux yeux des missionnaires) versus l’emploi métaphorique, et donc métaphysique, de la notion de Ciel pour faire allusion à Dieu, l’Être suprême et transcendant par rapport au monde crée[5]. Thierry Meynard, un sinologue appartenant aussi à l’ordre religieux de la Compagnie de Jésus, a publié en 2013 une traduction française du Tianzhu shiyi qui facilite la reconstruction de l’histoire de l’idée de métaphysique en Chine. L’extrait suivant (Ricci 2013, 49-50) illustre de manière éloquente la différence culturelle entre, d’une part, le représentant de la cosmologie et des croyances en vigueur dans l’Empire du Milieu et, d’autre part, celui de la théologie chrétienne :

Lettré chinois :
112.
[…] Quand nous levons la tête, nous voyons le Ciel, et cela nous suffit pour vénérer le Ciel visible.

Lettré d’Occident :
113.
Dans le monde des hommes, certains sont sages et d’autres sont bornés. La Chine est un grand pays ; il s’y trouve beaucoup de sages. Mais certains autres sont stupides, qui décident qu’une chose existe parce qu’ils la voient, ou qu’elle n’existe pas parce qu’ils ne la voient pas. Ainsi, ils reconnaissent seulement l’existence du Ciel et de la Terre, qui sont visibles, sans admettre l’existence du Seigneur du Ciel et de la Terre. […] Mais les personnes qui sont sages sont capables de déduire ce qui est caché à la vue [智者乃推見至隱]. En voyant l’immensité visible du Ciel et de la Terre [視此天地高廣之形], elles concluent qu’un Seigneur du Ciel gouverne le monde. Elles sont remplies de respect et honorent ce Premier Ciel, qui est invisible [尊無形之先天]. Vénèrent-elles alors le Ciel matériel ?

De toute évidence, le lettré d’Occident souscrit à une conception dualiste en ce qu’il oppose le corporel au spirituel, le sensible au suprasensible[6] ; dans son optique, les hommes de peu se limitent à appréhender la dimension matérielle comme fondement de leurs cultes, tandis que les sages, dont l’oeil désincarné sait contempler l’invisible (ce qui est dépourvu d’une forme physique ou corporelle, wuxing 無形), s’élèvent à la sphère divine.

3. Métaphysique et théologie

Avant la rencontre du monde chinois avec la culture européenne, qui eut lieu en grande partie à travers la médiation des Jésuites à compter du xviie siècle, le vocabulaire philosophique chinois ne comprenait aucun équivalent lexical de métaphysique. La nécessité d’introduire un néologisme ou de repérer, par appariement conceptuel, un terme chinois approprié permettant de faire référence à un type de spéculation ayant pour objet une dimension absolument immatérielle, s’est manifestée chez les pionniers de la traduction des oeuvres de la tradition intellectuelle occidentale vers le chinois, notamment chez des missionnaires (et des convertis) en quête d’éléments interculturels d’analogie facilitant leur entreprise d’enraciner la foi chrétienne dans l’Empire du Milieu.

Les premiers traducteurs d’Aristote (384-322 av. J.-C.) en chinois étaient confrontés à des problèmes terminologiques sans précédent. Il convient de rappeler que le Ming li tan 名理探 (Analyse des noms et des principes) est un ouvrage introductif à la logique aristotélicienne ; il comprend une traduction (en chinois littéraire, wenyan 文言) d’une version latine des Catégories du Stagirite, préparée par le lettré catholique Li Zhizao 李之藻 (1569-1630) avec la collaboration du jésuite Francisco Furtado (1589-1653) et publiée de manière posthume à Hangzhou en 1631, un an après la mort de Li lui-même (Wardy 2000, 79)[7]. Dans la classification des arts et des sciences qui figure dans la première section (juan 卷) de cet ouvrage, la théologie et la métaphysique apparaissent étroitement reliées dans la rubrique des sciences contemplatives (theoreticas seu contemplativas, mingyi 明藝), ayant pour seul but la connaissance de la vérité (sola cognitio veritatis), et dans la sous-rubrique des disciplines qui portent sur un objet immatériel : de Deo et de substantiis a materia concretione abiunctis)[8]. Elles sont exprimées par les néologismes suivants (Standaert 2000, 290-291) :

  • Chaoxing xue 超性學 : « étude de ce qui transcende la nature ou du surnaturel », pour theologia.

  • Chaoxing 超形 : « ce qui transcende les formes », pour metaphysica.

  • Chaoxing 超性 : « ce qui transcende la nature », pour la théologie au sens chrétien du terme (De Deo).

La métaphysique était en somme considérée comme une démarche intellectuelle fondatrice de la discipline suprême, la théologie. Les premiers efforts de traduction et de transmission culturelle reposaient donc sur des assises philologiques d’inspiration chrétienne. Il allait de soi que la réflexion sur des contenus métaphysiques, menée par un travail approprié de conceptualisation et d’abstraction, correspondait à une faculté d’ordre supérieur, constitutive de la philosophia prima, au sens de science qui a pour objet le divin.

4. Métaphysique et cosmologie

Les philologues chinois, cependant, ne retinrent pas le premier équivalent lexical ou calque de métaphysique[9]. Le célèbre traducteur Yan Fu 嚴復 (1854-1921) contribua à la diffusion d’une autre locution pour rendre la notion de métaphysique (en tant que discipline d’origine occidentale), en puisant dans les ressources terminologiques de la pensée chinoise (Wang 2015, 16)[10]. Très précisément, il infusa une nouvelle vie à une expression qui figure dans le commentaire Sentencesattachées, A (Xici shang 繫辭上) au Classique des mutations (Yijing 易經)[11]. Dans ce commentaire, on distingue deux dimensions, sans pour autant les opposer en termes dichotomiques : une qui est « en amont des formes » (xing er shang 形而上) et qu’on appelle Dao 道, la Voie ou le principe régulateur intrinsèque au cosmos ; une autre qui est « en aval des formes » (xing er xia 形而下) et qu’on nomme qi 器, litt. « vase, ustensile », à savoir les objets particuliers saisis dans leurs interactions dynamiques et dans leur fonctionnement[12]. Or, la périphrase xing’ershangxue 形而上學 « étude ou discipline [qui a pour objet] ce qui transcende les formes » a fini par s’imposer en chinois moderne pour désigner la métaphysique, en supplantant des alternatives lexicales plus rares[13] ; sa connotation occidentale s’est estompée, puisqu’elle est aussi utilisée par certains auteurs pour regrouper des conceptions du monde d’origine chinoise. Ce choix lexical, qui relève de la domestication[14], a ainsi dissocié la métaphysique de la théologie chrétienne[15], en la reliant plutôt à la cosmologie traditionnelle et à la spéculation divinatoire. Puisque la périphrase privilégiée est tirée d’un classique chinois, le message implicite véhiculé est qu’il existait bel et bien une métaphysique dans la pensée chinoise avant la pénétration de la philosophie occidentale et du christianisme[16].

Au bout de cette aventure conceptuelle, plusieurs sinologues contemporains, qui écrivent ou publient leurs recherches le plus souvent en anglais[17], utilisent désormais le terme metaphysics pour mettre en valeur des réflexions de la tradition chinoise qui s’attachent aux principes inhérents au macrocosme et au microcosme, à l’ordre naturel des choses, aux énergies vitales qui animent l’univers et qui, tout en n’étant pas immédiatement visibles, n’étaient néanmoins pas pensées comme étant immatérielles ou inaccessibles à l’expérience. En effet, pour emprunter une formule synthétique et percutante à Mou Zongsan 牟宗三 (1909-1995), « La philosophie chinoise prend la vie pour centre[18] » (2003, 97).

5. De l’ontologie à la méthodologie : l’hypophysique chinoise

Au lieu de poursuivre notre interrogation en termes ontologiques, en essayant de comprendre s’il existe une métaphysique chinoise — élaborée en Chine ou avec des spécificités culturelles chinoises —, il serait utile de la ramener à un discours méthodologique, peut-être moins ambitieux : avons-nous vraiment besoin du concept de métaphysique pour interpréter rétrospectivement des classiques chinois ? Si par métaphysique ou metaphysical on veut tout simplement dire théorique, conceptuel, abstrait[19], langagier, un pareil élargissement sémantique du mot concerné ne risque-t-il pas de produire une assimilation paradoxale de la métaphysique à la philosophie elle-même ? Le paradoxe tient à ce que la Chine semblerait alors avoir « découvert » la métaphysique après que celle-ci a commencé à décliner, à compter du xviiie siècle[20], chez les « lettrés d’Occident », qui ont généralement renoncé à la présenter comme une science supérieure élaborée dans la prétention de parvenir à une connaissance surnaturelle (Grondin 2004, 22)[21].

Or, il serait erroné de croire que le trait prépondérant de la pensée chinoise consisterait en une sorte de réalisme naïf, qui se bornerait à la description de la surface des choses. La plupart des écoles de sagesse nées en Chine dès l’époque classique (ve-iiie siècle av. J.-C.) considéraient les cinq sens (la perception) comme des instruments insuffisants pour rendre compte du réel et pour élaborer des savoirs ou des connaissances durables et complexes[22]. Ainsi, la dimension vers laquelle convergeait l’attention des maîtres à penser, des Sages et des devins de l’Antiquité n’était pas sensible tout court : elle était hyposensible, hypophénoménale et hypophysique. Ces concepts opératoires apparentés décrivent une tendance majoritaire, que l’analyse textuelle permet de relever, à explorer un substrat de la réalité doté d’une phénoménalité minimale, constitué de signes menus, à peine perceptibles : les amorces, les avant-phénomènes, les buissons, les racines (pour employer des métaphores végétales), etc.[23] Une pareille orientation, vraisemblablement d’origine divinatoire[24], se rapportait à l’interprétation des signes révélateurs ou précurseurs des phénomènes qui se dessinaient sur les divers supports (souvent matériels) destinés à l’herméneutique et qui étaient donc abordés selon une approche empirique[25]. La dimension évoquée par les notions susmentionnées revêt un sémantisme propre ; elle n’est ni invisible ni intelligible (idéelle, conceptuelle) ; ni complètement physique, ni absolument métaphysique. Puisqu’elle échappe à la perception ordinaire de l’homme du commun, elle requiert des capacités extraordinaires de la part du sujet pour être saisie. La lecture clairvoyante ou intuitive de l’hypophénoménal ouvre la voie à une compréhension holistique de l’ordre naturel des choses par corrélation, en partant de l’infiniment petit pour aboutir à l’infiniment grand. Ainsi, au lieu de souligner les lacunes éventuelles de la pensée chinoise (absence d’une métaphysique, d’une théologie, d’une ontologie), au lieu de l’expliquer par des catégories hétéronomes en y recherchant des problématiques qu’elle a peu développées, il serait plus avantageux de construire des paradigmes herméneutiques à partir de données extraites directement des textes chinois. S’il est vrai que la philosophie chinoise n’a pas élaboré une métaphysique, c’est qu’elle a conçu une hypophysique. C’est donc ce domaine qui mérite d’être approfondi.

Conclusion

Dans une perspective philologique et méthodologique, il conviendrait donc de conclure que la notion de métaphysique n’est pas pertinente pour comprendre la cosmologie chinoise, qui constituait le socle commun à diverses écoles de sagesse. Une pareille conclusion n’a pas la prétention d’être généralisable à la totalité de la philosophie élaborée en Chine au fil d’environ deux millénaires et demi ; la manière d’expliquer l’ordre naturel des choses et les rapports de l’homme au monde varie en fonction des époques, des textes et des penseurs. On trouvera sans doute des contre-exemples à l’hypothèse qui a inspiré cette réflexion, à savoir l’absence d’une démarche intellectuelle, dans la cosmologie chinoise, consistant à poser une rupture ontologique ou une séparation radicale, dichotomique (et non une articulation conceptuelle ou une simple distinction) entre le cosmos et ses principes régulateurs, entre la Nature et les lois qui la régissent, entre la matière et les forces vitales qui l’animent.

Néanmoins, la notion de métaphysique présente une utilité contingente, d’ordre politique. En effet, depuis le milieu du xxe siècle en République populaire de Chine, le matérialisme s’est imposé comme la conception philosophique dominante dans la vie intellectuelle, et ce, souvent d’une manière normative, dogmatique, voire répressive (Chu 2016, 43). La doctrine selon laquelle il n’existe d’autre substance que la matière a alimenté un nombre considérable d’études réductionnistes de l’héritage culturel chinois, selon des lignes interprétatives idéologiques visant à repérer rétrospectivement des éléments de matérialisme sous-jacents à la pensée des sages. Même si cette démarche a perdu du terrain, la rhétorique matérialiste conditionne encore les recherches philologiques. La métaphysique, alors, revêt un certain intérêt en tant que source de concepts opératoires alternatifs aux catégories de l’idéologie matérialiste sur laquelle se fonde encore, malgré certaines révisions, le régime communiste de l’État chinois. Par conséquent, face à l’impossibilité de choisir entre l’élimination complète (entraînant des conséquences politiques négatives) ou l’application systématique (philologiquement discutable) de la notion de métaphysique à la pensée chinoise, réaffirmons que nous sommes confrontés à un véritable dilemme. Tel est d’ailleurs le Dao de la philosophie…