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Les études médiévales, plus particulièrement les recherches en histoire médiévale, entretiennent un rapport étroit avec le champ d’étude du religieux. Il suffit de rappeler l’impact de la religion chrétienne sur les modes de représentation et le vécu des contemporains de l’époque médiévale pour comprendre ce lien étroit. Il faut cependant souligner que le monde médiéval a connu ses propres formes de pluralisme religieux que des recherches plus récentes analysent en complément d’une focalisation plus traditionnelle sur l’évolution du christianisme médiéval (voir, pour les orientations actuelles de ces recherches Wenzinger et al. 2019).

Cet article propose d’explorer l’importance du phénomène religieux comme vecteur de compréhension du monde médiéval. Dans une perspective d’enrichissement de l’échange entre les disciplines intéressées par le phénomène religieux, il souhaite familiariser les étudiants et les chercheurs en dehors du champ de l’histoire médiévale avec quelques tendances passées et actuelles de la recherche. Il s’agit donc d’une initiation qui ne prétend pas à l’exhaustivité. Ces quelques pages offrent d’abord un survol des grandes lignes historiographiques et de quelques éléments d’évolution de la recherche plus récente en couvrant l’ensemble de l’époque médiévale. La deuxième partie s’intéresse spécifiquement au haut Moyen Âge, soit la période entre le ve et le xe siècle, dans le but d’explorer deux champs d’études qui tiendront lieu d’exemples : celui de la liturgie et celui de l’hagiographie, c’est-à-dire l’écriture sur les saints, et la sainteté. Dans l’esprit des recherches présentées dans le cadre du survol historiographique, ces cas d’étude permettront d’approfondir et d’illustrer davantage l’idée centrale de notre réflexion selon laquelle les concepts et les pratiques religieuses se placent souvent à l’intersection entre le politique et le social. Au-delà de la nécessité d’un intérêt pour les spécificités médiévales du religieux et de la religiosité, l’étude des concepts et des pratiques religieuses participe donc pleinement à la compréhension des structures culturelles, politiques et sociales du monde médiéval. Ce type d’approche ouvre des perspectives de sensibilisation du monde actuel pour le religieux et l’historicité de ses traditions diversifiées sur lequel l’enseignement universitaire — au-delà bien évidemment des études médiévales — doit porter son attention.

En histoire médiévale, parmi les plus récentes publications qui s’attachent à une intégration du religieux à l’étude de l’histoire culturelle, politique et sociale, on notera ici, à titre d’exemple, les travaux sur les interactions entre religion et politique de Philippe Buc (1994 ; 2015), les analyses de l’impact des croyances religieuses sur les modes de représentation du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central de Hans-Werner Goetz (2011 ; 2012 ; 2016), la monographie de Dorothea Weltecke sur les formes médiévales d’athéisme, d’apostasie et de doutes de croyance (2010) ou encore les recherches sur l’ecclésiologie et la spatialisation du sacré de Dominique Iogna-Prat (2012 et 2016).

Par une telle focalisation sur l’impact structurel du religieux sur le monde médiéval dans son intégralité, les études médiévales se placent à côté d’un autre cadre historiographique et méthodologique : la Religionsgeschichte. L’approche du monde médiéval avec l’appui de l’histoire des religions ouvre des perspectives allant au-delà des démarches plus traditionnelles d’une histoire centrée sur la seule religion chrétienne ou de l’histoire de l’Église. Il suffira de suivre et d’approfondir les réflexions programmatiques mises en pratique par Arnold Angenendt depuis des décennies et synthétisées dans sa monumentale Geschichte der Religiosität im Mittelalter (Histoire de la religiosité au Moyen Âge, 2005) pour s’en convaincre.

Des inspirations complémentaires viennent enfin des études méditerranéennes (voir Auffarth 2015 ; Ego et al. 2015 ; Jaspert et al. 2015) et, par extension, des acquis méthodologiques de l’histoire croisée et de la entangled history. Si les études méditerranéennes privilégie l’étude du religieux dans le cadre plus large d’une histoire des phénomènes de transferts et d’échanges (Oesterle 2009) ou encore d’une histoire des représentations de l’autre (König 2010), une plus forte intégration des acquis méthodologiques de la Religionsgeschichte permet de mettre davantage l’accent sur des comparaisons structurelles autour de concepts-clés du champ religieux comme la pureté (Bley et al. 2015 ; Rösch et Simon 2012), la sainteté (Drews et al. 2015 ; Jaspert 2018), ou encore la ritualité (Beihammer et al. 2013).

Étudier le religieux dans la lignée de ces élargissements thématiques et méthodologiques oblige cependant à s’engager dans un débat qui dépasse le cadre des études médiévales : le débat autour de la pertinence de la comparaison en histoire (Kaeble 2012). Dans un cadre de réflexion postcoloniale, focalisé sur les phénomènes de transfert et d’échange, on a souvent souligné que la démarche comparatiste risque de renforcer la perspective eurocentriste ou occidentale, compromettant ainsi le projet d’études historiques au-delà des frontières nationales et culturelles. Développée en conscience de ce risque, l’histoire croisée telle que proposée par Michael Werner et Bénédicte Zimmermann s’est attachée à souligner l’importance de la comparaison historique tout en insistant sur la nécessité d’une immersion intellectuelle dans les spécificités de la culture comparée de la part de l’historien et d’une vigilance permanente de ce dernier à l’endroit des représentations issues de sa culture d’origine (2003). Dans le cadre des études médiévales qui sont peut-être marquées par une sensibilité particulière de la distance historique, une telle démarche permet de mettre l’accent sur une double-altérité potentielle : le sentiment d’étrangeté qui peut se produire face aux phénomènes médiévaux qui ne procédaient pas de la logique binaire orient-occident et celui qui peut se produire face aux phénomènes à l’intérieur d’un même cadre culturel et social. Le médiéviste Marc Bloch, un des pionniers de la comparaison historique, a même suggéré de se limiter au monde occidental comme cadre de comparaison (1963 [1928]). S’il n’est sans doute plus nécessaire de respecter cette restriction, il semble évident que, dans le champ du religieux (ainsi que pour d’autres champs thématiques des études médiévales), la démarche de comparaison postulée par l’histoire croisée doit évoluer à l’intérieur d’un cadre posé par des contextes historiques précis et en fonction d’échelles temporelles et spatiales bien définies (voir, sur la question des échelles en histoire, Prévost-Grégoire 2017). Sinon, nous courons le risque de rétablir des oppositions catégorielles simplistes, même à l’intérieur du même cadre culturel. À titre d’exemple, pensons à l’opposition entre une « religion populaire » et une « religion officielle » qui s’est avérée peu utile pour comprendre la réalité des représentations et des pratiques religieuses du monde médiéval.

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La complexité de la méthodologie et de la déontologie professionnelle des médiévistes face aux phénomènes religieux relève évidemment de réalités historiographiques. Nous nous attacherons ici à présenter quelques faits saillants des difficultés auxquelles font face les médiévistes.

Qui n’est pas familier avec la vision d’un Moyen Âge comme âge sombre, précédé des lumières de l’époque classique que seul le zèle éclairé de la Renaissance et des Lumières a su rallumer (voir, sur le cheminement de cette idée, Pernoud 1997 ; Wood 2013) ? Déjà au xve siècle — dans le contexte de la Renaissance italienne — on voit émerger les points d’amorce d’un tel regret de la grandeur des anciens et du mépris de la médiocrité du présent si l’on pense à la critique mordante d’Antonio di Pietro Averlino dit le Filarète (vers 1400-vers 1469) et de Giorgio Vasari (1511-1574) à l’égard de l’architecture des cathédrales au nord des Alpes dont ils rejettent l’aspect « gothique ». L’exemple révèle aussi que, déjà en contexte médiéval, on a su mettre en avant l’idée que le religieux était l’essence même de la noirceur du Moyen Âge. Les Lumières ont contribué à transformer cette idée en lieu commun avec des conséquences à long terme.

Étant donné que la naissance d’un intérêt historique pour le Moyen Âge au xixe siècle était avant tout reliée à la création d’écritures d’histoires nationales, les dimensions religieuses restaient davantage en marge (Angenendt 2001, 25-27). Il a fallu attendre autour des années 1900 et l’Entre-deux-guerres (1919-1939) pour voir apparaitre une réorientation globale de la recherche privilégiant une mise en perspective historique des phénomènes religieux (Angenendt 2004, 55-56). Il faut signaler qu’à ce moment l’histoire médiévale s’inspirait largement de la sociologie, de l’anthropologie et de la théologie historique, disciplines marquées à l’époque par des personnalités importantes comme Edward Tylor (1832-1917), James George Frazer (1854-1941), Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), Émile Durkheim (1858-1917), Max Weber (1864-1920), Ernst Troeltsch (1865-1923), Nathan Söderblom (1866-1931), Max Scheler (1874-1928), Ernst Cassirer (1874-1945), Bronislaw Malinowski (1884-1942) et Gerardus van der Leeuw (1890-1950).

Il faut cependant admettre que ce transfert disciplinaire n’a guère eu d’influence durable. Si l’on regarde le champ d’études de l’histoire de l’Église enseignée en Allemagne, surtout dans les facultés de théologie, il a fallu attendre la fin du xxe siècle pour que les acquis des recherches plus strictement historiques, par exemple, sur l’histoire de la religiosité et des mentalités y soient reçus (Angenendt 2004, 72-73). C’est seulement depuis les années 1960 que la médiévistique historique, au sens strict du terme, accorde une place plus importante au religieux, pensons notamment aux travaux de Jacques Le Goff (1965 ; 1981), de Klaus Schreiner (1994) ou de Peter Dinzelbacher (2017). Ces derniers montrent une affinité méthodologique avec l’anthropologie historique. En complément de ces tendances de la recherche, Arnold Angenendt (2004, 74-113 ; 2009, 21-30) a insisté — nous l’avons déjà souligné — sur le potentiel d’une étude du Moyen Âge s’inscrivant dans la perspective de l’histoire des religions pour mettre à disposition, entre autres, un cadre méthodologique de comparaisons structurelles dépassant le strict cadre du christianisme.

L’étude du religieux à l’intersection du politique et du social, voire de l’économie, dont il était déjà question, a participé au même dynamisme de la recherche en histoire médiévale après la Deuxième Guerre mondiale. Il a également profité d’une internationalisation de plus en plus importante. À ce sujet, on pense aux nombreux volumes des Settimane di studio publiés par le Centro italiano di studi sull’alto medioevo à Spolète (voir, parmi les derniers volumes, Monachesimo 2017). On pense également au grand projet européen The Transformation of the Roman World (Wood 2006) qui a contribué de façon décisive à la redéfinition de notre vision du passage de l’Antiquité au haut Moyen Âge, en intégrant le religieux par le biais de recherches consacrées, par exemple, à l’évolution des croyances et au monachisme. L’absence de volumes spécifiquement consacrés aux dimensions religieuses de ces transformations a été compensée récemment par une importante étude monographique d’Ian Wood qui était un des directeurs du projet (2017). Si l’on dépasse le cadre du haut Moyen Âge, il faut mentionner les travaux qui ont permis de renouveler les études sur les diverses implications politiques et sociales de l’Église en tant qu’institution. À la suite des recherches pionnières de Cinzio Violante (1972) et d’André Vauchez (voir, par exemple, l’entretien avec André Vauchez par Longo et Varanini 2014 ; aussi Vauchez 1980 et 1995), on s’est intéressé, par exemple, aux liens entre l’économie et le religieux dans les milieux monastiques (Bériou et Chiffoleau 2009), la spatialisation des pratiques religieuses (Lauwers 2005) et celle des lieux sacrés (Vauchez 2000), l’organisation de la mémoire des ancêtres (Lauwers 1997), les mentalités religieuses (Vauchez et al. 1989), le rôle du religieux dans les formes de symbolisation (voir les volumes de la collection Le pouvoir symbolique en Occident [1300-1640], par exemple Genet 2015), les voies de communication d’idées et de concepts religieux (Vauchez 1981), les confréries (Crouzet-Pavan et al. 2011 ; Gazzini 2014) ainsi que les dimensions sociales des rituels (Kreinath et al. 2004) et de la liturgie (Bossy 1983).

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Utilisant comme point d’ancrage les récentes tendances présentées plus tôt, notre contribution passe maintenant à quelques perspectives d’études complémentaires en faveur d’une compréhension du religieux à l’intersection du politique et du social. En focalisant sur le haut Moyen Âge, on souhaite esquisser ces potentiels à travers deux champs de recherche précis : le champ de la sainteté et de l’hagiographie (pour la sainteté et les saints, voir Nigg 1946, 11-34 ; Müller 1986 ; Gemeinhardt 2010 ; Vauchez 1988 ; pour l’hagiographie, voir Certeau 1975 ; Philippart 1998) et celui de la pratique et de la théorie liturgique (Angenendt 2001), notamment de la liturgie d’intercession. Il s’agit de deux champs de recherche comportant des passerelles évidentes si l’on pense par exemple au culte des saints (pour les liens entre la liturgie, l’hagiographie et le culte des saints, voir à titre d’exemple Rose 2009).

L’évolution des conceptions médiévales de la sainteté et de la production hagiographique (Herbers 2002 ; Goullet 2004 ; Aigrain 1953 ; 2000 ; Dubois et Lemaitre 1993) qui l’accompagne est influencée par une tension productive entre deux principes dont les origines remontent aux racines mêmes du christianisme : d’un côté, l’idée de l’apôtre Paul voulant qu’il y a d’une sainteté collective propre à tous les chrétiens baptisés et reçus ainsi comme membres du corps de l’Église définie en tant que société des saints et, de l’autre côté, la vision d’une sainteté individuelle et exemplaire des hommes et des femmes de Dieu, dont l’attitude et l’action sont présentées comme imitationes Christi et donc comme modèles privilégiés ouverts à l’appropriation par les croyants « ordinaires » (Gemeinhardt 2012 ; Heinzelmann 1997 ; Van Uytfanghe 1994 ; voir aussi, pour l’évolution de l’imitatio Christi, Milchner 2004). Déjà l’Épître aux Hébreux (13,7) mettait en avant l’effet exhortatoire de la bonne mort des hommes et des femmes choisis par Dieu (Von der Nahmer 2013 ; Kampert 1998 ; Boglioni 1979). La sainteté exemplaire sera ainsi rapidement reliée à des formes d’extériorisation et de visibilité, voire de tangibilité, en premier lieu les miracles, interprétés comme signes de la vertu divine oeuvrant à travers le saint vivant ou post mortem à travers sa dépouille (Heinzelmann et al. 2002). En parallèle et partiellement en lien avec des évolutions juives et musulmanes (Poorthuis et Schwartz 2003 ; Neuwirth 2010, 548-560), la vision chrétienne de la sainteté insiste sur une complémentarité essentielle entre une dimension éthico-religieuse de la sainteté et ses manifestations matérielles, avant tout, dans les miracles. À titre d’exemple, il suffit de rappeler que l’interprétation médiévale des miracles de guérison défendait l’idée que chacune de ces guérisons ne rétablissait pas seulement la pureté de l’individu chrétien. Par extension, les miracles contribuaient aussi au rétablissement de la pureté idéale du corps de l’Église en tant que corps social (Van Dam 1985, 256-276).

Cette complémentarité ainsi que l’idée selon laquelle la sainteté exemplaire tient son sens du cadre plus large de la communauté des saints ont gardé leur place dans la pastorale tout au long du Moyen Âge et ne se limitaient donc pas à des cercles d’une élite religieuse (Müller 1986, 260-264 ; Hamm 2003). Pourtant, une partie de la recherche hagiologique a construit une certaine logique de hiérarchisation, voire de dissociation entre les formes de sainteté visible et tangible et les dimensions éthico-religieuses de la sainteté. Pour certains, la tendance à présenter l’intérêt médiéval pour le miracle avant tout comme la manifestation d’une religiosité populaire en besoin d’une réduction de la complexité du fonds idéologique de la sainteté, notamment de l’idée de la communauté des saints, semble particulièrement problématique. Notons, à titre d’exemple, quelques chercheurs qui s’attachent, au contraire, à cette complémentarité des deux dimensions de la sainteté : František Graus (1965), Peter Brown (1981), Martin Heinzelmann (2010) et Caroline Walker Bynum (2011).

Si l’on ne veut pas se contenter de voir dans les formes de sainteté visible et tangible, dont les miracles, une simple curiosité folklorique du Moyen Âge, si l’on veut, au contraire, prendre au sérieux les initiatives pastorales tentant de rendre compréhensible l’arrière-plan théologique et surtout ecclésiologique de ces formes, on découvre un potentiel analytique important du champ thématique de la sainteté pour la compréhension des modes de représentation du monde médiéval et de leur impact sur la réalité sociale. Une focalisation sur le cheminement du concept de la communauté des saints nous montre la théologie de la sainteté comme champ de théorisation de la société médiévale (Heinzelmann 2004, 45-50). Par exemple, il est frappant de constater que beaucoup de sermons pour les fêtes de saints proposent une interprétation de la Vie du saint — souvent récitée à l’occasion — tout en reliant celle-ci à une actualisation qui ouvre des perspectives d’imitation et de projection pour les croyants. À Lyon au début du vie siècle, un ensemble de sermons et de récits hagiographiques complémentaires permettait, par exemple, de construire une logique de communion civique autour de la mémoire des martyrs de Lyon et de Vienne de 177/178 (voir Isaïa 2015). Ici, il ne fait aucun doute que nous avons face à nous une interaction entre l’herméneutique pastorale de l’exemplum hagiographique et l’herméneutique à la fois d’intériorisation et d’action exigée de la part de l’imitateur du saint (Blennemann 2014 ; Duyndam 2003 ; sur la place de l’hagiographie dans la culture textuelle du haut Moyen Âge et son public, voir Van Uytfanghe 2005 ; Dunn 1989). Les deux mobilisent le modèle paulinien de la sainteté collective qui aura ainsi un impact direct sur l’action du chrétien en tant que membre de l’Église, c’est-à-dire la société chrétienne.

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C’est ici qu’entre en jeu la liturgie médiévale (Vogel 1986 ; Palazzo 1993 ; Rauwel 2008 ; Baud 2010 ; Gittos et Hamilton 2016 ; voir aussi, pour le haut Moyen Âge, Smyth 2007 ; Bernard 2008), car en complément du cadre plutôt narratif de l’hagiographie, les formes liturgiques reliées au culte des saints mettaient à disposition un cadre rituel de mise en scène de la sainteté exemplaire et des idées éthiques et sociales qu’elle illustrait.

Il est évident que la liturgie des saints représente seulement un exemple parmi d’autres pour illustrer comment la liturgie contribuait à une mise en scène des bases idéologiques de la société médiévale. Nous sommes ici face à un champ de recherche relativement peu exploré jusqu’à présent (voir Hen 1995 ; 2001 ; Palazzo 2010 ; Bricout et Klöckener 2016 ; Rauwel 2016). Il faudra s’y avancer sur la base des précieuses recherches des sciences liturgiques plus traditionnelles représentées par des chercheurs comme Louis Duchesne (1843-1922), Victor Leroquais (1875-1946), Kunibert Mohlberg (1878-1963), Michel Andrieu (1886-1956), Theodor Klauser (1894-1984), Pierre Salmon (1896-1982), Odilo Heiming (1898-1998), Jean Deshusses (1908-1997), Antoine Chavasse (1909-1983) ou encore Cyrille Vogel (1919-1982). Des publications individuelles et collectives autour de manuscrits liturgiques du haut Moyen Âge comme le Missel de Bobbio (Hen et Meens 2004), le Missale Gothicum (Rose 2005), le Sacramentaire de Prague (Diesenberger et al. 2016) ou, plus globalement, la diffusion des Ordines Romani dans le monde carolingien (Westwell 2017) tracent le chemin pour un renouvellement des études sur l’histoire textuelle de la liturgie du haut Moyen Âge.

On a souvent insisté sur l’évolution de la liturgie médiévale : d’une grande liberté de formes au début de l’époque vers un formalisme plus strict depuis le Moyen Âge central. Au-delà du fait que nous commençons à peine à dessiner un tableau plus précis des principales formes de la liturgie chrétienne dans la deuxième moitié du Moyen Âge — la synthèse d’Arnold Angenendt sur l’évolution de la messe au Moyen Âge représente à ce sujet une étape importante (2014) — il faudra, à notre sens, se méfier d’une vision trop formaliste de cette histoire en raison de deux principes d’évolution récurant de la liturgie : la capacité de créer à tout moment, à partir de citations de rituels plus anciens, de formes nouvelles — ce qui confirme des observations générales quant à l’histoire des rituels (voir la synthèse de Bell 1992) — et la possibilité d’insérer à tout moment des formes de liturgies spécialisées dans des formes communes (voir Angenendt 2004, 96). C’est ainsi que la liturgie de la messe a pu être adaptée à des besoins extrêmement variés, incluant des formes de liturgisation dans des domaines qui, à l’origine, ne relevaient pas de la sphère religieuse, telles les procédures d’installation d’un nouveau roi (Becher et Jarnut 2004).

Dans la perspective d’une histoire sociale de la liturgie, des recherches récentes à propos des formes liturgiques de commémoration et d’intercession par les communautés religieuses montrent à quel point la prière d’intercession des moines et des moniales fut considérée à l’époque médiévale comme une forme d’action sociale dont le sens émane de réflexions plus globales sur la société chrétienne et ses acteurs (Blennemann 2019). Nous suivons ici Otto Gerhard Oexle qui avait proposé d’analyser la commémoration des morts comme « phénomène social total » (1995, 39).

Malheureusement, la recherche a peut-être un peu trop misé sur l’intercession monastique pour les morts, car les sources liturgiques du haut Moyen Âge nous montrent que les prières des communautés religieuses dépassaient de loin ce cadre restreint (voir, pour le contexte carolingien, Choy 2016). Les moines et les moniales priaient pour les malades, les pauvres, les voyageurs, le roi et la paix publique, et pour la conversion des hérétiques. Autrement dit, ils priaient pour le bien de tous et pour la stabilité du monde, comme en témoigne, par exemple, l’ensemble des chants liturgiques mis en recueil dans l’Antiphonaire dit de Bangor, une collection liturgique compilée au monastère irlandais de Bangor entre 680 et 691 (The Antiphonary of Bangor 1893-1895 ; voir Curren 1984). Cette perspective large sur les multiples formes liturgiques reliées à l’intercession monastique permet de mieux saisir la fonction de la liturgie comme vecteur de la cohésion sociale.

Pour éviter le piège d’une vision trop uniforme des pratiques cultuelles, une étude des fonctions religieuses et sociales attribuées à l’intercession par les contemporains doit relier différents niveaux de discours et d’action susceptibles de contribuer à son évolution, allant des débats normatifs des évêques, responsables de la stabilité institutionnelle de l’Église, jusqu’au niveau local des communautés monastiques et de l’interaction avec leur contexte social au-delà du cloître.

Entre enfin en jeu la catégorie du genre si l’on veut prendre en considération l’ensemble du monde ascétique médiéval[1]. Dans les contextes monastiques du haut Moyen Âge, les frontières entre les genres restaient souvent ouvertes. Gisela Muschiol a établi, pour la période de la Gaule mérovingienne, que la répartition genrée des fonctions liturgiques s’est faite dans un esprit plus égalitaire et complémentaire que lors les périodes précédentes et suivantes (Muschiol 1994 ; 2004). Si le champ de la liturgie a aussi servi à établir des hiérarchies religieuses entre hommes et femmes, nous assistons également à des formes d’effacement des frontières de genre classiques (Lifshitz 2014, 4-7). En regardant en parallèle les communautés d’hommes et de femmes, on met ainsi de l’avant l’importance d’une étude complémentaire des rôles attribués aux religieux et aux religieuses comme acteurs liturgiques.

Une question majeure est celle de l’implication des femmes religieuses dans la liturgie eucharistique. La recherche a souvent souligné que l’importance croissante de la messe comme forme privilégiée de l’intercession aurait nui à l’attractivité de monastères de femmes pour les laïcs, puisque les religieuses ne pouvaient pas activement célébrer la messe. Mis à part le fait que l’offrande eucharistique prendra une place plus importante dans l’organisation de la commémoration des morts seulement à partir de l’époque carolingienne (voir Häussling 1973 ; Angenendt 1983), les témoignages historiques transmettent un tableau beaucoup plus nuancé et complexe : les sources narratives et normatives entre le vie et le viiie siècle, par exemple, nous montrent qu’à la différence des femmes laïques, les religieuses accédaient à l’eucharistie au même titre que les hommes (Muschiol 1994, 186-189 et 221). Une question toujours ouverte est celle du degré de participation des religieuses à la consécration (Macy 2007 ; Angenendt 2014, 199-201). Le cadre rituel de la messe soulève ainsi des enjeux particuliers d’exclusion et d’inclusion de femmes par rapport aux hommes.

Notre concept de genre doit également être confronté aux catégorisations genrées développées dans le cadre du monde monastique lui-même. On pensera avant tout à des créations de concepts de genres intermédiaires ou de troisième genre en lien avec l’idée de la vita angelica qui, sur la base de traditions gnostiques, plaçaient les moines et surtout les moniales, par leur statut de vierges consacrées, aux côtés des anges (Helvétius 2010 ; Frank 1964). Ces dernières priaient et chantaient au même titre que les choeurs angéliques des cieux. Cette stylisation motivait l’intérêt particulier des laïcs pour la prière d’intercession des moniales. En même temps, elle soulevait le besoin d’un contrôle, notamment de la part des évêques qui pouvaient y voir une concurrence potentielle pour les clercs (Muschiol 2004, 206-210 ; Helvétius 2010, 121-129). Il s’agit ici, en fin de compte, d’un débat sur les définitions de la pureté — rituelle, spirituelle, physique ou autres — et son impact sur l’efficacité de la prière d’intercession. Puisque celle-ci était considérée comme un des fondements idéels de la société chrétienne, ce débat impliquait l’ensemble de ses membres, notamment le pouvoir royal. Une étude des formes liturgiques d’intercession ainsi que de ses acteurs pose donc aussi la question plus large de l’importance de la liturgie pour la constitution d’une notion de sphère publique.

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Cet essai offrait dans un premier temps une courte initiation à quelques développements de la recherche sur les idées et les pratiques religieuses de l’époque médiévale en se concentrant avant surtout sur les études intéressées par la place du religieux à l’intersection du politique et du social. À travers les exemples de la sainteté et de la liturgie, il a souligné l’importance d’une étude à la fois focalisée et contextualisée des phénomènes religieux pour une compréhension des fondements idéologiques de la société médiévale, notamment des rapports entre des logiques communautaires (réelles et idéelles) plus circonscrites en contexte local et des logiques d’organisation sociale plus large. Une telle orientation de l’histoire religieuse redéfinit et complexifie en fin de compte une idée centrale d’Ernst Troeltsch qui guidait son regard sur les phénomènes religieux : l’idée selon laquelle l’essence de la religion ne réside pas dans le dogme et l’idée, mais dans le culte et la communauté (1911 [1985], 147).