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Derniers repas[Record]

  • Olivier Bauer

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  • Olivier Bauer
    Théologie pratique, Université de Lausanne

La question peut paraître saugrenue ou incongrue. Après tout, sauf à de très rares exceptions, personne n’a la chance de planifier son dernier repas. Le plus souvent, la mort survient de manière inattendue. Et la plupart d’entre nous risque bien de n’avoir, en guise de dernier repas, qu’une injection de solution sucrée ou salée. Cette froide réalité n’empêche pourtant pas d’imaginer le menu de son dernier repas, d’un repas ultime, d’un repas qui pourrait résumer une existence, dire ce que l’on a été ou ce que l’on aurait voulu être. Parmi tout ce qui lie alimentation et spiritualité, le thème du dernier repas me paraît particulièrement significatif. Sa proximité avec la mort, qu’elle soit réelle ou symbolique, correspondant au dénouement d’une existence, lui confère une valeur unique. C’est sans doute ce qui explique qu’il apparaisse sous des formes et dans des lieux variés, si variés qu’il m’est évidemment impossible de prétendre tous les identifier. Mais ils partagent pourtant des traits communs, des similitudes ou des ressemblances qui me permettent de les organiser. Car des grandes tendances se dégagent : certains derniers repas sont des repas consommés, d’autres des repas représentés ; certains derniers repas sont réellement les derniers, d’autres le sont symboliquement. En combinant les quatre catégories, j’identifie quatre types de dernier repas. On verra que ce volume de Théologiques parcourt tous ces types, des types que quelques exemples permettront d’illustrer. Le repas que le Bouddha prend au moment de sa mort appartient aux « repas représentés qui sont véritablement les derniers » ; il y aurait mangé du sūkara-maddava, un hapax qui pourrait indiquer un plat à base de porc (Wasson 1982) ; ce qui ne serait pas anodin, car la consommation de viande par un tel personnage à un tel moment pourrait remettre en cause un bouddhisme végétarien. Y appartient aussi le repas que les quatre évangiles font prendre à Jésus à la veille de sa crucifixion ; trois d’entre eux le font partager du pain et du fruit de la vigne qu’il identifie à son corps et à son sang, tandis que le quatrième le présente lavant les pieds de ses disciples, ce qui n’est pas plus anodin : les Églises chrétiennes ont fait du premier geste un rite, le christianisme et les cultures qu’il sous-tend ont survalorisé le pain et le vin. Mais les derniers repas représentés existent aussi sous une forme atténuée, celle des « repas représentés qui sont symboliquement les derniers », des derniers repas avant quelque chose d’autre. Raconté dans la Bible juive, l’un de ces repas fera date, celui où Dieu ordonne au peuple d’Israël de consommer un jeune agneau et des pains sans levains les sandales au pied, prêt à fuir l’Égypte. Ces quelques exemples pourraient faire penser que le motif du dernier repas est un motif exclusivement religieux. Or, ce n’est pas le cas. L’importance que les religions donnent au dernier repas témoigne seulement de la place qu’il occupe dans l’imaginaire en même temps qu’il la renforce. Les artistes s’en sont emparé et l’ont largement utilisé, sous les deux formes des « repas représentés qui sont véritablement les derniers » et « des repas représentés qui sont symboliquement les derniers ». Certains derniers repas réinterprètent directement un motif religieux comme en témoignent les innombrables représentations picturales de la Cène et, dans une mise en abyme infinie, depuis que Leonardo da Vinci a peint son Cenacolo (da Vinci 1494), les représentations de ces représentations. Mais les artistes créent souvent leurs propres derniers repas. Dans le Festin de Babette, Karen Blixen (2007) décrit un repas français, ultime occasion …

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