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Le sous-titre, tel que proposé, semblerait opposer deux manières d’approcher la situation sociale de la Galilée du ier siècle, celle, très spécialement, de la Galilée d’Antipas qui va de –4 à 39 ÈC et coïncide pratiquement avec celle de Jésus de Nazareth, exécuté probablement au temps de la Pâque juive de l’an 30. On pourrait penser, en effet, que les modèles sociaux sont des constructions tout à fait hypothétiques, inventées de toutes pièces, alors que l’archéologie, elle, a les deux pieds sur terre et rejoint vraiment la réalité. Mais il suffit d’étudier quelque peu la question des modèles et de plonger dans l’histoire de l’archéologie, en essayant de démêler les différents courants qui l’agitent, pour s’apercevoir que les choses ne sont pas si simples, que les modèles sociologiques, d’une certaine manière, sont aussi ancrés dans la réalité historique et que l’archéologie est devenue de plus en plus déductive et se sert couramment de modèles.

Par ailleurs, c’est dans une perspective de recherche historienne, celle du Jésus de l’histoire, que je me suis heurté aux mondes des modèles sociaux et de l’archéologie récente. La recherche sur Jésus est en effet largement devenue, ces dernières années, l’étude du contexte dans lequel Jésus a vécu, notamment du contexte social et de la manière de vivre des gens de son pays. Si, historiquement, on veut comprendre son message, il faut forcément le mettre en lien avec la situation des gens auxquels il s’adressait. C’est ainsi que les recherches sur la Galilée d’Antipas, principal contexte de l’activité de Jésus, se sont multipliées récemment, dans un grand bouillonnement où se mêlent modèles théoriques et vestiges archéologiques.

Dans une première partie, je jetterai un regard global sur les modèles sociaux et le statut actuel de l’archéologie dans le champ des sciences humaines, mais toujours dans la perspective de l’histoire. Regard sur la nature des modèles sociaux, leur valeur et leur apport précieux. Regard sur l’archéologie, non pas précisément sur les théories qui la motivent, mais sur ce qu’elle recueille sur le terrain, sur les restes, les vestiges, en un mot sur les traces de cette réalité singulière, à laquelle s’intéresse l’histoire — qui n’est pas autre chose qu’une « connaissance par traces » (Bloch 1949, 21).

Dans une deuxième partie, je m’en tiendrai à la question de la relation entre les villes et les villages de Galilée, telle qu’elle résulte du programme d’urbanisation d’Hérode Antipas, qui, au début de son règne, reconstruit Sepphoris (détruite en –4 lors des soulèvements qui suivirent la mort d’Hérode le Grand) et fonde ensuite Tibériade en 19-20 ÈC. Donc, situation sociale de la Galilée selon les modèles sociaux et situation sociale de la Galilée selon les archéologues du terrain. Ou, si l’on veut, les deux portraits qui circulent actuellement parmi les spécialistes de la Galilée d’Antipas.

1. Modèles sociaux et archéologie

1.1 Modèles sociaux

1.1.1 L’Idéaltype de Max Weber

Ainsi que l’entend Max Weber, la construction d’idéaltypes ou de modèles, utilisés dans la recherche sociologique, n’est pas un but dont on pourrait se satisfaire, mais uniquement un moyen de connaissance (Weber 1965, 183). Confrontés à la réalité empirique ou historique, confrontation toujours nécessaire, les modèles ont une valeur heuristique importante.

Retenons, avec Weber, que l’idéaltype[1] ou les types idéaux ne sont pas déduits a priori, intellectuellement, logiquement, à partir de principes. Ils sont construits à partir de la réalité sociale dont, par synthèse et abstraction, on extrait et accentue certaines caractéristiques jugées représentatives d’un fait ou d’un ensemble de faits ayant cours dans l’histoire (voir Dantier 2004, 4). Les types idéaux ne naissent donc pas de la pure imagination, ils ont un ancrage dans l’histoire. Ils sont construits à partir de constatations réelles, mais, parce qu’idéaux justement, ils ne retiennent que le récurrent et s’éloignent ainsi de la réalité concrète. Ils s’écartent de ce qui n’apparaît qu’une seule fois, à un seul endroit, de ce qui différencie, de ce qui distingue, du singulier que cherche à retrouver l’histoire. Ce sont bien des formes d’approche de la réalité, mais elles n’en sont pas des descriptions. Les idéaltypes sont des généralisations[2]. La sociologie est en quête de règles générales du devenir.

Par là, elle s’oppose à l’histoire qui, dans son analyse des actes, des structures et des personnalités, s’attache à l’individuel. S’attache, si l’on veut, au contingent, c’est-à-dire à ce qui pourrait ne pas être. Un philosophe l’a bien dit récemment, le discours historique, c’est « l’écriture de la contingence ». L’objet de l’histoire est le réel. Mais

le réel, c’est ce qui est ontologiquement faible [...] Le réel, c’est le contingent, cet être faible qui est un pouvoir-ne-pas-être. De ce réel, il ne peut pas y avoir de discours fort [scientifique, qui en dégagerait les lois cachées, comme tente de faire la sociologie], qui rende raison de son dit, [...] car on ne peut rendre raison que du général [ce à quoi s’attache la sociologie], or ce réel est irrémédiablement singulier.

Benoist 1996, 255

Pourtant, les modèles sociaux (que j’assimile ici aux idéaltypes) entendent bien dire quelque chose de la réalité et, dans le cas présent, de la réalité sociale de la Galilée d’Antipas. C’est ici qu’intervient ou devrait intervenir l’étape de la vérification. Il faut bien examiner, en effet, si les modèles s’appliquent[3]. Il faut comparer les faits, que nous connaissons par ailleurs (par les sources littéraires — notamment le Nouveau Testament et, pour la Galilée, Josèphe très spécialement — ainsi que l’archéologie), avec ces types idéaux censés les expliquer. Quand les faits correspondent aux types idéaux, ils sont alors mis en relief, arrachés à la confusion de la complexité, « compris » (c’est le service à la connaissance que prétend ou veut rendre la sociologie). Mais si les faits ne correspondent pas à l’idéaltype, ils sont aussi mis en relief — et c’est encore plus passionnant pour l’histoire — mais cette fois par leur écart. « Les types idéaux permettent [alors] de dégager la singularité historique du ou des faits concernés, en sortant de l’universel, qui n’apporte pas de connaissance sur les particularités toujours historiques de la vie sociale » (Dantier 2004, 5). En ce sens, les types idéaux ou les modèles sont particulièrement, paradoxalement, utiles à l’histoire, très précisément quand les faits ne s’accordent pas avec eux !

Henri-Irénée Marrou l’a dit parfaitement :

Une fois en possession de cette idée pure [l’Idealtypus], l’historien, revenant au concret, s’en sert pour mieux saisir dans la connaissance les cas singuliers, les seuls « réels », que présentent nos documents, et cela de deux manières : d’une part, dans la mesure où les exemples particuliers, une fois superposés à l’image théorique du Type-idéal, révèlent une coïncidence plus ou moins grande avec celle-ci, le réel se trouve désormais avoir acquis une intelligibilité, partielle sans doute, mais authentique ; en second lieu, dans la mesure où la confrontation aboutit à un jugement négatif (celle où le cas réel se révèle n’être pas identique à l’Idealtypus), ce jugement permet d’atteindre une connaissance précise du singulieren tant que tel [je souligne], jusque-là insaisissable dans son autonomie, son hétérogénéité absolue[4].

Marrou 1954, 154-155

L’écart qui est alors manifesté permet justement de dégager la singularité historique du ou des faits concernés. À l’opposé, quand les faits correspondent (et plus ils correspondent) au type idéal, ils s’évanouissent pour ainsi dire dans l’universel, échappant d’une certaine manière à l’histoire.

1.1.2 La Galilée dans les modèles

Les recherches sur la situation sociale de la Galilée se sont évidemment tournées vers les modèles censés rendre compte, permettre de comprendre ou d’expliquer[5]. Mais il semble que les chercheurs n’aient pas toujours bien réfléchi aux enjeux de la construction des modèles et qu’ils se contentent facilement d’appliquer automatiquement leurs généralisations à la situation de la Galilée d’Antipas, de les imposer comme des corsets, ou comme « une sorte de lit de Procuste dans lequel on introdui[t] de force l’histoire » (Weber 1965, 187)[6]. En particulier, je ne me souviens pas d’avoir rencontré, dans l’immense littérature sur la Galilée, cette notion d’écart et d’approximation soulignée par Weber et si utile à l’historien. Dans les présentations qu’on fait des modèles, on ne parle jamais d’écart : le modèle est proposé, accepté et on conclut qu’il reflète parfaitement la réalité, que les choses ont dû se passer comme le modèle le prévoit. Bien qu’il s’agisse de suppositions, que le modèle comme tel soit simplement suggestif et ne fournisse aucune « donnée », la littérature sur la Galilée de Jésus, on le verra, est pleine de « it must have been », de « would », etc.

Ce que la sociologie construit ce sont des modèles abstraits. Et, d’une certaine manière, c’est grâce à cette abstraction qui l’éloigne du réel concret, qu’elle sert le mieux l’histoire. Paradoxalement en effet, selon ce qu’en dit Dantier, « plus la construction des idéaltypes est rigoureuse, c’est-à-dire plus elle est étrangère à la réalité en ce sens, mieux elle remplit son rôle du point de vue [...] de la recherche » (Dantier 2004, 9). Mieux elle remplit son rôle, notamment dans sa relation à l’histoire, en raison précisément de l’écart qu’elle permet de vérifier, entre le type « pur » (idéal justement) et la réalité concrète ; écart qui spécifie et singularise l’objet ou le matériel analysé. Mais pour ce faire, il faut passer au travail de confrontation avec le réel. Et c’est ici, à mon avis, qu’entre en jeu l’archéologie, qui ramène au jour les restes du passé, les traces de ce qui a existé autrefois, de ce qui a été la réalité, permettant la vérification ou la falsification des hypothèses ou reconstructions proposées par les modèles.

1.2 Archéologie ou référence à la réalité

1.2.1 Les révolutions en archéologie

L’archéologie se présente souvent comme auréolée de mystère, de gloire et d’aventures : Heinrich Schliemann dans la poussière lumineuse de Troie ou Indiana Jones à la recherche de l’Arche perdue. Mais la réalité scientifique ne correspond pas tout à fait à cette vision romantique.

Dans sa période classique, l’archéologie est étroitement liée à l’histoire. C’est alors une discipline dont l’objectif est de reconstituer l’histoire de l’humanité depuis la préhistoire (avant l’écrit) jusqu’à l’époque contemporaine à travers les vestiges matériels qui ont subsisté. C’est en cela qu’elle se distingue de l’histoire dont les sources principales restent les textes. Elle était perçue avant tout comme science auxiliaire de l’histoire. Mais l’archéologie a connu une croissance rapide, en particulier aux États-Unis où elle est devenue non seulement indépendante, autonome, mais surtout multidisciplinaire. Le grand tournant s’est opéré au cours des années 1970. Jusque-là les archéologues s’intéressaient surtout à la poterie, aux artéfacts, aux restes d’édifices et, à partir de là, de façon inductive, essayaient — comme avec les pièces d’un puzzle — de reconstruire une image du passé. Désormais, la nouvelle approche cherche à savoir, principalement, comment les gens vivaient autrefois : ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils cultivaient, quelle sorte d’élevage ils pratiquaient, quelles relations économiques et sociales ils entretenaient. Pour atteindre cet objectif, toutes les sciences exactes sont appelées à la rescousse : géologie, chimie, physique, biologie, mathématiques, mais aussi hydrologie, sciences de la terre, climatologie, paléontologie, paléo-ethnobotanique, palynologie (étude des pollens) et autres. C’est la perspective ultra-scientifique de ce qu’on a appelé « the New Archaeology ». Une archéologie non plus tournée, comme autrefois, vers la vérification des récits historiques, mais s’efforçant de comprendre et d’expliquer l’évolution, les processus des changements culturels (processual archaeology). On se détourne donc d’une certaine histoire, pour se tourner vers l’anthropologie et ce, d’une manière radicale, en proclamant comme loi nouvelle le slogan de Willey et Phillips (1958, 2) : « L’archéologie américaine est anthropologie ou elle n’est rien »[7]. Dans les universités américaines, l’archéologie est l’une des quatre branches de l’anthropologie (avec l’ethnologie, la linguistique et l’anthropologie physique).

L’archéologie est donc passée d’une phase plutôt intuitive, descriptive, classificatrice et historique, fonctionnant de manière inductive, à une phase explicative, fortement déductive, avec une orientation qu’on appelle « monothétique » (Renfrew et Bahn 2012, 465-476 ; aussi Dever 1981, 15), c’est-à-dire axée sur la recherche des lois cachées du comportement humain. Cette nouvelle archéologie s’efforçait et s’efforce toujours (même si on est désormais passé à la post-processual archaeology qui critique fortement le positivisme scientifique — à la Carl G. Hempel — de la New Archaeology[8]) de bâtir des modèles vérifiables (testing hypotheses) pour expliquer la dynamique de la société humaine. Dans cette révolution, non seulement archéologues et scientifiques sont devenus collègues, mais l’archéologue lui-même a dû devenir un scientifique et acquérir des compétences dans de multiples sciences. Désormais d’ailleurs, les fouilles ne sont plus entreprises par un seul ou une seule archéologue — le Grand Archéologue entouré d’une troupe de travailleurs bédouins — comme au temps d’Albright en Palestine, de Miss Kenyon à Jéricho et Jérusalem ou de Roland de Vaux à Qumrân et Ain Feskha, mais par toute une équipe intégrant des compétences très diverses.

1.2.2 L’impact sur l’archéologie galiléenne[9]

Tous ces changements ont affecté petit à petit l’archéologie du Proche Orient et notamment celle de la Palestine. On peut diviser cette dernière en quatre périodes, étroitement liées aux bouleversements politiques qui ont secoué la Palestine.

Dans sa période de formation (1838-1914)[10], l’archéologie, en Palestine, est une branche des études bibliques et on parle alors d’archéologiebiblique. En 1890, Sir William Flenders Petrie — qui a découvert la stèle de Merneptah en Égypte (Luxor, 1896) où l’on trouve la première mention d’Israël dans un document profane — développe plus ou moins intuitivement ce qui allait devenir les principaux outils des fouilles postérieures : la stratigraphie et une typologie de la céramique permettant d’établir une chronologie. Notons qu’en 1890, c’est aussi le Père Lagrange et la fondation de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem.

De 1918 à 1940, l’archéologie passe d’une phase plutôt intuitive à une discipline systématique (sinon encore scientifique) avec W. F. Albright, qui maîtrise si bien la poterie et la stratigraphie que le cadre chronologique qu’il propose pour les âges du bronze et du fer (3500-600 AÈC) serait encore utile aujourd’hui.

La troisième période de 1948 à 1970 fut très florissante. Les conditions politiques sont à nouveau complètement changées. L’État d’Israël est fondé en 1948 et les Israéliens se lancent dans de grandes entreprises de retrouvailles nationales. Les thèmes centraux de l’archéologie biblique tournent autour de la recherche du contexte des hauts faits du nationalisme des temps anciens : récits des patriarches, Exode, conquête militaire de Canaan[11]. Parmi les fouilles spectaculaires de l’époque, mentionnons celles de Yigaël Yadin à Hazor (1955-1958) et Masada (1963-1965), celles de Miss Kenyon à Jéricho (1952-1958) et Jérusalem (1961-1967) et celles de Roland de Vaux à Qumrân et Ain Feskha (1949-1956).

À partir de 1970, l’influence américaine devient prédominante. On ne parle plus alors d’archéologie biblique, mais d’archéologie syro-palestinienne, sortie du cloître (pour parler comme Dever 2001, 62), qui devient une discipline indépendante, une branche séculière de l’archéologie générale. En Eretz-Israel, l’archéologie est alors entraînée dans le tourbillon de la New Archaeology et en suit tous les développements. Il en est ainsi également pour l’archéologie strictement galiléenne, bien que ce ne soit pas les archéologues de Galilée qui lancent les grands débats théoriques. Seul James F. Strange (directeur, entre autres, de l’une des grandes fouilles à Sepphoris), semble-t-il, a situé son entreprise dans un cadre théorique[12]. Ce sont surtout les historiens et les biblistes qui ont fait intervenir les modèles, des modèles issus d’ailleurs de la sociologie et non pas tellement des « testing hypotheses » des archéologues.

Retenons seulement, pour l’instant, que la Galilée de la période gréco-romaine est probablement la zone la plus intensément fouillée de cette Palestine, qui appartient déjà à l’une des régions les plus connues du monde méditerranéen ancien. Ces fouilles ont porté sur les deux principales villes du territoire d’Hérode Antipas, Sepphoris et Tibériade, mais aussi, plus récemment, sur la Galilée rurale et tout dernièrement sur Magdala[13]. Ce sont ces données archéologiques que je vais tenter de comparer aux reconstructions proposées par certains modèles sociologiques, données archéologiques dont les chercheurs du Jésus de l’histoire ne se sont guère préoccupés au dire de l’archéologue James F. Strange (1997, 291).

2. Le contexte socio-économique de la Galilée d’Antipas et de Jésus

La question en jeu est bien celle de l’impact du programme d’urbanisation d’Antipas sur la situation socio-économique de la Galilée rurale (celle des paysans). Deux portraits circulent actuellement dans le monde des spécialistes, entraînant deux visions fortement opposées du ministère de Jésus se déroulant dans ce contexte[14].

L’interprétation de crise ou de conflit, issue des modèles, décrit une situation catastrophique où les paysans, soudainement écrasés par de lourdes taxes en raison de cette urbanisation, s’endettent de plus en plus et, incapables de rembourser, sont finalement dépossédés de leurs terres, glissant au statut de fermiers ou de locataires (obligés de payer un loyer) ou de simples travailleurs journaliers, pour être souvent, à la fin, réduits à la mendicité ou condamnés à rejoindre les groupes de bandits sociaux qui écument le pays[15].

À l’opposé, se basant principalement sur les données archéologiques, l’interprétation d’harmonie ou de paix maintient qu’à l’époque d’Antipas (de 4-39 AÈC, plus de quarante ans) la Galilée était exempte de grandes tensions et de conflits importants, que l’urbanisation, malgré un impact certain sur la vie des villages, pouvait avoir des effets positifs, entraînant par exemple des possibilités de travail pour les artisans, possibilités aussi d’activités commerciales et même d’un certain essor économique[16].

C’est ce qu’il faut regarder de plus près. En fait, ce qui sépare ces deux positions, c’est une vision des relations nouvelles entre villes et villages suscitées par la reconstruction de Sepphoris par Antipas au début de son règne (autour de 4 AÈC ou de l’an 1 ÈC) — j’emploie le mot règne même si Antipas n’était pas roi mais tétrarque, étant entendu qu’il était vraiment maître de la Galilée — et la fondation de Tibériade vers 19/20 ÈC.

2.1 Relations entre les villes et villages de Galilée selon les modèles sociologiques

Il n’est évidemment pas question de faire le tour de tous les modèles auxquels font appel historiens de Jésus et biblistes pour définir la situation socio-économique de la Galilée du ier siècle[17]. L’utilisation qui est faite de certains d’entre eux par quelques grands ténors de la recherche sur Jésus nous suffira.

2.1.1 Moses I. Finley et Thomas F. Carney

Le parcours de Seán Freyne, qui est passé de l’interprétation d’harmonie qu’il défendait d’abord (Freyne 1980) à l’interprétation de crise qu’il a soutenue pendant plusieurs années (à partir de 1992), pour revenir actuellement à une position moyenne (Freyne 2011)[18], peut nous servir d’exemple. Freyne fait d’abord appel au modèle de Moses I. Finley qui, dans The Ancient Economy (1977) et dans Economy and Society in Ancient Greece[19] (1982), soutient que les cités anciennes sont des centres de consommation exploitant la campagne par l’imposition de taxes, de tributs, de loyers, et non des centres de production vendant leurs biens à des consommateurs ruraux. Les cités, selon Finley, parasitent et exploitent les campagnes. Mais il faut bien voir qu’il tire son modèle des cités grecques, de la polis, la cité-état (que les anglais appellent city-state, et les allemands Stadtstaat), ville autonome, indépendante, autosuffisante. Mais autosuffisante parce que la cité comme telle, comme unité, comprenait la ville mais aussi le territoire qui lui est lié, la chora : c’est-à-dire la campagne et les villages des alentours. Le contrôle des terres était assuré par les gens de la cité, où se trouvait le centre administratif, l’élite qui exploitait les paysans (voir Freyne 1995 ; repris en 2000b, surtout 89). On pourrait faire remarquer immédiatement que, même (re)bâties par Hérode Antipas sur le modèle des villes hellénistiques, Sepphoris et Tibériade n’avaient pas le statut de villes indépendantes, comme celles de la Décapole[20]. Que Sepphoris, par exemple, n’a battu sa première monnaie qu’en 66 (longtemps après Jésus) et que Tibériade a dû attendre pour le faire à l’an 100 de notre ère, par une faveur de Trajan[21].

Pour vérifier (ou falsifier) le modèle de Finley, Freyne fait appel à celui développé par Carney (1975), The Shape of the Past. Models in Antiquity, modèle capable de mettre en évidence les changements économiques rapides, changements que le programme d’urbanisation d’Antipas a dû produire, dit-on, dans la Galilée du temps de Jésus. Ces projets de construction auraient entraîné une grande demande de travailleurs, d’ouvriers spécialisés, de matériaux, d’amélioration des routes pour le transport, de systèmes d’aqueduc. Freyne en conclut que ces constructions provoquant une situation économique nouvelle, auraient : 1) bouleversé la manière générale de vivre de la société galiléenne, causé un changement d’ethos ou de système de valeurs ; 2) amené une spécialisation du travail et le passage de la terre familiale à de grands domaines, de la polyculture de subsistance à la monoculture ; 3) entraîné une augmentation rapide de la circulation de la monnaie (Freyne 2000b, 93).

2.1.2 Gerhard Lenski et John H. Kautsky

En plus des modèles de Finley et de Carney, Horsley et Crossan ont repris les modèles des empires agraires avancés, développés par Lenski, Power and Privilege. A Theory of Social Stratification et Kautsky, The Politics ofAristocratic Empires[22]. Ces modèles décrivent la stratification sociale qui s’installe dans les sociétés où l’organisation du travail vise à fournir un surplus plutôt qu’une agriculture de subsistance.

Horsley a publié et publie encore énormément (en reprenant et raffinant toujours les mêmes thèses). Ses premiers travaux (de 1979 à 1988), à partir d’études de l’historien Josèphe, présentaient, au temps d’Antipas, une Galilée secouée par les injustices sociales et traversée de groupes de bandits sociaux, redresseurs de torts[23]. Mais à partir de 1989 (Sociology and Jesus Movement), et sans relâche par après, Horsley applique à la Galilée le modèle de conflit qu’il dérive de Lenski et Kautsky et soutient l’existence d’une hostilité profonde entre les nouvelles cités d’Antipas et les villages de Galilée. Les nouveaux centres urbains auraient frappé au coeur la vie des villageois les obligeant, pour nourrir la population des villes, à changer leur pratique de l’agriculture, à passer de la polyculture qui assurait leur subsistance à la monoculture risquée, instaurant une spirale, impossible à arrêter, de dettes, de prêts et d’endettements[24]. C’est dans ce contexte de grandes pressions économiques, de conflits entre élites et paysans, entre l’empire (représenté par Antipas) et les Galiléens de souche (qui s’opposent en plus aux Judéens de Jérusalem et du Temple[25]) que Jésus lance son mouvement de protestation. Selon Horsley, Jésus est une figure socio-économico-politico-religieuse, qui s’est donné comme mission le renouveau socio-économique de la vie des villages d’Israël. Son activité est politique ; ce sont les exégètes qui ont « dépolitisé » les évangiles (voir Horsley 2011, 155). En accord avec le biais marxiste du modèle, il est clair que c’est l’exploitation économique qui est à la racine de la situation permanente de conflit[26] (voir Freyne 2000b, 18).

Crossan utilise aussi les modèles anthropologiques trans-culturels (cross-cultural) de Lenski et de Kautsky pour interpréter les sources qui parlent de Jésus. Dans The Historical Jesus, Crossan se sert uniquement de Lenski qui, selon lui, équilibre mieux ce qu’on appelle en sociologie la tradition fonctionnelle et la tradition des conflits, la tradition qui souligne les intérêts qui unissent villes et villages (fonctionnelle) et celle qui souligne les intérêts qui les divisent (conflit)[27]. Mais dans The Birth of Christianity, il incorpore le modèle de Kautsky qui accentue le conflit. Sa définition du paysan reflète tout à fait cette approche : « Le paysan est, tout simplement, un fermier exploité[28] ». Il le répète en 2007 : « une paysannerie est, par définition, un groupe exploité[29] ». C’est à ce groupe exploité qu’appartient son Jésus, lui-même A Mediteranean Jewish Peasant. Parmi les éléments qui, selon Crossan, accentuent les inégalités entre l’élite dirigeante et les paysans, je retiens l’urbanisation et la monétisation sur lesquelles je reviendrai.

2.2 Relations entre les villes et villages de Galilée selon l’archéologie

Que nous dit l’archéologie sur les conditions économiques de la Galilée du ier siècle ? Strictement parlant, les fouilles qu’on peut rattacher à Antipas sont celles de Sepphoris et de Tibériade. Mais comme la question cruciale porte sur les relations entre ces villes et les villages qui les entourent, les fouilles menées dans les zones rurales et dans les alentours sont ici extrêmement importantes.

2.2.1 Les principales fouilles de Galilée[30]

Les deux villes d’Antipas

Selon Josèphe, c’est Antipas qui fonda Tibériade, presque certainement en 19/20 de notre ère (ce que confirme une pièce de monnaie frappée à cette date). À Tibériade, peu de matériel du ier siècle a été découvert (Jensen 2006, 138), car la ville a fleuri au temps d’Hadrien (117-138) et plus tard dans la période byzantine. Les grandes constructions de ces dernières époques ont réutilisé les matériaux préexistants et fait disparaître en grande partie les traces du ier siècle (pour ces traces, voir Jensen 2006, 139). Malgré la connaissance limitée que nous avons de la Tibériade du ier siècle, on a recueilli cependant assez de données pour affirmer que la ville, avec son ordonnancement de cité romaine, ses maisons aux murs couverts de plâtre blanc, un palais et d’autres édifices monumentaux, devait contraster fortement avec les villages ruraux des alentours.

Sepphoris, en revanche, a une histoire beaucoup plus longue, faisant partie de l’état de Judée dès l’époque hellénistique (de 333 à 63 AÈC), puis devenue capitale régionale après la conquête de Pompée (en 63 AÈC), rasée ensuite lors des troubles qui suivirent la mort d’Hérode le Grand (en 4 AÈC) et rebâtie par Antipas au début de son règne. Après les deux révoltes contre les Romains, beaucoup de Juifs s’y installèrent au iie siècle ÈC et Sepphoris continua de prospérer jusqu’à l’époque byzantine. Mais au ier siècle, selon les archéologues, Sepphoris n’était qu’une petite entité bâtie sur une acropole (voir Jensen 2006, 160, qui cite, parmi les archéologues, Meyers, Netzer et Weiss). Il est vrai qu’on a trouvé beaucoup de choses à Sepphoris, qui ont enflammé les imaginations (voir en ce sens Batey 1991), mais presque tout le matériel (dont la fameuse « Mona Lisa ») date des iie et iiie siècles[31]. Restent quelques éléments, comme le théâtre, dont la date est toujours débattue, certains l’attribuant à Antipas (Strange, Batey), donc au temps même de Jésus, d’autres (Meyers, Chancey, Reed) le situant à la fin du siècle, après 70, longtemps après Jésus (Jensen, 154-156)[32]. Il n’est pas impossible qu’Antipas ait bâti un théâtre à Sepphoris. Son père en avait construit plusieurs bien avant lui. La solution est peut-être qu’Antipas en aurait bâti un premier, peu développé, mais qui aurait été élargi et embelli vers la fin du ier siècle[33]. Il reste qu’au temps d’Antipas, Sepphoris était encore dans son « enfance urbaine » (« in its “urban infancy” », Jensen 2006, 162), méritant à peine le titre de polis, si on la compare aux zones urbaines environnantes, les villes de la Décapole.

Perspective régionale — Les villages de la Basse Galilée

Quel fut l’impact de ces constructions sur les villages des alentours ? Selon les modèles sociologiques et les portraits de la Galilée que des historiens en tirent, l’impact aurait dû être brutal (c’est une supposition), bousculant toute la vie de la Galilée rurale et, au bout d’une spirale d’effets négatifs, réduisant les paysans à la mendicité ou au banditisme. Que nous dit l’archéologie sur l’influence, positive ou négative, de l’urbanisation d’Antipas sur les zones rurales ?

Plusieurs fouilles importantes ont été faites ou se font toujours sur des sites (petites villes ou villages) de la Basse Galilée : à Yodefat (Iotapata), à Khirbet Cana (par Douglas R. Edwards, décédé en 2008), à Capharnaüm et Gamla, auxquels il faut maintenant ajouter Magdala (Tarichées).

Yodefat est située à 2,5 km de Cana, à quelques kilomètres au nord de Sepphoris (voir Richardson 2006, 120-144). La ville date de la fin de la période hellénistique ou du début de l’ère romaine et fut détruite par Josèphe lors de la révolte juive en 67 et jamais rebâtie par la suite. Ses restes sont donc un témoignage quasi intouché de son état au ier siècle. Yodefat, Cana et Gamla (dans le Golan), formaient des communautés rurales, proches d’une des capitales, mais aucune d’elles n’était une véritable polis[34]. Toutes les données témoignent d’une économie relativement prospère, soutenue par la combinaison d’une agriculture régulière et d’activités industrielles à petite échelle (Jensen 2006, 165). La ville semble avoir prospéré jusqu’à sa destruction, avec des industries de petite taille capables de supporter une haute classe sociale (comme en témoigne la surprenante découverte, dans une maison, d’une fresque dans le style de celles de Pompéi ; voir Richardson 2006, 134.142.143). Selon ces données, Yodefat aurait donc été un site florissant.

Khirbet Cana, qu’un consensus identifie désormais avec le Cana du Nouveau Testament, est un autre village situé à 8 kilomètres environ de Sepphoris (2,5 km de Yodefat) et 13 km de Nazareth Illit (la Haute Nazareth située près de la ville arabe de Nazareth, construite à partir de 1956 ; Richardson 2006, 120). Les fouilles à Cana ont révélé une vie villageoise semblable à celle de Yodefat. On y a trouvé les restes de deux édifices publics datant du début de l’époque romaine. Un signe que l’activité économique devait être suffisante pour les supporter. En fait, on a dégagé dans les strates romaines du ier siècle un quartier industriel comportant un columbarium, des ateliers de soufflage du verre, de teinture, de tannerie et des pressoirs à huile (Jensen 2006, 169). Un autre exemple, semble-t-il, de village florissant.

Capharnaüm, situé sur le bord du lac, à la frontière entre les tétrarchies de Philippe et d’Antipas, pouvait compter, au temps de Jésus, entre 800 et 1500 habitants[35]. C’était un village modeste, vivant d’agriculture et de pêcheries, mais profitant probablement aussi d’un certain commerce régional, passant par la route menant autour du lac (Jensen 2006, 172, 175). Le texte de Mc 1,20 (Capharnaüm est mentionné en 1,21) qui parle des salariés de Zébédée, le père de Jacques et Jean, pointe vers l’existence de petits entrepreneurs dans ce village de pêcheurs (Edwards 2007, 367). C’était un des gros villages autour du lac, en rien comparable à Tibériade, mais dont rien non plus ne dit qu’il était misérable.

Bien que dans la tétrarchie de Philippe, Gamla était étroitement liée à la Galilée, entre autres par ses relations commerciales et c’est là qu’on a découvert le plus grand nombre de monnaies d’Antipas. Gamla aussi a été détruite en 67 et jamais rebâtie par après, témoignant ainsi de façon importante de la situation du ier siècle (Jensen 2006, 175). Là encore, en plus du grand nombre de monnaies (plus de 6000, la plupart en cuivre, mais 27 en argent), on a découvert une zone commerciale et industrielle. Comme à Cana et Yodefat, s’y trouvait également un quartier de bien nantis, avec de larges maisons aux murs plâtrés, et des édifices publics. Aucun signe, autrement dit, d’un déclin économique au premier siècle.

À ce contexte de villes et villages qui paraissent prospères, il faut ajouter désormais Magdala/Tarachées, site fouillé par le franciscain Stefano de Luca depuis 2007. Selon Zangenberg, Magdala serait à mettre dans la même catégorie que les grandes villes hellénistiques de Grèce ou d’Asie mineure. Elle était la seule vraie cité sur la rive occidentale du lac avant la fondation de Tibériade, une cité beaucoup plus hellénisée qu’on l’avait cru. Son port était le coeur économique de la ville, sa richesse venant de la pêche et de l’industrie du poisson (salé à Tarichées ; taricheia : salaison, salage) ainsi que du commerce avec les villes de la Décapole (Zangenberg 2010, 471-484).

Perspective inter-régionale — Les cités voisines

Pour mettre en meilleure perspective l’urbanisation de la Galilée au temps de Jésus, Jensen examine encore, dans une perspective inter-régionale, ce qu’il en était des villes autour de la Galilée, les poleis de la Décapole dont les chorai se trouvaient en bordure du lac : Hippos, Gadara et, plus au sud, Scythopolis. Hippos était juste en face de Tibériade. On aurait pu voir ses lumières de l’autre côté du lac (Jensen 2006, 179) ! C’était une ville souveraine, avec l’autorité de battre monnaie, un temple et une chora de petits villages tout autour. Gadara, au sud de Hippos, était une autre ville de la Décapole, dont les frontières touchaient le lac. À l’époque romaine, Gadara contenait, entre autres, deux théâtres, des portes monumentales, des bains publics, un stadium (Jensen 2006, 180). Plus au sud encore (même si Josèphe la dit voisine de Tibériade ! Guerre 3, 8, 446), se trouvait Scythopolis, avec un grand théâtre, cinq temples, de larges rues à colonnades : dans l’horizon de la Galilée, c’était, au ier siècle, une vraie ville grecque. Il faudrait encore mentionner la Césarée maritime d’Hérode le Grand, une polis véritable, avec un port extraordinaire, un théâtre face à la mer, un amphithéâtre, un hippodrome pour les courses de chars et un temple dédié à Auguste.

Alors que les modèles sociologiques supposent, par déduction, que les petites villes et les villages ruraux autour des deux cités d’Antipas auraient dû souffrir de ces présences urbaines, les fouilles archéologiques, bien que limitées encore, peignent sans équivoque le portrait d’une Galilée économiquement florissante au ier siècle[36].

2.2.2 Les arguments en faveur de l’interprétation conflictuelle

Que retenir de tout cela ? Parmi les points invoqués pour fonder le portrait de conflit, je reprends ceux sur lesquels on a le plus insisté : l’urbanisation, la monétisation et la question des grands domaines et de la monoculture[37].

Urbanisation

Cette vue sur les villes et villages de la Basse Galilée et des régions voisines montre à l’évidence que le programme d’urbanisation d’Antipas n’était pas une nouveauté qui aurait tout bouleversé. Son programme paraît même assez médiocre. Antipas n’a fait que hausser légèrement la Galilée à un niveau déjà présent tout autour d’elle et qui lui était de beaucoup supérieur. Dans ce grand contexte, Sepphoris et Tibériade n’étaient que de petites cités (Jensen 2006, 185).

Le portrait qu’on peut dessiner de l’urbanisation d’Antipas reste donc modeste. Le modèle selon lequel les villes parasitent la campagne et réduisent ainsi les paysans à la pauvreté sinon à la misère n’est pas confirmé par les fouilles archéologiques, menées non seulement dans la Galilée rurale, mais dans le contexte inter-régional.

Monétisation

On soutient en sociologie[38] que le degré de petites monnaies en circulation reflète en général le degré d’urbanisation. En effet, quand le travail se divise et se spécialise, les travailleurs ne pouvant plus assurer directement leur propre subsistance doivent faire des transactions quotidiennes, ce qui entraîne une grande demande de petites monnaies. On en déduit qu’un accroissement soudain de frappes de monnaies de cuivre (la monnaie courante) serait un indicateur de grande urbanisation, impliquant des travailleurs spécialisés et un déclin de l’auto-suffisance. C’est en tenant compte de ces considérations que Jensen a fait une étude poussée de la monnaie de Palestine en circulation au ier siècle, monnaie hasmonéenne, hérodienne et romaine, afin d’interpréter, dans ce grand contexte, celle d’Antipas[39].

Il note d’abord qu’Antipas a respecté, clairement et sans ambiguïté, la tradition juive aniconique, excluant les images, en utilisant seulement des décorations florales, et notamment le fameux roseau, plante commune dans la région de Tibériade, auquel Mt 11, 7 : « Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? » semble faire allusion. Mais ce qui m’intéresse ici, c’est la quantité de monnaies émises par Antipas. Si on excepte la pièce découverte récemment, qui pourrait dater de la première année de son règne, on n’en connaît, pendant ses 43 ans de règne, que cinq séries, tardives et modestes. La première, qui date de la 24e année de son règne et porte l’inscription TIBERIAC, est reliée à la fondation même de Tibériade en 19/20 ÈC ; les autres ne viennent qu’une dizaine d’années plus tard, dans les 33e, 34e et 37e années de son règne et une autre dans la 43e année. D’après Syon (2004)[40], le nombre de pièces de monnaie frappées par Antipas reste très modeste (Jensen 2006, 213). Elles n’étaient donc pas émises pour des raisons économiques, pour répondre aux besoins du marché qui aurait réclamé une grande quantité de petites pièces, ni pour permettre une collecte des taxes plus facile et plus efficace[41], mais très particulièrement pour des raisons de prestige politique. Si on revient à la thèse de Kelly, il faut donc dire que le degré de monétisation du règne d’Antipas, malgré les dires de plusieurs chercheurs (Freyne, Horsley, Crossan-Reed, Arnal, Kloppenborg Verbin)[42], ne témoigne en rien d’une intense urbanisation (Jensen 2006, 215 ; Jensen 2007a, 313).

Grands domaines et monoculture

On prend souvent pour acquise l’existence de grands domaines en Palestine[43]. On croit, par exemple, que le besoin de nourrir de nouvelles populations urbaines en Galilée aurait nécessité une intensification de la production agricole, entraînant à la fois la création de grands domaines (latifundia), où l’agriculture était plus efficace que l’agriculture de subsistance, toujours limitée, et forçant peu à peu les paysans à passer de la polyculture à la monoculture, ou tout simplement à vendre leurs terres. Ces vues sont encore inspirées des modèles et ne sont pas confirmées par les données archéologiques disponibles. On a d’ailleurs montré[44] que si, en théorie, les grands domaines semblaient plus efficaces, ils comportaient cependant de grands désavantages : la monoculture, par exemple, concentrait le travail dans une seule période de temps durant l’année, alors que la polyculture s’étendait sur des temps différents et permettait aux travailleurs agricoles d’étaler leurs efforts et d’être plus productifs. Les données provenant d’autres parties de l’Empire romain démontrent que les grands domaines n’étaient pas recommandés et n’étaient pas la pratique commune[45]. On pourrait reprendre ici, mais à propos de la Galilée, les réflexions de Paul Veyne sur la fameuse affirmation de Pline : « les latifundia ont ruiné l’Italie » (Pline l’Ancien, L’Histoire naturelle, 18.7.35). Ce jugement, dit Veyne, a « une valeur exactement nulle pour l’histoire économique, ce qu’il explique en note » (Veyne 1971, 337, n. 2) :

Disons seulement [...] 1º que Pline ne disposait d’aucun document d’archive lui permettant d’affirmer une chose pareille. Une affirmation d’ordre quantitatif, démographique ou économique, exige des archives et un travail de statisticien. L’État romain ne disposait pas d’archives de ce genre et la statistique n’existait pas. 2º Même si Pline avait disposé d’archives et compilé des colonnes de chiffres, en tirer la conclusion que la grande propriété était responsable de la ruine de l’agriculture en Italie aurait exigé une étude technologique et économique qui était inconcevable à cette époque : à notre époque même, ce serait un thème à discussions scientifiques sans fin. Or l’économie n’existait pas plus que la statistique au temps de Pline.

Ajoutons seulement que les archives de Galilée ou d’Antipas, si elles existaient, ne nous sont pas davantage disponibles...

Conclusion

Modèles sociaux et/ou archéologie ? Il faut sans doute supprimer l’opposition et maintenir l’utilité ou peut-être la nécessité (selon la New Archaeology) des deux approches. Comme moyens de connaissance, les modèles ont assurément une grande valeur heuristique. Les hypothèses qu’ils élaborent ouvrent, à la recherche sur le terrain, des perspectives souvent inédites. Mais ils ne sont pas le dernier mot. Celui-ci appartient au terrain, à la vérification et, en ce sens, à l’archéologie. D’ailleurs, là où les modèles sont particulièrement utiles à l’histoire — pour revenir à Weber — c’est quand, au stade de la confrontation avec le réel, on découvre l’écart qui sépare les phénomènes analysés de ce qu’ils auraient dû être selon ces modèles. C’est alors que jaillit le singulier que recherche passionnément l’historien. C’est, me semble-t-il, ce service paradoxal que rendent les modèles sociologiques sur l’état des relations entre les villes et villages de la Galilée d’Antipas. Ils nous permettent, comme à rebours, d’en saisir le vrai visage historique.

On pourrait objecter que l’archéologie n’est pas non plus assurée d’objectivité. Devant les mêmes données, il est trop clair que les archéologues diffèrent d’opinion. Les pierres, en effet, ne parlent pas. Il faut, comme pour tous les textes, les interpréter. Entrent donc en jeu, ici, de nécessaires précautions. On connaît le principe d’Heisenberg, selon lequel, ce qui est observé est automatiquement modifié par la démarche même de l’observateur. On connaît aussi le grand principe, si souvent rappelé par Henri-Irénée Marrou (1954, 47-63), qui dit que l’histoire est inséparable de l’historien. Mais en gardant scrupuleusement en tête toutes ces précautions, il reste que les pierres, les données archéologiques, nous disent des choses de la réalité d’autrefois, qui sont a posteriori, et non a priori comme les pistes que nous offrent les modèles. A posteriori : les données nous viennent du passé, de ce passé qui subsiste sur le terrain, et ce sont elles qui ont priorité.

En montrant que les modèles projetés sur la situation sociale de la Galilée du ier siècle ne rendent pas compte des traces que la réalité du passé a laissées sur le terrain, l’archéologie nous oblige donc, à mon avis, en fin de parcours, à rejeter le portrait de conflit et toutes les interprétations du ministère de Jésus issues de ce modèle, au profit d’un portrait d’harmonie, exempt, en tout cas, d’exploitations systématiques ou de grandes tensions. On ne saurait dire non plus, il me semble, que l’apparition des deux figures prophétiques, au temps d’Antipas, de Jean le Baptiseur et de Jésus de Nazareth, ait été provoquée par la situation sociale, devenue intolérable, des paysans de Galilée. Entendu et mis en pratique, le message de Jésus ne pouvait pas ne pas avoir de répercussions sociales. Mais il est inexact de faire de Jésus en particulier, de ce sage et prophète, une figure strictement politique ou un révolutionnaire social, le pourfendeur inlassable de l’Empire, miniaturisé en Antipas. Le Royaume que Jésus prêchait pouvait s’opposer à celui d’Antipas (ou de l’Empire, si l’on veut) sur un grand nombre de points, il ne se réduisait pas à la réhabilitation sociale des paysans, mais visait une réalité d’un autre ordre, comme dirait Pascal, sur laquelle ce n’est ni le lieu ni le moment d’élaborer[46].