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Matilde Córdoba Azcárate est professeure associée au Département de communication de l’Université de Californie à San Diego (UCSD), où elle codirige également le groupe Nature, espace et politique. Entre autres publications, elle est l’auteure de deux livres récents : Stuck with Tourism: Space, Power, and Labor in Contemporary Yucatán que nous présentons ici, une monographie sur la nature prédatrice du tourisme et les enchevêtrements moraux dans lesquels elle piège ceux qui conçoivent, gouvernent et travaillent dans le tourisme ; et le livre corédigé avec Mary Mostafanezhad et Roger Norum, Tourism Geopolitics (University of Arizona Press, 2021), une collaboration interdisciplinaire et internationale sur la centralité croissante des infrastructures et des imaginaires touristiques dans les questions géopolitiques.

Ainsi, Stuck with Tourism vient illustrer la diversité des approches méthodologiques en tourisme, titre du dossier thématique, grâce à cette ethnographie multisituée entre 2002 et 2016 au cœur de la péninsule du Yucatán, au Mexique, un véritable laboratoire de recherche sur le tourisme. Dans cette région, depuis la construction de Cancún il y a un demi-siècle, l’activité touristique est devenue une puissante force réorganisatrice d’une géographie prédatrice du capitalisme tardif.

Selon l’auteure, le tourisme crée des futurs enchevêtrés d’exploitation et de dépendance, extrait des ressources et de la main-d’œuvre, et éclipse d’autres façons de faire, de vivre et d’imaginer la vie. Le tourisme piège les moyens de subsistance et l’imaginaire des gens dans un présent régi par des tendances de consommation à court terme, tout en alimentant des formes de production, de distribution et de travail injustes sur le plan social et non durables sur le plan environnemental. Cependant, le tourisme crée également des emplois, favorise le développement d’infrastructures et, dans de nombreux endroits, est devenu la seule possibilité d’espoir et de bien-être (p. 279).

Stuck with Tourism explore l’ambivalence et les contradictions du tourisme dans la péninsule du Yucatán, une région voracement transformée par le développement touristique au cours des cinquante dernières années. En contrastant les expériences de travail et de vie dans les stations balnéaires de Cancún, les enclaves naturelles protégées le long de la côte du golfe du Mexique, les bâtiments historiques du passé colonial et les maquiladoras [1] pour la production d’artisanat et autres souvenirs dans les territoires intérieurs que l’on pourrait appeler « l’arrière-pays de Cancún-Riviera Maya[2] » (Jouault, 2021), Matilde Córdoba ausculte les dilemmes moraux, politiques, écologiques et quotidiens qui surgissent lorsque, comme le disent les habitants du Yucatán, « les gens se font prendre dans les griffes du tourisme » (p. 16).

L’auteure dépeint avec sensibilité comment les géographies du tourisme peuvent devenir prédatrices. L’ouvrage se compose de quatre chapitres, chacun traitant d’un type de site touristique associé à une forme de tourisme : ville touristique (tourisme balnéaire) ; enclave coloniale (tourisme culturel) ; enclave naturelle ou station touristique (tourisme de nature) ; et village touristique (ateliers d’artisanat pour le marché touristique). Cette typologie montre qu’il est possible d’observer des pratiques extractivistes, quelle que soit l’intensité du phénomène. À travers les différents lieux et acteurs dépeints, Stuck with Tourism présente des descriptions presque poétiques qui nous font parfois oublier que nous abordons, entre autres, le capitalisme prédateur.

L’ethnographie multisituée permet de comprendre la vie quotidienne des habitants des différentes parties de la péninsule et leur relation avec l’activité touristique. Le livre présente les témoignages de plus de trente acteurs interrogés dans ces lieux où les personnes sont « piégées » par le tourisme, alors même qu’elles espèrent un avenir meilleur. La richesse de ces témoignages, leur traitement et leur entrelacement permettent au lecteur de saisir la complexité des relations entre le tourisme et ses acteur·rices. En effet, participer à l’activité touristique est incontournable pour gagner sa vie, gouverner et aussi dessiner des espaces d’espoir, et ce, tant pour les travailleur·euses à bas salaire de l’industrie hôtelière (par exemple serveur·euses, jardinier·ères, cuisinier·ères, gouvernant·es, barman·maid) ; que pour les fonctionnaires, les urbanistes ou les organisations de la société civile (biologistes des organisations non gouvernementales [ONG] de conservation) ; pour les travailleur·euses informel·les (batelier·ères, artisan·es) ; et pour les emplois indirects (commerçant·es, éboueur·euses).

Le tourisme, disent-ils, a apporté le « progrès ». Par progrès, certains entendent l’accès à la nourriture, à un logement, à l’électricité ou à l’eau potable, à un travail temporaire, à l’éducation, et à d’autres services modernes ou aux loisirs. Pour d’autres, le tourisme est la possibilité, souvent la seule, d’éviter la migration et de pouvoir rester chez soi et vivre selon les précieuses pratiques socioculturelles héritées. Cependant, toutes ces possibilités ont un coût : un avenir probable d’exploitation et de dépendance.

Cancún a fait l’objet de nombreuses études critiques géographiques, sociologiques et anthropologiques. Un peu plus de quarante ans après l’une des premières études sur le tourisme dans la région, Cancún : tourisme et le sous-développement régional [3], le premier chapitre, « Beach Enclosures: Manufacturing a Caribbean Paradise », consacré à Cancún, montre le rôle des événements climatiques (Gilberto en 1988, Wilma en 2005, Paula en 2010) dans la construction et la planification ségrégatives de ce développement urbain. Dans la continuité des travaux de Bianet Castellanos[4] sur le retour au servage, cette comparaison avec l’apartheid illustre la soumission des travailleurs à certaines formes de discipline et de surveillance dans le ghetto touristique du boulevard Kukulcan.

Le deuxième chapitre, « Wild Hotspots: Contested Natures on the Maya Coast », traite de Celestún, un lieu de pêche côtier dans le golfe du Mexique. Là le flamant rose, espèce phare et racine de l’imaginaire de la destination touristique, a imposé le prétexte à une certaine planification de la conservation associée à la privatisation non seulement des plages, mais aussi de l’estuaire. Ces processus ont transformé ces espaces en points chauds, où les mobilités touristiques se concentrent et s’approprient l’espace et les ressources. Les habitants et les institutions luttent pour garder le calme dans ce port au milieu d’une enclave sanctuarisée. L’auteure démontre comment le développement de l’écotourisme dans une zone naturelle protégée entraîne la marchandisation de la nature et sa réduction à une espèce animale.

Le troisième chapitre, « Colonial Enclaves: Site-specific Indigeneity for Luxury Tourism », se concentre sur Temozón Sur. Cordóba y expose le « prix élevé que le tourisme arrache aux hommes et aux femmes qui y sont pris, ainsi que les luttes et les rêves qui les soutiennent » (p. 144), à travers le tourisme dans les haciendas de la péninsule du Yucatán. Cette modalité de tourisme culturel, basée sur la restauration et la réhabilitation en hôtels de luxe d’anciennes propriétés ayant servi de centres de production de henequen[5], a acquis une importance significative ces dernières années. L’auteure décrit les relations entre les travailleur·euses et les agent·es privés et pseudo-sociaux qui se substituent aux institutions gouvernementales (fédérales et étatiques) pour répondre aux besoins de la communauté.

Dans ce théâtre, le rôle de la fondation Haciendas del Mundo Maya s’avère particulièrement éloquent en tant qu’agent de développement et de dépossession. Cette organisation fonctionne selon un schéma apparent de commerce équitable, avec des horaires et des rythmes de travail similaires à ceux des maquiladoras, où l’esthétisation des produits extraits des ateliers et des arrière-cours mayas les propulse sur le marché mondialisé où les prix sont fixés par des intermédiaires. L’auteure considère le tourisme dans les haciendas de luxe comme un exemple de la manière dont la culture et l’histoire sont extraites et amplifiées pour la consommation touristique.

Le quatrième chapitre, « City-Village: Domestic Maquila in the Tourist Offstage », se concentre sur Tekit. Cette région, un desakota [6] mexicain, représente le reflet exact de l’industrie touristique traditionnelle : une industrie qui a tout pulvérisé et propulsé Tekit comme la « capitale mondiale de la guayabera ». Compte tenu du niveau élevé de pauvreté et de marginalisation dans l’État du Yucatan, Tekit est un modèle que les villes voisines tentent d’imiter en produisant des guayaberas « Made in Tekit ».

Les statistiques de l’emploi à Tekit sont enviables : une population économiquement active très élevée, une migration quasi inexistante, la présence de services financiers dans la localité, entre autres caractéristiques. Cependant, derrière ces statistiques, existe un travail invisible. Le modèle des ateliers familiaux suggère que les femmes et les jeunes ne perçoivent pas de revenus et manquent totalement de sécurité sociale.

Ainsi, la reproduction du capitalisme ressemble à une fractale : les grandes entreprises concluent les contrats pour les vêtements avec leurs clients sans avoir de machinerie ni de travailleurs. Ainsi, ils viennent à Tekit et proposent la fabrication de leurs vêtements à qui accepte le prix le plus bas. Le « patron local » cherche à obtenir le plus grand nombre de contrats, et ceux-ci se traduisent par un enrichissement matériel : véhicules de modèle récent, grandes maisons et autres « luxes ». Un travailleur ne peut jamais atteindre ce niveau à moins de devenir un « patron ». De cette manière, l’enrichissement est fondé sur une précarité absolue du travail. La pulvérisation, visage du capitalisme tardif, dont Matilde Córdoba offre de nombreux détails, signifie que les travailleurs ne se syndiquent pas et ne demandent pas de sécurité sociale. Si ce modèle se maintient, c’est uniquement grâce à la solidarité, aux réseaux familiaux et de parenté et aux systèmes de prêts qui les soutiennent.

La conclusion du chapitre sur « Tekit La Buena Vida », magistralement présentée par l’auteure, contraste avec la sagesse maya du bien-vivre. La situation décrite dans le chapitre – l’absence de système de santé et de site adéquat pour la gestion des déchets solides provenant des usines et des habitations, l’abandon des enfants, le faible niveau de scolarisation, l’endettement comme mécanisme de survie, la déforestation, le manque de temps pour les loisirs, entre autres problèmes – est loin de la belle vie : être en harmonie avec la nature et avoir du temps à consacrer aux enfants, ainsi que du temps pour se reposer.

À cet égard, les propos de Manuel Xool Koh, intellectuel et militant d’origine maya, originaire de Tekit, sont pertinents. Lors d’une présentation virtuelle de Stuck with Tourism, il a remercié l’auteure « d’avoir rendu visible ce modèle d’esclavage moderne, déguisé en bien-être, où l’on prêche que le propre effort permet d’échapper à la pauvreté, mais où en réalité ce sont les réseaux de parenté et de solidarité qui permettent à ce modèle de fonctionner et d’accumuler des richesses pour quelques-uns, perpétuant ainsi la pauvreté ». En d’autres termes, l’industrie du tourisme est extractiviste et implique des sacrifices qui s’expriment de manière particulière dans chaque lieu. À Cancún, la perte de la plage et la logique de fermeture des espaces publics. À Celestún, la concentration des activités productives dans certaines zones et la relégation des habitants dans les limites du village en bordure de la mangrove. À Temozón, la performativité des travailleurs d’origine maya soumis à des formes d’oubli obligatoire vers la servitude. À Tekit, le renoncement à la santé.

La principale conclusion soulevée dans ce livre souligne que la re-spatialisation et l’élargissement contemporains des ordres touristiques créent un nouveau type de géographie de la production et de la consommation capitalistes, que l’auteure appelle la « géographie du tourisme prédateur et collant ». Il s’agit d’une géographie qui naturalise les processus d’extraction – de la terre, des ressources, de la main-d’œuvre et de la culture – et piège les gens dans des situations contradictoires où la prédation est le seul moyen d’avancer. Córdoba fait référence à l’accumulation par dépossession, un concept inventé par le géographe et théoricien marxiste David Harvey[7], qui consiste à utiliser les méthodes d’accumulation originelles pour maintenir le système capitaliste, en marchandisant des zones précédemment fermées au marché.

La pandémie de COVID-19 a rendu ce phénomène encore plus frappant et démontre à quel point les économies nationales et les modes de vie contemporains dépendent des voyages d’agrément, ainsi que les conséquences de l’arrêt de cette activité. Dans la conclusion, en plus de rappeler ce contexte, l’auteure fait allusion au mégaprojet « Tren Maya », le projet vedette de l’actuelle administration mexicaine. Selon elle, ce modèle garantit la continuité du développement néolibéral, car il symbolise une affaire d’élites et se nourrit de la dépossession territoriale, de la spéculation immobilière, de l’urbanisation d’espaces de qualité, ainsi que de la marchandisation de la nature et de la culture.

Stuck with Tourism. Space, Power, and Labor in Contemporary Yucatán offre donc un panorama fascinant des impacts du tourisme dans différents espaces de la péninsule du Yucatán. Matilde Córdoba Azcárate adopte une perspective critique qui démontre comment le tourisme restructure les aspects socio-territoriaux, culturels et écologiques de la vie dans la péninsule du Yucatán par des pratiques souvent prédatrices et extractives.