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Depuis la fin des années 1990, la mission de valorisation de la recherche, que l’on peut définir comme le processus de transformation de savoirs fondamentaux en nouveaux produits commercialisables, a pris une ampleur essentielle, conçue dès la gestation du projet, y compris en sciences humaines et sociales (SHS) (Laperche, 2002). Ces valorisations passent par des publications dans des revues dites classées ou des ouvrages, des dépôts de titre de propriété industrielle, des contrats avec les entreprises, de la création d’entreprises, des mobilités du personnel… S’intéresser à la valorisation de la recherche, c’est déterminer les cibles de cette recherche et interroger les formes de cette valorisation. Certains sujets sont réputés pour se prêter plus que d’autres à une communication auprès du grand public, notamment l’alimentation (Collin-Lachaud et Michel, 2020).

Depuis quelques années, les maisons d’édition scientifique publiques reçoivent des propositions de publication de textes qui relèvent de nouvelles formes d’écriture de la recherche : fictions documentées, manuscrits de recherche-création, restitutions littéraires d’enquêtes sociologiques, etc. (De Blic, 2021). Les arts visuels sont une autre forme de valorisation de la recherche qui intéresse les scientifiques. Le processus commence même à s’institutionnaliser. Ainsi, par exemple en France, une Fédération de recherche Sciences et cultures du visuel (FR-SCV) souhaite établir une structure permettant de mieux promouvoir les projets scientifiques développés à l’interface des SHS (histoire, histoire de l’art, philosophie, archéologie), des sciences cognitives (psychologie, neurosciences, linguistique) et des sciences du numérique (informatique, mathématique).

Nous avons choisi de croiser deux regards sur la valorisation de la recherche en tourisme à travers les arts visuels : celui de Luc Renaud, qui a d’abord été reconnu comme réalisateur avant d’intervenir à l’université, et celui de Ludovic Falaix, d’abord enseignant-chercheur universitaire avant d’investiguer la dimension visuelle documentaire.

Tout d’abord, laissons nos deux invités se présenter.

Luc Renaud

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Détenteur d’une maîtrise en océanographie, je me suis tourné vers le cinéma après un séjour de quinze mois dans la communauté innue de Matimekush–Lac John dans le Nord du Québec. C’est à la suite de cette expérience que je me suis intéressé aux questions coloniales, territoriales, des identités. Mon premier long métrage, Une tente sur Mars, co-réalisé avec l’artiste-peintre Martin Bureau, traite des dynamiques entre Autochtones et Québécois dans un contexte d’exploitation des ressources naturelles du Nord québécois. J’ai découvert le champ du tourisme à Cuba lors de la réalisation d’un autre documentaire, Playa coloniale, qui s’intéresse à cette activité à travers une analyse néocoloniale. Ces expériences m’ont permis d’être accepté au doctorat en géographie à l’Université de Montréal, où j’ai étudié la question de l’appropriation territoriale liée au développement du tourisme de croisière dans la Caraïbe et plus précisément au Belize. En parallèle, j’ai réalisé un court métrage, Achever les vacances, qui porte un regard critique sur les défis du tourisme en Palestine. Je suis professeur associé à l’UQAM, chargé de cours à l’Université Laval, et je collabore actuellement à un projet de mise en patrimoine de la pêche à la fascine (appelé pêcheries en Normandie) dans la région de Charlevoix, avec la professeure Caroline Desbiens de l’Université Laval.

Ludovic Falaix

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Je suis géographe de formation. J’ai soutenu une thèse en 2012 consacrée à la glisse entendue comme vecteur d’exaltation d’une présence au monde et convoquée comme moteur des résistances et des contestations face à l’institutionnalisation des territoires du surf en Aquitaine. J’ai été recruté maître de conférences à l’Université Clermont-Auvergne l’année suivante. Je travaille sur la thématique du surf et essaie de transcender l’analyse de cet objet au bénéfice d’une réflexion sur la place du corps dans la démarche scientifique en m’efforçant ainsi de circonscrire ce à quoi pourrait renvoyer une posture de « géographe à fleur de peau ». Je mobilise la dimension visuelle documentaire de façon exploratoire, notamment dans le cadre d’un accueil en délégation CNRS en 2021 et 2022 au sein de l’UMR Passages. Depuis janvier 2023, je suis maître de conférences à l’Université de Bordeaux, responsable d’un master sur les actions sports dont les enseignements sont délocalisés sur l’antenne de Bayonne.

Comment les arts visuels abordent-ils le champ du tourisme et la recherche qui s’y rattache ?

Luc Renaud [ensuite LR] : Le tourisme, comme objet, est une porte intéressante d’entrée et il est efficace lorsqu’on veut solliciter les institutions universitaires. Les sujets liés au tourisme sont visuels, que ce soit le tourisme tout-inclus ou le tourisme de croisière. De plus, tout le monde est « touriste » et tout le monde se sent concerné par le sujet. Avec les arts visuels, une autre entrée de la recherche en tourisme est possible.

Ludovic Falaix [ensuite LF] : De mon côté, j’engage un travail très expérimental qui s’inscrit dans la veine de production des nouvelles écritures scientifiques. Avec le documentaire, nous sommes renvoyés à nous interroger sur la finalité des activités de recherche. Pour ma part, je milite en faveur d’activités de recherche dont la visée est transformative, c’est-à-dire que les activités scientifiques cumulatives n’ont, de mon point de vue, pas grand intérêt, d’autant plus que les défis sont immenses sur les segments démocratique, politique, socioculturel et environnemental. La crise de l’Anthropocène appelle à ce que les chercheurs jouent un rôle majeur afin que puisse s’orchestrer un changement paradigmatique. Le souci est qu’une partie des chercheurs, parfois suspectés de défendre des propos inscrits dans ce que certains rangent dans le champ d’une posture « islamogauchiste », font l’objet d’une défiance de la part des politiques. Ces formes de stigmatisation de la communauté scientifique autorisent les élites politiques, tant à l’échelle des États-nations qu’à l’échelle locale, à assumer une forme de déni vis-à-vis des conclusions établies par les scientifiques (Vlès, 2021). Or, le documentaire restitue la parole des citoyens dont les expertises profanes viennent souvent corroborer les alertes émises par la communauté scientifique. Le documentaire est donc un outil qui, au-delà de pouvoir restituer l’expérience vécue des individus, leur permet de s’emparer des défis contemporains, éventuellement de construire des formes de contre-pouvoirs et de réfléchir à de nouvelles formes de gouvernance au sein desquelles la démocratie participative peut occuper une place prépondérante.

LR : La visée transformative, c’est une vision que je partage avec Ludovic. Je mets cette vision de l’avant depuis plusieurs années dans mes travaux, entre autres en collaboration avec Bruno Sarrasin et Dominic Lapointe, également chercheurs à l’UQAM. Le documentaire, en donnant la parole aux gens, participe à donner du pouvoir aux acteurs locaux, ceux qui occupent l’espace de vie. Par exemple, en méthodologie visuelle, il y a une transmission essentielle vers les acteurs locaux qui sont en mesure de s’approprier des éléments de la recherche, notamment lorsque les gens s’emparent d’une partie des données du terrain. Un bon exemple est Katherine Brickell (2012) qui utilisait la photographie pour donner la parole à la communauté vietnamienne qu’elle étudiait. Les photographies peuvent être restituées, la communauté peut se les approprier. Cela participe à un rééquilibrage des pouvoirs à travers la recherche. Un autre exemple est le projet de mise en patrimoine de la pêche à la fascine dirigé par Caroline Desbiens de l’Université Laval à Québec, où les gens participent directement à la collecte des données en partageant avec nous leurs anciennes photographies.

Le tourisme présente-t-il une originalité dans ces rapports à la recherche et aux acteurs ?

LR et LF : Non, je ne crois pas.

LR : Non, cela existe depuis longtemps. Souvenons-nous de Cannibal Tours, réalisé par l’Australien Dennis O’Rourke[1], que je vous invite à voir ou revoir. Plus récemment, le festival de film Vues d’Afrique de Montréal a projeté le film Exploiter l’Éden de Raquel Gómez-Rosado[2], qui dénonce le projet touristique de l’Île-à-Vache en Haïti. Le tourisme est un objet qui participe tant aux dimensions environnementales, politiques et culturelles des sociétés et des individus qui se prêtent bien au traitement cinématographique critique, mais cela reste sous-exploité. On le voit quand on interroge un moteur de recherche en ligne avec les termes « festival de film/tourisme » ; les résultats renvoient à des films promotionnels ou qui traitent du tourisme d’un point de vue ludique. En tant que chercheur, notre porte d’entrée est différente et nous pouvons aborder le sujet du tourisme en dehors des approches promotionnelles.

LF : Les anthropologues faisaient des films pour mettre en lumière les interactions sociales des sociétés primitives. Ce type de pratique est désormais moins plébiscité au sein des sciences humaines et sociales, c’est-à-dire qu’il y a une tension relative à la question de la reconnaissance universitaire, puisque seule la publication d’articles est valorisée. S’engager dans les écritures scientifiques alternatives permet pourtant d’élaborer de nouvelles trames narratives qui placent les « gens de peu » (Sansot, 2009) au cœur de l’analyse afin de leur octroyer une légitimité. Les travaux de Frédérique Penot-Carey (2021) sur l’émergence d’un « surflore » irlandais sont exemplaires. Dans ses films et ses podcasts [balados], elle analyse comment s’élaborent les contenus narratifs d’une pratique du surf spécifique à cette aire géographique au sein de laquelle les marqueurs identitaires et culturels sont singuliers et revisités à l’aune des imaginaires constitutifs d’un patrimoine vernaculaire. Cette approche par le film documentaire offre un espace d’expression à celles et ceux qui portent une vision critique du monde contemporain.

Comment avez-vous fait ou faites-vous comprendre à vos collègues et/ou à vos institutions la pertinence de faire de la recherche à travers l’univers visuel ?

LF : J’ai le sentiment que la projection d’un documentaire ou d’un film ouvre davantage la place au débat public. Ce qui est écrit dans nos revues spécialisées est peu partagé en dehors du cercle scientifique. Or, la société doit pouvoir s’emparer des défis contemporains. Ce sont les acteurs de terrain, qu’ils soient habitants et/ou touristes, qui disposent de leur propre pouvoir d’agir et peuvent potentiellement transformer l’ordre social établi ; surtout s’ils ont le sentiment qu’il comporte une dimension dystopique.

LR : La méthodologie visuelle se compose de trois grands ensembles : l’analyse de contenu visuel, la collecte de données et la transmission des résultats, c’est-à-dire le film en tant que produit final. L’analyse de contenu ne demande pas d’explication. Ensuite, les institutions qui financent la recherche accordent beaucoup d’importance à la transmission des résultats, mais elles ne vont pas financer la production d’un film en tant que tel, mais plus la recherche dans laquelle un film ou du visuel peut être produit. En revanche, il y a plus de résistance par rapport aux données : comment aborde-t-on les images produites dans une recherche en tant que données scientifiques ? Les gens ont l’idée que le documentaire académique est à la limite de la fiction et de la science. Au sein du milieu universitaire, il faut démontrer une grande rigueur afin d’apaiser les craintes face à des approches perçues comme subjectives. De plus, en voulant être transformatif, on porte le flanc à cette critique de subjectivité. Avec Playa coloniale, il a fallu faire comprendre que la théorie scientifique était mobilisée. Le milieu universitaire peut être parfois critique parce que le film s’adresse aussi au milieu non universitaire et que, par définition, il sera perçu comme étant moins rigoureux.

LF : Les méthodologies qualitatives sont toujours critiquées parce qu’elles portent le germe d’être l’expression de la subjectivité du chercheur. Voilà pourquoi, y compris dans un film documentaire, il me semble fondamental que le chercheur puisse expliciter la relation qu’il entretient à l’objet. Pierre Bourdieu (2003) évoquait cette idée d’une objectivation participante qui consiste non seulement à rendre compte de l’expérience vécue, mais bel et bien à identifier les conditions dans lesquelles elle est vécue. Quant à Loïc Wacquant (2023), non sans dénoncer avec virulence la « thick description » comme forme de renoncement positiviste, il plaide en faveur d’une « thick construction », qualifiée de dérivé de la sociologie réflexive bourdieusienne, qui nécessite de reconsidérer la triple historicité de l’agent, du monde et de la connaissance au cœur de l’analyse des constructions sociales ordinaires. Ces travaux nous amènent à nous interroger sur les postures scientifiques et sur la manière dont peuvent se construire les documentaires. Autrement dit, le film documentaire ne peut se réduire à une simple mise en scène de la vie quotidienne. Bien au contraire, je crois que le film documentaire doit comporter une visée politique, être le support d’expression des registres d’indignation du chercheur, qui peut ainsi s’employer à déconstruire la manière dont sont véhiculées les violences sociales de la domination, tout en revendiquant une forme d’objectivité scientifique.

LR : Avec le visuel, il y a aussi un défi dans la pratique de terrain qui est très important. Je revendique que, dans le documentaire et la recherche, il faut s’approprier le terrain en prenant le temps, qu’il faut faire de la recherche lente. En documentaire, cette approche est très importante. Il faut installer la caméra et mettre les personnes à l’aise. Les filmer réclame donc de développer un lien de confiance dans le temps. C’est plus compliqué que simplement les interviewer avec une captation de son ou en prenant des notes. Si l’on produit du visuel rapidement, cela ressemblera davantage à un reportage télévisuel qu’à un documentaire. Évidemment, si cela fait plusieurs mois que l’on côtoie les personnes, elles seront plus naturelles devant la caméra et leur parole sera plus sincère. Cela vaut aussi pour la recherche en général.

LF : La recherche doit être immersive, parce que le travail de terrain permet de connaître l’objet « par corps », c’est-à-dire d’éprouver et d’objectiver des émotions, des sentiments et in fine de prendre le pouls des difficultés potentielles auxquelles certains individus sont confrontés, mais aussi des formes d’exaltation qu’ils peuvent éprouver.

LR : Il faut avoir de l’humilité par rapport aux situations. L’immersion permet cela. Si l’on veut toucher la cible, il faut prendre le temps de faire cela dans le documentaire. Dans le cinéma direct, il faut être dans une démarche lente.

Vous avez des parcours dont la trajectoire s’est croisée en quelque sorte : l’un est passé des arts visuels vers la science (Luc Renaud) et l’autre de la science aux arts visuels (Ludovic Falaix). Comment vous êtes-vous approprié les méthodes spécifiques de chaque nouveau mode d’expression ?

LR : En 2015, lors d’une rencontre internationale des jeunes chercheurs organisée par la chaire UNESCO « Culture, Tourisme, Développement » de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, j’ai présenté aux étudiants mes recherches au Belize, expliquant que ce que j’avais appris en termes de travail de terrain, je l’avais appris en faisant des films. Seul le produit final change entre une thèse et un film, car il n’y a pas de grandes différences dans la démarche ; les étapes en amont de l’écriture ou de la création du film sont identiques. Même pour un film documentaire, les producteurs demandent des rapports de recherche documentés (entre 100 et 150 pages) pour s’assurer que ce qui est fait est rigoureux. Ce type de rapport répond aux normes scientifiques et contribue à la crédibilité du film. Les approches scientifique et artistique se construisent ensemble.

LF : J’insiste sur le côté expérimental de la démarche. Je n’ai suivi aucune formation dans le domaine des arts visuels, mais j’ai une idée de là où je veux aller. J’écris un synopsis puis je m’entoure de personnes compétentes. La première capsule vidéo intitulée Éloge de la concertation : l’expression du désir d’un surfeur de terrain [3] est apparue comme un bon outil d’appropriation par les membres de la société civile d’un programme financé par la Fondation de France consacré à la gouvernance littorale. Par ailleurs et au-delà des aspects scientifiques du documentaire, je suis tout particulièrement sensible aux aspects esthétiques. C’est pour cela que je sollicite des personnes qui disposent de compétences techniques et d’un regard sensible sur le sujet. Les personnes avec lesquelles je travaille m’accompagnent dans cette démarche réflexive sur la dimension esthétique de l’image.

LR : On a tous été dans des colloques où des intervenants projetaient des présentations visuellement peu attrayantes. Martin Bureau et moi, nous voulions faire de beaux films. Nous ne voulions pas faire de banales interviews de bureau, par exemple. Or, cela demande des compétences et des ressources. Parfois, je suis approché par des chercheurs qui veulent réaliser un film, mais qui ne se rendent pas compte de tout ce qu’il faut pour y arriver. Pour que ce soit esthétique et de qualité, il faut y mettre les moyens. Par exemple, pour avoir de la qualité cinématographique professionnelle, il en a coûté 150 000 CAD (environ 100 000 €) pour Playa coloniale et 200 000 CAD (environ 135 000 €) pour Une tente sur Mars. C’est parfois un gros frein même si l’on peut arriver à des résultats acceptables à moindres coûts. Ceux qui veulent faire du documentaire ne connaissent pas toujours l’univers de l’image et du film. Or, cela s’apprend. Sans être un professionnel, il faut travailler sa sensibilité pour que le résultat soit agréable à regarder et, surtout, savoir s’entourer de gens compétents.

LF : C’est comme pour la préparation du terrain. Avec Alexandra Ena, ingénieure à l’UMR Passages, nous avons passé du temps à définir le contenu esthétique, les ambiances paysagères et le cadre des prises de vue. Le parti pris esthétique du film illustre la sensibilité du chercheur et des personnes qui travaillent sur le projet. Les acteurs peuvent prendre part à cette co-construction. Dans la production scientifique écrite, on est trop souvent exhorté à faire l’impasse sur la dimension littéraire, voire poétique. Or j’ai du mal avec cette position. Pour ma part, je m’essaie à épouser une posture géopoétique. Elle me semble faire écho aux postures des pères fondateurs de la géographie qui racontaient leur émerveillement face aux ambiances paysagères. Je pense à Élisée Reclus, à Eric Dardel, qui n’hésitaient pas à laisser transpirer une approche romantique dans leurs travaux. Clara Breteau, Martin de La Sourdière ou encore Pascal Desmichel sont des géographes contemporains dont les écrits revisitent cet héritage fondé sur la disposition du géographe à saisir ce que signifie le fait « d’habiter le monde en poète », pour reprendre l’expression consacrée par Martin Heidegger. Cette question relative à la place de la dimension littéraire dans les productions scientifiques avait été soulevée dans un numéro thématique de la revue Nature & Récréation intitulé « Correspondances avec la Nature[4] ». Les auteurs y ont mis en exergue la nécessité de ne pas faire l’impasse sur cette dimension sensible de l’écriture scientifique en mobilisant une double compétence et les aspects syncrétiques que celle-ci engendre : chercheur et romancier. Le film documentaire renforce cette dynamique syncrétique établie sur une porosité des frontières entre la science et les arts.

Quelle est la marge de manœuvre du chercheur ou de la chercheuse dans ces situations ? Quelle montée en généralité est possible ?

LF : Il me semble que cette injonction relative à la montée en généralité ne fait qu’entériner les théories dominantes. Promouvoir la visée transformative du documentaire, sans pour autant renoncer à la légitimité scientifique de ce type d’activités de recherche, favoriserait peut-être des formes d’appropriation citoyenne plus efficientes des problématiques contemporaines.

LR : Avec la reprise touristique, nous sommes dans une sorte d’urgence, parce que la reprise reproduit des paradigmes de développement qui sont similaires à ceux véhiculés depuis des décennies, notamment le modèle développementiste moderniste. On peut carrément aller plus loin pour briser des barrières encore très présentes. Le documentaire participe à s’approprier le changement, à l’instar de la musique ou de l’art visuel engagés. Je pense à une artiste peintre/dessinatrice comme Eveline Boulva qui interroge de façon critique et esthétique notre rapport au territoire en période d’Anthropocène[5], ou à mon collègue Martin Bureau qui a produit un corpus de tableaux avec le matériel du film Une tente sur Mars [6]. Il a également réussi à travailler sur les murs-frontières avec la Chaire de recherche en géopolitique Raoul-Dandurand[7]. Il y a de plus en plus de choses réalisées à la limite de l’art et de la science qui participent au changement.

LF : Il y a peut-être un parallèle à faire en prenant appui sur les propos de Jacques Rancière (2000 ; 2004) sur le régime esthétique de l’art, c’est-à-dire qu’il pourrait être pertinent de conduire une réflexion collective sur le régime esthétique de la science… et savoir si le virage esthétique des activités scientifiques encourage un réenchantement démocratique fondé sur une redistribution des pouvoirs dans le processus décisionnel. Est-ce que l’art et la science disposent de ce même potentiel ? Le cas échéant, l’émergence de nouveaux régimes esthétiques de la science ouvrirait peut-être une piste de reconfiguration des protocoles méthodologiques de la recherche afin que les citoyens, placés au centre du dispositif, s’interrogent sur ce que sont les biens communs dont ils disposent et que, forts de cette conscientisation, ils s’acheminent vers des logiques de renoncement ou de fermeture (Monnin, 2023) pour prévenir les risques d’un potentiel effondrement ! Le champ touristique est un objet fécond pour penser les contours de cette rupture paradigmatique que Philippe Bourdeau (2018) appelle de ses vœux en convoquant le concept d’un « après-tourisme » et d’un « ailleurs de proximité ».

Les technologies visuelles sont en forte progression depuis ces deux dernières décennies. Le cinéma et la télévision 3D, la réalité virtuelle… commencent à se démocratiser. Ces perspectives peuvent-elles modifier les futures recherches ?

LR : Les techniques sont dispendieuses, mais pour évoquer l’arrière-scène touristique, cela peut être intéressant. Les réseaux sociaux peuvent aussi être critiques de la réalité ambiante. Avec l’intelligence artificielle, on touche le visuel et le message. Comment s’inscrit le documentaire classique dans ces nouveaux paradigmes ? C’est super intéressant de s’interroger là-dessus. Il faut revenir dans le moment présent, à la base du cinéma. Par exemple, quand je présente des documentaires contenant des plans-séquences de 20, 30, 40 secondes, ce que l’on retrouve souvent en caméra directe, les étudiants sont déboussolés, car ils sont habitués à des films hyper rapides avec des plans-séquences de quelques secondes. Ils sont happés par des rythmes de narration cinématographique plus lents, plus proches de la réalité, et puis ils se mettent à apprécier l’univers du cinéma direct. Comme chercheur, faire du cinéma direct ne demande pas de technologie particulière, il suffit d’une caméra, du bon son et de la compétence. C’est très accessible, car moins coûteux, et cela reste efficace. Le film est un outil pédagogique incroyable. Dans mon cas, mes films ont été acquis par plus d’une trentaine d’établissements d’enseignement et, finalement, elle est là, ma victoire : mes films, après leur vie en cinéma, sont présentés à des dizaines d’étudiants chaque année.

LF : Les nouvelles technologies peuvent donner à vivre des expériences, même si elles sont virtuelles. Cela peut être un moyen d’être immergé dans un contexte socioculturel. L’enjeu consiste à placer l’individu au cœur d’un dispositif qui puisse lui permettre d’expérimenter la logique spatiale, comme le souligne Anaïs Bernard (voir Bernard et Andrieu, 2015). Cela dit, au-delà des nouvelles technologies visuelles, il me semble que le film documentaire est aussi un formidable support pour réfléchir à de nouvelles interactions pédagogiques pensées dans l’esprit des travaux d’André-Frédéric Hoyaux (2021), qui utilise l’interface pédagogique de la musique à travers l’analyse des chansons d’Abd-al-Malik pour introduire des concepts scientifiques et mettre en lumière l’intersubjectivité des acteurs. Plus que le fantasme d’une solution qui passerait par le prisme d’une course au renforcement des pouvoirs technologiques, il me semble que le plus important repose sur les échanges avec les étudiants et le public que peut susciter la mise en scène des images, des discours, des chansons dont les vertus didactiques sont pléthoriques.