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Les femmes semblent de plus en plus nombreuses à voyager seules. En 1997, dans une étude commandée par la Pacific Asia Travel Association, Marybeth Bond constate que les femmes seules représentent un segment de marché croissant et influent. En 2019, l’Organisation mondiale du tourisme voit dans le « voyage en solo » une des grandes tendances de consommation. Cette montée en puissance s’observe également dans le nombre de forums Internet spécialement dédiés aux voyageuses solitaires (Lagier et al., 2021). Qui sont ces femmes ? Qu’est-ce qui les pousse à voyager seules ? Quelles sont les particularités de cette expérience touristique ?

Les bourses de voyage attribuées par la Fondation Zellidja sont un terrain privilégié pour aborder ces questions. Entre 1939 et 1973, elles étaient réservées aux hommes (Clerc, 2010), conformément aux stéréotypes sexués de l’époque. L’architecte Jean Walter, qui finançait les bourses, avait imposé des conditions d’attribution strictes afin de faire du voyage Zellidja une épreuve difficile. Il souhaitait former une élite d’hommes d’action, de managers, d’ingénieurs, d’intellectuels ouverts sur le monde, dont il pensait que la France avait besoin (Passavant, 2019). Ce projet social a disparu dans les années 1960. Après la dissolution d’une première fondation, une équipe d’anciens lauréats relance les bourses en 1983 avec des conditions d’attribution similaires. Les candidats doivent accepter six exigences :

  • l’âge : les bénéficiaires ont entre 16 et 20 ans,

  • la solitude : ces jeunes doivent apprendre à ne compter que sur eux-mêmes, faire preuve de débrouillardise et d’adaptation dans un environnement inconnu,

  • la durée : le voyage, en France ou à l’étranger, se déroule sur 30 jours minimum,

  • la modicité du viatique : les sommes allouées sont faibles (environ 900 euros) pour faire la promotion d’une éthique du dépouillement. Le boursier est incité à trouver des hébergements bon marché, éventuellement chez l’habitant, pour sortir des sentiers battus du tourisme de masse,

  • l’étude et l’écriture : il s’engage à réaliser une étude sur un thème de son choix qui guide son voyage. L’obligation de rédiger un compte-rendu d’étude, un journal de voyage, et de tenir un carnet de compte l’incite à adopter une démarche d’introspection et de compréhension du monde,

  • la possibilité de renouvellement : les auteurs des meilleurs rapports de premier voyage peuvent postuler pour une seconde bourse d’un montant un peu plus élevé, dans les mêmes conditions. À l’issu des deux voyages, la Fondation décerne au récipiendaire le titre de lauréat Zellidja.

Alors qu’aucune action de promotion n’est faite en direction d’un genre en particulier, le recrutement sexué s’est progressivement inversé. Dans les années 1980 et 1990, entre 20 et 50 bourses sont attribuées annuellement, suivant une répartition qui favorise légèrement les hommes. À la fin des années 1990, les femmes deviennent majoritaires. Aujourd’hui, elles sont très largement sur-représentées. Le genre n’est pas un critère de sélection, ni implicite ni explicite, puisque 70 % des dossiers de candidature sont déposés par des femmes et qu’elles sont autant à bénéficier d’une bourse. Sont-elles déjà des voyageuses aguerries ? Comment anticipent-elles les difficultés liées au fait d’être une femme seule, jeune et parfois mineure, qui voyage ?

La recherche francophone en sociologie s’est peu penchée sur la relation entre genre et voyage (Antomarchi et De La Barre, 2010). Quelques auteurs l’ont abordée sous l’angle de la sexualité et du tourisme sexuel (Cauvin-Verner, 2009 ; Cousin et Réau, 2009). Des études sur les routards qui sillonnent l’Asie du Sud-Est ou qui fréquentent les auberges de jeunesse parisiennes signalent la présence de femmes seules, mais sans les différencier des hommes seuls ou des groupes (Lallemand, 2010 ; Simon, 2012 ; 2013). Seules deux publications récentes étudient le voyage féminin solitaire. La première analyse les messages collectés sur trois forums Internet spécialement dédiés aux femmes (Lagier et al., 2021). Les plus nombreux sont des demandes de conseil pour voyager en sécurité. Dans son essai, Lucie Azema (2021) déconstruit la culture misogyne et viriliste des récits de voyage depuis le XIXe siècle avant d’exprimer le sentiment de liberté et d’indépendance que lui procurent ses propres expériences de voyage solitaire.

Ces travaux s’inscrivent dans le prolongement d’une littérature anglophone plus abondante sur cet objet, que l’on peut regrouper sous trois thématiques. Tout d’abord, les contraintes qui pèsent sur la décision de partir seule. Le déficit de matériels et de services adaptés, le sentiment de ne pas être assez aventureuse, les jugements négatifs liés au fait de pratiquer une activité considérée comme masculine sont des freins au départ. C’est surtout la peur de la violence et du harcèlement des hommes, accentuée par le fait d’être à l’étranger, qui est le principal obstacle (Wilson et Little, 2008). La réduction des possibilités de déplacement des femmes dans l’espace et dans le temps est une expression du patriarcat (Lieber, 2002 ; Condon et al., 2005). Elle a une fonction de contrôle social (Hanmer, 1977). Enseignée dès le plus jeune âge aux femmes, elle dessine une « géographie de la peur » (Valentine, 1989). Ainsi, dans leurs activités de loisirs en général et dans les voyages en particulier, les femmes bénéficient d’une liberté qui est toute relative (Wimbush et Talbot, 1988 ; Wilson et Little, 2005). Ensuite, les bénéfices que les voyageuses solitaires retirent de cette expérience. Ils sont envisagés en termes d’évasion, de découverte culturelle, d’enrichissement du réseau de relations (Bond, 1997 ; McNamara et Prideaux, 2010 ; Jahan, 2018). Réussir à surmonter une expérience que l’on considère comme difficile produit une intensification de la confiance en soi (Azema, 2021). Tous ces aspects participent au renforcement d’un sentiment d’autonomie ou « empowerment » (Doran, 2016 ; Pereira et Silva, 2018 ; Lagier et al., 2021). Enfin, les stratégies mises en œuvre par les femmes pour être le plus en sécurité possible. Quand elles racontent leurs voyages solitaires, les femmes disent qu’elles sont souvent considérées par les hommes comme « sexuellement disponibles ». Elles décrivent toute une palette de violences et de harcèlements : contact physique imposé, agression verbale, drague importune, accompagnement non désiré dans la rue… Siân Stephens (2020) raconte son expérience personnelle de ces violences. Se sentant enfermée dans une double contrainte, entre le respect des cultures locales et le principe d’égalité des sexes, elle en vient à suggérer qu’il faut peut-être renoncer à la fréquentation de certaines régions du monde parce que cela perturbe les populations visitées. Pour faire face à ces contraintes, les femmes utilisent différentes stratégies : une préparation rigoureuse du voyage, un choix judicieux de la destination, le dépassement de sa propre peur par l’adoption d’une attitude positive, l’acceptation d’un certain niveau de risque et la modification de son comportement sur place (Jordan et Gibson, 2005 ; Adam, 2015 ; Azema, 2021). Cependant, les travaux que nous avons consultés n’évoquent jamais la manière dont les femmes ont acquis ces stratégies.

Les stratégies utilisées par les femmes qui voyagent seules ne sont pas naturelles : elles résultent d’un apprentissage. Ce sont des dispositions façonnées par des socialisations précoces et notamment par une culture familiale des vacances. Cette culture dépasse les seules pratiques touristiques. On la retrouve dans les vacances partagées avec les parents, en collectivité ou dans la famille, mais aussi dans les discours sur l’intérêt du voyage ou de l’ouverture aux autres. Elle prend sens à côté de stratégies éducatives comme l’apprentissage d’une deuxième ou troisième langue étrangère, le choix d’une classe internationale, la réalisation de stage à l’étranger. Elle est d’autant plus structurante que le temps des vacances est associé à une certaine affectivité : il est hors du quotidien et intensifie les relations familiales. Cette forme de socialisation s’inscrit dans un processus cumulatif, générateur de nouvelles aspirations : une première expérience positive peut encourager une destination plus lointaine ou moins encadrée (Guibert, 2021). On peut considérer que ces expériences façonnent un sens pratique, c’est-à-dire un ensemble de compétences et de connaissances, acquises de manière plus ou moins consciente, qui sont mises en œuvre quand la situation l’exige (Bourdieu, 1980). Ce sont des stratégies d’anticipation des risques, comme le choix préalable d’une destination que l’on considère comme sûre ou d’un hébergement chez une connaissance. Ce sont aussi des formes de contrôle du danger, comme le fait de ne pas se rendre dans un quartier présenté comme dangereux, d’interrompre une conversation avec un homme qui fait mauvaise impression, de courir parce que l’on est suivie dans la rue. Dans la mesure où l’accès au voyage est socialement inégalitaire, ce sens pratique doit dépendre des origines sociales et des différents types de ressources ou de capitaux dont les familles disposent.

Notre propos n’est pas de banaliser les violences dont les jeunes voyageuses peuvent être victimes. Il n’est pas non plus de remettre en cause le principe des bourses Zellidja au prétexte qu’elles soulèvent des questions éthiques parce que le voyage solitaire présente des risques. Les violences à l’encontre des femmes sont fréquentes, y compris au quotidien et à proximité du domicile. L’enquête Violence et rapport de genre (VIRAGE) réalisée par l’Institut national des études démographiques en 2015 montre que, contrairement à l’idée répandue, les femmes subissent davantage de violence dans l’espace public que les hommes, notamment lorsqu’on mesure les interpellations non désirées comme la drague importune : 58 % des femmes de 20 à 24 ans ont déclaré au moins un fait de violence dans l’espace public dans l’année écoulée (Lebugle et al., 2020 : 342). Dans une démarche d’objectivation, nous voulons examiner comment les cultures familiales des vacances, déterminées par des appartenances sociales, façonnent les dispositions des jeunes voyageuses à se lancer dans le voyage solitaire avec les bourses Zellidja et à mettre en place des stratégies, socialement différenciées, pour anticiper les risques et gérer les dangers rencontrés.

Nous rassemblons des données sur les bourses Zellidja depuis la fin des années 1990. Nos premières recherches ont retracé l’histoire du dispositif, de ses fondateurs, ainsi que la destinée d’anciens lauréats (Passavant, 2010 ; 2014). Depuis 2015, nous sommes engagé dans une observation participante des activités d’un jury régional d’attribution des bourses, de manière à connaître les critères implicites de sélection et les recommandations faites aux futures voyageuses. Entre février et juillet 2020, nous avons réalisé une enquête par entretien semi-directif auprès de 29 boursières pendant le premier confinement lié à la pandémie de COVID‑19. Ce contexte exceptionnel nous a obligé à utiliser un logiciel de visio-conférence, mais a facilité l’interrogation de résidentes de régions françaises éloignées ou à l’étranger (Inde et Québec). Les enquêtées étaient plus disponibles, car temporairement libérées de leurs obligations professionnelles et enchantées d’évoquer leurs voyages, dans cette situation d’immobilité contrainte. Pour limiter la réactivation d’éventuels traumatismes liés à des situations de harcèlement ou de violence, les entretiens n’étaient pas focalisés sur ces situations. Si elles n'étaient pas évoquées de manière spontanée à partir d’une consigne générale (« Pouvez-vous me raconter vos voyages Zellidja ? »), nous n’avions prévu qu’une seule relance non personnalisée sur les difficultés que peut rencontrer une femme qui voyage seule. De plus, à partir des fichiers fournis par la Fondation Zellidja, nous avons sélectionné des boursières des promotions 2007 et 2008 afin qu’elles aient un recul suffisant pour évoquer les aspects positifs et négatifs de leurs voyages sans une trop grande affectivité. Les verbatims des entretiens, d’une durée de 50 à 90 minutes, ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique visant à repérer les variations au sein du corpus et à chercher les éléments expliquant ces variations (Blanchet et Gotman, 2007). L’identification des similitudes et des divergences a conduit à l’élaboration d’une typologie selon les caractéristiques sociales et culturelles des boursières.

Des ambitions partagées : découvrir le monde et montrer que l’on n’a pas peur

Postuler à une bourse Zellidja est d’abord la manifestation d’un désir de découvertes culturelles et de rencontres. La préoccupation vis-à-vis des risques sécuritaires n’est pas première, comme c’est le cas sur les forums Internet qui remplissent un rôle de soutien et d’encouragement (Lagier et al., 2021). Cette aspiration à observer sur place les différences culturelles semble fréquente chez les femmes qui voyagent seules (Pereira et Silva, 2018). On la retrouve également chez les étudiantes engagées dans le dispositif Erasmus (programme européen de mobilité étudiante) (Ballatore, 2010 ; 2017). Partir loin est une manière d’être en adéquation avec le monde. Tout se passe comme si, avec la prolifération des images, le monde était devenu à la fois plus lisible et plus opaque. Le voyage permet de constater les choses par soi-même, en « déchirant le filtre du virtuel » (Cicchelli, 2012 : 88). L’immersion dans la culture et les rencontres avec les populations locales, facilitées par le fait d’être seule, sont perçues comme la meilleure façon d’expérimenter la complexité du réel. Par exemple, Clémence[1] part en Inde pour son premier voyage Zellidja parce qu’elle aime le cinéma de Bollywood et qu’elle veut « voir sur place » ce qu’il en est du travail des enfants. Quant à Léna, elle part dans les territoires palestiniens parce qu’elle est passionnée par la culture du monde arabe qu’elle veut « voir de plus près ».

Les entretiens montrent que la découverte des bourses Zellidja est souvent fortuite et agit comme une révélation. C’est une « occasion à saisir » pour accomplir un projet de voyage ancien. Quand sa cousine lui raconte son voyage Zellidja, Anouk adhère immédiatement et veut faire la même chose : « cela fait tilt », dit-elle. Armelle découvre les bourses par une affiche au Centre d’information jeunesse où elle se rend pour se réorienter après sa première année à l’université : « J’ai bondi sur l’occasion ! »

Les conditions imposées par la bourse Zellidja, et notamment la solitude et l’obligation de réaliser une étude, sont vécues comme une expérience de voyage inédite qui oblige à « sortir de sa zone de confort », selon l’expression souvent répétée dans les entretiens. Cette zone, c’est celle des habitudes quotidiennes et d’une certaine timidité, qui empêchent d’aller vers les gens. En relevant ce qu’elles perçoivent comme un défi, les jeunes voyageuses disent montrer qu’elles n’ont pas peur et ne sont pas moins aventureuses que leurs homologues masculins. C’est exactement ce que raconte Jodie : « Je pense que je n’ai pas eu peur alors que j’étais une fille. » Sortir de l’injonction à la peur et prouver de quoi on est capable apportent un surcroît de confiance en soi. Plusieurs boursières évoquent leur fierté d’avoir réussi à faire ce qui est déconseillé à une femme. « J’étais très fière du fait de voyager seule en tant que femme. Très, très fière de ça. Et ça m’a aidée à me sentir plus forte », confie Fabienne. La satisfaction d’avoir réussi cette épreuve est une forme d’empowerment (Doran, 2016). Les voyageuses Zellidja apparaissent comme des jeunes femmes volontaires qui s’affranchissent des normes de genre qui cantonnent les femmes dans l’espace clos du foyer (Azema, 2021).

Seule une minorité de boursières choisissent d’effectuer un voyage financé par une première bourse Zellidja dans une région qu’elles considèrent comme sûre (Réunion, Espagne, Irlande, Québec, États-Unis, Cambodge). La grande majorité des boursières privilégient des destinations plus aventureuses : l’Amérique latine (Argentine, Brésil, Mexique), l’Afrique (Égypte, Cameroun, Mali, Sénégal, Tanzanie) ou l’Inde. Le jury régional que nous observons est constitué d’anciens boursiers Zellidja et de sympathisants, amateurs de voyage. Il intervient rarement pour pousser à l’aventure des candidates réservées, mais plus souvent pour tempérer des enthousiasmes déraisonnables. Les voyages dans les pays signalés comme dangereux par le ministère des Affaires étrangères sur sa « Carte régionale des zones de vigilance » sont refusés. En 2019, une candidate qui envisage de se déplacer en auto-stop et de faire du camping sauvage en Roumanie est contrainte de réviser des conditions de voyage jugées trop risquées. En 2021, le jury refuse le projet d’une candidate qui souhaite étudier la situation des Kurdes en Turquie au prétexte que le climat politique local n’est pas favorable à voyager de façon sécuritaire sur ce thème. Les boursières sont encouragées à trouver avant leur départ des contacts sûrs qui peuvent les héberger, au moins pour la première partie de leur voyage.

Si les boursières n’ont pas peur, c’est aussi parce qu’elles mettent en œuvre des stratégies de gestion des risques. Nous avons identifié trois groupes dont les pratiques diffèrent suivant leur culture de vacances et leurs caractéristiques sociales.

Partir pour la première fois : le désir de vivre autre chose que ses parents

Un premier groupe rassemble un peu moins d’un tiers des boursières (9 sur 29), qui appartiennent plutôt à un milieu populaire : les parents sont agriculteurs, ouvriers, petits artisans. Dans ces familles, l’argent manque pour des séjours touristiques et le voyage ne fait pas partie des habitudes familiales. Elles ont toutes les caractéristiques des « familles repliées » décrites par Pierre Périer (2000), qui considèrent que le voyage est une dépense inutile quand le temps des vacances peut être occupé par des activités de bricolage et de loisir utiles à la maison. Deux familles, celles de Macha et de Chloé, sont plus « ritualistes ». Elles sont allées plusieurs années de suite dans le même camping dans le Sud de la France. Pour ces femmes, la bourse Zellidja est la chance de vivre autre chose, « d’éclater sa bulle », « de découvrir le monde », « de faire autre chose que les parents ». Même d’un montant peu élevé, la bourse est indispensable pour partir. Elle est complétée par des petits boulots d’été.

Ces boursières doivent convaincre leurs parents de les laisser partir, parce qu’ils ne comprennent pas l’intérêt du voyage. C’est le cas pour Adèle : « Ce n’est pas dans les codes de famille », dit-elle. Son père est agriculteur, sa mère secrétaire. Ils ont arrêté les études à 16 ans. Dès son plus jeune âge, Adèle veut « explorer le monde », mais elle doit lutter contre les réticences de ses parents. Quand elle est adolescente, ils lui refusent un séjour en Égypte. Elle parvient à partir une semaine en Espagne à condition d’être chaperonnée par sa sœur aînée et une cousine. Elle découvre les bourses Zellidja juste avant ses 20 ans, en seconde année à l’Institut universitaire de technologie (IUT). Son père ne comprend pas ce départ en Argentine : « Il m’a dit : ‘C’est quoi ? C’est n’importe quoi. Au bout d’une semaine, tu vas te faire chier.’ Il ne comprenait pas. »

Armelle aussi doit se disputer avec ses parents pour partir. Elle a déjà essuyé plusieurs refus, ce qui n’a fait que renforcer ses aspirations au départ. Dans son cas, elle considère que ses parents l’ont éduquée avec des conceptions très traditionnelles des rôles de genre qui cantonnent les femmes au foyer parce que le monde extérieur est dangereux. Son père, fils d’agriculteur, est commercial à son compte pour du matériel de laiterie. Il est le seul de la famille à n’avoir pas repris une ferme et Armelle le présente comme « très attaché au milieu d’où il vient ». Sa mère s’est occupée des trois filles avant de reprendre des études vers 40 ans, pour devenir conseillère familiale et sociale. Dès la classe de seconde, Armelle est « attirée par l’ailleurs », à l’image de sa sœur aînée qui quitte le domicile familial dès sa majorité pour voyager et travailler à l’étranger. Elle a la possibilité de faire un échange scolaire de trois mois dans une famille à Berlin, mais ses parents refusent, ce qu’elle vit très mal. Pour son voyage Zellidja, elle choisit d’étudier l’agriculture au Mali, parce que c’est un milieu qu’elle connaît. Ses parents s’opposent à ce projet et font pression en acceptant qu’elle parte à la condition qu’elle obtienne son permis de conduire. « C’était lourd, ce poids familial », dit-elle. Armelle considère que ses parents l’ont éduquée « comme une fille », c’est-à-dire en limitant sa confiance dans ses capacités à voyager comme pourrait le faire un garçon : remplir un sac à dos et partir en auto-stop.

Quand je dis : « éduquée comme une fille », c’est prendre des… La seule fois où j’ai vu mes grandes sœurs prendre une claque et une grosse engueulade par mon père, c’est le jour où elles ont fait du stop. Et pour moi, la petite, la chose la plus dangereuse du monde, c’est de faire du stop pour une fille. J’ai vraiment été éduquée : « Attention ! le monde est dangereux et hostile. »

Armelle estime que ses parents lui ont appris à être en retrait plutôt qu’à prendre des initiatives, à hésiter plutôt qu’à se faire confiance.

Pour ne pas subir d’interdiction, Emma met ses parents devant le fait accompli en présentant son projet une fois la bourse obtenue et le billet d’avion acheté. Adèle pour sa part attend d’être majeure. Pour lever les inquiétudes parentales, d’autres négocient des conditions de voyage plus sécuritaires, en choisissant une destination proche ou en sollicitant des hébergements chez des connaissances de la famille. Si Armelle part au Mali, c’est parce qu’elle y rejoint sa sœur en mission dans une association humanitaire pour la première partie de son voyage. Jodie veut voyager alors qu’elle n’a que 16 ans. Pour son premier voyage Zellidja, elle souhaite partir en Amérique du Sud, mais ses parents considèrent que c’est trop loin. La négociation aboutit à l’Andalousie, qu’elle connaît déjà.

J’avais clairement envie d’air, d’espace, de liberté… […] J’avais besoin de m’émanciper. Si j’avais pu m’émanciper légalement, je pense que je l’aurais fait plus tôt. J’avais besoin de ça et besoin de me prouver que j’étais capable. Et découvrir autre chose […] Avec mon père, c’est très compliqué. On peut dire ça comme ça. Moi j’avais toujours envie… pour le premier voyage, j’avais déjà l’ambition de partir en Amérique latine. Mais ma mère m’avait dit : « Ma cocotte, je ne suis pas contre le voyage mais tu restes pas trop loin. »

Jodie a passé une semaine avec son père en Andalousie quand elle était collégienne. Elle y est retournée à l’occasion d’un voyage linguistique avec le lycée dans une famille d’accueil. Son premier voyage Zellidja est dans le même secteur. Elle ira au Pérou pour son second voyage et sera hébergée par une Française qui travaille à l’ambassade de France au Pérou.

Comme elles ont peu d’expérience touristique, ces voyageuses connaissent de nombreuses mésaventures pratiques : problèmes de transport, de visa, difficulté à s’orienter… Sur place, elles cherchent plutôt la protection de la part de leurs hôtes. De ce fait, les voyageuses de ce groupe évoquent peu de situations d’agression ou de harcèlement, à part quand elles ne sont plus accompagnées d’une personne de confiance. Le voyage de Fanke illustre parfaitement ce mécanisme. Elle n’imaginait pas recevoir de l’argent pour voyager parce que ses deux parents, agriculteurs dans le centre de la France, ne pouvaient pas l’aider financièrement. Pour son premier voyage Zellidja, elle décide de partir au Cameroun, parce qu’elle est « fan de l’Afrique ». Comme elle envisage une année de césure après son baccalauréat série sciences économiques et sociales pour réfléchir à son orientation professionnelle, elle programme un périple de quatre mois. Cependant, sans expérience du voyage, Fanke va consacrer beaucoup d’énergie à résoudre des problèmes plutôt que de les anticiper. Par exemple, ce n’est qu’à l’aéroport qu’elle découvre qu’elle n’a pas de visa et elle doit donc différer son départ. Arrivée à destination, elle est hébergée dans une famille recommandée par des amis de ses parents. Ne sachant comment se comporter en voyage, elle se laisse totalement prendre en charge.

Comme je découvrais le voyage, je n’avais pas de préjugés sur ce que doit être un voyage… Ce que l’on doit faire… Est-ce que tous les jours on doit découvrir quelque chose ? Il y a des jours, je restais à la maison parce qu’il fallait faire la vaisselle, préparer un anniversaire, faire à manger… Je faisais ma lessive à la main, donc cela me prenait vachement de temps… En fait… finalement, comme je ne savais pas ce que c’était, j’ai un peu vécu comme ça… Quand quelqu’un sortait parce qu’il avait un truc à faire, je l’accompagnais. Je me laissais surfer sur la vague de la vie de la maison. Je suis allée à l’église. J’ai entendu une messe dans leur langue locale. Je ne comprenais pas […] Ensuite, quand j’ai dit : « Tiens ! J’irai bien à Douala », la dame qui m’hébergeait m’a dit : « Ah, j’ai un frère à Douala. » Donc, je suis allée chez son frère à Douala. J’ai toujours été super bien accueillie. Après je disais : « Maintenant, j’irai bien à l’est. » Eh bien, elle connaissait un médecin via une association… Elle, elle était infirmière. Donc, je suis allée chez le médecin […] Je ressentais beaucoup de protection de la part des femmes mais aussi des hommes. Quand je marchais sur le trottoir, ce n’était jamais moi qui marchais du côté de la route. Quand on traversait, on me tenait la main. J’étais bien protégée.

Prise en charge et accompagnée, Fanke se sent en sécurité. Les seules fois où elle se retrouve seule, elle reçoit des demandes en mariage et elle est même suivie par un homme dans la rue. Elle court alors pour se réfugier chez ses hôtes, qui lui offrent un espace sécurisé et protecteur.

La protection peut aussi être une attitude spontanée qui vient d’autres femmes, par « solidarité féminine », ou d’hommes qui considèrent qu’il faut intervenir pour protéger les voyageuses contre elles-mêmes, ce qui est renforcé par leur jeunesse. Lors de son premier voyage en Espagne, Jodie n’a que 16 ans et elle admet qu’elle faisait très jeune. Elle fait plusieurs fois l’objet de comportements protecteurs qu’elle juge excessifs de la part d’inconnus, comme lorsqu’un homme pense qu’elle est en fugue et lui propose de payer son retour en France. Cependant, susciter cette sollicitude lui sert également à échapper à un premier hôte qui tente de l’agresser. Elle considère qu’elle n’aurait jamais trouvé aussi rapidement un hébergement de secours si elle avait été un garçon.

En Espagne, je me rappelle… Déjà, on ne me donnait pas mon âge… Lorsque je revois les photos, je ne me donnerais pas 16 ans… Il y a un côté atypique d’être toute seule à 16 ans. Personne ne croyait que j’avais 16 ans. Plusieurs fois, on m’a demandé ma carte d’identité pour vérifier. Il y en a un qui m’a dit, c’était un monsieur qui devait avoir 50 ou 60 ans : « Non mais là, je te ramène à la gare, je te paie le train et tu rentres chez toi. » [Rire] Je pense que le côté fille jouait et l’âge aussi. Si j’avais été un garçon, il n’aurait pas eu la même réaction. Après, il y a eu peut-être la facilité pour certaines personnes de m’accueillir… Et puis une vulnérabilité aussi. J’ai quand même eu des propositions malveillantes qui ont failli mal tourner. Mais aussi, en face, une générosité, une hospitalité qu’il n’y aurait peut-être pas eu si j’avais été un garçon. Donc, je pense que cela a joué dans les deux sens […] À Séville, je ne suis pas sûre qu’ils m’auraient hébergée si je n’avais pas été une fille. Si je n’avais pas été dans le danger de passer à la casserole avec le monsieur qui m’hébergeait, je pense qu’ils ne me l’auraient même pas proposé. Voilà !

Le genre et la jeunesse peuvent devenir une ressource pour les voyageuses solitaires dans la mesure où elles sont plus facilement accueillies qu’un homme à l’intérieur des foyers. Certaines voyageuses utilisent cette attribution genrée quand elles recherchent un hébergement ou veulent rentrer dans les foyers pour y étudier les pratiques alimentaires.

Accumuler des expériences de voyage avec une bonne volonté internationale

Un second groupe est constitué d’un peu plus de la moitié de notre échantillon (16 sur 29). Les familles de ces boursières appartiennent plutôt aux classes moyenne et supérieure : le père est éducateur spécialisé, ingénieur, architecte, directeur d’entreprise, informaticien. Ce sont des « touristes pluriels » dans le sens où ils ont une culture des vacances développée et diversifiée (Guibert, 2016). Avec ses parents, Joy a fait des « voyages classiques » en train, avec un hébergement en location, dans plusieurs pays d’Europe (Autriche, Hongrie, Croatie…) et des « voyages moins classiques », comme un voyage à vélo entre Bologne et Florence, puis un séjour en Chine de deux mois pour lequel son père a appris le chinois pendant deux ans. En plus d’accompagner leurs parents, ces boursières ont voyagé selon différentes formules. Pendant l’été, Clémence a passé deux semaines de vacances en location avec ses parents qui sont fonctionnaires des impôts et des douanes. À partir de 12 ans, elle a fait deux autres voyages par an en colonie de vacances. Elle a visité la République tchèque, l’Islande, la Suède, la Slovaquie… À 14 ans, elle a bénéficié d’une bourse régionale pour partir avec des amis dans le bassin d’Arcachon. À 16 ans, elle a visité Barcelone avec une copine. À 18 ans, elles sont allées toutes les deux à Londres où elles ont gagné de l’argent en distribuant des prospectus, qu’elles ont ensuite dépensé lors d’un voyage en Turquie. Cette multi-activité est révélatrice des pratiques éducatives des familles aisées, tournées vers l’apprentissage de l’autonomie et d’une culture libre (Réau, 2009). Le désir de faire une large place à l’ouverture au monde se retrouve dans les stratégies scolaires. Les options choisies au baccalauréat sont éloquentes. Sur les 16 boursières, huit ont un apprentissage renforcé en langue (anglais, allemand, espagnol ou basque), trois pratiquent deux langues (anglais avec espagnol ou allemand) et une en pratique trois (anglais, espagnol et russe). Ces familles attribuent à l’enseignement secondaire la fonction d’élargir l’horizon culturel des enfants et de développer leur curiosité (Van Zanten, 2009). Cette stratégie éducative correspond à une bonne volonté internationale, notion développée par Maria-Alice Nogueira et Andréa Aguia (2008) pour caractériser les pratiques de familles brésiliennes de la classe moyenne qui s’appliquent à doter leurs enfants de compétences internationales pour faire face aux enjeux de la mondialisation. Elle s’inspire de la notion de bonne volonté culturelle développée par Pierre Bourdieu (1979) pour exprimer le rapport à la culture des membres de la petite bourgeoisie, marqué par une forte reconnaissance de la culture légitime et une aspiration à l’acquérir par une discipline rigoureuse. Ces jeunes femmes ont multiplié les expériences de voyage et les occasions d’accumuler des ressources internationales, notamment des connaissances linguistiques. Cette ouverture internationale est censée apporter des compétences qui seront mobilisables dans des activités scolaires et professionnelles. La bourse Zellidja, avec ses nombreuses exigences, s’inscrit parfaitement dans cette dynamique.

Contrairement au groupe précédent, les boursières n’ont pas été éduquées dans la crainte de l’inconnu ou dans l’idée qu’elles sont vulnérables. Pour Arianne, considérer qu’une femme est plus en danger qu’un homme quand elle voyage à l’étranger est une idée reçue.

Pour moi, la question ne se posait pas. Je ne me posais pas la question que je suis une fille et que je suis vulnérable. Vraiment pas. C’est une question d’éducation […] Pour moi, je ne me suis pas du tout dit : « Oh, là, là ! En tant que jeune fille, je vais être plus… » […] Dans tous les cas, pour beaucoup de personnes, et cela demeure encore, cette idée reçue que les jeunes filles seraient plus vulnérables, notamment au fait de pouvoir être embêtées, voire violentées, notamment par les hommes. J’ai entendu ça.

Dans ces conditions, l’attitude protectrice qu’offrent certains hôtes est vécue comme un frein au désir de découverte autonome. Il faut à tout prix s’affranchir de ces comportements qu’elles considèrent comme trop paternalistes alors qu’ils peuvent être une expression culturelle locale des rapports de sexe. Rose est confiante parce qu’elle a bien préparé son premier voyage : elle a établi un itinéraire et trouvé des hébergements sûrs pour chaque nuit. Au Guatemala, elle est accueillie par la famille d’une amie d’un cousin. Elle doit s’opposer au père qui veut l’empêcher de poursuivre son voyage.

Le père de famille était devenu très autoritaire et m’interdisait d’aller à certains endroits parce que c’était trop dangereux. C’était : « Non, tu ne vas pas là-bas, point. » En fait… mes parents m’ont laissée venir jusqu’ici donc je pense que ce n’est pas lui qui va m’empêcher. Il me racontait des histoires de gens qui se faisaient enlever […] Mais moi, je ne voulais pas aller dans des endroits complètement dangereux. Je voulais simplement sortir de la capitale […] Quand les gens hébergent, ils ont l’impression d’avoir une responsabilité.

En s’affranchissant de cette protection, les boursières sont confrontées à des situations de violence. Elles décrivent des demandes en mariage, des interpellations sexistes, des dragues importunes, des poursuites dans la rue, des avances sexuelles, des tentatives d’embrassade, des entrées intempestives dans la chambre. Pour affronter ces situations, elles sont contraintes d’adopter différentes stratégies : la restriction volontaire, la vigilance mentale, l’expression de sa non-disponibilité sexuelle, l’adaptation du comportement et la relativisation du danger.

La restriction volontaire consiste à ne pas aller dans certains endroits parce qu’ils sont présentés comme dangereux, surtout à certaines heures, la nuit notamment. C’est un couvre-feu virtuel que les voyageuses s’imposent. Au Mali, Charlotte adopte un rythme de vie dicté par le lever et le coucher du soleil, donc elle a peu d’occasions de sortir la nuit. La prudence prend également la forme d’une vigilance mentale qui consiste à jauger et anticiper le danger que peuvent représenter une situation, un groupe, un lieu (Condon et al., 2005). C’est une charge mentale, une tension constante qui oblige à rester sur le qui-vive pour évaluer à qui l’on peut faire confiance. Charlotte fait par exemple l’expérience d’une trop grande naïveté qui la conduit dans une situation dangereuse :

Au Mali, le premier jour où j’y étais, je me suis retrouvée dans une maison, accompagnée par un mec rencontré dans la rue. J’ai fait bêtement confiance : « Ah, c’est super, les gens sont sympas. » Ce côté candide du voyageur. Et en fait, pas du tout. C’était un rabatteur. Je me suis retrouvée chez lui, dans une chambre… D’un seul coup, il y avait plein de rideaux, des lits superposés et plein de mecs partout. Cela s’est bien fini, il n’y a pas eu de problème. Mais s’il y avait eu des problèmes, c’était pareil. C’est une forme d’inconscience quand même.

Charlotte explique que cette première situation critique ne lui a pas fait peur et n’a pas entamé sa confiance, mais elle lui a fait perdre sa naïveté. Pour le reste de son voyage, elle toujours cherche à bien « prendre la température » d’une situation, à être consciente qu’il existe toujours des risques. La vigilance mentale est à moduler en fonction du pays dans lequel on se trouve. Les hôtes peuvent jouer un rôle dans la transmission de ces codes de conduite, sauf quand il y a conflit entre les bonnes intentions des uns, parfois maladroites, et les aspirations, parfois naïves, à l’indépendance des autres, comme dans le cas de Rose vu précédemment.

Pour éviter des relations ou des contacts non souhaités, les voyageuses apprennent à refroidir les ardeurs d’hommes trop entreprenants en manifestant clairement leur absence de consentement. Elles appellent cela « poser des limites », en faisant preuve d’autorité et de tact. Fabienne reconnaît qu’elle a vécu des situations qui comportaient des risques d’agression sexuelle en partageant le lit d’hommes. Mais elle avait confiance dans sa capacité à repousser leurs avances.

Au Vietnam, il y a une personne qui était avec moi, qui était en scooter, et qui m’a emmenée pendant deux jours. J’ai dormi avec lui dans le même lit. Il a essayé des trucs, mais je disais « Non ». Je ne me suis pas sentie en danger mais j’ai vécu des trucs un peu limites […] Au Burkina, je me suis sentie un peu… pas en danger… mais j’avais l’impression d’être une proie, quelquefois. Ce sont des regards appuyés, clairement sexuels…. Il y a quelques fois où je ne me suis pas sentie très en sécurité, mais cela ne m’a pas empêchée de faire des trucs un peu… des trucs vraiment rigolos […] J’avais rencontré quelqu’un à Ouagadougou qui me disait qu’il connaissait bien le Sahel. Moi, j’avais envie d’aller là-bas. J’avais besoin de quelqu’un qui m’aide à y aller. Il a été d’accord pour venir avec moi. Comme c’est vraiment une expédition, on est allés dans une espèce de taxi-brousse qui s’est arrêté à une heure du matin dans un village sur le chemin. On est allés derrière un mur où il y avait un matelas pourri par terre, sûrement depuis des années. Il était tout noir. On s’est couchés là tous les deux. Il a essayé de faire deux ou trois trucs aussi. Je me suis dit : « Oh, non ! Encore ! » Je ne me laissais pas faire, donc ça allait. On s’est réveillés à 5 heures du matin et on est repartis.

Dans les pays où les femmes sont peu présentes dans l’espace public ou se déplacent rarement seules, les voyageuses adaptent leur tenue vestimentaire et se comportent de manière à passer le plus possible inaperçues. Plusieurs estiment qu’il faut respecter les règles de bonne conduite en vigueur dans le pays. Adapter son apparence signifie aussi parfois porter une fausse alliance pour éviter les avances et les demandes en mariage. Elles sont le fait d’hommes qui espèrent sans doute de la part de ces jeunes touristes occidentales qui semblent riches, indépendantes et modernes, toutes sortes de gratifications, notamment une possibilité d’émigration (Cauvin-Verner, 2009).

Quand elles relatent le harcèlement qu’elles ont subi, les boursières ont tendance à relativiser la gravité des faits. Elles font appel à un relativisme culturel en considérant que ces situations sont inhérentes à ce qui ressemble à un folklore local. Karen dit qu’elle n’a eu aucun souci en Tanzanie malgré des demandes en mariage dont elle exagère le nombre pour bien montrer qu’elles font partie des pratiques locales attendues : « J’ai eu 12 millions de propositions de mariage. » Ensuite, elles minimisent ce qu’elles ont vécu en considérant que le risque n’était pas si grand, qu’il ne faut pas se sentir en danger à chaque fois qu’un homme siffle dans la rue, fait une remarque sexiste ou a des regards insistants. Enfin, les voyageuses considèrent qu’elles sont parvenues à gérer les situations avant qu’elles ne dégénèrent. A posteriori, elles disent qu’elles s’en sortent bien parce qu’elles ont « évité le pire ». Clémence a vécu des situations difficiles lors de son premier voyage en Inde, sans oser les décrire, des « attouchements », des « choses bizarres ». Cependant, elle relativise ces agressions en les attribuant à l’insouciance de sa jeunesse, aux risques que comportent les contacts avec la population locale quand on est une jeune femme étrangère. Elle reconnaît que « ça allait, mais c’était dur ». Elle a terminé son voyage dans des hébergements plus sûrs, en limitant ses contacts avec la population locale.

Je n’avais pas conscience des dangers. Pendant mon voyage, j’ai eu pas mal de problèmes en tant que femme seule de 18 ans, qui est quand même assez insouciante. À 18 ans, on découvre… Ce sont les premières expériences… On fait confiance facilement aux gens et on pense que les gens sont bons, ce qui n’est pas nécessairement le cas. Mais au moins, cela m’a permis d’avoir une première aventure, avec ses points positifs et ses points négatifs […] Avec Zellidja, on nous demande d’aller chez les gens. Je comprends la raison pour laquelle on nous demande d’avoir un contact direct avec les locaux, en dormant chez eux par exemple. Mais c’est vrai qu’en Inde, en tant que femme seule de 18 ans, j’aurais préféré opter pour d’autres solutions. Au début, je faisais beaucoup de couchsurfing… J’ai continué à le faire mais je m’accordais des périodes d’hébergement dans des auberges de jeunesse. C’était difficile parce que j’avais moins de contacts avec les gens. J’essayais de trouver le moyen d’avoir des contacts tout en me protégeant aussi. J’ai eu beaucoup de harcèlement, des attouchements, des choses un peu bizarres qui se sont produites […] Cela a été dur… Enfin, ça allait, mais c’était dur. J’avoue que je suis plutôt allée dans les archives à New Dehli… Pour sortir un peu… Je ne m’attendais vraiment pas à ça. J’ai fait comme j’ai pu, mais cela a été… Je pense qu’il y en a qui ont mieux réussi que moi l’étude que j’ai faite en Inde.

Les récits de ces boursières sont émaillés de compromis entre différentes options. Tout d’abord, elles disent qu’elles n’ont pas peur tout en faisant attention de ne pas se mettre en danger. Ensuite, elles sécurisent leurs déplacements (sélection de la destination, vigilance mentale, imposition de limites aux hommes, modification de leur apparence), mais, dans le feu de l’action, elles reconnaissent qu’il faut parfois accepter un certain niveau de risque. Il faut à la fois rechercher les contacts avec les populations locales, mais aussi s’en protéger. Ne pouvant pas tout contrôler, elles doivent trouver des ressources pour se sortir de situations avant qu’elles ne dégénèrent. Elles disent que savoir faire des compromis, anticiper les risques, faire face au danger font partie des apprentissages, parfois difficiles, du voyage.

Faire sienne une partie du monde dans une famille internationale

Le dernier groupe est plus modeste puisqu’il est constitué de quatre boursières. Elles ont en commun d’appartenir à des familles qui disposent d’importantes ressources internationales en termes de compétences et de connaissances. Le français n’est pas toujours la langue la plus utilisée dans le foyer. Les parents ont vécu des expatriations, exercent une profession avec des séjours fréquents à l’étranger ou sont d’origine étrangère. Dans ces familles, les voyages à l’étranger sont habituels. Les enfants partent régulièrement sur de longues périodes et ils sont hébergés par des membres de la famille ou des amis. Ils vivent l’expatriation ou accompagnent des séjours professionnels. La scolarité est marquée par cette dimension internationale : elle se fait dans des établissements français à l’étranger ou dans des établissements internationaux.

Pour ces boursières, le choix de la destination est simple. Le premier voyage est l’occasion de revenir dans un pays déjà fréquenté où elles ont encore des attaches affectives, familiales ou amicales. Des amis ou des collègues se transforment en relais efficace de l’autorité parentale : ils assurent une partie de l’hébergement et accompagnent les différentes démarches nécessaires pour la réalisation de l’étude demandée par la bourse. Les parents peuvent voir partir leur fille en toute confiance. Par leurs expériences précédentes, ces boursières ont intériorisé les possibilités sécurisées de déplacements et de rencontres dans ces pays.

Grace à sa bourse Zellidja, Gabrielle part à 17 ans pendant un mois au Mali, juste après son baccalauréat série sciences économiques et sociales avec option espagnol qu’elle obtient dans un lycée privé d’une grande ville de province. Pour étudier le peuple peul, elle réalise une itinérance le long du Niger, de Bamako à Tombouctou en passant par Ségou et Mopti. À plusieurs étapes, elle est hébergée par des amis de la famille. « C’était un petit peu original par rapport à d’autres personnes. Ce n’était pas tout à fait un saut dans l’inconnu. Une partie de ces personnes, je les connaissais. L’idée, c’était de partager leur quotidien. »

Ces relations maliennes sont des collègues de son père, ingénieur agronome, spécialisé dans l’aide au développement et la coopération décentralisée au sein d’un institut universitaire français. Il a été volontaire au Mali dans les années 1980 puis a travaillé et vécu pendant dix ans en Amérique latine. C’est là qu’il a rencontré son épouse qui est sociologue. Les deux frères aînés de Gabrielle sont nés au Pérou et sa sœur est née en Bolivie. Elle est la seule qui soit née en France. À la maison, la langue la plus parlée est l’espagnol. Son père est en mission un mois sur deux en Afrique subsaharienne, en Afrique du Nord ou en Amérique latine. Il a emmené Gabrielle au Togo et au Bénin quand elle avait 15 ans. Pendant son enfance, les vacances d’été se déroulaient tous les deux ans en Bolivie et au Pérou pour voir la famille. Gabrielle a connu Zellidja par sa sœur aînée qui a reçu une bourse pour aller à Oulan-Bator en Mongolie avant de s’installer en Asie centrale pour réaliser une thèse de géographie.

Pour Axelle, le voyage Zellidja se fait également en terrain connu. Entre 6 ans et 9 ans, elle vit à Moscou. Son père, expert-comptable, travaille pour un cabinet international chargé de mettre en place le système comptable dans la période post-soviétique. Pendant cette expatriation, la mère s’occupe de ses trois filles. En France, elle a exercé plusieurs métiers (assistance de direction, professeure de ski, photographe). Elle a vécu en Allemagne et au Japon. Axelle conserve un excellent souvenir de cette expatriation russe. De retour en France, elle est inscrite dans un collège parisien en dehors de son secteur d’affectation pour continuer le russe en première langue et éviter les établissements populaires de proximité. Pendant les vacances, la famille rend visite à des amis de Russie, traverse l’Italie, retrouve des amis en Grèce. Axelle considère qu’elle a reçu une éducation très tournée vers l’autonomie et l’international. Avant d’obtenir la bourse Zellidja, elle a participé à plusieurs chantiers internationaux de jeunes volontaires en Russie et en Estonie dans le cadre du dispositif « Études et chantiers » d’une association d’éducation populaire, où elle retrouve des copines moscovites.

Je pense que j’ai toujours été très encouragée à partir. Ma mère m’a toujours extrêmement soutenue dans tous les projets que je pouvais avoir, des projets de voyage, dans les chantiers […] On m’a poussée dehors autant que l’on m’en a donné envie… Du coup, quand j’avais l’occasion, je partais.

Elle découvre les bourses Zellidja dans un quotidien pour adolescents auquel elle est abonnée, Clefs de l’actualité junior. Elle part à 18 ans explorer la région du lac Baïkal au sud de la Sibérie. C’est son premier voyage solitaire dans une région inconnue, mais elle parle le russe et sait parfaitement se repérer dans cet environnement.

L’enfance de Nina se déroule dans une ambiance très internationale. Ses deux parents sont artistes potiers, après une formation en école d’art. Nina les présente comme « des intellectuels » qui lisent beaucoup et n’ont pas de problème d’argent. Ils sont en relation avec d’autres artistes en Europe, aux États-Unis et au Japon. Propriétaires d’une grande maison avec jardin dans la couronne parisienne, ils accueillent souvent des visiteurs étrangers. Sa mère est d’origine allemande et une partie de la famille vit en Amérique du Sud. Pendant son enfance, Nina voyage régulièrement. Quand ses parents exposent à l’étranger, ils en profitent pour prolonger leur séjour de quelques jours, hébergés par des amis potiers. Tous les ans, lorsqu’elle est à l’école primaire et au collège, Nina va en vacances en Allemagne chez sa cousine pendant un mois, puis sa cousine la rejoint en France. Elle a donc l’habitude de partir sans ses parents et elle se souvient d’une enfance avec beaucoup de liberté. Nina est admise par concours dans un lycée international franco-allemand, établissement public unique en France, rattaché au ministère des Affaires étrangères, où elle obtient un baccalauréat franco-allemand, équivalent du baccalauréat et de l’Abitur (en Allemagne). Elle présente cette orientation comme un choix personnel, pour se rapprocher de ses racines allemandes. Nina découvre les bourses Zellidja sur une affiche au lycée. Elle n’est pas immédiatement intéressée parce qu’elle participe à un projet humanitaire de construction d’une école au Sénégal, impulsé par le centre social de sa ville. Ce projet se concrétise juste après son baccalauréat par un voyage d’un mois avec les sept membres de l’association. Portée par une curiosité pour l’étranger, elle pose sa candidature à une bourse Zellidja lors de sa première année en classe préparatoire littéraire. Elle retourne au Sénégal pendant plus de cinq semaines parce qu’elle a envie de découvrir le pays toute seule, de « façon plus libre ». Pour son second voyage Zellidja, elle part trois mois au Pérou et en Équateur, où elle a des souvenirs d’enfance, pour étudier les mouvements de défense des droits indigènes. Sa cousine allemande, mariée à un Péruvien, lui fournit des contacts. Nina a accumulé des expériences de voyage dans son enfance et sa vie adulte : elle se sent en sécurité à l’étranger et dépasse la rhétorique du danger en expliquant qu’il faut avoir confiance dans l’inconnu plutôt qu’en avoir peur.

J’ai l’impression que j’ai appris à me débrouiller, à évaluer qui est qui, qui fait quoi, presqu’au premier coup d’œil. Il peut y avoir des ratés bien sûr. Mais avec ça… cela m’a donné une certaine liberté. En fait, quand on voyage comme ça, on part avec une sorte de capital de confiance dans le monde et il nous le rend […] Je trouve que l’on a trop peur des uns et des autres. Quand on est généreux, cela va dans les deux sens. Il ne s’agit pas d’être naïf, mais de cette façon, j’ai rencontré beaucoup de gens chouettes.

Ainsi, Nina attribue le fait de n’avoir jamais eu de problèmes en voyage au fait qu’elle a intériorisé des codes de conduite et différents critères d’appréhension des situations : savoir à qui elle a affaire du premier coup d’œil, ne pas rentrer trop tard, se constituer progressivement un réseau de relations sûres… Lors de ces expériences, elle a intériorisé un sens pratique touristique qui lui permet de considérer qu’être une femme seule qui voyage ne pose aucun problème. De ce fait, elle décrit un rapport au monde fondé sur la confiance dans les autres.

Conclusion

L’analyse des stratégies mises en place par les boursières Zellidja pour voyager le plus en sécurité possible remplit un double objectif. D’abord, elle ouvre la boîte noire de ce qui se passe en voyage pour mieux comprendre les ressorts de cette expérience touristique solitaire. Ensuite, elle montre comment les voyages participent à la construction sociale du genre, thème peu abordé dans la littérature sociologique francophone.

La bourse Zellidja apparaît comme une incitation au départ, un encouragement nécessaire pour franchir le pas du voyage solitaire. Les entretiens réalisés avec des femmes qui ont bénéficié de ce financement montrent que les aspirations initiales des voyageuses sont de s’immerger dans des cultures différentes pour apprendre à les connaître par elles-mêmes. On ne peut comprendre cette disposition au voyage solitaire sans la mettre en relation avec la culture familiale de vacances qui est un des éléments de la stratégie éducative globale des parents pour accompagner leurs enfants vers l’autonomie, entendue comme la capacité à faire soi-même et à décider de sa vie. Toutes estiment que ces voyages les ont placées face à des situations parfois difficiles et qu’elles se sont endurcies en apprenant à s’imposer.

Les boursières éduquées dans une famille populaire doivent lutter contre les stéréotypes de genre qui s’opposent au « voyage féminin » et convaincre leurs parents de les laisser partir. Avec peu d’expérience touristique, elles sécurisent leur séjour en étant prises en charge par leurs contacts sur place. Cet accompagnement, d’autant plus fort que les boursières sont jeunes, survient aussi de manière spontanée. Les voyageuses issues de familles plus favorisées, qui ont reçu une éducation portée par une bonne volonté internationale, ont plus confiance dans leurs capacités à faire face à des situations dangereuses. De ce fait, elles mobilisent tout un arsenal de stratégies pour préserver leur intégrité tout en étant en contact avec les populations locales. Quelques boursières qui appartiennent à des familles internationales ont accumulé des connaissances culturelles et un réseau relationnel qui fonctionnent comme un sens pratique touristique. Elles ont des repères solides dans les pays visités et elles ont intériorisé les limites de ce qu’elles peuvent faire. Cela leur permet de voyager en considérant qu’il faut avoir confiance en l’autre.

Il serait intéressant de connaître l’influence des voyages Zellidja sur les pratiques touristiques ultérieures, les orientations universitaires (dont les stages réalisés à l’étranger) et finalement les choix professionnels. En d’autres termes, à quelles conditions les compétences internationales acquises dans les pratiques touristiques précoces deviennent-elles un capital, c’est-à-dire des ressources qui permettent une mobilité sociale ?