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En introduction du livre Pension complète ! Tourisme et hôtellerie (XVIII e – XX e  siècle) (Andrieux et Harismendy, 2016), Patrick Harismendy (2016) estime qu’au lieu d’étudier l’histoire de l’hôtellerie, il faudrait plutôt envisager une histoire de l’hospitalité puisque les touristes ne sont pas hébergés que dans des hôtels. Dans la presse professionnelle hôtelière francophone[1], on voit, depuis peu, apparaître des expressions comme « métiers de l’hospitalité » pour parler des métiers de l’hébergement-restauration. Les uns et les autres semblent ainsi entériner une vision anglo-saxonne de l’hospitalité. Car aux États-Unis, dans les années 1990, les professionnels de l’hôtellerie-restauration ont pris l’habitude de dénommer leur activité « hospitality industry » et non plus « hotel and catering industry » (Heal, 1990 : 1 ; Brotherton, 2006). C’était un moyen d’influencer la manière dont leur activité économique était perçue (Jones, 1996 : 1)[2]. Mais ce faisant, ils usèrent d’un sophisme : l’hospitalité entraîne la fourniture de nourriture, de boisson[3] ou d’un hébergement ; or l’hôtellerie-restauration en fournit ; donc l’hôtellerie-restauration pratique l’hospitalité. Bob Brotherton et Roy C. Wood (2000 : 137) parlent même d’un « tour de passe-passe ». Moyennant quoi, à partir de 1975, la grande majorité des livres du catalogue de la British Library comportant le mot clé « hospitality » traitaient en fait des activités des cafés, hôtels et restaurants (Selwyn, 2000). En 2007, la revue Cornell Hotel and Restaurant Quarterly, publiée depuis 1960 par la célèbre Cornell School of Hotel Administration[4], devient le Cornell Hospitality Quarterly.

Quelques chercheurs anglo-saxons dans le domaine des sciences sociales (philosophie, histoire, sociologie) ont apporté une vision élargie de l’hospitalité, en privilégiant souvent l’étude historique (Brotherton et Wood, 2000 ; Bell, 2009). Mais plusieurs privilégient une approche restrictive de l’hospitalité en ne s’intéressant qu’aux aspects commerciaux, économiques ou industriels (Brotherton et Wood, 2000). Selon Michael Ottenbacher, Robert Harrington et H.G. Parsa (2009), les chercheurs anglais assimileraient hospitality industry et hôtellerie-restauration alors que les Américains auraient une vision plus large. Pour ces derniers, les hospitality industr ies (au pluriel) comprendraient les entreprises d’hébergement-restauration, mais aussi les agences de voyages, les activités proposées aux touristes (casinos, spectacles, musées, parcs d’expositions) et même les entreprises de transport. En tout cas, les uns et les autres semblent avoir entériné la mainmise lexicale des hôteliers-cafetiers-restaurateurs et admis le postulat selon lequel fournir de la nourriture, de la boisson ou un hébergement, c’est pratiquer l’hospitalité, comme l’attestent tous les articles rédigés par les chercheurs du livre In Search of Hospitality (Lashley et Morrison, 2000). David Bell (2009) évoque même la « Sainte-Trinité » de l’hospitalité (nourriture, boisson, hébergement)[5], mais ne parvient pas lui-même à remettre en cause le dogme.

En France, la fin des années 1990 marqua le début d’une intense activité de recherche autour de la question de l’hospitalité, qui s’est trouvée au croisement de questionnements sur l’identitaire, l’appartenance, l’interaction culturelle, l’ailleurs, l’étranger, la mémoire, le déracinement, les migrations, la langue et le métissage (Gauvin et L’Hérault, 2004). En 1999, le Manifeste pour l’hospitalité. Autour de Jacques Derrida (Seffahi, 1999) rassemblait les contributions d’intellectuels engagés contre le projet de loi Toubon[6] concernant ce qu’ils nommaient un « délit d’hospitalité » et apportait une pierre aux débats touchant les sans-papiers et le statut de réfugié (Michaud, 2004). Par ailleurs, le Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines (CRLMC), sous la direction d’Alain Montandon, a entamé un programme de recherche sur l’hospitalité. Plusieurs manifestations scientifiques concernant divers aspects de l’hospitalité ont débouché sur des publications savantes[7]. Le Livre de l’hospitalité (Montandon, 2004a) rassemble une « série d’essais se renvoyant les uns aux autres les définitions nécessaires, les perspectives historiques, l’ensemble des questions multiples touchant au phénomène de l’hospitalité » (Montandon, 2000 : 7). Or, l’index indique que sur les 2033 pages de l’ouvrage, les mots « hôtel » et « hôtellerie » ne figurent que seize fois ; le mot « restaurant » en est absent.

Pierre Bourdieu (2002) signale que le transfert d’un champ national à un autre se fait à travers une série d’opérations de sélection, de marquage et de lecture. Mais il semble bien que le transfert n’ait pas eu lieu. Les deux mondes linguistiques, lorsqu’ils abordent l’hospitalité, s’ignorent : presque aucune référence bibliographique aux auteurs anglo-saxons dans les recherches françaises et aucune référence dans la littérature anglo-saxonne à des publications en français. Faut-il s’en étonner ? Les chercheurs anglo-saxons sont rarement capables de lire des articles dans la langue de Molière[8] et les Français, dans le domaine de la littérature ou de la sociologie, n’envisagent pas d’aller chercher des références dans les sciences de gestion, vaguement soupçonnées de compromission idéologique avec Le grand méchant marché (Marion, 2004 ; Landier et Thesmar, 2007). Seuls les chercheurs français en sciences de gestion font appel à la littérature des hospitality studies (Cova et Giannelloni, 2008 ; Zied, 2010 ; Cottet et al., 2015 ; Walser-Luchesi et Courvoisier, 2017).

Sans prétendre réconcilier les deux mondes, on peut remettre en question l’expression « hospitality industry » et se demander si l’hôtellerie-restauration est vraiment une industrie d’hospitalité. Il convient pour cela de se pencher sur les visions de l’hospitalité avant d’étudier le cas des hôtels puis des restaurants. Notre démarche est donc terminologique.

Visions du concept d’hospitalité

Nous avons recensé (Cinotti, 2011 : 22‑26), à l’instar de Brotherton et Wood (2000), de nombreuses définitions de l’hospitalité. Nous avons retenu une définition partagée, de part et d’autre de la Manche, par Paul Ricœur (1998) qui affirme que « l’hospitalité, c’est le partage du ‘chez-soi’«  et par Elizabeth Telfer (2000 : 39) qui écrit : « We can define hospitality […] as follows : it is the giving of food, drink and sometimes accommodation to people who are not regular members of a household […] This notion may be stretched in various directions : for example, a firm is said to provide hospitality if it gives food and drink to visitors. » Mais elle en vient finalement à reconnaître: « But the central idea of the concept remains that of sharing one’s own home and provision with others. » [Nous soulignons]

Pour Patrice Cottet et ses collègues (2015), cette vision de l’hospitalité serait trop restrictive. Si bien qu’ils en viennent à étudier l’hospitalité des villes touristiques, alors qu’Agnès Walser-Luchesi et François Courvoisier (2017) s’attardent à celles des entreprises qui reçoivent des touristes. L’hospitalité ne serait pas que comportementale, il faudrait aussi prendre en compte ses dimensions spatiale, temporelle, physique, ludique et hédonique, voire spirituelle (ibid.). La confusion entre hospitalité et atmosphère est pour le moins curieuse. Car l’hospitalité renvoie à l’idée de partage. Elle implique de la générosité de la part de celui qui la pratique (King, 1995 ; Hemmington, 2007). C’est pourquoi il semble logique que Maniu Zied (2010) parle d’hospitalité dans les communautés virtuelles tels les forums dans lesquels les anciens membres jouent le rôle d’hôte invitant du fait qu’ils accueillent, intègrent et accompagnent les nouveaux arrivants. Par contre, il est curieux de lire sous la plume de Peter Lugosi (2008) que dans un cabaret de Budapest, les interactions entre les clients produisent une « expérience d’hospitalité » alors que tous les clients sont hongrois. Lugosi devrait plutôt parler de la participation des clients à l’atmosphère.

Pour Anne Gotman (2001 : 483), l’hospitalité, en tant qu’obligation librement consentie, appartient à la sphère du don. Il ne s’agit pas seulement du don d’un refuge ou de nourriture, mais d’abord du don de soi (Mauss, 1923 ; Godbout, 1997 ; 2004 ; Montandon, 2004b). Peter F. Stringer (1981: 371) rapporte le propos archétypique d’une propriétaire de chambre d’hôtes: « Tourists want more than bed-and-breakfast. It’s up to us to give it to them. They want something you can’t pay for – getting to know people… I’m offering myself and my home. »

L’hospitalité est-elle obligatoirement gratuite ? La définition courante de l’hospitalité que propose Le grand Robert de la langue française (Robert et al., 2001) est la suivante : « Le fait de recevoir quelqu’un chez soi en le logeant éventuellement, en le nourrissant gratuitement. » Jean-Jacques Rousseau (1782 : 112) au XVIIIe siècle remarquait « qu’il n’y a que l’Europe seule où l’on vende l’hospitalité ». De nombreux chercheurs français soutiennent l’idée que l’hospitalité est nécessairement gratuite. René Schérer (1993 : 127) écrit : « L’hospitalité n’est gouvernée par aucune recherche de profit, mais par l’esprit de gratuité et de dépense. » Pour Alain Montandon (2001 : 22), « il semble bien être de l’essence du concept d’hospitalité, à l’origine, que celle-ci soit gratuite, qu’elle soit au-delà de la réciprocité », alors que pour Anne Gotman (2001 : 489), elle est une forme de don sans contrepartie exigible. Alain Milon (2001 : 48) pour sa part est encore plus catégorique : « si l’hospitalité est un véritable don, elle doit être anéconomique. L’hospitalité interdit toute sorte de calcul et l’on ne devrait pouvoir la monétariser, sinon elle se transforme en service et se rémunère. » Parmi les chercheurs anglo-saxons, certains sont sur la même ligne, tels Harry Murray (1990 : 17) ou Jill Hepple, Michael Kipps et James Thomson (1990), qui estiment qu’en cas d’échange monétaire, le client en vient à se poser des questions sur la qualité et le service.

Marcel Mauss (1923 : 112) suggère que les gestes d’hospitalité ne sont pas réellement libres et désintéressés. Ce sont des prestations totales « faites […] en vue non seulement de payer des services et des choses, mais aussi de maintenir une alliance profitable et qui ne peut même pas être refusée ». Et Mauss de se demander si « cette morale et cette économie ne fonctionnent pas encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente » et si la distinction entre, d’une part, l’obligation et la prestation non gratuite et, d’autre part, le don n’est pas récente. C’est aussi la position de Véronique Cova et Jean-Luc Giannelloni (2008) pour qui « l’opposition hospitalité traditionnelle / hospitalité marchande est plus fantasmée que réelle ». S’appuyant sur les études sociologiques concernant le don, Cova (1995 : 103) montre qu’entre l’échange marchand pur (un achat via le Web, par exemple) et le don pur, il existe des paliers.

Alors pourquoi le contre-don du geste d’hospitalité ne serait-il pas parfois l’argent ? Pour clore le débat, il faut remarquer avec Telfer (2000) que considérer qu’un hôte ne peut pas être hospitalier simplement parce qu’il est rémunéré revient à dire que les médecins ne peuvent pas être dits compatissants avec leurs malades du fait qu’ils sont rétribués pour soigner ceux-ci.

Trois formes d’hospitalité touristique

Alain Montandon (2001 : 22 et suiv.) affirme qu’avec le tourisme, « on assiste à une instrumentalisation de l’hospitalité par l’argent », alors que Franck Michel (2003 : 53) remarque que les règles du marché touristique interdisent toute possibilité de relation humaine authentique. Les formes modernes de tourisme privilégieraient l’échange monétaire au détriment des relations d’hospitalité et il ne faudrait plus parler d’hôtes invitants (hosts) et d’hôtes invités (guests), mais de prestataires de services et de clients (Aramberri, 2001). José Seydoux (1983 : 58) écrit que « l’hospitalité s’industrialise et se vend temporairement au touriste ». De son côté, Anne Gotman (2001 : 83) estime que l’hospitalité n’appartient ni à l’État ni au marché, « auquel cas elle s’appelle autrement : aide sociale, hôtellerie ».

Si l’hospitalité est « partage du ‘chez-soi’ », elle implique donc une attitude généreuse de la part de l’hôte invitant. La générosité est d’autant plus grande que l’on partage ce qui est vraiment à soi. Les chez-soi peuvent être divers.

Jacques T. Godbout (1997 : 37) insiste sur le lieu de l’hospitalité : « L’hospitalité, c’est recevoir chez soi et être reçu par quelqu’un chez lui, dans son espace. » L’examen du concept de « chez-soi » amène Cova et Giannelloni (2010 : 3) à constater qu’il a fait l’objet de nombreux travaux en sociologie, anthropologie, psychologie, géographie humaine, histoire, architecture et philosophie. Ils estiment qu’il « existe une géographie instable du ‘chez-soi’ dont l’espace ne coïncide pas nécessairement avec celui de l’habitation personnelle » et que l’« on se sent ‘chez soi’ dans une ville, une région, un pays qui ne sont pas nécessairement celui ou celle de résidence ou même de naissance ». Dans cette optique, nous croyons que l’hospitalité touristique peut se déployer dans une résidence et un territoire.

Dans le cadre des activités touristiques, le « chez-moi » peut bien sûr être une résidence : mon appartement, ma maison, ma résidence secondaire, ma ferme, mon château, mon monastère. Un couchsurfer ouvre sa porte à des touristes qui l’ont contacté via le Web. Une famille anglaise reçoit de jeunes européens en séjour linguistique. Un couple, bénévole du Secours populaire ou du Secours catholique, accueille dans sa résidence secondaire, durant les vacances, un enfant défavorisé qui ne quitterait pas son quartier autrement. Le propriétaire d’un château a aménagé et décoré cinq chambres et propose un hébergement en chambre d’hôtes et, le soir, une table d’hôte. Un moine bénédictin reçoit, dans l’hôtellerie de son abbaye, des pèlerins et des retraitants. Un gardien héberge des alpinistes dans un refuge de montagne communale où il réside une partie de l’année. Le chez-soi peut donc être privé et l’hospitalité touristique donner lieu à un échange pécuniaire.

Mais « chez moi », c’est aussi ma région, mon pays. Un réceptionniste d’un hôtel parisien aide un touriste américain à utiliser le métro. Un employé d’office de tourisme indique à des Allemands où ils peuvent garer leur camping-car. Un maître d’hôtel tente d’expliquer à des clients russes la différence entre un magret et une aiguillette de canard. Un policier enregistre la plainte d’un touriste chinois qui s’est fait voler son argent et ses papiers. Un passant aide un touriste anglais, visiblement perdu dans Toulouse, à se rendre place du Capitole et lui explique où acheter des timbres. Un greeter propose sur Internet un pique-nique au bord de la Seine à de nouveaux arrivants à Paris. Ainsi, les professionnels du tourisme ou d’autres secteurs, mais aussi toute la population locale d’une destination touristique sont susceptibles d’avoir des relations avec des touristes de nationalité étrangère avec lesquels ils partagent, de plus ou moins bonne grâce, le territoire dans lequel ils résident.

Charles Lécrivain (1877) distingue, dans l’Antiquité gréco-romaine, hospitalité publique et hospitalité privée. Alors que Carol A. King (1995) ne repère que deux types d’hospitalité (privée et commerciale), Conrad Lashley (2000) estime que l’on peut analyser les pratiques d’hospitalité dans les domaines social, privé ou commercial. L’angle de vue social permettrait d’approfondir la question de l’étranger et de son statut. La question de l’hôte et de ses besoins serait traitée en étudiant l’hospitalité dans le domaine privé. Quant à l’étude de l’hospitalité dans le domaine commercial, elle permettrait d’aborder l’activité économique de fourniture de l’hospitalité. Même si cette approche est rejetée avec véhémence par Paul Slattery (2002) qui souhaite privilégier une vision managériale de l’hospitalité, nous reprendrons une approche tripartite pour distinguer les formes d’hospitalité touristique en fonction des cadres de cette hospitalité. Nous estimons que, dans les activités touristiques, il faut différencier l’hospitalité territoriale, qui recouvre les gestes hospitaliers des résidents (professionnels ou non) d’une destination touristique vis-à-vis des touristes étrangers, et l’hospitalité domestique, lorsqu’on reçoit dans sa demeure un touriste. Le troisième type d’hospitalité est l’hospitalité commerciale, c’est-à-dire celle qui est pratiquée pour des touristes dans une entreprise commerciale, dans certains cas que nous allons étudier maintenant.

Hospitalité à l’hôtel

Un hôtel peut-il être un « chez-moi » ? Selon Andrew Lockwood et Peter Jones (2000 : 158), l’hôtellerie et la restauration sont des activités économiques nées de la pratique de l’hospitalité domestique ; ils affirment aussi que « l’hospitalité commerciale n’est pas simplement une hospitalité domestique à grande échelle ». Car l’industrie hôtelière a connu un phénomène d’industrialisation comme bien d’autres industries de services. Du fait de cette industrialisation, il n’est plus possible de parler d’hospitalité dans l’hôtellerie. Le réceptionniste d’un hôtel Ibis partage-t-il son chez-soi ? Non, car il n’est pas « chez lui », mais « au travail », dans un établissement qui fait partie d’un groupe gérant près de 5000 hôtels dans le monde. Il donne accès à des chambres dans l’une desquelles il n’a souvent jamais dormi et qu’il ne voit que rarement du fait de la division du travail et parce qu’il n’accompagne pas le client à sa chambre. Il fournit un service et il accueille, mais il n’est pas hospitalier, sauf vis-à-vis des clients d’origine étrangère, en tant que résident du pays dans lequel il travaille. Il pratique l’hospitalité touristique territoriale, mais pas l’hospitalité commerciale.

Alain Girard (2010 : 38), s’appuyant sur la réflexion de Marc Augé (1992), désigne des non-lieux touristiques : hôtels de chaîne, clubs de vacances, parcs d’attractions, aéroports, etc. « Il s’agit de tout espace utilisé socialement mais qui ne peut permettre d’asseoir une mémoire et une identité sociale, tout espace non symbolisé, qui ne fait pas territoire culturel. » Alors que les

lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux produisent de la contractualité solitaire, où chacun, également étranger au lieu, se repère à partir d’un mode d’emploi codifié. Un non-lieu est un espace abstrait de toute structure de significations susceptibles d’ancrer l’individu dans une histoire, une mémoire, une identité sociale […] Ce type d’espace ne crée ni relation ni identité singulière mais solitude et similitude dans l’anonymat.

Véronique Aubert-Gamet (1997) avance que dans l’hôtellerie moderne, « l’individu ne trouve ni les repères de son identité sociale, ni les conditions d’un échange ou d’un dialogue avec les autres ». Dans les non-lieux, personne n’est chez soi (Cova, 1995 : 68). Et Godbout (1997) indique que, dans le tourisme, « les voyageurs sont reçus dans un espace comportant le moins de lien social possible ». D’où peut-être le goût des touristes pour les maisons d’hôtes qui sont des lieux « habités », où l’hospitalité touristique peut se déployer. Encore que tous les voyageurs ne soient pas à la recherche d’hospitalité et peuvent apprécier l’anonymat des grands hôtels (Cova, 1995 : 66 ; Godbout, 1997 ; Lashley, 2000).

Il est un peu curieux de voir un hôtelier prétendre que dans son hôtel le client se sentira « comme chez lui ». Car « hors de la maison sera toujours hors de la maison » et le lieu de l’hospitalité n’est qu’un « ersatz du chez-soi » (Cova et Giannelloni, 2010 : 10). L’hospitalité ce n’est pas « se sentir comme chez soi[9] ». Cova et Giannelloni (2010) relèvent quelques slogans de chaînes hôtelières qui voudraient donner l’impression au client qu’il n’est pas hors de chez lui : « Novotel : ‘Bienvenue vous êtes chez vous !’ ; Sheraton : ‘Pour nous, vous n’êtes pas seulement de passage. Vous êtes chez vous !’ ; ‘Vous êtes chez vous avec Holiday Inn’. » Étant donné que la taille des hôtels Novotel, Sheraton ou Holiday Inn n’est jamais inférieure à 70 chambres, du fait de la recherche d’économies d’échelle, il s’agit d’hôtels « industriels » dans lesquels il ne peut pas y avoir d’hospitalité si l’on considère que le chez-soi désigne

un espace privilégié à forte résonance émotionnelle et sociale et qui se démarque comme lieu de vie propre à une personne, [qui] intègre un ensemble de relations, de liens que l’individu tisse avec cet environnement. Le concept de « chez-soi » englobe donc l’espace matériel, celui qui l’occupe ou l’habite, son mode de vie et d’habiter. C’est à la fois une entité physique et un concept cognitif propre à une personne, une réalité et un idéal. (ibid. : 4)

De plus, dans les hôtels « industriels », les employés en contact n’ont guère de temps pour l’écoute de leurs clients, le bavardage et l’inutile, compte tenu de la productivité demandée (surtout dans les pays où le coût de la main-d’œuvre est élevé) et de la spécialisation des tâches (particulièrement dans les établissements gros-porteurs). Il y a un déséquilibre dans la relation entre le client et l’employé d’un hôtel. Le statut social de ce dernier est souvent inférieur à celui du voyageur. Le client bénéficie d’une certaine supériorité – qu’il n’a pas lors de la rencontre de service avec un médecin ou un avocat –, d’autant plus s’il est censé donner un pourboire (King, 1995 ; Pinna, 2009). Les relations entre les employés en contact et les clients dans un hôtel ne peuvent pas être celles d’hôte à hôte. La formule des hôtels Ritz Carlton, « Ladies and Gentlemen serving Ladies and Gentlemen » (citée par King, 1995 : 228), est peut-être agréable à entendre pour les employés, mais n’engage en rien les clients.

Ce n’est pas parce que les employés des hôtels travaillent dans une entreprise qui cherche à générer des profits qu’ils ne sont pas hospitaliers[10]. Ils pratiquent l’accueil et le service, mais ils ne peuvent pas être hospitaliers en raison de l’organisation des hôtels. Nigel Hemmington (2007) demande ainsi « Comment l’hospitalité commerciale peut-elle être plus hospitalière ? » et propose aux hôteliers-restaurateurs d’offrir une expérience à leurs clients. Mais le « partage du ‘chez-soi’ » est tout simplement impossible dans les hôtels « industriels ». En revanche, dans des hôtels de capacité réduite dans lesquels le gérant ou le couple de gérants est très impliqué auprès des clients et loge sur place et que la clientèle reste un certain temps, il pourrait y avoir « partage du ‘chez-soi’ ». Il existe aujourd’hui des hôtels « familiaux » dans lesquels l’hôtelier, par son implication dans le service[11] et parfois la décoration des lieux, fait preuve d’hospitalité commerciale. Rodney B. Warnick et Lawrence R. Klar (1991) considèrent que dans les bed and breakfast houses [12], mais aussi dans les bed and breakfast inns, qui comptent de quatre à vingt chambres, l’accent est mis sur l’expérience d’hospitalité personnalisée (personal guest-host experience). Roy C. Wood (1994) estime somme toute que ce qui différencie les chambres d’hôtes des hôtels, c’est d’abord l’échange interpersonnel entre le propriétaire et les touristes.

Si l’hospitalité est le « partage du ‘chez-soi’ », les hôteliers ne sont donc pas hospitaliers, sauf dans quelques établissements familiaux. Les employés des hôtels Mercure ne sont pas des « professionnels de l’hospitalité passionnés et attentifs » comme la marque l’affirmait sur son site, en 2010[13]. Cela ne signifie pas que les hôtels n’ont pas d’atout. Ils répondent à d’autres besoins. Les hôteliers devraient porter leurs efforts non pas sur une impossible hospitalité commerciale, mais sur l’accueil et l’hospitalité territoriale vis-à-vis des étrangers.

Restauration : l’impossible hospitalité

Selon Tom Selwyn (2000), la nourriture est un des principaux ingrédients de l’hospitalité. Pour les chercheurs anglo-saxons, il ne fait aucun doute que les restaurants d’aujourd’hui sont des lieux d’hospitalité. Pourtant, si l’on s’en tient à l’idée que l’hospitalité est le « partage du ‘chez-soi’ », pour qu’un restaurant soit hospitalier, il faudrait que l’on y mange en compagnie de l’exploitant, comme c’était le cas dans les pensions de famille, telle la pension Vauquer fréquentée par le père Goriot dans le roman éponyme d’Honoré de Balzac (1834), où le déjeuner avait « l’aspect d’un repas de famille » (ibid. : 10). D’ailleurs, pour Nicholas M. Kiefer (2002), les pensions de famille sont une des origines des restaurants modernes.

Existe-t-il aujourd’hui des formules de restauration hospitalière ? À l’île Maurice, les clients de l’hôtel Shanti Maurice pouvaient auparavant dîner dans la maison de la grand-mère d’un des membres de l’équipe de l’hôtel et apprécier la cuisine traditionnelle autour d’une table commune[14]. Ainsi, un établissement hôtelier externalisait l’hospitalité domestique qu’il ne pouvait pas lui-même offrir. Des particuliers proposent des repas chez eux via des plateformes, par exemple Mamaz Social Food. En France, l’activité de table d’hôte est très encadrée pour bien la différencier de celle des restaurants[15]. Il s’agit de servir, dans la salle à manger familiale – et non pas à des tables séparées, – un menu sans choix à base de produits régionaux issus, autant que faire se peut, soit de l’exploitation agricole, soit du terroir. Cette activité ne peut venir qu’en complément d’une activité d’hébergement et la capacité d’accueil à la table d’hôte ne peut être supérieure à celle des chambres. Si le propriétaire d’une maison d’hôtes mange à la table d’hôte, ce qui n’est pas toujours le cas, on est donc dans le contexte d’une hospitalité touristique à la fois domestique et commerciale. Il partage son chez-soi, en l’occurrence sa maison d’hôtes et son repas.

Il existe également quelques rares tentatives d’introduction de tables d’hôte dans la restauration. Alain Llorca, dans son restaurant à La Colle-sur-Loup (Alpes maritimes), propose, en plus de son restaurant de 130 couverts, une table d’hôte directement dans sa cuisine[16]. À Chambéry, dans son restaurant L’Atelier, Gilles Hérard a créé une table d’hôte et il vient s’asseoir avec les clients pour les conseiller sur leurs choix[17]. De même, au restaurant Ô Bistrô à Pessac (Gironde), dans une salle de 90 couverts, une table d’hôte est offerte : « Tout est mis sur la table, soupe, entrée, plat dessert, vin et café[18]. » On retrouve là le concept de la table d’hôte. Or, si le propriétaire n’y est pas présent et ne mange pas la même nourriture, où est l’hospitalité ? Il faut plutôt parler de table commune.

La restauration hors foyer est donc très rarement l’occasion, pour les clients, de vivre une expérience d’hospitalité commerciale. En revanche, on y pratique l’hospitalité territoriale avec les clients étrangers.

Industrie hôtelière ou industrie de l’accueil ?

Partant de la définition de l’hospitalité comme « partage du ‘chez-soi’ », nous estimons donc que parler d’industrie de l’hospitalité, à propos des hôtels et restaurants, est un abus de langage. Faut-il alors parler d’industrie hôtelière ?

Dans la presse professionnelle, l’expression « industrie hôtelière » est ancienne : en 1855, dans la Gazette de l’industrie et du commerce , la présentation d’un nouvel hôtel [19] au confort moderne est l’occasion d’utiliser cette expression. En 1918, parut la première édition du livre Traité d’ industrie hôtelière rédigée par Louis Leospo qui se présentait, sur la page de couverture, comme « professeur bénévole à l’école de Commerce et d’ Industrie Hôtelière de la Côte d’Azur ». En janvier 1910, le Syndicat général de l’ industrie hôtelière et des grands hôtels de Paris ouvrit la première école hôtelière française qui fut nommée École d’ industrie hôtelière de Paris (rue Jean-Jacques-Rousseau), avant que n’ouvrent d’autres écoles pratiques d’ industrie hôtelière à Thonon-les-Bains, Nice, Paris (avenue de la République), Vichy, Toulouse, Grenoble (Cinotti, 2019). En fait, le recours à l’expression « industrie hôtelière » était sans doute une manière de distinguer l’exploitation industrielle de l’exploitation artisanale ou familiale. D’ailleurs le Traité d’industrie hôtelière de Leospo (1918) n’aborde que la « grande hôtellerie » et présente des métiers, des locaux et des équipements qui n’existent que dans les établissements de luxe et de grande taille.

Le terme « industrie » mérite d’ailleurs d’être analysé en profondeur. Theodore Levitt (1972 ; 1976) a répertorié les éléments de l’industrialisation dans le domaine des services : augmentation de la taille des organisations, d’où des économies d’échelle ; mobilisation de capitaux plus importants ; accroissement de la productivité par la rationalisation du travail ; recours accru à des outils technologiques ; division du travail et spécialisation des employés ; renforcement des contrôles pour obtenir une qualité continue. Cette industrialisation semble évidente lorsqu’on observe les chaînes et les groupes hôteliers ainsi que la restauration rapide de chaîne. Mais il existe encore, en particulier en restauration, des artisans qui se revendiquent comme tels.

Dans la littérature universitaire francophone, l’expression « industrie de l’accueil » est utilisée par Christiane Balfet et ses collègues (1994 : 3), qui repèrent quatre missions (hébergement, restauration, transport et logistique et animation) qui ont en commun un facteur clé, la qualité de l’accueil. Dans le livre Marketing for Hospitality and Tourism (Kotler et al., 2014), traduit par Marketing du tourisme et de l’accueil (Kotler et al., 2016), les auteurs affirment que « l’industrie de l’accueil est l’une des plus grandes industries au monde », mais ils ne définissent pas celle-ci et présente juste après un tableau des entreprises des secteurs du tourisme dans lequel on trouve les hébergements, la restauration, les débits de boissons, les transports et les agences de voyages. Stefan Fraenkel et Ray F. Iunius (2007 : 49) présentent « l’industrie de l’hospitalité ou de l’accueil comme un assemblage d’éléments reliés entre eux ». Parmi ces éléments, ils citent les hôtels et motels, les restaurants (mais pas les cafés) et la restauration collective, les croisières, les lignes aériennes (mais pas ferroviaires), l’hôpital, les cliniques, les centres de soins, seulement deux activités de loisirs (casino, club de golf), les centres de conférences, la location de voitures, les activités de conseil et le support technique. Cet assemblage est fort hétéroclite. Ils en viennent à définir l’industrie de l’accueil comme « une forêt ayant en son centre le secteur clé de l’hôtellerie et de la restauration » (ibid.). Tout cela est confus. Si l’hôpital est inclus dans ce paysage, ce serait du fait de « la fonction accueil ». Mais n’accueille-t-on que dans les entreprises de tourisme ? Après avoir recensé de nombreuses définitions de l’accueil, nous avons proposé de définir l’accueil comme un élément de l’atmosphère d’un lieu de service (Cinotti, 2014 : 25). Il est, dans la servuction, du ressort du personnel en contact uniquement. Il est pratiqué dans de nombreux autres secteurs économiques, les commerces en particulier. L’expression « industrie de l’accueil » est donc trop large.

Conclusion

Jacques Derrida (1997 : 21) explique à propos de l’étranger : « S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité ? » Les professionnels du tourisme et les chercheurs anglophones, d’une part, et les chercheurs francophones, d’autre part, ne partageant pas la même langue ont donc des définitions et des visions du concept d’hospitalité très différentes. L’expression hospitality industry, pour désigner le secteur des hébergements touristiques et de la restauration, relève du sophisme. Mais considérer que l’hospitalité n’est pas monnayable, c’est méconnaître ce que vivent les acteurs professionnels du tourisme qui, dès qu’ils sont en contact avec des clients étrangers, pratiquent l’hospitalité territoriale.

Au terme d’une recherche terminologique faisant appel à la littérature en français et en anglais dans des champs disciplinaires divers, nous avons proposé, à partir d’une définition de l’hospitalité comme le partage du « chez-soi », de distinguer trois formes d’hospitalité touristique : domestique, commerciale et territoriale. Mais dans les hôtels, restaurants et cafés, l’hospitalité commerciale est très rare. En revanche, le personnel de ces établissements, s’il est en contact avec des touristes étrangers, est amené à pratiquer l’hospitalité territoriale.

Dans ces conditions, l’amélioration de l’hospitalité dans le tourisme et particulièrement dans les cafés, hôtels et restaurants, passe, pour ceux qui reçoivent des touristes étrangers, par la prise en compte de leur altérité (langues, modes de vie). La formation à l’accueil du personnel en contact doit donc intégrer cette dimension. Malheureusement, elle privilégie souvent uniquement la prestation de service (Cinotti, 2014 : 62).

Certes le mot « hospitalité » n’a pas de définition légale, comme celui de « table d’hôte » en France, et tout un chacun peut s’en emparer, à l’instar du groupe Accor qui prétend, avec le concept d’« hospitalité augmentée », « réinventer l’hospitalité non pas comme un lieu ou un service, mais comme une suite infinie de moments connectés où chacun est libre de Vivre, Travailler ou se Divertir »[20]. Mais l’emploi du mot « hospitalité » trahit souvent une confusion conceptuelle. Les chercheurs francophones dans le domaine des sciences du tourisme pourraient apporter leur aide aux professionnels et aux journalistes en clarifiant les concepts d’hospitalité, d’accueil et de service (Cinotti, 2009). C’est pourquoi un dictionnaire du tourisme en français sera le bienvenu, alors que le Dictionary of Travel, Tourism and Hospitality (Medik, 2003) a connu trois éditions et qu’il existe, depuis la fin des années 1990, au moins un Diccionario de turismo (Montaner Montejano et al., 1998 ; Blanco Romero et al., 2021).