Article body

La dynamique épistémologique de la recherche sur les lieux de mémoire

L’effet de l’approche touristique des lieux historiques associés à la mort ou aux massacres est d’avoir modifié le cadre épistémologique dans lequel se font les recherches. Il a enclenché une série de déplacements qui apparaît comme une évolution dialectique menant à une plus grande prise en compte des visiteurs. Le patrimoine n’est pas seulement une trace ou le support d’une écriture du passé validée par les historiens ou les archéologues comme ayant un intérêt intrinsèque. Il est «  consommé » (Stone et Sharpley, 2008). L’approche touristique s’inscrit ainsi dans le mouvement du tournant communicationnel de la muséologie, passant d’un intérêt pour la culture matérielle indépendamment de sa réception à l’impératif de « se référer au public, chercher à le connaître, à le définir, à l’analyser » (Davallon, 1992). La valeur du patrimoine dépend alors de la relation avec ses différents publics en répondant à leurs attentes ( Eidelman et al. , 2008) ou avec ses visiteurs qui s’engagent dans une expérience (Eidelman et al. , 2013). Si la géographie du tourisme parle de touristes et la muséologie communicationnelle de visiteurs, elles qualifient toutes deux les espaces patrimoniaux à partir de l’expérience qui en est faite. C’est en particulier le cas des études récentes sur le tourisme dit noir ou obscur ( dark tourism ). Son évolution dans le sens d’une plus grande prise en compte des touristes (Merrill, 2010) ouvre sur ces deux approches. Considérer leur articulation permet de cartographier la dynamique de ce champ de recherche.

Situer les différents travaux de façon épistémologique dans une histoire des idées est une façon de dresser cette cartographie. Cette modélisation ne doit cependant pas être hypostasiée. Chaque travail dépend d’une multitude d’autres facteurs contingents qu’il faudrait étudier dans le cadre de science studies (Latour et Woolgar, 1988) – considérant la complexité des intérêts institutionnels, idéologiques, sociologiques, relationnels, personnels, etc. des différents acteurs. Mon intérêt pour une approche épistémologique est d’ailleurs en soi situé par rapport à un ensemble de contingences qui ne sont pas de nature proprement épistémologique. Au-delà de ma situation scientifique, reconnaître cette dynamique dans les différentes façons d’aborder touristiquement les sites historiques obscurs répond à ma situation personnelle. Ce mouvement reproduit mon propre parcours de recherche. J’ai cherché à comprendre un tel site en examinant tout d’abord s’il propose une représentation juste d’un événement, puis comment les publics participent à une pratique sociale déterminée, avant de me concentrer sur l’expérience de visite. Si ces perspectives me laissaient insatisfait, ce n’est pas en raison de leurs limites intrinsèques mais parce qu’elles avaient un autre objet que celui qui m’intéressait : l’activité des visiteurs. Chacune a été un moment dans l’élaboration et la prise de conscience de cela. Cet intérêt n’est pas le résultat d’une réflexion théorique sur la meilleure façon d’aborder le patrimoine obscur. Mon travail a été orienté par une recherche personnelle : comprendre ce qui s’était passé lors d’une visite à Auschwitz-Birkenau réalisée au début de l’adolescence, dont l’expérience m’a suffisamment marqué pour que je m’engage dans ce travail.

En présentant la dynamique des recherches sur le tourisme obscur comme épistémologique, je propose donc une forme d’égo-histoire qui raconte mon propre rapport à chaque perspective. Elle rend compte de la façon dont j’ai fabriqué mon objet de recherche, afin à la fois d’éclairer mes choix (Nora, 1987) et de m’assurer de leur valeur en justifiant de leur ancrage dans une entreprise scientifique (Farge, 1988). Cela ne signifie pas que l’analyse proposée ne soit pas pertinente, mais que d’autres prenant des points de vue différents pourraient l’être. Une épistémologie ayant une préoccupation différente de la mienne pourrait y voir une autre dynamique.

Le patrimoine comme espace touristique

Des vestiges offerts à la visite

L’intérêt pour le patrimoine obscur en lui-même se fait indépendamment de sa dimension touristique : il ne considère pas la relation que les visiteurs ont avec lui. En tant que culture matérielle, le patrimoine est défini par sa capacité à représenter un événement de façon pertinente. Des analyses formelles proposées montrent en quoi la muséographie (Young, 1993 ; Linenthal, 2001 ; Herzog, 2004 ; Deguy et Lanzmann, 2011 ; Becker et Debary, 2012 ; Sion, 2014) ou les partis pris des concepteurs sont pertinents par rapport au savoir sur l’événement. Les orientations adoptées apparaissent comme le reflet des controverses historiographiques et non d’enjeux communicationnels. La visite est pertinente si le vestige exprime justement un événement tel qu’il est défini scientifiquement par les historiens. Puisque la forme scientifique de l’histoire est le récit explicatif raconté par des mots dans un livre ou dans un cours (Ricœur, 1983), le patrimoine ne peut l’exprimer totalement ni parfaitement. La question est alors de poser les principes d’une représentation qui fait signe vers cette histoire : qui la présente et qui rend possible son appréhension. Dans le cas du patrimoine de la Shoah, la question est par exemple de choisir s’il est éthiquement juste de représenter l’horreur, s’il faut en donner un récit explicatif illustré par des documents ou s’il faut ne pas contextualiser l’horreur pour qu’elle soit au-delà de toute explication. Chaque institution ou chaque muséographe propose sa propre réponse.

L’enjeu de la recherche est d’évaluer à chaque fois la capacité d’un patrimoine à exprimer l’histoire de la façon la plus juste possible. Selon une conception de la muséologie centrée sur le message (Wadbled, 2015), l’évaluation se fait sur un mode didactique : la réussite de la visite est fonction de ce qui est proposé. Le message transmis est équivalent à celui exprimé. Les visiteurs sont donc envisagés comme passifs : ils sont supposés comprendre le message de l’institution lorsqu’on leur en donne une bonne présentation. Ils contemplent un patrimoine qui existe indépendamment de leur visite.

Au contraire, pour approche touristique, le patrimoine est « au service de ceux qui le fréquentent » (Allard et Boucher, 1991). La première façon de considérer cet usage est inscrite dans la définition du musée que donne Le Conseil international des musées (Statuts de l’ICOM adoptés lors de la 22 e  Assemblée générale à Vienne, Autriche, le 24 août 2007). Celui-ci ne définit pas seulement le musée comme étant l’institution qui acquiert, conserve, expose et transmet le patrimoine afin de maintenir présente une représentation du passé. Il ajoute que cela se fait à des fins d’étude, d’éducation et de délectation.

Une pratique sociale répondant à plusieurs fonctions

Lorsque le champ d’études du tourisme obscur se constitue, l’enjeu est de le déterminer en tant que pratique sociale spécifique par rapport aux trois fonctions que sont l’étude, l’éducation et la délectation (Seaton, 1996 ; Lennon et Folley, 2000 ; Sharpley et Stone, 2009). Chaque pratique touristique a sa logique propre définie à partir de sa place dans la société et ce que les touristes réalisent. Elles sont décrites comme des champs qui prescrivent des habitus (Bourdieu, 1980) : une certaine façon d’aborder ce type de lieux, caractérisée par une attitude et la mobilisation de compétences sémiotiques appropriées. Grâce à leur sociabilisation, les visiteurs savent comment visiter des lieux historiques, mémoriels et de divertissement. Le tourisme obscur apparaît alors comme un certain agencement entre ces pratiques sociales. Il est une façon dont les trois entretiennent des relations particulières. Les sites sont alors investis à la fois comme mémoriaux et musées d’histoire, tout en se distinguant des espaces de divertissement.

Le patrimoine obscur permet en effet aux visiteurs de développer une conscience de leur identité historique en apprenant l’histoire. Il a comme fonction d’« introduire anxiété et doute au sujet de la modernité et de ses conséquences » (je traduis ; Lennon et Folley, 2000 : 12), tout en transmettant des valeurs qui permettent de faire en sorte qu’une telle horreur ne se reproduise plus. Cela se fait à partir de la présentation d’un événement historisé sur lequel des explications sont transmises. Il s’agit alors de faire participer à la connaissance du passé et de donner au rapport à la science historique une importance centrale dans la construction de l’identité. La visite de ce patrimoine n’est donc pas une pratique de loisir dont la fonction est le plaisir. Les sites se distinguent de ceux montrant des représentations spectaculaires qui invitent à se désintéresser du contenu pour profiter d’un spectacle qui fait tomber les visiteurs dans un sentimentalisme trivial ( Stone, 2006) . Lorsque le tourisme obscur tombe dans ce travers, il en est une forme dégradée (Walsh, 1992 ; Huyssen, 1995 ; Cole, 1999 ; Williams, 2007 ; Arnold-de-Simine, 2013) ou « kitsch » (Sturken, 2007). La fonction de la visite n’est ni historique ni mémorielle. Elle est de participer à un jeu morbide avec les représentations de l’horreur. Qualifier cette pratique d’obscure, car elle a lieu sur des sites associés à la souffrance extrême et à la mort, est superficiel.

Cette caractérisation de la pratique sociale du tourisme obscur se fait indépendamment des expériences particulières des visiteurs (Wadbled, 2016). Les études de cas particuliers valent comme exemples illustratifs. Les contextes personnels et relationnels contingents sont subsumés sous la fonction à laquelle les visiteurs participent. Il n’est donc pas nécessaire de connaître les caractéristiques des différents publics ou l’impact de la visite sur chaque visiteur pour caractériser le tourisme obscur. Cela ne signifie pas nécessairement que tous les lieux et tous les visiteurs sont identiques, mais que leurs spécificités ne déterminent pas l’expérience de visite. La façon dont les publics ou les visiteurs investissent la pratique du tourisme obscur n’en modifie pas le contour. L’intérêt se porte sur la norme. Cela suppose qu’elle se réalise parfaitement sans dissonance ni résistance.

Dans la perspective de la géographie culturelle s’intéressant aux pratiques sociales des espaces, le patrimoine obscur est caractérisé comme un espace qui invite à la pratique sociale ainsi définie. Chaque site fonctionne comme un dispositif (Fraysse, 2015) qui oriente l’expérience des visiteurs suivant passivement la pratique prescrite : visiter un patrimoine obscur implique de faire du tourisme obscur. Toute autre expérience dissonante (Tunbridge et Ashworth, 1996) est l’effet d’une mauvaise prescription de la norme. Si les visiteurs ont une attitude qui ne correspond pas à ce qui est attendu d’eux, c’est qu’ils s’inscrivent dans une autre pratique touristique. Ces visiteurs ne comprennent pas où ils se trouvent et pourquoi ils s’y trouvent. Ils participent alors à des pratiques historiques, mémorielles ou divertissantes qui ne s’agencent pas à la façon du tourisme obscur. Cela peut être l’effet d’un manque d’attention des visiteurs qui n’identifient pas correctement la pratique touristique prescrite, ou le résultat de muséographies qui les font participer à une autre pratique. Selon le cas, l’expérience divertissante condamnée est alors de la responsabilité des touristes ou de celle des sites.

La pratique historique est acceptée, car elle n’est pas contradictoire à celle du tourisme obscur. Elle peut exister en même temps : la mémoire se construit alors à partir d’elle. En revanche, les pratiques mémorielle, non historique et divertissante sont considérées comme déviantes, car y participer implique de détourner son intérêt de l’histoire. Elles sont associées à la propagande ou au négationnisme. Selon une critique générale du patrimoine comme étant une construction artificielle abstraite de toute exigence historienne, la pratique mémorielle seule apparaît comme une spoliation de l’histoire (Löwenthal, 1998). De son côté, l’intérêt pour le divertissement rend le patrimoine obscur similaire à un parc d’attractions. Une expérience morbide produit des émotions qui accaparent l’attention des visiteurs au détriment de l’histoire (Cole, 1999 ; Williams, 2007 ; Sharpley et Stone, 2009).

Les motivations des publics pour participer

Définir la pratique du tourisme obscur de façon fonctionnaliste à partir de la place qu’elle occupe dans la société en donne une représentation monolithique. Or, cette fonction est réalisée par des touristes qui composent des flux différenciés. Les travaux sur les différents types de publics s’intéressent à cette dimension, en les caractérisant notamment par leurs motivations (Yuill, 2003 ; Dunkley, 2007 ; Biran et al. , 2011 ; Isaac et Çakmak, 2013). Tous les publics reconnaissent la fonction obscure de leur visite et s’y engagent pour des raisons qui leur sont propres. Par exemple, enseignants, agences de voyages, offices du tourisme, institutions mémorielles peuvent cohabiter. La pratique touristique apparaît structurée de façon plurielle. Le tourisme obscur est ainsi appréhendé dans le cadre d’une muséologie qui cherche à définir des typologies de publics, caractérisées par leurs façons spécifiques de s’intéresser au patrimoine ou de le pratiquer (Falk et Dierking, 2000 ; Davallon et al. , 2006 ; Wadbled, 2015).

Cette approche sociologise la pratique touristique. L’enjeu de la recherche est de définir chaque segment du public par un ensemble de variables. Elles permettent de déterminer des catégories de touristes modèles (Davallon, 1999 : 15). Le public est dissonant dans la mesure où il est composé d’une pluralité de sous-groupes homogènes. Chacun est défini par des caractéristiques communes associées à un intérêt similaire pour une certaine façon de visiter, réunissant des personnes différentes. Ces caractéristiques ne sont pas appréhendées comme des exigences normatives. Contrairement à la fonction définie comme s’imposant aux visiteurs qui pratiquent le tourisme obscur, l’appartenance à un public est un constat. Les touristes ayant les mêmes motivations s’y retrouvent. La norme apparaît a posteriori comme le point commun entre eux et non comme une prescription qui s’impose (Foucault, 2004 : 59).

Le patrimoine n’est alors pas seulement défini par les pratiques auxquelles il invite, mais également pas la multitude de façons que les publics ont de l’investir. La diversité des publics n’implique donc pas une diversité des pratiques sociales. Chaque public s’engage dans un parcours différent pour réaliser la même pratique et participer au même agencement de fonctions sociales, quelles que soient leurs motivations. La visite apporte quelque chose de similaire à tous en laissant chacun l’acquérir à sa manière, en fonction de ses motivations et du public dont il fait partie. Ce constat vaut également pour les visiteurs ayant des motivations divertissantes : elles peuvent permettre à certains qui n’ont pas d’intérêt particulier pour l’histoire et la mémoire de s’engager dans une pratique d’apprentissage de l’histoire et de prise de conscience mémorielle.

Cette reconnaissance de la diversité des motivations accompagne l’évolution des institutions qui diversifient leur offre de médiation pour attirer les différents publics. Pour que la fonction touristique soit réalisée, les sites proposent alors des services qui répondent aux motivations caractérisant les différents publics. Les recherches sur le tourisme obscur peuvent alors être perçues comme des évaluations leur permettant de savoir à quels publics ils s’adressent. Puisqu’ils sont en concurrence, ceux-ci doivent gérer leurs flux afin de les faire cohabiter. Sinon, une partie du public ne pourrait participer à la fonction sociale du tourisme obscur. Cette situation explique que « la plupart du temps, la recherche sur le tourisme obscur reste descriptive et concentrée sur des questions de management, de marketing et d’économie considérant le touriste comme un consommateur passif de mort, de désastres et d’atrocités, dépourvu de sentiments, de sensations et de sensibilité » (traduction de l’auteur ; Buda, 2015 : 16). De ce point de vue, la qualité d’un site touristique dépend de son optimisation (Davallon et al. , 2006 : 162) qui permet à chaque public d’en vivre une expérience qui lui convienne – dans la limite de la réalisation de la fonction prescrite.

La prise en compte de l’expérience vécue

L’engagement des touristes

Définir le tourisme obscur par sa fonction sociale ou les motivations de ses publics caractérise les contextes sociaux et personnels de la visite. Les visiteurs participent à des pratiques et font partie des publics qui caractérisent leur expérience indépendamment de leurs comportements et de leurs ressentis. La question que posent les travaux qui s’intéressent à ces dimensions est celle de l’engagement intime des touristes, à partir de la façon dont ils visitent ou de l’expression de leurs émotions.

Dans le premier cas, des observations ou des entretiens où les touristes parlent de ce qu’ils ont fait pendant la visite, décrivent par exemple la façon dont ils utilisent les médiations numériques proposées (Gawin, 2019 ; Châtelet et al. , 2020 ) ou s’attardent plus longuement devant certains éléments (Gensburger, 2015). Ces travaux constatent généralement que les visiteurs ont des comportements identifiés aux fonctionnalités du site ou à leurs intérêts. Par exemple, lire attentivement une information historique, marquer son émotion ou rire peuvent être considérés comme signes d’expériences d’apprentissage historique, mémoriel et divertissant. La signification des comportement observés est présumée être la participation à la pratique sociale du tourisme obscur ou à des publics définis. Les actions des visiteurs renvoient ainsi toujours à la figure d’un touriste modèle qui se trouve incarné.

Pour appréhender le vécu intime, l’intérêt se porte généralement sur les émotions (Thurnell-Read, 2009 : Bittner, 2011 ; Dunkley et al. , 2011 ; Binik, 2016), à partir d’entretiens phénoménologiques qui s’intéressent au ressenti des visiteurs. Dans cette perspective, l’obscurité du tourisme obscur signifie un ressenti difficile ou douloureux qui signale des expériences intimes et subjectives. Ces lieux sont des paysages traumatiques ( traumascape ) ou un patrimoine difficile ( difficult heritage ) (Sharpley, 2005 ; Dicks, 2010 ; Chevalier et Lefort, 2016). Ces ressentis indiquent que les visiteurs ne participent pas de façon automatique à une pratique ou à un public, mais s’engagent dans leur visite. Ils ne suivent pas simplement un habitus déterminé adapté à l’endroit où ils se trouvent : ils le vivent.

Cette approche est attentive aux variations de ces vécus, qui sont l’indice d’une modification de leur intérêt. Ils passent alors d’un public à l’autre au cours de leur visite. Ils sont engagés dans un « jeu social » qui implique de complexifier la façon dont ils mobilisent leurs habitus (Lahire, 1998) : ils en ont plusieurs à disposition et ont la capacité d’en changer selon les moments de la visite. Si la caractérisation des publics tend à associer les visiteurs à une seule façon de visiter tout au long du parcours, l’attention aux émotions dessine ainsi une topographie plus complexe. La description structurale des différentes pratiques reste similaire, mais le positionnement de chacun dans cette structure apparaît plus plastique. Le dispositif du site introduit les touristes dans le réseau des différentes façons de visiter, tout en leur laissant la capacité de jouer avec une pluralité́ de registres (Bourroux et Schneider, 2010 ; Wadbled, 2017a) à recomposer en fonction d’une logique d’interprétation (Eidelman et al. , 2003) ou d’un registre d’appropriation (Falk, 2012) différent. Les moments identifiés comme divertissants ne signifient alors pas un désintérêt de la visite en général, mais une baisse d’attention.

L’activité des visiteurs

Les touristes sont placés au centre de l’analyse lorsque le tourisme est défini par la façon dont les touristes s’engagent. Cependant, le cadre de cet engagement reste la structure des expériences telle qu’elle est définie par les travaux sur les fonctions sociales et sur les publics. La signification des comportements et des ressentis est une corrélation entre un engagement comportemental ou émotionnel et la participation à une pratique sociale. La pratique du tourisme obscur étant définie, ce sont des façons de la réaliser. Chercheurs comme acteurs supposent déterminée la nature de la pratique du tourisme obscur et donnent sens aux comportements et aux ressentis par rapport à elle. Ils savent que le lieu visité est un patrimoine obscur et en déduisent la nature de l’activité touristique. La différence avec l’approche centrée sur les fonctions sociales est l’intérêt porté aux différentes façons d’y participer. Elle n’est pas définie à partir des motivations ou des caractéristiques objectives des publics, mais du vécu des visiteurs. L’intérêt se porte alors sur les autres significations que les comportements ou les émotions peuvent prendre (Sharpley et Stone, 2009 : 71).

Cette réorientation suit le mouvement proposé à la fois par la muséologie s’intéressant à ce que vivent les visiteurs et par la géographie des faits de culture. La première postule que le point de vue des visiteurs est le résultat de leur interaction avec les médiations (Fraysse et Molinier, 2020). La seconde caractérise l’espace en fonction de ses interactions avec les touristes (Claval, 1999). Les comportements et les émotions ne sont pas le résultat de l’engagement dans une pratique déterminée, mais l’action performative par laquelle l’activité touristique se construit. Elle est la dynamique de ce que ça fait aux visiteurs de visiter : le « processus continu qui cherche à donner un sens à ce qui est expérimenté » (Jarvis, 1991 : 164). Le tourisme est alors caractérisé de façon pragmatique : à partir de l’effet que les comportements et les ressentis ont sur les visiteurs – plutôt que par la tâche qui leur est assignée pour réaliser une fonction sociale et les motivations qu’ils se donnent pour l’accomplir. Cela suppose une distance vis-à-vis du sens que les visiteurs donnent eux-mêmes à leur visite : il révèle le cadre dans lequel ils comprennent leur activité, mais ne permet pas de prendre en considération ce qui dans celle-ci excède la représentation qu’ils en ont.

Largement pratiquée pour rendre compte d’autres dimensions du patrimoine (Montpetit et Bergeron, 2009 ; Schmitt et Aubert, 2017 ; Lebat, 2018), cette approche est peu développée dans la recherche sur le tourisme obscur. Elle implique de réévaluer la signification des comportements et des ressentis des visiteurs autrement que par rapport à la tâche qui leur est assignée et qu’ils reconnaissent. Ils ne signalent pas une façon de participer à la pratique telle qu’elle est définie à partir de sa fonction sociale, mais l’investissement des restes du passé dans d’autres modes d’existence – ce qui requiert de redéfinir ce qu’est le tourisme obscur du point de vue de l’activité des visiteurs. La fonction sociale du tourisme obscur, appréhendée par des publics et investie par des visiteurs, ne constitue que le contexte de leur activité. Celle-ci est caractérisée par les relations que les visiteurs engagent avec ce qui se présente à eux. Les émotions sont la manifestation de ces relations qu’il s’agit de caractériser.

Cette expérience est un rapport non historien à l’histoire et non mémoriel à la mort. L’histoire et la mort ne sont pas appréhendées de façon rationnelle et réflexive dans le but de rendre intelligibles des processus explicatifs – de ce qui s’est passé et de la façon dont le présent en tire des leçons. Le rapport à l’histoire passe par une expérience sensible où l’événement est compris à partir de la représentation de ce qu’ont été les situations imaginées (Wadbled, 2018). Les visiteurs sont touchés par les traces laissées par les victimes. La mémoire n’est alors pas une conscience historique qui implique des actions politiques. Elle est la confrontation existentielle avec la souffrance extrême et avec la mort (Preece et al ., 2005 ; Wadbled, 2019). L’imagination et la force des émotions associées à la mort font de la visite une expérience sensible plutôt que réflexive de l’histoire et de la mort (Lisle, 2007 ; Wadbled, 2017b). Bien qu’ils soient sensibles, ces rapports à l’histoire et à la mort ne sont pas des divertissements. Ce qui pourrait apparaître comme un désintérêt pour l’histoire et la mémoire peut alors être compris comme étant au contraire la manifestation d’une expérience historique et mémorielle intime.

La question de recherche est alors de rendre compte du décalage entre cette activité et la tâche prescrite par la fonction sociale du tourisme obscur que les visiteurs reconnaissent. Ils font l’épreuve d’une dissonance entre ce dont ils font l’expérience et ce qu’ils se reconnaissent faire. Le décalage n’est ainsi pas le résultat de leur capacité à choisir de s’engager dans des pratiques différentes de celles attendues d’eux, en fonction de leurs intérêts individuels irréductibles à leur participation à une pratique ou à un public donné (Hein, 1999). Reconnaître l’expérience active des visiteurs n’implique pas de voir dans le tourisme une nébuleuse d’effets imprévisibles provoqués par des individus autonomes et libres de faire ce qu’ils veulent tant qu’ils n’abîment pas le site visité. Si les enquêtes sur l’activité des visiteurs ont des résultats en décalage avec celles sur les pratiques et les publics, elles permettent en revanche d’identifier des expériences communes.

Ces expériences ne coïncident pas à la participation à une pratique ou à l’appartenance à un public, mais sont le résultat de la façon dont les visiteurs répondent à l’interpellation de ce qui leur est présenté. Ce ne sont pas des explications mais les traces des victimes. Elles invitent à percevoir plus qu’à comprendre et à se rendre compte de ce qu’est la souffrance ou la mort plutôt qu’à affirmer une conscience socio-politique. Même si les traces sont accompagnées d’explications qui permettent de comprendre l’événement et de construire une conscience mémorielle, leur présence engage les visiteurs dans une relation avec elles qui n’est ni historienne ni mémorielle. Ces restes du passé sont investis dans d’autres modes d’existence (Latour, 2012) que la recherche s’attache à caractériser sans en faire les variations d’un même patrimoine obscur en fonction de la façon dont les visiteurs y participent. La définition de ce qu’est le tourisme obscur ne peut alors se faire que de façon immanente : elle est le résultat de l’activité des touristes dans un « monde social plat » (Latour, 2007).

Conclusion

Un patrimoine n’est pas seulement un vestige considéré pour sa valeur historique indépendamment de sa relation avec des touristes. Il est l’objet d’une pratique sociale caractérisant une façon de visiter définie à partir de sa fonction sociale, le lieu où se rend un public composé de visiteurs qui ont les mêmes raisons et motivations pour visiter tout en s’y impliquant, ou le milieu d’activités où les visiteurs s’engagent dans des relations avec ce qui leur est donné à percevoir. Si la géographie du tourisme et la muséologie abordent différemment l’« ancrage spatial » (Chevalier, 2017), l’enjeu est dans les deux cas de comprendre ce que les touristes viennent faire et comment ils le font. Le passage de l’un à l’autre constitue une évolution qui poursuit une dynamique engagée dans le sens d’une plus grande prise en compte de l’activité des visiteurs.

D’un point de vue épistémologique, ce n’est pas un progrès vers une meilleure connaissance grâce à des instruments de mesure de plus en plus affinés. Il s’agit plutôt d’une succession d’approches complémentaires qui dessine un mouvement dialectique : si chaque moment se déploie à partir d’une critique de celui qui le précède, il réinvestit les travaux antérieurs. Ils restent pertinents, mais le champ de leur pertinence est réévalué.

En déterminer la cartographie a un double usage. D’une part, elle permet aux différents travaux de s’y situer et d’assumer à la fois leur parti pris et leur positionnement par rapport aux autres. Cela fluidifie et assure la qualité des relations entre les chercheurs ainsi qu’entre eux et les institutions, lorsque sont mobilisées des conceptions différentes de la pratique ou de l’activité touristique. D’autre part, elle s’adresse aux institutions : s’y positionner leur permet de déterminer la nature des médiations qu’elles proposent en identifiant à la fois leurs enjeux et leurs interlocuteurs. Elles peuvent à la fois s’organiser et communiquer en conséquence – selon leur mandat : transmettre une information formelle, faire participer des publics, donner aux visiteurs ce qui les intéresse ou accompagner leur expérience de visite.