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Depuis la fin du XXe siècle, l’envergure acquise par le tourisme suscite de plus en plus d’intérêt de la part des acteurs institutionnels dans le monde : les grandes organisations internationales le considèrent comme un outil privilégié de la lutte contre la pauvreté et comme un élément important du développement local durable ; les institutions de formation supérieure européennes et américaines l’utilisent pour leur intervention dans les pays dits économiquement moins avancés, propice à justifier un champ disciplinaire distinct autour du phénomène touristique (Kadri, 2004). Allant dans le sens des déclarations de l’Organisation mondiale du tourisme sur la réduction de la pauvreté (2004), des études spécifiques réalisées dans le cadre de réseaux de recherches de l’International Centre for Responsible Tourism (ICRT), de l’International Institute for Environment and Development (IIED) et de l’Overseas Development Institute (ODI) mettent l’accent sur les dimensions techniques du développement. À partir des années 2000, les chercheurs et chercheuses reconsidèrent le concept de développement en y intégrant la dimension de l’équité, au risque de paraître « moralisateur » dans une mondialisation libérale (Dehoorne, 2013).

En parallèle, depuis la fin du XXe siècle, faisant directement écho à la « cité par projets » (Boltanski et Chiapello, 1999), la recherche portée progressivement par la culture du projet est une tendance mondiale (Mullin, 2001 ; Whitley et Gläser, 2014). Il s’agit de stimuler l’innovation en favorisant l’émergence de projets collaboratifs pluridisciplinaires. À partir d’un corpus d’une soixantaine d’ouvrages parus dans les années 1990, Luc Boltanski et Ève Chiapello (1999 : 157) estiment qu’avec l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme à la fin du XXe siècle, est actée l’abolition de la hiérarchie des Trente Glorieuses – période historique postérieure à la Seconde Guerre mondiale qui a correspondu, en Europe occidentale, à une croissance économique et démographique forte – pour lui substituer un contrôle de type marchand, avec l’importance de la concurrence et du changement permanent, le travail en équipe, le réseau et les « projets [qui] dessinent une multitude de mini-espaces de calcul à l’intérieur desquels des ordres peuvent être engendrés et justifiés ». Le néolibéralisme, dont l’essor date des années 1970, parvient à institutionnaliser ce nouveau régime basé sur la primauté du marché, ce qui amène les acteurs, les institutions et les communautés à adapter leurs comportements et leurs discours selon les contextes géographiques (Mosedale, 2016).

D’autres structures, privées ou publiques, soutiennent aussi des projets avec une portée touristique ou des projets sur le tourisme. Vouloir porter l’innovation et renouveler les questionnements de la recherche, avec des moyens financiers, s’inscrit dans des enjeux potentiellement paradoxaux, en particulier vis-à-vis des publics cibles : milieu universitaire, établissements publics ou privés à caractère scientifique et technologique, entreprises…

La recherche est entrée dans un processus de contractualisation propice à favoriser une recherche appliquée et rentable. Le management des effectifs, dans un contexte d’une augmentation de la précarité du personnel, s’accompagne d’une restructuration de l’institution dont l’objectif principal tend à faire entrer les universités et les écoles dans une compétition sur le marché mondial de la connaissance (Le Roulley et Uhel, 2020).

De l’importance de l’épistémologie dans la recherche en tourisme

L’épistémologie n’est pas un exercice qui s’est imposé de la même manière dans toutes les disciplines. Il s’agit de réfléchir sur l’ensemble des repères fondamentaux pour élaborer, réaliser, diffuser des connaissances par un processus de recherche scientifique. Originellement, elle est liée au questionnement des scientifiques face à des hypothèses qui semblaient jusqu’alors « naturelles » et qui ont été vues, à partir du tournant du XXe siècle, comme des hypothèses particulières à expliquer, et ainsi comprendre la théorie comme un phénomène spécifique, autonome. Dans les sciences dites « dures », c’est notamment le problème de la continuité ou de la rupture entre les faits et les lois (physiques, mathématiques, etc.) (Schmid, 2019). Dans les sciences sociales, cette interrogation suit sensiblement la même temporalité, avec l’École de Chicago et l’Université de Cambridge dans l’entre-deux-guerres, qui promeuvent une méthode cumulative et plutôt à tendance quantitative (Campbell, 1988), si l’on excepte la méthode positiviste d’Auguste Comte qui a essaimé essentiellement en France durant le XIXe siècle (Largeault, 1989 : 299-302 ; Bitbol et Gayon, 2015) et qui ne couvre pas tous les enjeux épistémologiques.

L’intérêt scientifique pour le tourisme a été tardif dans les différentes disciplines (Poulain et Teychenné, 2001) : certes dès la fin des années 1890 pour l’économie, avec l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen, qui peut faire figure d’exception et qui a plus axé son propos sur les loisirs ; mais plus systématiquement dans la seconde moitié du XXe siècle, avec l’économie à nouveau, à partir des années 1950 ; la géographie et la sociologie, à partir des années 1960 (Cousin et Réau, 2016) ; l’histoire, à partir des années 1970 (Spode, 2010) ; le marketing, à partir des années 1990 (Giannelloni, 2011)… Si les écoles hôtelières apparaissent à la fin du XIXe siècle (à Ouchy, Suisse, en 1893 ; voir Cinotti, 2022), en proposant peu d’activités de recherche jusqu’à récemment, les autres types d’écoles en tourisme existent depuis les années 1960, avec un essor plus marqué à partir des années 1980 (Vincent, 2022).

Mais en agrégeant un phénomène holistique comme le tourisme, c’est une remise en cause des manières de faire dans les disciplines scientifiques qui intervient. Elle oblige parfois à dépasser le cadre de la discipline, formée autour d’une communauté de recherche, avec ses propres savoirs et savoir-faire, ses références attendues, ses visées finales (Reuter, 2004), pour lui préférer les approches et les questionnements méthodologiques. Ainsi, la géographie du tourisme se transforme en valorisation de l’approche géographique du tourisme (Lazzarotti, 2003 ; Coles et Hall, 2006). Les chercheurs et chercheuses du champ du tourisme se sont donc rapidement emparé·es de l’épistémologie pour valider leurs démarches et positions scientifiques, en restant gêné·es par l’impérialisme des disciplines universitaires annexant tout ou une partie du champ sans approfondir le sujet (Boyer, 1997).

La programmation d’un dossier spécial sur la recherche en tourisme avait été envisagée dès 2005 dans une chronique de Boualem Kadri, Myrabelle Chicoine et François Bédard (2005). Mais c’est véritablement à partir des années 2010 que la communauté de chercheurs et de chercheuses en tourisme acquiert une plus grande visibilité. À l’automne 2008, la revue Téoros, à l’origine une revue de transfert, opte pour la double évaluation anonyme par des comités de lecture, parce qu’il existe davantage de recherches sur le tourisme qui visent à faire avancer les connaissances dans le domaine, et non seulement des recherches dans le tourisme effectuées dans le but de comprendre les enjeux auxquels le secteur industriel fait face (Jolin, 2008). En 2011, la revue Décisions Marketing consacre un dossier spécial à « tourisme et loisirs », et les coordinateurs du dossier arguent que la recherche francophone en marketing du tourisme et des loisirs est doublement en retard sur d’autres disciplines et sur la communauté internationale. En 2013, à la suite d’un colloque organisé par l’association ASTRES au moment de sa fondation en 2010, la revue Mondes du tourisme publie un dossier « Tourisme et recherche » afin d’apporter un éclairage sur les travaux effectués dans le champ du tourisme, de se pencher sur les problématiques et les enjeux que l’actualité du tourisme rend pertinents, de montrer le dynamisme de la recherche à travers des travaux de jeunes chercheurs et chercheuses, de rendre compte des liens qui existent entre la recherche scientifique et l’univers professionnel (Bessière et al., 2013 : 11). En 2012 paraît l’Épistémologie des études touristiques (Éthier et al., 2012), dans lequel les auteur·es cherchent à dépasser le cadre de la « boîte économique » pour émanciper le tourisme dans la production des savoirs.

Une philosophie de recherche comme une autre en tourisme ?

S’inscrire dans le champ de recherche du tourisme et y « produire » de la recherche, c’est être confronté à de multiples prismes. Nous utiliserons dans cette introduction le terme de « champ » (Bourdieu, 1966 ; Stock, 2015), le tourisme étant aussi considéré, par certain·es, comme une science (Morgenroth, 1959 ; Jafari, 2005 ; Kadri et Bédard, 2005 ; Ceriani-Sebregondi et al., 2008 ; Hoerner, 2008), définie comme un ensemble de connaissances sur un fait, un domaine ou un objet vérifiées par des méthodes expérimentales, ou considéré comme un domaine, défini comme un ensemble des techniques et des savoirs relatifs à une science ou à un art, bien que ce sens soit peu interrogé (il est toutefois utilisé dans des publications aussi hétérogènes que celles de Darbellay et al., 2011 ; Picot-Clémente, 2011 ; et Yanoshevsky, 2021).

Mais le champ du tourisme présente-t-il, de prime abord, des différences avec d’autres champs de recherche ? En effet, le tourisme est un champ d’étude, encore parfois confondu avec celui des loisirs, qui a connu une reconnaissance universitaire tardive, concomitante de cette progression de la culture de projets depuis la fin du XXe siècle. Cette reconnaissance a, paradoxalement, lieu dans le cadre d’une marginalisation disciplinaire (Pronovost, 2008), comme une sorte de clair-obscur au détriment des chercheurs et chercheuses en tourisme. S’intéresser au fait de produire de la recherche en tourisme, c’est donc observer et analyser l’émergence de la reconnaissance d’une production spécifique dans le cadre d’une évolution globale de la pratique scientifique. Cela amène quelques questionnements.

Est-ce aborder des idées originales, présenter des idées comme originales, s’inscrire dans une lignée ou un héritage théorique de recherche ?

Sans doute un peu tout ça, ce qui fait penser à Yves Gendron (2013) que la contribution à la recherche est instable (accord éphémère entre des auteurs et des évaluateurs), ambiguë, contradictoire et relative, propre à refléter la complexité du réel. Certaines personnes se demandent même ce qu’est une « bonne » recherche (par exemple, Rey, 2006, en sciences de l’éducation), ce qui dénote l’intrusion de la morale dans la recherche, à ne pas confondre avec l’éthique (Lagarrigue et Lebe, 1997). De plus, les recherches en tourisme subissent la critique de ne pas rendre suffisamment explicites les hypothèses investiguées (Botterill, 2001). La conjonction des perspectives vis-à-vis des résultats des projets de recherche de la part des différents acteurs concernés doit être abordée.

On trouve ici un écho des réflexions sur les « sciences transformatives », sciences définies comme initiatrices et catalysatrices des processus sociaux de transformation, et non plus seulement observatrices de ces processus : n’est-ce pas un changement de rôle et de place attendu des sciences dans les États (Schneidewind et al., 2016 ; Billaud et al., 2019 ; Laillier et Topalov, 2022) ? Dans le champ du tourisme, du fait de la forte influence du milieu professionnel, la recherche se trouve au cœur de ces processus de transformation (Stafford, 2003).

Est-ce obtenir des financements pour réaliser des recherches ?

Cet enjeu du financement est ancien, comme le rappelle Jérôme Aust dans le dossier qu’il a coordonné pour Genèses en 2014 : allocation des fonds à des research projects de sociologie dans le Chicago des années 1920, projets de recherche sur contrat durant la période de la France du général de Gaulle, projets de coopération et d’innovation dans la Suisse des années 1990 et 2000, projets collaboratifs public/privé en France dans les années 2000. La longue absence de légitimité du champ du tourisme dans l’espace universitaire (Kadri, 2008) et le peu de financements accordés à la recherche non appliquée ont incité certains chercheurs à trouver à l’extérieur du monde universitaire les profits symboliques et économiques qui leur font défaut (Réau et Poupeau, 2007). Dans le tourisme, la frontière entre la consultance, la recherche appliquée et la recherche fondamentale est perméable. Jean Viard, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, France), a travaillé à la fois pour la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), pour le Club Méditerranée et pour des publications d’essais. Le sociologue Jean-Didier Urbain a été expert de l’Observatoire national du tourisme (France) et animateur scientifique de la DATAR. De cet enjeu autour du financement découle rapidement celui qui touche à la conduite des recherches.

Est-ce conduire ces recherches ?

Quand une commande est formulée par des agents se disant représentatifs mais qui ne sont pas questionnés sur cette représentativité, quand des partenariats sont mis en place lors des études de terrain, la recherche ne peut échapper aux enjeux liés à la maîtrise et au déroulement de la recherche, tout comme à l’élaboration des produits finaux (Hubert et al., 2004 : 33, 49). Christophe Toussaint Soulard, Claude Compagnone et Bruno Lémery (2007) estiment que ces situations produisent une réalité « fictionnelle », liée à l’affichage d’une collaboration, et une réalité « frictionnelle », liée à la phase d’investissement plus poussée à l’origine de désaccords, car c’est la pertinence professionnelle des dispositifs et des structures mobilisés qui peut être critiquée (voir par exemple pour les sciences de l’éducation et de la formation : Aussel et Bedin, 2019). Le dispositif de recherche-action est particulièrement analysé par les chercheurs et les chercheuses, où la recherche s’avère progressivement glisser vers une co-construction (Woillez, 2014 ; Jouault, Kieffer et Montañez Giustianionovic dans ce dossier). Pour l’instant, les autres modes de pratiques sont moins questionnés.

Est-ce présenter ces recherches ou ces résultats de recherche selon des normes dites internationales, mais, en fait, essentiellement occidentales, voire spécifiquement anglo-saxonnes ?

Le nombre de revues scientifiques en tourisme de langue anglaise ou américaine, bien que de qualité très inégale (Laporte et Poulain, 2013), est sans commune mesure avec le nombre de revues en langue espagnole (11 revues relevant des normes universitaires selon le site Internet DataESTUR, <https://www.dataestur.es/conocimiento-turistico/revistas-de-turismo/>) ou en langue française (3 revues). La dimension interculturelle de la recherche pourrait permettre de dépasser l’idée d’acculturation de la recherche, dans une dimension universaliste (voir l’article de Sylvine Pickel-Chevalier dans ce dossier).

Est-ce faire connaître des résultats de recherche, par le biais de communications scientifiques (surtout) et grand public (éventuellement), d’articles (surtout) et d’ouvrages (éventuellement) ?

En sciences humaines et sociales, le livre continue d’occuper une place centrale et, pourtant, il ne représente pas ou plus, en particulier pour les organismes évaluateurs, la forme la mieux considérée de partage de connaissances. Parce que l’évaluation de l’influence de la recherche s’avère laborieuse, la communauté de la recherche et les décisionnaires s’appuient souvent sur des mesures considérées comme indicatives, et en particulier les métriques de citations (Champieux et Coates, 2022). La thèse de la crise du livre scientifique révèle les contradictions des dispositifs de communication de la recherche en sciences humaines et sociales et, à travers l’hétérogénéité du lectorat que leurs contraintes matérielles de diffusion les incitent à viser, celles du statut de ces disciplines (Auerbach, 2006).

Les revues se positionnent aussi vis-à-vis des modalités de diffusion de connaissances : auprès du grand public, auprès des professionnel·les, auprès de la communauté scientifique. Le champ du tourisme se révèle particulièrement riche en la matière. Ainsi, la revue Téoros est définie en 2008 comme une main tendue à la recherche fondamentale, sans l’opposer à la recherche appliquée. Louis Jolin (2008) milite alors pour promouvoir une des potentielles forces de la recherche en tourisme, autour de la transgression des frontières disciplinaires et de la combinaison des approches et des paradigmes.

Est-ce travailler en commun, alors que les chercheurs et chercheuses en tourisme sont souvent dispersé·es sur différents sites et laboratoires disciplinaires ?

Dans un tel cas, il y aurait une plus forte originalité du champ du tourisme. Le nombre d’articles en collaboration est plus faible dans ce champ, avec généralement, quand c’est le cas, les mêmes auteur·es qui forment un groupe spécifique d’intérêt. Pradeep Racherla et Clark Hu (2010) estiment que cela peut être attribué à une relative immaturité du champ, à la nature pluridisciplinaire de la recherche en tourisme et aux limites de la collaboration internationale. En analysant les articles sur le tourisme dans treize revues touristiques majeures, Mehmet Ali Köseoglu et Brian King (2019) parviennent à la même conclusion sur la rareté des collaborations internationales, la majorité des quasiment 13 000 articles étudiés n’ayant, au mieux, qu’une double paternité.

Hétéronomie du champ du tourisme

Jusqu’à maintenant, un vaste champ comme le tourisme, empruntant à plusieurs disciplines universitaires dont les enjeux socioéconomiques et politiques sont parfois forts dans certains pays, n’a pas fait l’objet d’une analyse globale particulière. L’ouvrage d’Andrew Holden Tourism Studies and the Social Science, paru en 2005, organisait son propos à partir d’un dialogue entre les tourism studies et chaque discipline jugée majeure sur le sujet (géographie, sociologie, psychologie, économie, sciences politiques, anthropologie, sciences environnementales), et le dilemme disciplinaire est connu depuis plus d’une vingtaine d’années (Echtner et Jamal, 1997 ; Butowski, 2011). S’il est bien un champ qui apparaît pluridisciplinaire (Jafari et Richie, 1981 ; Darbellay et Stock, 2012 ; Tribe et Liburd, 2016 ; Guibert et Taunay, 2017 ; Clergeau et Peypoch, 2019), c’est même celui du tourisme. Les débats autour de la « tourismologie » au début des années 2000 ont été vifs, mais ils n’ont pas abouti à une reconnaissance partagée d’une discipline scientifique et/ou universitaire du tourisme. Pour sortir de ce qui apparaît comme une impasse, c’est d’ailleurs une approche post-disciplinaire qui est parfois promue (Coles et al., 2009), à travers les tourism studies, un des domaines d’études transdisciplinaires issus du modèle universitaire anglophone (Marie dit Chirot, 2019).

De plus, s’il y a un champ qui apparaît infini, c’est encore celui du tourisme. Les clés d’entrée (mobilité, espace, pratiques, activités, processus, relations, acteurs, expériences, système, champ, domaines d’application comme le transport, l’hébergement, la restauration, les services de voyage, etc.) sont si nombreuses qu’il est difficile de circonscrire le phénomène dans sa globalité et dans son évolution. L’enjeu a été précocement défini, dès les années 1950, le juriste Paul Ossipow arguant par exemple que le tourisme ne peut être défini selon la doctrine conventionnelle (cité dans Muñoz de Escalona, 2014 : 187). Pour pallier cette impossibilité, c’est la figure du touriste qui tend à agréger ces différents sujets (Clergeau et Peypoch, 2019). Pourtant la définition de cette figure n’est pas partagée par l’ensemble de la communauté scientifique (voir par exemple Boyer, 1997 : 464-465), perturbant une potentielle totalisation du champ du tourisme.

De ce fait, le nombre de disciplines scientifiques s’intéressant à l’objet du tourisme est important (Jafari, 2005). Or la construction d’une « science » du tourisme passe par la distanciation à l’égard des visions idéologiques qui prolifèrent dans la saisie de ce phénomène social qui s’est rapproché de l’expérience ordinaire au cours des dernières décennies du XXe siècle (Coëffé et Violier, 2018). L’avantage d’un attrait multidisciplinaire est donc aussi à l’origine d’une dispersion des objectifs et à l’origine d’une absence plus ou moins consciente d’éventuelles convergences d’intérêts dans leur globalité. Ces difficultés d’émergence, de légitimité et de mise en valeur, peut-être en lien avec les disciplines scientifiques sur lesquelles s’appuient les établissements d’enseignement supérieur et les revues hors du champ du tourisme, ont pour répercussion des limitations de sa visibilité.

Afin de participer à la reconnaissance des savoirs en sciences sociales et humaines, en arts et lettres, les chercheurs et chercheuses en tourisme tentent de transcender les traditionnelles barrières disciplinaires : les projets dans ces disciplines doivent contribuer davantage à la conception des voies d’action et de solutions. La convergence d’intérêts se décentre de la discipline vers le sujet.

Or la légitimité de la science peut être questionnée quand elle est perçue en tant que valeur : Andrew Abbott (1988) montre que le lien associant légitimité et abstraction résulte pour partie d’une confusion entre le prestige d’un savoir et l’efficacité de son application. Un autre décalage existe : entre, d’une part, l’idéal diffusé d’une science désintéressée et totalement dévouée à la découverte des arcanes de la nature et au progrès de la connaissance et, d’autre part, les motivations et les déterminations effectives de la recherche scientifique. Selon Dominique Vinck (1995 : 133), « les chercheurs s’efforcent donc d’effacer soigneusement toute influence de la société sur leurs productions », de peur que leur motivation sociale soit utilisée pour discréditer leur prétention à la scientificité. Face aux processus des « sciences transformatives », cette posture pose question et elle est d’ailleurs, de façon générale, de plus en plus mise en doute par les chercheurs et chercheuses (Le Roulley et Uhel, 2020 ; voir aussi l’article de Nathanael Wadbled dans ce dossier).

Le succès de la légitimation de la recherche effectuée dépend de la capacité du groupe à construire une identité professionnelle, à fédérer ses membres autour d’un discours partagé, porteur de valeurs communes (Paradeise, 1985). Il ne faut pas sous-estimer les « unités de façade », car chaque champ ou discipline est traversé par des courants et des sous-groupes aux intérêts divergents et parfois contradictoires (Bucher et Strauss, 1992). Ces effets n’affaiblissent pas nécessairement les groupes et leurs revendications, ils peuvent aussi les dynamiser et les renouveler, mais ils restent encore peu étudiés (Poulard, 2020). Les chercheurs et chercheuses n’imposent pas unilatéralement leurs modèles théoriques, ils n’orientent pas le cœur de l’action publique, mais ils aménagent à la marge les contours d’une demande d’expertise, pour s’en faire les principaux bénéficiaires.

Le questionnement de Leszek Butowski et ses co-auteur·es (2019), qui avait abouti, après analyse du contenu des principales revues en tourisme, sur la réalité d’une position dominante occupée par une langue, une tradition, un ensemble choisi de sujets de recherche et un groupe de chercheurs et chercheuses, peut être poursuivi ou critiqué à l’aune des différentes façons de faire et de valoriser les recherches.

Le choix des mots

L’engagement vers l’universalité des connaissances scientifiques n’est pas un processus simple et automatique. Les enjeux sont forts à plusieurs échelles : d’une discipline à l’autre, d’une culture à l’autre. Du fait de l’hétéronomie du champ, les chercheurs et les chercheuses en tourisme sont confrontés à un problème scientifique, déjà qualifié de majeur en 2010 par Mathis Stock : « développer un ensemble de concepts reliés entre eux, robustes et pertinents, qui guident les chercheurs dans leur traitement des multiples phénomènes touristiques et qui permettent de les enchaîner dans l’argumentaire explicatif ». Viennent ainsi de paraître une Encyclopédie scientifique et technique du tourisme et des loisirs (https://gisetudestouristiques.fr/encyclopedie/) au début du mois d’octobre 2022, disponible gratuitement en ligne et portée par le Groupement d’intérêt scientifique Études touristiques, et un Vocabulaire du discours touristique (sous la direction de Boualem Kadri, Marie Delaplace, Alain A. Grenier et Yann Roche), ouvrage collectif paru aux Presses universitaires du Québec en octobre 2022. Il serait judicieux que les mots désignent les mêmes choses, mais il peut aussi arriver que ce ne soit pas le cas, en langue française en tout cas. Par exemple, « voyage à forfait » et « voyage organisé » désignent la même activité, mais l’un pour les juristes, l’autre pour les géographes.

À cette complexité nationale s’ajoute le transfert d’un espace national à un autre. Pierre Bourdieu (2002 : 4) signale qu’il se fait à travers une série d’opérations de sélection, de marquage et de lecture. Il importe de maîtriser le contexte de production de la connaissance, pour éviter les malentendus dans la communication internationale. La logique est connue depuis longtemps, par exemple lorsque Jean-Michel Dewailly (2005 : 33) conclut un article sur la mise en tourisme et la touristification en précisant que la clarification est pensée « dans la terminologie francophone du tourisme » (nous soulignons). Or la circulation internationale des idées transcende généralement les domaines universitaires. Ce basculement peut doublement influencer la portée du message et la perception de son émetteur. Les usages idéologiques peuvent ainsi être favorisés par le changement de contexte, tandis que la réception de ces idées peut transformer la figure de l’intellectuel (Santoro et Sapiro, 2017 : 5). La réception très différente des théories du philosophe Michel Foucault de part et d’autre de l’Atlantique est un des cas les plus connus (voir, par exemple, Abélès, 2008 ; Canavese, 2017). La traduction, loin d’être un transfert pacifié, devient ainsi une des formes spécifiques du rapport de domination, à l’origine d’un « échange inégal » propice à une annexion motivée par une universalisation des textes et des idées à partir de catégories de perceptions propres (Casanova, 2002). Ce processus ne peut qu’amener des résistances, tant dans les mots (voir par exemple l’article d’Yves Cinotti dans ce dossier) que d’un point de vue théorique (voir par exemple l’article dans ce dossier de David Arias Hidalgo sur l’usage de la théorie décoloniale à travers l’exemple du buen vivir, notion très mobilisée en Amérique latine depuis les années 1990). L’article de Sylvine Pickel-Chevalier (dans ce dossier également) explicite la démarche interculturelle à partir du cas indonésien, comme solution possible de dépassement de ces résistances.

Multitude d’enjeux, incertitudes des résultats ?

Les politiques d’inspiration néo-libérale menées en Amérique du Nord en matière de recherche et de publication, mises en place dès le début des années 1980 et en développement en Europe à partir des années 2000, présenteraient le risque de renforcer la tendance à déserter des domaines qui, bien que socialement importants, ne sont pas économiquement assez rentables (Duval et Heilbron, 2006) ou soutenus par des établissements (entreprises et collectivités) d’une taille critique suffisante pour financer de la recherche (Laillier et Topalov, 2022). Les chercheurs et chercheuses considèrent que les agences de recherche ne financent pas adéquatement les projets exploratoires et la recherche de nature plus fondamentale, dont les résultats ne sont pas prévisibles (Hubert et Louvel, 2012).

Avec une proportion inférieure à 0,19 % de projets financés sur le champ du tourisme par l’Agence française de la recherche depuis sa création, en 2006, soit trois fois moins que sur la thématique des risques naturels par exemple, le tourisme est une thématique totalement marginalisée en France (Vincent, 2021). La situation apparaît relativement similaire en Suisse, mais Laurent Tissot (article de ce dossier) est plus optimiste : ce ne serait qu’une question de temps. Il y a bien quelques cas d’analyse pour d’autres pays, mais les exemples sont encore peu nombreux (Kieffer et Jouault, 2017 et le fonds sectoriel SECTUR–CONACYT mexicain ; une réflexion de Bushell et al., 2001, sur le cas australien). Les différentes échelles de financement possible sont aussi à prendre en compte. En France, le relais régional compense le peu d’appétence nationale pour la recherche sur la thématique touristique, mais en se plaçant généralement dans la perspective de décrocher de futurs financements de projets aux échelons national et international (c’est-à-dire essentiellement l’échelon européen). Enfin, les conséquences du statut du financement de la recherche (public, privé ou les deux), si elles existent, restent inexplorées. La recherche en tourisme pourrait présenter la caractéristique d’être « victime » d’un secteur d’activité en bonne santé au cours des dernières décennies, malgré les critiques qu’il génère depuis ses débuts.

Ces évolutions dans le financement de la recherche ont des conséquences sur la formation des futurs chercheurs et chercheuses en tourisme, grâce au financement de doctorats et de post-doctorats. C’est un effet reconnu empiriquement qui reste pour l’instant totalement dans l’ombre scientifiquement, effet évoqué dans le cadre de ce dossier par Laurent Tissot pour les historiens et historiennes du tourisme. Ainsi, 23 des 27 projets pluridisciplinaires financés par le dispositif français régional RFI Angers TourismLab ont permis, entre 2015 et 2022, l’emploi de doctorants (6 personnes) ou de post-doctorants (17 personnes), les autres projets ayant parfois embauché des ingénieurs d’études (Vincent, à paraître [2023]). Les projets de recherche ont donc aussi des conséquences concrètes sur le métier et le renouvellement des personnels, mais les analyses scientifiques sur ce sujet ne sont pas légion.

Ce manque de données sur ces personnels pourrait aussi illustrer le « poids » du milieu professionnel dans la recherche en tourisme. Hors du milieu universitaire, les personnes ayant une formation scientifique de haut niveau ne trouvent pas toujours des emplois où leurs compétences sont pleinement valorisées. Pour reprendre le cas du financement de la recherche par le dispositif français régional RFI Angers TourismLab, 18 doctorants, docteurs et post-doctorants ont intégré le milieu universitaire, et 2 le monde de l’entreprise, sur un total de 23 personnes.

Une temporalité de la recherche rythmée par sa valorisation ?

À chaque étape de la recherche, l’individu ou le groupe porteur du projet doit aborder de nouveaux enjeux : la question du contexte de la recherche, qui s’insère autant dans des perspectives locales que des ambitions internationales ; la question des projets de recherche, avec les thématiques « à la mode » ou non, mais aussi la validation de la « pertinence » des projets (par rapport au CV du porteur, au consortium et à l’objet, selon des jurys plus ou moins [in]sensibles à la thématique touristique) ; la question des articles, qui s’inscrivent dans une structuration des textes et donc de la pensée selon des standards de présentation d’enquête avec des résultats plutôt que des idées (Guibert et Taunay, 2017) ; la question des revues, qui font preuve, dans le cas des revues centrales du champ, d’une faible internationalisation de la recherche sans empêcher la circulation des chercheurs, des concepts, des méthodes et des théories, tandis que leurs comités éditoriaux tendent à concentrer les chercheurs et chercheuses dit·es majeur·es (Réau, 2017). Selon le contexte, faire de la recherche nécessite d’adapter l’échelle et (peut-être) la forme de sa recherche, voire de faire l’impasse sur certains outils de valorisation (par le biais de l’open science, par exemple). La difficulté d’adaptation du message selon la forme de publication choisie (ouvrage ou revue, par exemple) conduit aussi à des stratégies spécifiques : l’ouvrage apparaît ainsi comme un meilleur vecteur pour asseoir une nouvelle théorie, avec de réels développements réflexifs possibles (Ryan, 2005 : 659-660), mais il est moins valorisé par les organismes évaluateurs de recherche nationaux, en particulier pour l’obtention des subventions.

La rhétorique professionnelle se destine à l’État, aux administrations, aux collectivités territoriales et au grand public en général. Les revendications relaient l’ambition de la profession à contrôler son activité de manière autonome : l’articulation science-besoin-expertise (Paradeise, 1985) relève d’une adaptation des professions au contexte culturel et économique. Dans les années 2010, une des ambitions du financement de projets de recherche est de créer un écosystème favorable en tourisme pour diffuser les résultats des recherches et obtenir de nouveaux projets de recherche. L’écosystème est défini comme l’ensemble d’acteurs privés et publics ayant des relations entre eux et avec leur territoire, qui se donnent des objectifs de collaboration profitables à tous (Porter, 1998 ; Pecqueur et Nadou, 2018).

Cette rhétorique reste inopérante quant à sa dimension globalisante. Il y a un double risque potentiel de se spécialiser dans le champ du tourisme. Dans un cas, c’est risquer de ne trouver aucune perspective de carrière, parfois face à un système universitaire français jugé sclérosant. Jean-Michel Hoerner (2007) estime même que le chercheur ou la chercheuse en tourisme est condamné·e à ne pas trouver de débouchés professionnels. Dans l’autre cas, c’est risquer de s’enfermer dans une seule et unique perspective de carrière, car la majorité des auteur·es cité·es dans les revues sur le tourisme ne sont pas repris dans les publications plus généralistes (Réau, 2017).

Les objectifs de ce dossier sont d’offrir des perspectives critiques pour déterminer et analyser les conséquences de la culture de projets, de la recherche appliquée, des politiques publiques et/ou privées de stimulation de la recherche, etc., sur le champ disciplinaire du tourisme, mais aussi les conséquences sur la valorisation des résultats de recherche, tout en abordant ces enjeux tant au niveau local, national qu’international. La très grande variété des enjeux empêche actuellement d’avoir une vision générale sur un champ de recherche qui, de toute façon, n’est pas encore bien défini. Ce dossier, loin d’être exhaustif, propose quelques pistes de réflexion pour alimenter les débats qui traversent les modalités de faire de la recherche en tourisme.

Samuel Jouault et Maxime Kieffer abordent la démarche de la recherche à travers l’approche de la recherche-action participative, combinant les réflexions et efforts de différents acteurs, universitaires, acteurs locaux et experts externes. En s’appropriant et en mettant en question la théorie décoloniale appliquée au tourisme, David Arias Hidalgo propose de bousculer une production naissante, située, encore méconnue du monde universitaire européen notamment, mais génératrice de nouvelles perspectives. Nathanaël Walbled place sa réflexion sur la position du chercheur ou de la chercheuse, non plus par rapport à de grandes théories, mais par rapport au sujet de la recherche, sujet qui a une position particulière (centrale ?) dans la recherche en tourisme. Yves Cinotti adopte un autre positionnement, qui est celui des mots : comment un mot (« hospitalité » / « hospitality ») traduit-il, dans des contextes culturels différents, des conséquences dans l’approche du sujet de recherche, et des enjeux qui s’y rattachent. Sylvine Pickel-Chevalier aborde l’enjeu de l’interculturation, qui oblige à un décentrement autant dans l’analyse du sujet de recherche que dans la position essentialiste des chercheurs et chercheuses. À partir du cas suisse, Laurent Tissot analyse comment le tourisme connaît une reconnaissance tardive mais réelle dans le cadre du financement de la recherche sur projets. Tous ces articles démontrent le potentiel certain du tourisme à régénérer les approches scientifiques, à bousculer les cadres conventionnels et universitaires, à questionner la position même du chercheur et de la chercheuse, et c’est sans doute aussi pour cela que la recherche en tourisme n’est pas un long fleuve tranquille.