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Dans un ouvrage relativement bref mais dense, le sociogéographe et pédagogue Yannick Brun-Picard propose, avec Tourisme : objet d’une rare complexité. Interfaces aux territorialités multidimensionnelles », une analyse conceptuelle du tourisme comme phénomène socioconstruit, phénomène qui selon lui s’articulerait essentiellement autour de ses spécificités territoriales et de ses dynamiques humaines et culturelles. « L’objectif de cet ouvrage est de conceptualiser la complexité du tourisme, voire des tourismes, en utilisant le prisme d’exposition que sont les interfaces aux territorialités multidimensionnelles structurées par l’intermédiaire d’une conceptualisation fonctionnelle. » L’auteur en appelle notamment à la reconnaissance de la transdisciplinarité et de la plasticité de son objet d’étude.

Pour appréhender le fait touristique de manière globale et anthropocentrée, un inventaire des dynamiques qui l’alimentent et le façonnent est nécessaire. Ces dynamiques originent des interfaces, c’est-à-dire des dimensions ou composantes actives du tourisme. Ces interfaces mettent « en synergie des dynamiques, un support, des intervenants et des récepteurs »[1]. Elles sont « induites par les pratiques touristiques » et sont ainsi « l’outil majeur pour parvenir à une compréhension optimale du phénomène ».

Concrètement, l’auteur renvoie notamment aux points de contact ou de rencontre des différents intrants de l’activité touristique, et aux logiques d’interaction qui mettent en résonnance les intervenants de cette activité et les territoires qui la portent. Ces interfaces sont multiples : interfaces d’influences et d’attraction, d’échanges et de consommation, de porosité culturelle voire d’assimilation réciproque, mais également interfaces mémorielles ou patrimoniales, qui convergent pour créer, ou exprimer, une identité touristique autonome, singulière et sociale, propre à l’espace et au temps où elle se déploie.

Un exemple de ces interfaces serait l’intégration dans l’analyse du fait touristique de la « zone proximale d’activités courantes (ZPAC) [qui] représente les lieux où nous évoluons lorsque nous ne pratiquons pas du tourisme ». Cette zone inclut les activités de loisir et de vie courante, notamment les mouvements pendulaires à vocation professionnelle, et donc les parcours du territoire qui, a priori, ont un autre sens que le tourisme, mais qui, parce qu’ils impliquent un déplacement organisé dans l’espace et des interactions multiples, constituent des balises conceptuelles à intégrer à l’analyse du tourisme.

Dans une première partie analytique et conceptuelle, Brun-Picard aborde les composantes endogènes (identité, dynamiques locales et gouvernance notamment) et exogènes (rôle des acteurs internationaux par exemple) qui alimentent, voire coconstruisent le phénomène touristique et ses mécanismes de bénéfices mutuels mais aussi d’antagonismes sociaux. Une seconde partie, plus illustrative, s’efforce de faire le pont entre les balises et les concepts sollicités et certaines pratiques de terrain qui témoignent d’un tourisme multiforme. Selon une lecture « diagonalisée » du tourisme, l’auteur rappelle les composantes conjoncturelles et historiques de l’activité, de sa création inaugurale à sa massification récente (expansion des pratiques, diversification des activités, multiplication des sites), insiste sur sa dimension communicationnelle, et aborde la justification des dynamiques d’installations touristiques par la prise en compte des motivations des touristes. Une troisième et dernière partie conclusive prend du recul par rapport à l’objet de l’analyse pour le recontextualiser dans sa dimension sociétale, et aborde des considérations portant sur la durabilité et le « bien commun » (notre interprétation, l’expression n’étant pas utilisée par l’auteur).

L’approche de Brun-Picard est volontairement non orthodoxe et se réclame d’une pensée critique et novatrice, afin de fournir des « pistes alternatives » d’analyse. Parce que le phénomène touristique est identitaire, mais aussi mouvant car temporel, polymorphe car territorial, il serait donc plus sociétal que la plupart des analyses actuelles le dépeignent. En conséquence, le cadre conceptuel élaboré ici s’articule autour des interfaces et intègre une démarche de recherche systémique pour investiguer les territoires et leurs mouvements, selon une lecture qui emprunte au champ de la géographicité.

S’inspirant pour ce dernier concept des travaux d’Éric Dardel (1952)[2], Brun-Picard en appelle à une lecture subjective et philosophique du rapport entre l’homme et la terre, un rapport personnalisé au monde, qui met en résonnance notamment les repères et les besoins, les activités et l’accessibilité, et la prise en compte du territoire comme milieu de vie. La lecture du fait touristique relève ainsi d’une approche néo-socioconstructivisme[3] teinté d’« humanisme géographique ».

Finalement, l’ouvrage porte la volonté d’étendre et de diversifier la prise en compte des éléments contributifs au fait touristique afin de les mettre en perspective pour l’appréhender selon une vision plus sociale, dans le cadre d’une sorte de paradigme actualisé de l’humanité et des pratiques de consommation territoriale.

Cette approche de géographie sociale, réactualisant des concepts établis et en inaugurant de nouveaux, vise un apprentissage collectif né de la mise en corrélation de référents sociaux et culturels. Elle doit s’appréhender au regard des écrits précédents de l’auteur auxquels il fait d’ailleurs largement référence – laissant en contrepartie peu de place à d’autres auteurs qui ont contribué à la démarche de conceptualisation.

D’une lecture parfois exigeante car très englobante, au risque de se perdre dans les diverses illustrations ou un empilement de concepts théoriques et dans une terminologie parfois alambiquée, l’ouvrage de Yannick Brun-Picard reste un travail significatif de contribution à l’appropriation intellectuelle du fait touristique, à l’attention de celles et ceux qui souhaitent l’appréhender selon une vision décalée mais cohérente.