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À la suite d’une histoire touristique déjà longue, le Maroc a tenté d’impulser durant ces deux dernières décennies un développement touristique global du Royaume selon deux « Visions » successives, celles de 2010 et de 2020. Mais, en dépit de cette volonté de développement, le tourisme d’arrière-pays tarde encore à se structurer malgré plusieurs politiques publiques se voulant complémentaires.

Les Pays d’Accueil Touristique (PAT), initiative peut-être trop centralisée, n’ont pas donné, dans la plupart des cas, tous les résultats espérés. L’authenticité, la diversité et la durabilité sont les prérequis de la Vision 2020 et s’accompagnent d’un souci de valoriser toutes les régions du Royaume afin de rééquilibrer les retombées économiques du tourisme avec les « Territoires Touristiques ». Cette segmentation en huit territoires touristiques vise à spécifier l’offre en évitant une banalisation. Cependant, contrairement au tourisme balnéaire favorisé par une demande incomparablement plus forte, le tourisme rural a du mal à s’imposer comme une destination en soi. Sauf exception, par exemple celle de Ouarzazate décrite par Nada Oussoulous (2020) et liée en partie à du post-tourisme (Bourdeau, 2018), les zones rurales restent bien souvent des « arrière-pays » des zones littorales. Ceci, même si le développement de certaines prestations spécifiques relève souvent d’une forme de « mondialisation par le bas » (Berriane et Nakhli, 2011), des prestataires locaux appartenant aux deux systèmes, formel comme informel, se mettant en contact avec la demande internationale grâce à l’accessibilité actuelle des diverses technologies informatiques et au développement des réseaux sociaux.

Enfin, plus précisément, malgré une promotion en ligne des « activités » par l’Office National Marocain du Tourisme et hormis quelques cas emblématiques, l’offre en sports de nature reste locale, diffuse et peu communiquée.

Le projet analysé ici est une recherche-action participative visant à doter une zone touristique d’arrière-pays du Souss d’un avantage concurrentiel très peu développé au Maroc, un plan de randonnée en autonomie mené sous une forme concertée, de son départ plutôt favorable en 2012 jusqu’à son arrêt en 2017.

Sports de nature et tourisme : un précédent intéressant, l’exemple français

Depuis plusieurs décennies, les sports de nature sont devenus un segment important de l’offre touristique en Europe. Cette évolution s’est accompagnée, en France, d’une structuration à la fois globale et locale.

À l’échelle nationale, les brevets et diplômes d’État ont peu à peu défini les compétences requises pour l’encadrement de ces activités, tandis que les fédérations sportives délégataires étaient chargées du développement du service public du sport et définissaient les règles de sécurité. Chaque nouvelle activité sportive de nature a ainsi bénéficié d’un encadrement réglementaire en réponse à l’innovation continue qui les a caractérisées à la fin du siècle dernier.

En revanche, à l’échelle locale, les initiatives ont été longtemps anarchiques avec, pour les diverses formes de randonnée ou les accès aux sites, une foule de balisages hétérogènes qui ont fini par rendre inintelligibles les messages qu’ils portaient.

Pour la randonnée pédestre, dès 1983, la loi a prévu un plan départemental, le Plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR), mais il a fallu attendre près de vingt ans pour qu’apparaisse le même dispositif pour l’ensemble des sports de nature, un plan départemental organisé par une commission départementale consultative, la Commission départementale des espaces, sites et itinéraires (PDESI et CDESI)[1].

Légalement définis, repérés, géolocalisés, balisés, entretenus et sécurisés, ces sites ne correspondent pas à un inventaire exhaustif mais à un choix politique, technique et praticien. Ils laissent encore des espaces d’aventure qu’un certain public semble même souhaiter actuellement voir s’élargir.

De point de vue de l’offre touristique, les sports de nature ont d’abord été utilisés dans l’offre du tourisme rural ou de montagne comme des activités d’appoint pour « occuper » les visiteurs (hors stations de ski, évidemment). Les premiers professionnels, des passionnés souvent issus des clubs sportifs et souhaitant vivre de leur activité de loisir, ont commencé par commercialiser leurs prestations auprès des touristes déjà présents sur le territoire.

Mais, très vite, l’offre s’est organisée pour en faire un produit en soi, puis, dans certains cas, un produit d’appel marquant l’image de la destination. Pour cela, les prestataires sportifs ont aussi proposé, souvent en avance sur l’évolution de la loi française, des offres tout compris. L’offre a alors évolué pour prendre en compte ces pratiques et les agences sportives, réceptives ou émettrices, ont structuré fortement l’offre touristique rurale et de montagne : des réseaux locaux ont permis notamment de développer de multiples points de réservation dans un milieu peu dense où les clients sont dispersés sur le territoire (Mounet, 1997). Enfin, dans une dernière étape, actuelle, l’offre touristique en sports de nature a pris sa place sur le Web et les réseaux sociaux avec toutes les conséquences liées au numérique que l’on connaît.

Au Maroc, l’évolution des sports de nature, et notamment celle de la randonnée pédestre, est encore en émergence et elle a suivi un autre chemin : pratiques importées, elles se sont installées dans le pays selon des modalités spécifiques sans encore atteindre le stade d’une planification, même au niveau local.

La randonnée pédestre au Maroc

Au sein des sports de nature, même si son origine est extérieure au pays, la randonnée a une forte antériorité au Maroc avec une longue histoire allant de la période du Protectorat au dernier dahir de 2012 sur la formation des guides des espaces naturels, en passant par la période du Centre de formation de Tabent et celle de la création de la grande traversée de l’Atlas (GTA). La randonnée accompagnée est devenue une pratique courante dans de nombreuses zones, qu’elle soit encadrée par des guides, diplômés ou non (« guides informels »).

Une partie non négligeable de l’offre commerciale en ligne en sports de nature, et notamment en randonnée, est produite par des tour-opérateurs étrangers avec un siège commercial hors du pays, ce que confirme une rapide recherche sur le Web avec les termes « randonnée » et « Maroc » : premières références, Allibert, Huwans, Terre d’Aventure, la Balaguère…

Des guides et des topoguides ont été publiés (Fougerolles1981 ; Peyron 1984 ; Galley 2012) sous la forme de livres comme de diverses pages Web[2].

Les balisages restent très locaux, sporadiques, et très souvent réalisés par des marques de peinture, alors qu’en France une signalétique de type directionnel, très épurée, a peu à peu jalonné le paysage avec, sur chaque poteau, le lieu, l’altitude et les distances jusqu’aux prochains repères. On se retrouve donc, au Maroc, dans la phase antérieure de foisonnement potentiel de jalons sans aucune cohérence pensée en amont.

Enfin, la mise en ligne de traces GPS[3] constitue une couche de randonnées toujours plus nombreuses, le plus souvent extraterritoriales, qui échappent aux communautés concernées, les dépossédant de la capacité de choix et d’orientation des visiteurs au sein de leur propre territoire[4]. Dans la même orientation, on trouve sur Internet des « géocaches[5] » situées dans le territoire rural marocain, et proches d’un village ou d’un lieu touristique, mais bien souvent totalement ignorées des habitants comme des professionnels du tourisme des zones rurales concernées.

Un projet de développement touristique concerté de Tafraout

Le projet prend sa source en 2012 dans une demande d’intervention du Département de l’Isère à l’Association Cohérence pour un développement durable dans le cadre d’un programme de coopération décentralisée entre cette collectivité et la Région Souss-Massa-Drâa[6]. Il s’agissait d’impulser une collaboration entre deux associations, l’une marocaine et l’autre française.

Le projet envisagé a été construit tout au long de l’année 2012 avec le chargé de mission de l’Association de développement touristique du pays de Tafraout (ADTPT). Il s’agit certes d’un « pays touristique » mais non d’un PAT tels qu’ils ont été définis au Maroc dans la « Vision 2010 ». Cette association ad hoc est issue du terrain avec l’appui des élus locaux et ne répond donc pas aux critères top down de l’administration.

Le pays de Tafraout correspond au Cercle de Tafraout qui comprend six communes rurales et une municipalité urbaine, peuplées de 24 000 habitants. Il est en position présaharienne en pays berbère, avec une alternance entre l’arganeraie au nord et la palmeraie au sud, le granit rose donnant un cachet particulier à la zone de Tafraout.

Illustration 1

Le granit rose de Tafraout, décor des randonnées

Source : Association Cohérence pour un développement durable, 2013.

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Il offre plusieurs « produits de pays » – babouche, argan, olive, amande, amlou – rien de spécifique donc, à part les babouches qu’on trouve dans tout le Maroc mais dont le modèle tafraouti est reconnu depuis longtemps. Seul le site des « Rochers peints » représente une spécificité locale. En 1984, Jean Vérame a coloré des rochers derrière le village d’Aguerd Oudad et le lieu, devenu une attraction touristique, a été repeint assez récemment.

L’accès de Tafraout n’était pas évident avec des routes souvent tortueuses, que l’on vienne d’Agadir, de Tiznit ou de Taliouine. La circulation au sein du territoire n’était pas plus aisée et requerrait un véhicule personnel[7].

Bien que le tourisme se soit développé de longue date à Tafraout, la ville et sa zone proche – essentiellement la commune rurale voisine d’Ammelne – sont plus une étape sur la route du Grand Sud marocain qu’une destination en soi. Aussi, l’objectif était-il d’y développer un tourisme de séjour en la dotant d’une attractivité spécifique grâce à un avantage dans la concurrence territoriale actuelle. C’est la raison pour laquelle le choix s’est porté sur le développement de la randonnée en autonomie, un service gratuit permettant souvent d’attirer une clientèle qui consommera de toute façon sur place en y résidant. L’objectif de Cohérence était d’accroître les retombées économiques afin que tous les opérateurs puissent en bénéficier et non seulement les plus importants d’entre eux.

Un renforcement de la gouvernance de l’association marocaine et du territoire touristique était prévu, en allant vers plus de concertation et de participation grâce à une co-construction systématique des projets et une formation des acteurs concernés. L’action devait être concrète et lisible pour les acteurs du territoire et leur apporter un réel avantage.

Mais un projet technique ne suffit pas car un projet, aussi séduisant soit-il, n’est rien s’il n’est pas adossé à un réseau déterminé à le porter, comme l’ont bien montré Bruno Latour (1992) et, initialement, Michel Callon (1986) pour lequel une « entre-définition » du fait et du réseau est indispensable pour développer une telle innovation sociale.

Une recherche-action participative au service d’une concertation

Ce projet initié dans le cadre d’une coopération décentralisée a donc mis en présence deux acteurs, personnes morales, les deux associations, l’une marocaine, l’autre française. Il s’agissait d’impulser une « innovation sociale » grâce à une recherche-action. Mais c’était aussi une recherche-action participative. Parmi les deux intervenants de Cohérence, l’un est chercheur tandis que l’autre l’a été avant de développer, dans une autre discipline scientifique, une posture hybride entre chercheur et praticien. Et les partenaires locaux, divers comme nous allons le développer plus loin, sont tous des praticiens du tourisme, des élus ou des techniciens.

Innovation sociale comme recherche-action participative sont des concepts aux définitions multiples qui ont été discutées par de nombreux auteurs. Pour Alexandre Mallard (2011), l’innovation sociale se distingue des autres types d’innovations par la volonté « de proposer de nouvelles solutions à des problèmes politiques et sociaux, plutôt que d’élaborer des produits ou des services valorisés sur un marché ». Si la technologie peut en faire partie, elle n’impulse pas les projets. Et les acteurs en charge de ces projets optent pour une « troisième voie » portée par une demande de la société civile. Pour Alain Penven (2013), si les innovations sociales existent, c’est en réponse à la montée des incertitudes et des problèmes difficiles à résoudre par les voies habituelles et institutionnelles, État et marché ne proposant pas de solutions pertinentes pour ce type de problème (Djellal et Gallouj, 2012). Nadine Richez-Battesti, Francesca Petrella et Delphine Vallade (2012) soulignent, quant à elles, le caractère « territorialisé, inclusif et participatif » de l’innovation sociale.

L’émergence des innovations sociales peut être accompagnée pour certaines d’entre elles par la participation de chercheurs. Ceux-ci y participent de diverses manières, dont des « recherches partenariales », grâce à diverses pratiques de recherche-action, les méthodologies employées étant fondées sur un partage à divers niveaux avec des partenaires locaux non scientifiques (Penven, 2013).

On retrouve ici bien des prérequis de la recherche-action participative (Anadón et Savoie-Zajc, 2007) qui poursuit un double but d’action concrète et de recueil de données en vue d’une exploitation scientifique et doit donc répondre à une « double vraisemblance » (Dubet, 1994 ; Desgagné, 2007). Elle se concrétise par une problématisation menée en commun en mêlant savoirs scientifiques et praticiens, ce qui suppose un étroit partenariat, la compétence de chaque partenaire étant sollicitée de diverses façons tout au long du projet.

Pour les membres de Cohérence, opter pour un tel mode d’intervention en impulsant une innovation sociale, le développement de la randonnée en autonomie, revenait à tenter de créer une ressource territoriale (Gumuchian et Pecqueur, 2007) à l’instar de ce que développent pour le patrimoine Hugues François, Maud Hirczak et Nicolas Sénil (2006). Ce qui nécessite qu’un collectif se mobilise pour « révéler » une nouvelle ressource spécifique. Dit autrement, il s’agissait d’opérer une transition entre un équilibre existant entre les acteurs, centré sur le problème du tourisme à Tafraout et fondé sur une coopération qui peut être conflictuelle (Friedberg, 1993), et un réseau hybride collaboratif répondant à une innovation sociale.

Dans le cas de l’offre touristique, ici réceptive, l’inclusion des divers segments du produit, hébergement, restauration, animation et autres prestations de loisir, se prête tout particulièrement aux jeux relationnels imbriqués de concurrences et de complémentarités ou d’alliances, porteurs de pouvoir (van der Duim, 2007). Le pouvoir est ici entendu au sens de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) et Friedberg (1993), c’est-à-dire comme une relation où chacun essaie de modifier, à son profit, le comportement de l’autre. Au Maroc, on peut rencontrer aussi, pour les opérateurs touristiques locaux les plus évolués, l’intégration aussi bien horizontale que verticale du produit (du service) leur permettant d’exister en quasi-indépendance du lieu touristique, sauf, bien entendu en ce qui concerne leur main-d’œuvre.

Le réseau hybride, quant à lui, suppose une codépendance des actants humains et non humains dès lors qu’ils y participent (Callon, 1986), permettant à chacun d’y trouver un intérêt. C’est donc un véritable pari que de vouloir aller d’un intérêt individuel à un intérêt collectif selon les étapes classiques que Callon a décrites : recherche de l’intérêt de chacun dans un ensemble de jeux à somme positive, enrôlement des actants, humains et non humains, et défense du réseau contre la concurrence d’autres attachements.

Dès le début, des difficultés peuvent surgir avec l’inclusion de toutes les parties prenantes : les changements proposés peuvent « remettre en cause des intérêts particuliers, des formes de légitimité, des pouvoirs structurés » (Penven, 2013) dans une situation locale qui peut se révéler « plus ou moins fertile ou hostile » (Richez-Battesti et al., 2012.

De plus, la recherche-action participative est une posture très particulière qui est encore parfois peu connue, et tout particulièrement dans le Maroc rural. Harry Coenen (2001) témoigne des réticences qu’elle peut induire : déclarer que le résultat d’une recherche-action dépend aussi de la qualité de l’action des partenaires praticiens peut d’autant plus surprendre que l’on n’a jamais été confronté à cette posture.

Mais il faut également envisager le risque de voir le nouveau réseau porteur de l’innovation sociale perturbé par des facteurs plus globaux. De ce point de vue, on peut s’interroger sur le fait que les décideurs des collectivités territoriales porteuses d’une coopération décentralisée, et particulièrement les élus, soient totalement parties prenantes du projet ou soient amenés à endosser, à un moment ou à un autre, le rôle d’un macro-environnement inaccessible aux acteurs locaux (Crozier et Friedberg, 1977). Mary Gely (2016) souligne en effet à quel point les objectifs de la collectivité française peuvent relever de bien d’autres finalités plus ou moins officiellement formulées et parfois bien éloignées des objectifs officiels initiaux de l’action. Penven (2013) note d’ailleurs très justement que pour comprendre le déroulé de ces actions d’innovation sociale, il est nécessaire de « distinguer l’action et le discours sur l’action » : si la rationalité en valeur ou en finalité de Weber s’applique aux financements et aux comptes rendus, la situation elle-même ne peut que dépendre d’une coconstruction des divers acteurs qui interagissent. Et les mêmes actions seront décrites différemment au niveau local et dans les comptes rendus qui en sont faits aux financeurs.

De fait, il n’est ni facile, ni évident de tenter de faire passer un collectif de la compétence individuelle à une compétence collective. Et opter pour mener ce projet grâce à une véritable concertation, une médiation au sens de Jean-Eudes Beuret (2006), ce n’est pas choisir le court terme et les décisions autoritaires. Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001) décrivent les différences entre « décision en incertitude » et « choix tranchant ». L’une, finalement caractéristique d’une concertation, s’ancre dans un temps long, un processus itératif et un « enrôlement » des divers actants humains et non humains. L’autre procède d’un objectif déterminé et mis en œuvre par un acteur légitime en vue de résoudre un problème identifié par celui-ci. Certes, la seconde solution est rapide et apparemment efficace, mais elle peut aussi marginaliser certains acteurs et oublier certains actants non humains. Elle peut alors conduire à un grave échec qui demande souvent une difficile et longue reconstruction du collectif initial, comme l’ont montré Callon et ses co-auteurs. Cependant, on peut s’interroger sur la patience relative des acteurs et des décideurs quand des résultats rapides seraient probablement préférables pour eux…

À la lumière de ces éléments, notre analyse du projet nous permettra de décrire ses diverses phases en nous interrogeant sur certaines des dimensions évoquées :

  • l’identité des actants humains parties prenantes et leurs modes d’investissement dans le projet, et tout particulièrement en ce qui concerne les praticiens, partenaires indispensables de cette recherche-action participative,

  • l’évolution des objectifs des acteurs et des modes d’action,

  • l’existence de divers actants non humains et leurs liens dans et avec le réseau,

  • l’évolution du réseau hybride,

  • le niveau d’indépendance par rapport aux niveaux supérieurs que représentent les collectivités qui portent la coopération décentralisée.

Recueil de données, une indispensable réflexivité

Comment maintenant interroger et analyser ce projet pour en rendre compte et en interpréter le déroulé ?

L’engagement dans une recherche-action (Liu, 1992) peut amener un chercheur, par la poursuite d’objectifs pratiques et un engagement au service du territoire, à abandonner une part de son objectivité (Mounet et al., 2015). Aussi la méthodologie doit-elle être suffisamment explicite en ce qui concerne le recueil des données pour assurer une forme de réflexivité suffisante aux auteurs.

Au-delà des souvenirs partagés qui peuvent parfois être largement teintés de subjectivité, les données mobilisées ont fait appel à une triangulation systématique grâce à diverses sources archivées : échanges de courriels, prises de notes, documents de travail des divers acteurs et institutions, comptes rendus et rapports officiels, documents de formation et d’assistance aux acteurs locaux, communications croisées et conjointes des auteurs et des divers acteurs-partenaires dans les ateliers, les manifestations et les séminaires, au Maroc comme en France.

L’analyse et l’interprétation des données ont été réalisées de façon croisée par les deux auteurs. Une analyse thématique a porté sur les dimensions annoncées plus haut :

  • inventaire des actants concernés qui n’est jamais donné a priori,

  • liens entre les actants,

  • évolution de ces liens au fil du temps ainsi que celle du projet.

Les acteurs potentiellement concernés sont nombreux et de divers statuts : élus, associatifs, techniciens et employés des collectivités, habitants et même touristes pour lesquels les dispositifs sont conçus. Les divers partenaires de la recherche-action participative ont été au centre de l’analyse. Les actants non humains sont aussi multiples et très divers : cheminements, documents divers, fichiers GPS, protocoles, etc.

Un itinéraire de projet complexe

À la suite du diagnostic partagé avec les élus, le projet s’est développé en trois phases durant cinq années, de 2012 à 2017.

Phase 1 : Concertation et mise en place du réseau hybride

De fin 2012 à 2013, la première phase de concertation et la mise en œuvre qui en découlait a été menée par des ateliers pléniers puis par la création de groupes de travail constitués d’élus, de professionnels, de techniciens, d’associations et même de simples citoyens. Les formations concernaient l’utilisation de GPS, la création et le transfert des traces des cheminements, et même, pour une technicienne d’Ammelne, la création d’une base de données sur un système d’information géographique en licence libre (Qgis). Les apprentissages ont eu lieu aussi bien en salle que sur le terrain en créant pas à pas, avec les acteurs concernés, le premier topoguide de la zone.

Ces formations de futurs formateurs potentiels visaient une acquisition de compétences pour atteindre à terme une autonomie totale des acteurs du territoire. Trois types de randonnées étaient alors en passe de coexister :

  • la randonnée accompagnée déjà bien implantée grâce à un guide officiel et de nombreux autres, informels,

  • un topoguide en libre accès sous forme de tirages mais aussi de documents en format pdf proposés aux hébergeurs,

  • des traces GPS à suivre, elles aussi mises à disposition de ceux qui le souhaitaient.

La mobilisation des deux communes centrales du cercle de Tafraout définissait déjà, grâce à des élus et des acteurs qui s’y impliquaient, une première ébauche de réseau hybride entre des actants humains et non humains : acteurs, divers cheminements, traces GPS, cartographie… L’indispensable allongement du réseau (Callon, 1986) devait impliquer les cinq autres communes grâce à une présentation détaillée du projet devant leurs conseils communaux.

Fin 2013, des groupes de travail locaux étaient prévus dans chaque commune avec l’accord de chaque président, que nous avions informé au sein de son conseil communal. Tout était en place pour que l’animateur territorial puisse continuer à animer la concertation au sein des groupes de travail créés dans la zone Tafraout-Ammelne et poursuivre le relevé de traces de randonnées. Mais il était aussi prévu qu’il puisse animer dans chaque commune un groupe de travail (GT) délocalisé du même type.

Ces animations devaient être réalisées entre les missions des membres de Cohérence, car un suivi régulier des actions est un élément fondamental de réussite d’une telle concertation. Malheureusement, l’animateur, bien qu’employé à plein temps, n’a été que très peu présent sur place car il habitait à Agadir, capitale régionale distante de 170 kilomètres sur des routes souvent difficiles et qu’il ne possédait pas de véhicule. Force a donc été de constater la non-réalisation des objectifs par l’animateur. En 2014, ce dernier a alors été mis en retrait par les élus et le projet est entré dans une deuxième phase.

Phase 2 : Une action volontaire sans avenir

Le projet s’est alors recentré sur la commune d’Ammelne qui avait déjà mis à disposition deux de ses agents pour assister les intervenants de Cohérence lors de leurs missions sur place.

Les élus d’Ammelne (le président de la commune et celui de la Province de Tiznit (lui-même ancien président de cette commune) ont repris la main en décidant de baliser physiquement des itinéraires. Ce faisant, ils ont mis un terme (provisoire ?) à la concertation en cours, mais seulement après avoir laissé un groupe de travail décider de la forme souhaitable que devait prendre ce balisage. Le GT s’est clairement positionné pour un balisage traditionnel par cairn (aghoudid en Tamazight). Les élus ont complété le cahier des charges pour leurs agents chargés de les construire : cœur maçonné non apparent et pierre blanche sommitale pour qu’ils soient aisément repérables, car les cairns sont aussi des bornes de propriétés.

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Exemple de balisage par cairn

Source : Association Cohérence pour un développement durable, 2015.

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Pour les tronçons de balisage programmés lors de chacune de nos missions, un protocole a été mis au point avec les agents de terrain et l’informaticienne afin de créer une base de données qui soit gérable depuis l’ordinateur de la commune. Et le travail s’est toujours réalisé en bénéficiant de la présence d’une personne locale connaissant bien les douars traversés ou voisins.

L’innovation a été appréciée par certains professionnels du tourisme de la zone qui en ont été avertis et qui ont pu, de ce fait, proposer des balades faciles à leurs clients. En revanche, l’unique guide officiellement diplômé ainsi que certains guides informels avaient manifesté dès le départ leur opposition à un projet qu’ils percevaient comme une dangereuse concurrence à leur propre activité. Aussi, pour ne pas les pénaliser, a-t-il été décidé de ne baliser que des chemins traditionnels de la vallée et non les itinéraires de montagne, notamment ceux du Jbel El Kest[8].

Une fois balisés une trentaine de kilomètres de sentiers, le président de la Province a organisé une inauguration officielle en présence du gouverneur et des autorités locales des communes, de la Province et de la Région. De nombreuses personnes ont parcouru ensemble ces itinéraires en tout ou en partie.

Cet événement a apporté de la notoriété au projet et, de ce fait, une autre commune (Tahala) a rejoint celui-ci en déléguant elle aussi un employé communal. La commune de Tafraout a tenté également de baliser quelques itinéraires, en sus du chemin de liaison avec Ammelne qui avait fait l’objet du premier essai.

À Ammelne, un travail important des agents communaux a abouti, en 2015, à 45 kilomètres de chemins balisés. Cependant, et à la déception de tous les acteurs impliqués, élus, professionnels, techniciens et nous-mêmes, de nombreux cairns ont été détruits et il a fallu baliser à nouveau certaines portions d’itinéraires, notamment ceux qui traversaient un douar. Pourtant, même si, malgré notre demande insistante, aucune réunion publique n’avait été organisée pour débattre de ce projet, l’information en avait été faite dans les mosquées des douars concernés.

Tous les acteurs engagés dans cette action ont donc fait l’apprentissage de cette situation inattendue, bien que les autorités (pacha, caïd) aient indiqué que le phénomène n’était pas spécifique à ce projet, certains nouveaux panneaux routiers en faisant aussi les frais. Mais d’autres événements sont venus bousculer aussi l’avenir de l’action en cours.

Des élections ont eu lieu, en France comme au Maroc. En France, les élections départementales de mars 2015 ont fait changer de majorité le Département de l’Isère. Au Maroc, les élections communales et régionales de septembre 2015 ont induit un renouvellement des conseils municipaux comme régionaux, c’est-à-dire des deux échelons directement concernés par le projet. Il a alors fallu consacrer une mission entière à visiter les nouveaux présidents et les nouveaux conseillers pour obtenir leur adhésion à celui-ci.

Fin 2015, en Isère, le changement de politique en matière de coopération décentralisée consécutif à l’arrivée d’une nouvelle majorité a induit l’arrêt du projet en cours. L’Association Cohérence se trouvait alors dans la situation délicate d’en posséder seule toutes les données, l’association marocaine partenaire ne disposant ni de la volonté, ni de l’organisation, ni des moyens nécessaires à leur archivage. Or, ces données avaient été produites grâce à des fonds publics, subventions des collectivités et mise à disposition de personnels communaux, ainsi qu’à la contribution bénévole de plusieurs acteurs du Cercle de Tafraout et plus particulièrement d’Ammelne. La seule solution pour les partager avec les acteurs locaux était donc une mise en ligne de l’ensemble de celles-ci.

Autre changement, côté marocain ; le cadre réglementaire ayant évolué, les élus ne pouvaient plus être les dirigeants d’une association qu’ils subventionnaient. Le président de l’ADTPT étant un président de commune, un nouveau président de l’association, lui-même engagé de longue date dans le projet, a été élu.

Phase 3 : Une finalisation ébauchée toujours en cours qui n’a pu encore être menée à bien

C’est dans ce contexte qu’à la fin de l’année 2016, l’Association Cohérence a obtenu exceptionnellement une nouvelle année de coopération pour tenter de finaliser l’action en cours. Cette troisième phase, inattendue bien qu’espérée, nous a permis de constater sur le terrain ce que nos partenaires nous avaient indiqué : les balisages étaient totalement détruits dans les trois communes concernées. Il était alors impensable de continuer à tenter de pérenniser un balisage matériel des itinéraires.

Après consultation des présidents des deux communes d’Ammelne et de Tafraout[9] ainsi que de l’association partenaire et des hôteliers les plus importants, nous avons alors pris la décision de passer à une offre numérique immatérielle centrée sur l’usage d’un smartphone. Cela, en tenant compte des spécificités de la zone concernée et des conditions de visite des touristes étrangers au Maroc.

La connexion à des données n’est pas toujours possible et les touristes ne possèdent pas toujours un abonnement local. Il n’existe pas de carte topographique valable pour la randonnée à Tafraout et le territoire n’est couvert que par deux feuilles d’une vieille carte à l’échelle 1/100.000.

L’espace parcouru est inconnu pour les touristes, mais aussi pour la plupart des Marocains pour lesquels la réalité du loisir de randonnée est encore en émergence. Il est notable, à ce sujet, que, dans le bled, le concept de randonnée en autonomie a eu du mal à être compris et accepté et que celui de plan de randonnée que nous avions proposé, banal maintenant en France, s’est heurté à une forme d’incompréhension, même auprès des élus. L’absence de balisage induit une certaine crainte pour les visiteurs les moins habitués au pays et/ou à se retrouver seuls dans la nature.

Par le biais d’une application, gratuite comme le fond de carte utilisé, les traces collectées ont permis de créer un véritable plan de randonnées sur la commune d’Ammelne grâce à des relevés GPS de chemins couvrant la quasi-totalité de sa magnifique vallée : téléchargeables sur smartphone et utilisables hors connexion avec un repérage GPS, elles offrent au visiteur la possibilité de randonner à la carte avec des retours réguliers sur la route où passent cars et taxis[10].

Cependant, et malgré les efforts réguliers du nouveau président de l’ADTPT, lui-même remplacé depuis par une autre personne et impliqué dans une nouvelle association de développement du tourisme dans la vallée d’Ammelne, le projet n’est toujours pas finalisé.

Un phasage répondant à des logiques diverses

Une concertation est toujours délicate à organiser, et ce, d’autant plus lorsqu’on se trouve en situation d’interculturalité. De plus, au Maroc, les réunions publiques, comme les ateliers pléniers de ce projet, doivent être déclarées aux autorités. Cela renforce donc la nécessité d’un partenariat avec une entité, ici associative ou territoriale, capable de gérer tous les aspects, matériels comme administratifs. Mais cela induit aussi une orientation du projet dépendant des compétences et des options du partenaire, l’aspect pratique prenant parfois le pas sur la problématique définie en commun. En témoigne, par exemple, le choix des personnes invitées ou le mode d’invitation dans une société où tout le monde n’est pas accessible par courriel ou par courrier, les deux moyens de contact habituels en France. Outre le peu de propension à participer d’un public déjà qualifié dès 1925 de « fantôme » par Walter Lippmann (2008), le tri implicite en résultant est forcément réducteur.

De même, l’universelle quadrature du cercle que représente le choix d’un créneau de réunion de concertation permettant à tous d’être présents se renforce ici avec l’enclavement des cinq communes périphériques : nous avons, par exemple, été confrontés aux horaires très restreints des cars desservant une petite commune éloignée, Aït Ouafqa, qui rendaient quasiment impossible la présence des personnes y résidant du fait d’une méconnaissance de cette réalité par l’animateur territorial. Bien d’autres facteurs sont ainsi à prendre en compte si l’on souhaite vraiment avoir toutes les personnes intéressées et cela nécessite une réelle compétence et un engagement fort et régulier du partenaire.

Mais cette dépendance au partenaire induit aussi forcément un autre biais dans les invitations, chacun étant un acteur « situé », « oligoptique » (Latour 2006), au sens où il voit fort bien les zones du réseau proches de lui mais beaucoup moins bien, voire pas du tout, sa totalité. Par définition, un animateur territorial devrait avoir une vision large, exhaustive, « panoptique » (Latour, ibid.) des acteurs en présence, mais ce n’était pas le cas de celui employé par l’ADTPT qui ne résidait finalement que rarement sur place.

De plus, durant les trois phases du projet, de multiples partenaires se sont remplacés (illustration 3), rendant complexe la continuité des actions.

Illustration 3

Phasage des partenariats au sein du projet

Source : Mounet et Mounet-Saulenc, 2022.

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Comme déjà vu ci-dessus, l’animateur territorial, normalement en charge du partenariat, a été souvent absent, avec même une éclipse totale en 2014-2015 et, finalement, un licenciement à la fin de cette période. Le relais a alors été fortement pris, et jusqu’à la même période, par le président de la Province, également élu communal d’Ammelne. Puis, ce fut le tour du nouveau président de l’ADTPT. La seule ressource régulière en matière de partenariat tout au long du projet a cependant été la présence des techniciens d’Ammelne, très engagés dans le projet et très actifs, mais logiquement limités dans la possibilité de prendre des décisions officielles. Les élus de Tafraout et d’Ammelne, et particulièrement les deux présidents, n’ont jamais refusé ni le dialogue, ni leur aide, mais n’ont pas pu être des partenaires actifs à part entière au sens de la recherche-action participative.

Curieusement, les membres du GT « randonnée » sont toujours restés disponibles au dialogue, mais ce groupe n’avait qu’une existence informelle liée au projet. De ce fait, la concertation engagée a bien inclus des « acteurs pertinents » (Friedberg, 1993), notamment dans le domaine du tourisme, mais n’a certes pas pu être étendue à l’ensemble des acteurs potentiellement impactés. Il manquait avec certitude des hébergeurs, des restaurateurs et des cafetiers, mais il manquait surtout une invitation adressée à tout habitant intéressé. On peut soupçonner ici le rôle joué par le décalage entre les élites, éduquées ou autodidactes, maintenant partout présentes au Maroc, et des habitants moins éduqués. Aussi, certains habitants des douars traversés par les balisages ont-ils pu faire une fausse interprétation de ceux-ci. Pour exemple, un autre cairn rappelant les limites proches d’une propriété s’est vu très rapidement ajouté à côté d’un cairn de randonnée. Mais d’autres causes, rationnelles du point de vue des acteurs concernés, ont certainement pu aussi induire la destruction des balisages.

La décision de baliser suivie de la destruction des cairns illustrent bien les différences existant entre les deux types de décisions mises en évidence par Callon, Lascoumes et Barthe (2001) déjà évoquées ci-dessus : ces auteurs opposent une décision prise en concertation et grâce à une série de débats successifs à la décision abrupte prise par un acteur à l’autorité légitime. La première prend forme sur un temps long alors que la seconde est quasiment immédiate. À Tafraout, cette décision de baliser a eu une conséquence analogue à celle décrite par Callon (1986) : le blocage du projet et la mise à mal du réseau hybride émergent. Et l’on est alors passé d’une concertation au sens de Beuret (2006) à une imposition, c’est-à-dire d’une logique bottom up à une logique top down.

Après cet épisode, la décision de mettre les données à disposition de tous ne pouvait être qu’un palliatif à une situation critique échappant à nous-mêmes comme aux acteurs locaux : une coopération décentralisée correspond à une orientation politique d’élus plus éloignés du territoire et répondant à leur propre logique. Pour les acteurs du territoire, elle trouve donc bien ici localement sa limite dans ce qui peut être considéré comme un macro-environnement (Crozier et Friedberg, 1977) qui, par nature, leur est inaccessible.

Malgré l’intérêt de certains acteurs de la zone, la finalisation du projet sous la forme d’une dématérialisation de l’offre en randonnée souffre donc de ces difficultés comme de l’absence de projet politique le soutenant, même si certains « acteurs pertinents » locaux y voient toujours un intérêt certain. Mais développer dans un arrière-pays marocain un tel projet de randonnée en autonomie se heurte probablement aussi à des obstacles de nature plus structurelle.

En quoi cet exemple interroge-t-il le développement du tourisme (sportif) rural au Maroc ? Dans cette partie, nous ne pouvons qu’émettre quelques hypothèses sur les causes structurelles de l’échec du projet en lien avec la situation du tourisme rural au Maroc. Il y a plus de quinze ans, Saïd Boujrouf (2005) soulignait déjà de façon plus globale la complexité de l’aménagement touristique au Maroc et le résultat aléatoire des projets. En ce qui concerne le tourisme rural, et comme cela a été le cas dans bien des pays, il souffre encore bien souvent d’une absence de structuration formelle malgré l’existence d’institutions ad hoc, au moins aux échelons provincial et régional.

L’animateur territorial recruté (puis licencié) pour développer le tourisme du pays de Tafraout, outre son peu d’implication dans le projet, présentait de nombreuses lacunes en termes de compétences : juriste non formé au tourisme, il avait des difficultés à analyser et comprendre le phénomène touristique par manque de formation et d’expérience professionnelle. Il affirmait par exemple que le taux d’occupation global à l’année des hébergements était de 95 % ! Sans disposer de statistiques, il était bien évident que cela ne pouvait être : non seulement il serait exceptionnel dans une destination aussi excentrée d’avoir un taux de cette nature, mais, en plus, Tafraout se situant en zone présaharienne, pendant la saison chaude l’absence des touristes internationaux ne saurait être compensée par la présence des quelques touristes marocains, sauf durant les quelques jours annuels des festivals. Ce recrutement finalement peu adéquat peut toutefois s’expliquer par le fait qu’il était originaire d’une zone voisine et qu’il est probablement difficile d’attirer un cadre compétent dans une zone qui était alors encore très enclavée et où le tourisme n’apporte probablement pas assez de retombées pour les collectivités locales qui subventionnaient cet emploi.

Une autre explication mobilisable est aussi l’absence de perception locale du tourisme de randonnée, à l’exception de celui, bien connu, de l’accompagnement par un guide, officiel ou « informel ». Les topoguides de randonnée ne sont pas encore si nombreux au Maroc et n’intéressent pas forcément les autorités locales, probablement par méconnaissance de leur pouvoir d’attraction des clientèles potentielles. Bien pire est la situation en ce qui concerne la randonnée en autonomie, et encore plus pour ce qui est d’un plan de randonnée sans guide, devenu absolument banal en France, mais incompréhensible ici, semble-t-il, car même les élus n’ont pas souhaité développer celui que nous leur proposions alors que les données leur étaient disponibles. Ce dernier point recoupe l’une des raisons évoquées par Christophe Guibert (2008) pour le surf au Maroc, certaines autres s’appliquant aussi : manque d’intérêt électoraliste dans un pays confronté à d’autres besoins plus vitaux et faiblesse, voire absence des instances sportives. Cependant, contrairement aux projets valorisant les identités territorialisées décrits par Mari Oiry-Varacca (2012), celui de Tafraout a été soutenu par les présidents de communes qui se sont donné les moyens de tenter de le coordonner avec leur propre politique locale, et le président de la Province de Tiznit en a même été un partenaire central pendant un certain temps.

Quoi qu’il en soit, et sauf les cas particuliers de sites ou zones emblématiques, dans l’arrière-pays marocain, la randonnée reste, en tant que service, un segment non réellement intégré à l’offre touristique locale et plutôt d’appoint, sauf pour des opérateurs touristiques étrangers qui pratiquent eux-mêmes l’intégration verticale de leur produit, depuis la commercialisation à l’étranger jusqu’à sa réalisation en utilisant les ressources locales. À Tafraout, elle ne participe ni à l’image ni à l’attraction de la destination.

Enfin, il n’existe encore aucune politique publique encadrant et structurant réellement le développement de la randonnée dans les zones rurales et montagneuses du Maroc. Et les établissements publics de coopération intercommunale sont quasiment absents dans ce secteur, car le tourisme comme le sport sont pour eux des vocations facultatives et non obligatoires. De ce fait, les chemins traditionnels, pourtant encore nombreux, ne bénéficient d’aucune gestion spécifique et, perdant leur utilité face au trafic motorisé, risquent d’autant plus de disparaître que le Sud marocain rural va plutôt vers une désertification que vers un essor démographique.

Conclusion

Les problèmes conjoncturels rencontrés dans ce projet interrogent sa nature et son déroulement. Transfert de compétence que suppose, par nature, une coopération décentralisée, ce projet a-t-il bien été une innovation pour le territoire concerné ? En suivant Christophe Gibout (2021 : 41), on peut se demander s’il ne s’agissait pas plutôt d’une « reconfiguration ou une forme de bricolage à partir d’éléments plus anciens » : de notre point de vue et à la lumière des interactions décrites, l’apport de l’expérience développée dans une autre culture et une autre situation nationale en a pourtant fait une réelle innovation pour les acteurs locaux.

Et l’arrêt du projet n’a pas été dû à une confrontation à la demande, considérée à juste titre comme indispensable à une innovation touristique (Chesnel et Ducroquet, 2017), mais a bien été lié à l’éloignement de la collectivité territoriale porteuse, agissant comme un macro-environnement inaccessible aux acteurs locaux.

Bien que ne présentant pas un risque de bouleversement fondamental de l’ordre local centré sur le tourisme, cette innovation a été différemment acceptée selon les intérêts des divers acteurs concernés. Les plus favorables ont été ceux qui y voyaient le moins de risques pour leur propre activité professionnelle, mais plutôt des avantages potentiels, car, comme le souligne Gibout (2021), une innovation peut rebattre les cartes des positions relatives des uns et des autres.

Cette étude de cas illustre également les difficultés d’une recherche-action participative quand le partenaire praticien n’a été choisi en fonction ni de sa motivation pour la démarche, ni de ses capacités à innover de cette façon. Elle met aussi en lumière les difficultés pour organiser une réelle concertation, surtout dans un contexte interculturel, sans un partenariat soutenu et régulier. Enfin, dans cette situation particulière, la succession de partenaires locaux de cette recherche-action participative illustre bien ce qu’énoncent très justement Christophe Toussaint Soulard, Claude Compagnone et Bruno Lémery (2007 : 21) : « tout se passe comme si, une fois affichées certaines prétentions et posés certains actes, il s’agissait surtout de faire en sorte que l’histoire continue. »

L’échec relatif de la mise en ligne et de la dématérialisation des données met bien en évidence l’indispensable « entre-définition » du fait et du réseau (Callon, 1986 ; Latour, 1992) : aussi pertinente que puisse paraître une initiative à ses concepteurs, elle n’est rien si elle n’est pas en lien effectif avec un réseau d’acteurs. Et cela est tout particulièrement vrai pour un projet touristique qui doit s’appuyer sur l’hétérogénéité des multiples acteurs d’une destination.

Au-delà de cela, l’exemple de Tafraout interroge aussi le devenir de la randonnée dans les zones rurales marocaines. Sans une structuration formelle pilotée par les autorités, elle continuera à se développer sous forme accompagnée, mais il n’en sera très probablement pas de même pour la randonnée en liberté. Au lieu d’être développée dans un cadre réglementaire garantissant à la fois la pérennité de certains chemins et sentiers et la sécurité des randonneurs, la tendance au développement de topoguides, de réseaux spécialisés et de traces GPS en ligne ne peut que s’amplifier. Cela reviendra alors à déposséder les acteurs locaux du choix du développement de leur propre territoire au profit d’opérateurs touristiques plus lointains, agences réceptives marocaines et agences émettrices étrangères. La société locale risque d’être contrainte de subir des flux qu’elle ne pourra plus orienter et, si l’on se fie aux expériences françaises, il est probable que cela crée, à plus ou moins long terme, des conditions polémogènes avec le développement potentiel de « tensions » (Torre et al., 2014) et même de conflits comme cela existe déjà avec les festivités organisées par des touristes extérieurs durant les fêtes de fin d’année dans la zone des rochers peints de Tafraout.

Mallard, Alexandre, 2011, « Comment les chercheurs peuvent ils s’impliquer dans l’innovation sociale ? L’hybridation des savoirs en question », communication à la Journée d’étude pour l’appropriation des sciences, organisée par le Collège coopératif de Bretagne, 16 mars, Rennes, France.