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Les évolutions actuelles du tourisme mondial et de ses déclinaisons à l’échelle territoriale en font une activité qui génère des flux économiques considérables et d’importantes mobilisations sociales, si bien que l’activité touristique apparaît comme l’un des leviers principaux pour le développement des territoires en déshérence. Elle semble de surcroît conforter les processus de patrimonialisation des ressources déjà existantes d’un territoire (Delaplace et Gravari-Barbas, 2017), entendues comme son patrimoine, composé des biens matériels, des savoir-faire, des traditions et des paysages propres à représenter la culture d’une communauté. Toutefois, malgré l’évidence des enjeux liés à de telles dynamiques articulant de nos jours territoire, patrimoine et tourisme dans un jeu d’échelle oscillant du local au global, les stratégies qui en résultent éclairent les nouveaux défis auxquels font face les sociétés contemporaines. Nous nous demandons ainsi en quoi les évolutions des processus de patrimonialisation constituent une réponse aux mutations de la société contemporaine. Plus précisément encore, nous souhaitons examiner dans quelle mesure ces évolutions processuelles peuvent aujourd’hui représenter un enjeu de société. Le cadre spécifique adopté relève d’une étude de cas menée dans une microrégion de Corse, la Castagniccia, dans la mesure où y émergent des mobilisations citoyennes autour du patrimoine très largement intégrées au sein de dynamiques territoriales évolutives et fluctuantes. L’intérêt d’une telle recherche repose ainsi sur une analyse des enjeux protéiformes recouverts de nos jours par la mobilisation et l’instrumentalisation du patrimoine. Il s’agit, en d’autres termes, de décrire les évolutions des stratégies actorielles dans la mobilisation du patrimoine en tant que ressource territoriale au sein d’un projet de territoire, afin d’en caractériser d’abord la dynamique de production, puis les enjeux lors de l’inscription de ces phénomènes dans l’espace public. Nous nous attachons donc ici à mettre en exergue un changement de paradigme, dans la mesure où la problématique devient celle de la gestion de la transformation du patrimoine (Tardy et Rautenberg, 2013). Ceci est éclairé par le rôle central pris en cours de projet par les eaux d’Orezza, à la fois comme catalyseur de divergences et support de la construction symbolique du patrimoine naturel qui prend forme à travers l’expérience sensible effectuée au prisme de ce que nous nommerons les constellations patrimoniales.

Une posture épistémologique privilégiant l’axe anthropologique de la communication

Nous le savons, les travaux sur les liens entre patrimoine et tourisme sont nombreux[1] et recouvrent des aspects aussi bien politiques, territoriaux que culturels ou économiques. Nous souhaitons ainsi adopter une perspective résolument interdisciplinaire et privilégier une approche anthropologique de la communication, caractérisée par une enquête immersive au sein d’un terrain particulier : la microrégion de Castagniccia en Corse. Le questionnement introduit nous oblige en effet à aborder un phénomène complexe, déjà largement étudié et débattu, mais qui ne cesse d’évoluer. Nonobstant toutes les difficultés qui peuvent se dresser quant à la construction d’un tel objet de recherche, nous souhaitons ici nous inscrire dans la continuité des travaux déjà menés et publiés dans la revue Téoros (Bachimon et Dérioz, 2010 ; Istasse, 2011 ; Gravari-Barbas et Delaplace, 2015).

Par ailleurs, l’introduction des références théoriques issues de domaines certes différents et qui encadrent notre questionnement de recherche, et plus précisément notre problématique, nous conduit également à aborder la notion d’espace public. Nous souhaitons ainsi interroger leurs interactions en vue de la construction d’un cadre théorique répondant à l’analyse d’un phénomène complexe. Ce cadrage théorique est notamment appuyé par une démarche méthodologique prônant une conception de la communication « en termes de niveaux de complexité, de contextes multiples et de systèmes circulaires » (Winkin, 2001) afin d’inscrire notre analyse des actes communicatifs d’une communauté donnée dans « l’accomplissement de structures culturelles » (ibid.). Ce lien étroit tissé entre culture et communication repose sur un postulat de départ : nous considérons les processus de patrimonialisation comme des phénomènes à la fois culturels et communicationnels. Nous affirmons dans le même temps que la méthode envisagée lors de notre travail de recherche, à savoir l’anthropologie de la communication, reste en relation étroite avec le cadre théorique construit, les paradigmes dans lesquels nous inscrivons notre recherche et, bien sûr, avec notre posture épistémologique. Nous considérons donc la Castagniccia comme une microrégion dont la communauté se trouve unie par une vision du monde partagée et une culture commune, mais qui reste également un lieu traversé de conflits, un lieu de confrontation de groupes et de puissances économiques, politiques, en définitive un lieu sillonné de forces et de phénomènes mondiaux qu’il convient de prendre en compte.

Dans un premier temps, la posture épistémologique adoptée préconise une approche anthropologique de la communication. En vue de mettre en exergue les enjeux contemporains que recouvre la mobilisation du patrimoine au sein de dynamiques territoriales, nous souhaitions donc établir un rapport avec l’expérience à travers une démarche empirique s’apparentant à la restitution de performances. Comme le rappelle en effet Yves Winkin (2001), la communication peut être considérée comme l’ensemble des actes qui mettent en œuvre les structures qui fondent une société, c’est-à-dire sa culture. L’ensemble de ces actualisations constitue donc la communication, envisagée comme une « performance de la culture ». C’est dans la culture en tant que « réservoir de sens » (Dell Hymes, 1982/1991, cité dans Albertini et Pélissier, 2010) que nous recherchons les éléments symboliques capables de permettre « une intelligibilité mutuelle » tout autant que de « réitérer les frontières symboliques » (ibid.). Cette part de symbolique que partagent les membres d’une même communauté font que la culture reste prévisible et compréhensible par ces mêmes membres, mais permet aussi, malgré les évolutions récentes et les mutations sociales, que nous « parviennent encore des séquences représentatives d’une manière d’être-au-monde » (ibid.). La nécessaire complémentarité des visées descriptive et interprétative devait permettre la saisie des logiques de production, des dynamiques de reconfiguration et de structuration des représentations qui semblent constituer un imaginaire commun (Derèze, 2019).

La perspective plus formellement ethnométhodologique ambitionnait dans un second temps de rendre compte des méthodes que les individus/acteurs du projet de territoire utilisent pour accomplir leur action collective au sein du projet et lui donner du sens. La double approche historique et communicationnelle employée lors de l’établissement du cadre analytique de « régime contemporain de patrimonialité » (Turgeon, 2010 ; Gravari-Barbas, 2011 ; Davallon, 2015) devait fonder les logiques communicationnelles à travers lesquelles nous prétendions mener ces analyses, afin de comprendre en quoi les processus de patrimonialisation sont marqués, sur notre terrain de recherche, par des dynamiques collectives d’appropriation du territoire qui redéfinissent les modalités d’inscription au monde des individus et des groupes sociaux, constituant ainsi une réponse aux enjeux contemporains de société. Nous ne reviendrons donc ici, par souci de concision, que sur un aspect bien particulier d’une étude anthropologique menée durant trois années : à savoir les évolutions marquantes de mobilisations citoyennes autour du patrimoine sur un territoire donné, qui se seront finalement agrégées autour d’un projet global. Celles-ci constituent selon nous le moment paroxystique des relations nouées au sein du projet de territoire. Les mobilisations citoyennes autour du patrimoine qui sont nées à la suite de la création de la nouvelle entité administrative (communauté de communes) ont en effet nécessité l’association d’acteurs fort divers, dans le dessein d’établir les contours d’un projet global de territoire dont il s’agissait de rendre compte publiquement. L’analyse séquentielle et indexicale réalisée durant le projet révélait une étonnante oscillation des stratégies actorielles, entre adaptation et appropriation d’un cadre normatif et négociations constantes, qui aura finalement débouché sur une situation conflictuelle autour des eaux d’Orezza, marquant la fin de notre étude immersive et nous permettant de livrer certaines interprétations. Nous reviendrons donc plus formellement sur l’ensemble de ces événements, qui mettaient en évidence une confrontation des conceptions mêmes de la patrimonialisation et trouvaient ainsi dans une ressource patrimoniale naturelle le champ de leur expression.

D’un point de vue diachronique, enfin, le point commun à l’ensemble territorial qui constitue la Castagniccia, microrégion du nord-est de la Corse, reste le châtaignier qui couvre une grande partie de la région et lui donne ainsi son nom. Cette région verdoyante se caractérise par ses châtaigneraies séculaires, ses villages perchés et sa culture rebelle. Mais l’effondrement humain et économique de la Castagniccia au XXe siècle fait de cette microrégion aujourd’hui une zone sinistrée, marquée par un fort taux de chômage et une activité économique décroissante. Malgré la vigueur des associations de sauvegarde du patrimoine et les nombreuses démarches entreprises, marquées par des participations à des projets européens ainsi que par l’organisation d’événements culturels dont l’objectif restait de redynamiser cet intérieur rural, la situation économique, sociale et politique de la microrégion n’a guère évolué ces dernières décennies.

Du reste, cette forte mobilisation associative autour du patrimoine s’est trouvée accompagnée par la relance de l’exploitation en 1998 des eaux minérales d’Orezza, caractérisant un renouveau économique pour l’ensemble de la région. Même si elle est aujourd’hui considérée comme le joyau économique et patrimonial de la Castagniccia, cette eau avait cessé d’exister après des années de lent abandon qui débouchèrent sur l’arrêt total de son exploitation en 1995. Mais l’exploitation de la source territoriale d’Orezza repose sur une concession de vingt ans. En 2018 donc, puis en août 2019, à la suite d’une prolongation du contrat de la concession, la collectivité de Corse a dû mettre en place un nouvel engagement avec une mise en concurrence obligatoire. Les exigences de retombées économiques quantifiables sur le territoire, imposées par cette dernière, chargée du dossier de reprise, viennent ajouter de nombreux enjeux, aussi bien sociaux et économiques que politiques et symboliques, dans le cadre de cette mise en concurrence.

À l’émergence de ces nouveaux enjeux de territoire est venue s’ajouter la création d’une nouvelle communauté de communes au 1er janvier 2017. Les anciennes communautés de communes de Casinca et d’Orezza-Ampugnani ont fusionné, laissant apparaître des enjeux nouveaux pour cette entité administrative, reposant sur l’union de l’intérieur rural et montagneux à une façade maritime en pleine expansion. Les objectifs poursuivis par la mise en place de cette toute jeune communauté de communes sont en réalité immenses. Et nous voyons poindre, dans le cadre de ces dynamiques politiques et territoriales, des enjeux d’image qui s’appuient fortement sur des logiques patrimoniales et touristiques.

Autrement dit, les dynamiques territoriales, politiques et économiques ont favorisé l’éclosion de nombreuses revendications autour du patrimoine, sous la forme de projets portés par des acteurs nombreux et fort divers qui se seront finalement agrégés dans un projet global de territoire dont les porteurs et protagonistes étaient la communauté de communes et la Société nouvelle des eaux d’Orezza. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé d’interroger la notion de patrimoine par le prisme des dynamiques territoriales à travers une étude de cas, afin de mieux saisir les enjeux de l’inscription de tels phénomènes dans l’espace public. Il est donc très tôt apparu comme essentiel d’inscrire l’objet d’étude dans une démarche de co-construction dialectique du patrimoine et du territoire, dans la mesure où, au-delà même de la question identitaire et des mutations dans le rapport entre identité et espace que les transformations des sociétés contemporaines suggèrent (Grandjean, 2009), ce sont les modalités d’une recherche de sens et de cohérence que les communautés sont susceptibles de développer que nous souhaitions mettre au jour. Rendre compte du caractère évolutif et complexe des processus de patrimonialisation au sein des dynamiques territoriales nous a conduit à envisager cette étude à travers un système social circonscrit dans le temps et l’espace (Olivier de Sardan, 1995). Le cas de la Castagniccia offre en effet un site d’observation riche et pertinent en vue de distinguer des processus particuliers et de mettre en lumière « le jeu d’un grand nombre de facteurs interagissant ensemble, permettant ainsi de rendre justice à la complexité et la richesse des situations sociales » (Mucchielli, 2009).

Il semble donc qu’acteurs socioéconomiques, artistes ou écrivains et élus locaux engagés dans le projet en Castagniccia, face à des enjeux économiques mondialisés qu’ils ne maîtrisent plus, investissent le territoire comme nouvelle échelle structurante pour leurs actions. L’espace public, en ce qu’il rend visibles et légitimes les modalités de mobilisation collective, peut donc être pensé dans les tensions et les rapports qui existent entre les dynamiques sociales et politiques. Les enjeux politiques de reconnaissance et de légitimation qui voient le jour et se jouent au sein de l’espace public permettent d’ailleurs de pousser plus loin l’analyse, en considérant le patrimoine comme « lieu polémique » d’une meilleure « compréhension de la construction du social et du politique » (Fabre, 2013). Nous avons pensé ce rapport à travers les différentes étapes et les évolutions successives du montage du projet de territoire en Castagniccia, perçu comme l’objet communicationnel favorisant l’appréhension de l’ensemble des modalités de médiation technique ou symbolique de ces rapports entre patrimoine, territoire et espace public.

Nous proposions dès lors, au-delà de la caractérisation des stratégies identitaires employées par les acteurs engagés dans le montage du projet de territoire, de mettre en exergue les enjeux contemporains de requalification socioculturelle des groupes et des territoires. L’approche communicationnelle détaillée ici permet ainsi de penser le patrimoine « comme un objet inséré dans des pratiques de communication qui le mettent en scène, le manipulent, l’élaborent, lui donnent un sens patrimonial » (Tardy, 2003), supposant des relations entre individus ou groupes d’individus qui deviennent les acteurs de cette patrimonialisation. Cette approche permet en outre de mieux saisir, dans le contexte d’un patrimoine rural dont il est question au sein de l’enquête anthropologique, les relations étroites qui s’établissent entre les enjeux symboliques et sociaux et les enjeux économiques (ibid.). Ainsi les objectifs affichés du projet de territoire – » renouveau du monde rural et fixation de la population par la mise en place d’un nouveau modèle de développement » – illustrent nettement la « dimension très conjoncturelle et politique du patrimoine » (Rautenberg, 2003b).

Ajoutons que l’un des axes prioritaires du projet devait constituer la mise en tourisme du territoire. Et l’histoire des eaux d’Orezza comme joyau patrimonial de la microrégion, leur position géographique centrale en Castagniccia ainsi que les infrastructures de l’entreprise en faisaient une pièce maîtresse de ces dynamiques. La mobilisation du patrimoine au sein de logiques touristiques semble donc bien refléter les principales évolutions des processus de patrimonialisation, nous invitant désormais à considérer le patrimoine comme dépendant de logiques d’acteurs divers s’engageant dans des stratégies de développement et de mise en tourisme de leur territoire. En Castagniccia, l’émergence de représentations territoriales liées à la patrimonialisation de la ressource naturelle a entraîné une volonté politique d’institutionnalisation de ces dernières dans un imaginaire touristique, conduisant à de fortes divergences entre acteurs. L’inscription de ces phénomènes dans l’espace public local rend compte des processus de construction symbolique du patrimoine naturel[2], nous renvoyant vers l’objectif principal du projet de territoire : la mise en place d’un nouveau modèle de développement. La « gestion de la transformation du patrimoine » (Tardy et Rautenberg, 2013) nous amène en effet à imaginer des formes innovantes de développement durable pour le territoire considéré, au croisement d’enjeux symboliques et économiques.

Nous avons de fait tenté de saisir en quoi l’action collective organisée autour d’une volonté de valorisation patrimoniale supposait des stratégies et des pratiques d’acteurs qui se révélaient productrices d’une territorialité imaginaire, entendue comme la médiation symbolique des relations entretenues entre les hommes et la société (Raoul, 2003), dans leur rapport renouvelé à l’environnement. Ce questionnement au cœur du projet porté en Castagniccia, qui a guidé l’action, l’a rendue possible et intelligible, a de surcroît considérablement été soutenu par l’élaboration de « figures sensibles » dont les mécanismes de médiation/médiatisation ont éclairé la construction représentationnelle. La production sensible d’un imaginaire prenait donc place et forme dans un espace figuratif devenant le champ d’expression de l’engagement des acteurs pour la promotion et la protection d’un cadre de vie vecteur de bien-être, dans le respect d’un patrimoine naturel construit collectivement et symboliquement.

Les modalités de la co-construction dialectique des patrimoines et des territoires en Castagniccia ont entraîné une reformulation par les acteurs engagés dans le projet d’éléments représentationnels à l’aune de valeurs et d’injonctions contemporaines qui illustrent in fine les mutations identitaires des rapports d’une communauté à son espace historique et naturel qu’il s’agit d’instituer autrement. L’espace public rend ainsi compte du rapport sensible qui s’établit entre cette communauté et son environnement, et dont les configurations identitaires et la requalification sociale, spatiale et symbolique qu’il met au jour s’inscrivent dans les réalités conjoncturelles et sociopolitiques du territoire, s’opérant désormais à travers ce que nous avons décidé de nommer les « constellations patrimoniales », entendues comme l’espace physique et imaginaire regroupant au sein de limites floues un objet patrimonial hybride caractérisé par ses dimensions matérielles et immatérielles et inscrit dans un cadre paysager naturel. Ce concept permet de rendre plus opérante dans le cas de notre terrain, et dans une approche communicationnelle, la notion de médiation. Ce concept de constellation patrimoniale, en effet, plus que celui de complexe patrimonial, donne lieu à une meilleure compréhension de « la diffusion de formes […] symboliques, dans l’espace et dans le temps, pour produire une signification commune » (Caune, 1999).

L’engagement patrimonial[3] des acteurs/membres participe d’une expérience sensible qui reconfigure les représentations imaginaires dans un espace figuratif qui semble s’adapter à des enjeux contemporains. Les constellations patrimoniales, qui ont émergé en Castagniccia et qui sont caractérisées par l’hybridité des formes patrimoniales, se définissent finalement comme la synthèse des évolutions des processus de patrimonialisation observées sur notre terrain d’étude ainsi que comme le support de l’établissement de nouvelles normes communes.

Le joyau patrimonial des eaux d’Orezza comme support de l’inscription touristique des dynamiques territoriales

Le tourisme est aujourd’hui considéré comme l’un des leviers principaux de développement des territoires, car il s’agit bien d’une activité générant d’importants flux de revenus et susceptible d’engendrer ainsi une production de richesses (Delaplace et Gravari-Barbas, 2017). Sur un territoire comme la Castagniccia, le tourisme est d’ailleurs souvent envisagé comme un complément non négligeable à une activité agricole par exemple. L’inscription de notre démarche de projet dans les logiques touristiques semble par ailleurs conforter les processus de patrimonialisation, dans la mesure où la richesse patrimoniale se trouve également valorisée à des fins touristiques. Et même si les enjeux liés aux dynamiques touristiques paraissent aujourd’hui clairs, l’inscription de notre démarche dans les jeux d’échelle suggérés par ces dynamiques ne peut se défaire des mutations profondes qui affectent nos sociétés contemporaines. Parmi celles-ci, nous pouvons rappeler l’usage croissant des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui exacerbe indubitablement la concurrence entre territoires.

Mais, plus important encore, les injonctions sociétales contemporaines inscrivent l’ensemble de ces logiques complémentaires dans une dimension expérientielle, affective et immatérielle des pratiques des touristes et des acteurs du projet. Ce qui apparaît finalement de manière nette sur notre terrain relève d’une évolution des représentations, des références et des pratiques liées aux processus de patrimonialisation engagés. La perspective méthodologique adoptée dans le cadre de notre recherche nous a permis de rendre compte des évolutions des proximités et des solidarités organisées et institutionnelles qui ont guidé les différentes étapes de constitution du projet. En tant qu’activité incontournable dans le cas de notre projet, le tourisme demeure cependant aussi le vecteur de représentations et de pratiques évolutives qu’il convient désormais de préciser. Nous souhaitons ainsi enrichir notre propos sur l’évolution du sens et des valeurs, en concentrant notre étude sur l’objet des divergences au sein du projet de territoire et support de l’évolution de ces représentations, à savoir les eaux d’Orezza.

Mais revenons-en tout d’abord aux faits, tant ils restent évocateurs de ces évolutions représentationnelles à bien des égards. Nous l’avons déjà évoqué, l’éclosion de nombreuses revendications citoyennes autour du patrimoine, sous la forme de projets portés par des acteurs nombreux et fort divers en Castagniccia, a connu une première évolution marquante, caractérisée par une volonté commune de mise en place d’un projet global de territoire dont les porteurs et les représentants deviendraient la communauté de communes de la Castagniccia-Casinca (en tant qu’institution) ainsi que la Société nouvelle des eaux d’Orezza (en tant qu’entreprise renommée). Cette étape institutionnelle a cependant échoué, laissant émerger une situation quelque peu inattendue le jour où la communauté de communes s’est portée candidate à la reprise de la gestion du site des eaux d’Orezza. Comment interpréter alors cette nouvelle situation de concurrence, débouchant inéluctablement sur l’échec d’un projet porté collectivement ?

Aussi, une analyse de la « gouvernance patrimoniale », entendue « comme un ensemble de processus et de dynamiques étroitement liés à la patrimonialisation mené par une multiplicité et une diversité d’acteurs qui interviennent dans la gestion et la conduite du projet patrimonial » (Gravari-Barbas, 2003), a clairement laissé apparaître deux conceptions différentes de la patrimonialisation, l’une privilégiant la cohésion sociale et la construction d’un bien commun, l’autre recherchant la légitimation et l’appropriation symbolique d’un espace. La mobilisation du patrimoine semble de cette manière accompagner la reconfiguration des formes de solidarités, d’une part, et devenir, d’autre part, l’instrument de politiques d’image et de développement. Mais au final c’est bien la valorisation du patrimoine en tant que « ressource territoriale » qu’il faut interroger, dans la mesure où c’est une ressource naturelle, représentée par les eaux d’Orezza, qui semble devenir le catalyseur des divergences observées. L’inscription de cette ressource naturelle patrimoniale dans sa dimension sociale et culturelle nous a amené vers la notion de « complexe patrimonial », défendue par Cécile Tardy et Michel Rautenberg (2013). Celle-ci illustre bien l’intégration du patrimoine naturel dans un contexte socioéconomique relié symboliquement à un territoire, la Castagniccia, et indique que « la problématique est alors celle de la gestion de la transformation du patrimoine dans le temps et celle de la production d’une signification patrimoniale insérée dans les territoires » (ibid.).

Rappelons également le rôle essentiel de ces reconfigurations représentationnelles dans les mutations de l’espace référentiel, c’est-à-dire dans l’institution d’un espace en territoire en tant que principe fondateur d’une nouvelle identité. Ce joyau patrimonial, parce qu’il concentre depuis des siècles un imaginaire particulier, devient au cœur du projet de territoire en Castagniccia le catalyseur des multiples projections d’acteurs. Ne perdons pas de vue non plus les liens avec un imaginaire de l’île de Corse et de son insularité, moteur de l’attractivité du territoire. Cet ailleurs maintes fois fantasmé fait de l’île ce lieu isolé, abrité des soubresauts de l’époque moderne, qui a su laisser perdurer des savoir-faire ancestraux, socles d’une économie artisanale. Loin de ces chimères, ajoutons toutefois que ces logiques touristiques sont apparues pour de nombreux acteurs – les eaux d’Orezza en étant le principal représentant – comme la justification économique à la mise en valeur du patrimoine et des valeurs culturelles de la microrégion. Ces considérations, nous le verrons, sont intimement liées à l’histoire de la Castagniccia et plus particulièrement à celle des eaux d’Orezza.

L’eau d’Orezza, non seulement seule eau minérale naturelle gazeuse de Corse mais aussi l’une des eaux les plus riches en fer au monde, est captée et traitée en Castagniccia dans son écrin de verdure composé de montagnes et d’une forêt de châtaigniers et jouit donc d’une situation exceptionnelle, loin de toute pollution. Elle est en outre connue et appréciée, depuis l’Antiquité, pour ses qualités exceptionnelles : saveur, légèreté et bienfaits naturels. Mais les représentations liées aux eaux d’Orezza ne commencent qu’au XIXe siècle, lorsque l’exploitation de la source fut autorisée, en 1856, par Napoléon III, qui, dix ans plus tard, la reconnut par décret « source d’intérêt public ». Les deux premières affiches publicitaires (figure 1)[4] respectent alors les codes publicitaires en vigueur à l’époque et s’inscrivent d’ailleurs explicitement sous le signe impérial (elles datent approximativement de l’année 1864).

Figure 1

Affiches publicitaires des eaux d’Orezza, 1864

Source : Panneaux publicitaires des eaux d’Orezza affichés lors d’un événement ; photos : Jérôme Peri, juin 2016.

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Le premier élément de compréhension de la structuration du territoire touristique de Castagniccia apparaît donc au XIXe siècle, les bains d’Orezza étant alors reconnus à travers toute l’Europe pour leurs bienfaits médicaux. Cette eau, « très prisée des curistes, soignait les cas d’anémie, les troubles du système nerveux, le paludisme, les affections du foie et des reins », si bien que lui était accordée une « puissance thérapeutique miraculeuse ». Le développement du thermalisme produit deux conséquences : la venue de riches visiteurs dont la fréquentation (similaire en d’autres endroits de Corse) conduit à des aménagements routiers importants qui participent de l’entretien des flux touristiques. Notons enfin que les récits de voyageurs favoriseront également, par la suite, l’émergence de représentations. L’attrait des eaux d’Orezza dépend ainsi d’une imbrication intéressante des activités économiques, scientifiques et touristiques.

Par la suite, l’eau fut même envoyée aux combattants anémiés en Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale, mais la source connut ultérieurement une lente et inexorable désertification, jusqu’à son abandon complet et l’arrêt total de son exploitation et de la production des bouteilles d’eau en 1995. Ce point constitue indéniablement un élément de compréhension de l’évolution des représentations, dans une microrégion touchée de plein fouet par une crise démographique. Nous l’avons mentionné plus tôt, c’est en 1998 que l’exploitation sera reprise et que le site connaîtra d’importants travaux de rénovation et de modernisation. Les représentations liées aux eaux d’Orezza subissent alors des transformations liées à une reprise économique en Castagniccia, dont rendent compte les affiches publicitaires mettant en avant les origines d’une eau de qualité qui jaillit au cœur d’une forêt séculaire de châtaigniers et dont l’exploitation est issue de savoir-faire ancestraux. Les eaux d’Orezza se trouvent ainsi reliées symboliquement à l’histoire, à la culture et au territoire de Castagniccia. Ces représentations sont aujourd’hui encore fort prégnantes (voir figure 2 ; affiches apparues entre 1998 et 2005).

Figure 2

Affiches publicitaires des eaux d’Orezza entre 1998 et 2005

Source : Panneaux publicitaires des eaux d’Orezza affichés lors d’un événement ; photos : Jérôme Peri, juin 2016.

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Le troisième et dernier élément de compréhension de la structuration du territoire touristique autour des eaux d’Orezza se trouve dans ses évolutions contemporaines. Le choix d’un abandon du thermalisme (qui amenait des milliers de touristes par an en Castagniccia au XIXe siècle) a conduit les nouveaux gestionnaires à une exploitation centrée sur l’embouteillement. L’amélioration des voies de communication ne concerne donc plus seulement l’exploitation thermale et les flux touristiques, mais permet au contraire uniquement un meilleur acheminement des bouteilles. Le succès international rencontré par l’entreprise et soutenu par une forte demande insulaire découle à nouveau d’un travail de marketing autour d’une image désormais détachée du seul territoire de Castagniccia (les deux dernières affiches datent de l’année 2015). Nous l’avons bien compris, les deux affiches publicitaires les plus récentes s’emparent d’une représentation de la Corse issue de la littérature française : l’image de marque des eaux d’Orezza n’est nulle autre que Colomba [5] (sa fille apparaissant désormais à ses cotés sur la nouvelle gamme d’eaux aromatisées, jouant ainsi sur les représentations et s’en amusant).

Figure 3

Affiches publicitaires récentes des eaux d’Orezza

Source : Panneaux publicitaires des eaux d’Orezza affichés lors d’un événement ; photos : Jérôme Peri, juin 2016.

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Au regard de ces considérations, nous comprenons mieux comment les acteurs engagés dans le projet de territoire, même s’ils ont nettement privilégié le registre patrimonial dans leur engagement et leur argumentaire, laissent à la dimension touristique une place importante « dans le processus d’appropriation locale du projet » (Bénos, Challéat, Lapostolle, Dupuy, Poméon, Milian et Girard, cités dans Boutaud, 2016). Si bien que cette appropriation semble finalement dépendre des stratégies actorielles et « de la lecture que les acteurs locaux font des recompositions territoriales et institutionnelles en cours » (ibid.) en Castagniccia, éclairant le rôle central pris pendant le projet par les eaux d’Orezza, à la fois comme catalyseur de divergences et support de la construction symbolique du patrimoine naturel. En effet, l’inscription du projet dans les logiques touristiques laisse se dégager un imaginaire lié à d’anciennes structurations touristiques du territoire, exclusivement réalisées autour des eaux d’Orezza. Les diverses stratégies adoptées au sein du projet relèvent ainsi de subjectivités individuelles qui structurent l’action publique (ibid.). Malgré le choix de la thématique sportive et environnementale, émergente et innovante dans le cadre de la valorisation du patrimoine culturel et naturel, l’essentiel des dynamiques d’acteurs ne se joue pas dans l’activité touristique, mais bien plutôt dans la construction symbolique d’une ressource territoriale adaptée aux enjeux contemporains poursuivis avec le projet de territoire.

Les eaux d’Orezza sont devenues le support de cette construction, dans la mesure où les représentations liées à ce joyau patrimonial ont déjà par le passé structuré le territoire touristique de Castagniccia, mais également parce qu’elles représentent l’unique ressource (ou du moins la plus évidente) capable de synthétiser en son sein les glissements réciproques des dimensions naturelle et culturelle, aussi bien que l’ensemble des représentations d’une identité territoriale en évolution. Les eaux d’Orezza apparaissent dès lors comme la ressource du territoire capable de combiner foncièrement des enjeux tout à la fois symboliques et économiques, et de supporter l’adaptation d’un imaginaire en réponse aux injonctions contemporaines.

Les interactions ainsi mises en valeur entre une communauté et son environnement favorisent un travail sur l’imaginaire qui contribue à la formation d’un nouveau cadre normatif qui trouve dans l’espace public son champ d’expression. Les eaux d’Orezza, entreprise renommée dont la source est le patrimoine de la Castagniccia, deviennent le catalyseur de cette inscription économique, sociale et symbolique du patrimoine naturel dans les discours des acteurs et le support des ressorts de l’imaginaire dans le cadre d’une adaptation citoyenne aux enjeux contemporains. Toutefois, constater une telle inscription requiert que nous nous attachions aux modalités de sa réalisation. Comme nous l’avons montré, ce rappel du symbolique suppose une analyse plus détaillée et complémentaire revenant sur les aspects fondamentaux d’une telle construction, à savoir la relation étroite qui s’établit alors avec une évocation des dimensions sensibles, esthétiques et éthiques évoquées lors du montage de projet. Autrement dit, l’inscription de la ressource naturelle dans les discours symboliques, économiques et politiques ne représente en réalité qu’une facette de la construction symbolique du patrimoine naturel. En effet, les eaux d’Orezza ne constituent que le support et le catalyseur de cette construction. Mais la construction symbolique, c’est-à-dire l’ensemble des reconfigurations des représentations qui ont trait au patrimoine naturel, demeure une prérogative ou un privilège citoyen.

Vers une redéfinition du sens et du rôle du patrimoine naturel en Castagniccia

Un détail d’ailleurs, et il ne peut en aucun cas s’agir d’une coïncidence, synthétise à lui seul toutes nos précédentes remarques et concerne le logo de la communauté de communes de la Castagniccia-Casinca.

Comme nous pouvons le voir sur la figure 4, le logo de la communauté de communes de la Castagniccia-Casinca (abrégée 4C[6]) a évolué et comporte chacun des éléments figuratifs précités : eau, châtaigne, nature et village. Plus essentiel encore, la date de création du nouveau logo (en 2019) succède au projet mené en Castagniccia, dont la 4C était porteuse à l’échelle de l’Europe. Par ailleurs, rappelons que le conflit a avant tout éclaté entre les protagonistes du projet, à savoir la 4C et la Société nouvelle des eaux d’Orezza. Ces éléments figuratifs deviennent ainsi les « catalyseurs du lien social » (Bonescu et al., dans Boutaud, 2016), tout comme des vecteurs identitaires et des objets socioculturels évidents et incontestables. À travers la cristallisation des divergences autour d’une constellation patrimoniale devenue champ d’expression des acteurs du projet, c’est le territoire qui devient un objet réflexif et sensible, ce que tend d’ailleurs nettement à souligner la création d’un nouveau logo pour la 4C.

Figure 4

Ancien logo (présent sur les affiches du projet) Nouveau logo (depuis 2019)

Ancien et nouveau logos de la communauté de communes de la Castagniccia-Casinca

Source : Documents institutionnels de la communauté de communes ; photos : Jérôme Peri, juin 2016.

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Autrement dit, la volonté de mise en valeur du territoire et de son patrimoine dans une perspective durable se trouve incorporée, incarnée dans un imaginaire qui s’ordonne, selon les travaux de Mihaela Bonescu, Joëlle Brouard, Angela Sutan et Valériane Tavilla (cités par Boutaud, 2016), au niveau des signes (propriétés matérielles et sensorielles), au niveau des textes énoncés, au niveau des objets, au niveau des scènes prédicatives (ou seuil des pratiques), au niveau des stratégies (démarche de projet et stratégie innovante et émergente de changement comme axe de communication de la 4C), ainsi qu’au niveau de la forme de vie. En effet, pour ce dernier niveau, la poursuite d’enjeux protéiformes et les stratégies adoptées au sein du projet semblent démontrer qu’une dimension éthique unit « le sensoriel, le symbolique et le sensible, dans la conviction de la nécessaire mutation » (Bonescu et al., dans Boutaud, 2016) vers un développement durable respectueux de l’environnement (ou du monde rural). Postuler enfin, dans le cadre de notre étude de terrain, que l’engagement des acteurs constitue la forme de vie du projet car elle guide l’action collective menée en Castagniccia et lui donne sens, ouvre de nouvelles pistes de réflexion heuristiques et captivantes à propos des modalités de redéfinition du sens et du rôle du patrimoine naturel que révèle sa construction symbolique en Castagniccia.

Les motivations et les actions des acteurs engagés dans le projet de territoire mettent ainsi en exergue les évolutions sociétales d’une recherche de nouvelles expériences, privilégiant dans les stratégies communicationnelles les dimensions émotionnelles et sensorielles. Le travail sur l’imaginaire, fortement permis par les processus de patrimonialisation au sein du projet, contribue à la mise en forme d’un univers sensible dont les interactions entre une communauté et son environnement témoignent. En attestent également, dans un même espace iconographique, les représentations liées à l’eau et à la châtaigne, qui glissent de la stratégie marketing vers la construction symbolique de l’image d’un territoire. L’ensemble de ces messages (iconographiques comme textuels) véhicule une dimension sociale et culturelle indéniable qui trouve dans l’authenticité, les références au passé, à la tradition et au territoire un référentiel sensible et singulier qui relève de la production de sens pour une communauté. La production sensible d’un imaginaire prend place et se forme dans un espace figuratif qui devient le champ d’expression de l’engagement des acteurs pour la promotion et la protection d’un cadre de vie vecteur de bien-être, dans le respect d’un patrimoine naturel construit collectivement et symboliquement.

Nous avons montré en quoi, sur notre terrain d’étude, l’engagement patrimonial des acteurs/membres participe d’une expérience sensible qui reconfigure les représentations imaginaires dans un espace figuratif qui semble s’adapter à des enjeux contemporains. Cette adaptation se réalise en réponse aux injonctions sociales actuelles ainsi qu’aux impératifs du projet qui se veulent consensuels, mais semble en retour guider également l’action collective. Les constellations patrimoniales qui ont émergé en Castagniccia autour des eaux d’Orezza sont caractérisées par l’hybridité des formes patrimoniales et se définissent finalement comme la synthèse des évolutions des processus de patrimonialisation observées et analysées sur notre terrain d’étude ainsi que comme le support de l’établissement de nouvelles normes communes. Ce processus ne manque d’ailleurs pas de favoriser certains conflits au sein de l’espace public local, révélateurs de la dimension éthique des mutations de l’espace figuratif. L’engouement fort rencontré en Castagniccia autour du projet de territoire relève donc de l’impérieuse nécessité (ou du moins d’une volonté farouche) de fonder une dynamique collective d’appropriation du territoire qui participe d’une redéfinition des modalités d’inscription au monde des individus et des groupes sociaux et constitue ainsi une réponse aux enjeux contemporains de société. Nous serions de fait tenté d’ajouter à notre définition d’une constellation patrimoniale qu’elle apparaît non seulement comme l’espace physique et imaginaire regroupant au sein de limites floues un objet patrimonial hybride caractérisé par ses dimensions matérielles et immatérielles et inscrit dans un cadre paysager naturel, mais semble de même devenir le lieu d’une institution imaginaire de la société, pour en venir aux thèses de Cornelius Castoriadis (1975).

La diffusion de formes symboliques et la production de significations communes en Castagniccia trouvent de la sorte au sein des constellations patrimoniales le catalyseur et le support de ces processus. Il convient cependant d’ajouter que ces derniers s’élaborent à travers l’expérience sensible que les constellations favorisent. Comment ne pas voir par ailleurs, en temps hypermoderne, l’expérience comme une « nouvelle idéologie » liée à la « dynamique de cet imaginaire touristique » qui se présente alors « comme une forme prototypique du réenchantement, expression emphatique d’une offre qui se renouvelle, se différencie » (Boutaud, 2016) ? La communication touristique, prégnante au sein du projet de territoire, repose ainsi sur la production d’un imaginaire lié au tourisme, oscillant entre diffusion de représentations stéréotypées et établissement « d’un nouveau rapport sensible à soi et au monde » (ibid.). Selon Jean-Jacques Boutaud (2016), se dessine alors une tension entre expérience formatée et expérience performée qui exacerbe à travers le discours expérientiel et la mise en scène théâtrale des lieux « l’essence phénoménologique de l’expérience, la performativité du sensible ». L’image des lieux joue en effet sur un registre figuratif qui met en avant un imaginaire culturel conforme aux symboles véhiculés et trouve ainsi dans le récit expérientiel l’expression sensible d’une recherche de sens et d’authenticité pour le touriste.

Comme nous l’avons déjà remarqué, l’isolement de tout essor économique (à l’exception marquante des eaux d’Orezza) dont souffre la microrégion a toutefois contribué à la préservation relative de son patrimoine culturel et naturel des grands bouleversements actuels. Les processus de patrimonialisation et plus précisément la valorisation du patrimoine grâce au tourisme jouent ainsi le rôle « d’une matrice structurante sur la transformation de la société, des territoires, des pratiques et des représentations » (Faurie, 2011). Même si ces processus ne relèvent pas d’une dynamique toute récente, il convient d’en noter les importantes évolutions récentes et leur inscription dans des paradigmes très contemporains qui font aujourd’hui du patrimoine un « véritable pilier du projet de société » (ibid.). Nous ne souhaitons pas répéter ici en quoi l’inscription des dynamiques de patrimonialisation au sein de logiques touristiques relève d’atouts indéniables pour nombre d’acteurs, mais force est de constater que cette volonté de mise en valeur du patrimoine naturel et culturel de la Castagniccia « précipite son entrée dans l’ère de la mondialisation et en fait un véritable laboratoire du rééquilibrage et du développement durable dans un contexte de marginalité et d’isolement insulaires » (ibid.). À cet égard, nous avons par ailleurs pu remarquer comment s’opère au prisme des constellations patrimoniales l’émergence de nouvelles activités, de nouvelles pratiques et représentations s’inscrivant sur notre terrain dans la recherche conflictuelle d’une nouvelle territorialité et d’un nouveau modèle de développement. Selon nous, les contradictions observées, ou du moins l’expression de visions divergentes de la patrimonialisation et du développement en Castagniccia apparaissent moins comme une volonté de domination politique que comme la formulation contemporaine de l’interaction des dimensions matérielles et idéelles des paysages naturels, constitutive des constellations patrimoniales. Autrement dit, le paysage naturel devient une ressource territoriale soulevant certes des conflits de valeur, mais il doit également être pensé comme des schèmes culturels structurant les représentations sociales.

Rappelons à ce titre l’importance de la littérature de voyage et des témoignages des touristes fortunés venus au XIXe siècle aux thermes des eaux d’Orezza à propos de l’attribution de nouvelles valeurs aux lieux, de nouvelles représentations et de nouveaux usages. Le déclin économique amorcé dans la période d’après-guerre trouve son paroxysme dans l’abandon total de toute exploitation des eaux et va servir finalement au déploiement « des processus de requalification et de réinterprétation patrimoniales complexes » (Barraud et Portal, 2013), comme illustré notamment par la création du Parc naturel régional de Corse en 1972, dont fait partie la Castagniccia. Les constellations patrimoniales formées en Castagniccia sont donc le fruit de lents et longs processus de réinterprétation et de requalification des patrimoines au sein desquels les paysages ont acquis une valeur de ressource à protéger et d’infrastructure évidente pour les mises en scène touristiques. Dit autrement, l’évolution des attentes sociales et des représentations liées au paysage naturel et pittoresque de Castagniccia, aussi bien dans le cadre des logiques touristiques que des politiques environnementales, trouve dans la constellation patrimoniale les modalités de son expression et de sa manifestation contemporaines. Les paysages pittoresques et montagnards d’antan qui fleurissent dans une abondante littérature sont aujourd’hui reconnus dans leur dimension géologique, géomorphologique et environnementale (nous pensons notamment à la biodiversité). Cette dynamique évolutive tend à démontrer l’importance des représentations en tant que « facteurs de mutation de la patrimonialité de certains objets » (ibid.).

Conclusion

Notre concept de constellation patrimoniale permet de synthétiser l’hybridité des formes patrimoniales actuelles et de mettre en avant le rôle de la culture dans les revendications identitaires. Il condense également l’évolution des représentations liées à la construction symbolique du patrimoine naturel et souligne de la sorte les nombreuses possibilités d’action et de création sociales et culturelles légitimées par les processus de patrimonialisation. L’octroi de nouvelles valeurs et la complexification constatée des processus de patrimonialisation au cours du temps nous renvoient vers le sens de la contemporanéité d’Aloïs Riegl (1984) ou les caractéristiques du « présentisme » de François Hartog (2003) et justifient de surcroît les actions concrètes menées à l’égard du patrimoine (Bouisset et Degrémont, 2013). Malgré le consensus obtenu en cours de projet autour des modalités d’application de notre démarche en Castagniccia, l’extension du champ patrimonial vers la nature relève d’un certain renouvellement des processus de patrimonialisation qui pose de fait de nouvelles difficultés, dans la mesure où « le patrimoine naturel peut s’insérer dans des systèmes de sens et de valeur très différents » (ibid.). Quelles sont donc les fonctions et le sens actuels dévolus au patrimoine naturel dans la microrégion de Castagniccia ?

Il faut bien convenir que la construction symbolique du patrimoine naturel en Castagniccia se nourrit d’un imaginaire riche qui semble légitimer l’action collective des acteurs engagés dans le projet dans le cadre de la conservation, de la protection et de la mise en valeur d’espaces paysagers jugés remarquables. L’apparition du cynips en Castagniccia et les dégâts causés à l’arbre emblématique de la microrégion ont été ressentis comme un traumatisme qui rend incontestables les perspectives de fragilisation des systèmes économiques et sociaux. C’est ainsi que cette prise de conscience, associée à une démarche qui se veut durable, est venue transformer le sens et les enjeux liés à l’action collective engagée par la prise en charge du patrimoine naturel. L’imaginaire contemporain, largement travaillé par l’idée de durabilité, les craintes nées de la maladie du châtaignier et l’évolution des représentations des paysages de la microrégion laissés en friche provoquent une transformation du regard porté sur le patrimoine naturel qui entre alors en résonance « avec certains imaginaires concernant le rapport humain à la nature pour définir de façon paradigmatique le sens et les modalités de l’action » (Berdoulay et Soubeyran, 2013).

Le conflit né autour des eaux d’Orezza et de la constellation patrimoniale qu’elles formaient met en exergue, au-delà des biens matériels à sauvegarder puis à valoriser, la nécessité de synthétiser une vision d’un monde rural révolu. En ce sens, l’interpénétration des patrimoines naturel et culturel soutenue au sein de la constellation patrimoniale vient favoriser les interrogations contemporaines « sur la validité des fondements sur lesquels reposent les sociétés » (ibid.). En d’autres termes, la question qui sous-tend l’ensemble du projet de territoire en Castagniccia n’est autre que celle du modèle sociétal voulu pour les générations à venir, du rapport à instaurer à la nature pour la pérennité de nos sociétés. L’acuité actuelle de ces interrogations offre dès lors un rôle structurant au paradigme de la durabilité pour penser les relations complexes des sociétés à leur environnement (ibid.). À l’aune du développement durable, la construction symbolique du patrimoine naturel devient pertinente afin de penser la reproduction des sociétés. En effet, les communautés, confrontées à des crises sociales, financières et environnementales répétées qui « participent du glissement de l’urgence du futur vers celle du présent » (ibid.), semblent élaborer par l’action collective les modalités d’une adaptation aux enjeux contemporains. C’est d’ailleurs dans ce cadre déterminé que la formation des constellations patrimoniales sur notre terrain d’étude participe de l’établissement d’une réponse adaptée à l’ampleur des défis.

Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran (2013) avancent que le rôle du patrimoine naturel peut alors être envisagé selon deux orientations distinctes. Il peut tout d’abord apparaître comme une forme de résistance à la vulnérabilité de certains systèmes sociaux et naturels. Le patrimoine naturel contribue de la sorte au ralentissement « de cette logique de dégradation irréversible ». Nous penchons cependant pour le second point de vue qui inscrit la construction symbolique du patrimoine naturel dans une perspective de résilience : « l’incertitude qui pèse sur le présent comme sur le futur est telle qu’il faut d’ores et déjà anticiper les conditions d’une résilience ». Il s’agit conséquemment de penser les conditions d’une adaptation et d’une évolution de la société par la mobilisation des éléments naturels envisagés dans leur relation étroite avec les activités humaines. Ces considérations font par ailleurs largement écho au schéma adopté en Corse pour lutter contre le cynips. Il s’agissait de prendre conscience d’une catastrophe inévitable, aux lourdes conséquences économiques, afin d’établir les responsabilités de l’action humaine et trouver les moyens d’y remédier. Une certaine ironie résidait dans le fait que seule une action humaine concertée et de grande ampleur pouvait rétablir un équilibre naturel viable. La forte mobilisation citoyenne a permis l’introduction d’un prédateur du cynips ainsi que la gestion des évolutions de la maladie à long terme.

L’adoption d’un tel schéma de lutte contre la maladie se rapproche incontestablement d’une conception de la résilience. D’autres éléments observés lors du montage de projet semblent nous orienter vers une telle prise de position. La démarche initiée en Castagniccia reposait à ses débuts sur une volonté de mise en valeur du patrimoine culturel. Nous avons remarqué combien cette dernière a rapidement et finalement abouti à un élargissement des processus de patrimonialisation vers les éléments naturels dont témoigne la formation des constellations patrimoniales. Il convient de noter en outre qu’il n’est fait mention nulle part au cours du projet d’une quelconque sanctuarisation des espaces naturels. Bien au contraire, les principaux axes de développement du projet de territoire s’appliquaient à concevoir des liens durables entre le fonctionnement de la société et le maintien d’espaces naturels préservés. Autrement dit, l’approche adoptée lors de la démarche de projet insistait « sur le fait que la biodiversité dépend des pratiques traditionnelles qui maintiennent des conditions de milieu favorables à certaines espèces ou variétés » (ibid.). Le conflit autour de la constellation patrimoniale des eaux d’Orezza prend en définitive toute sa pertinence, dès lors qu’il rend compte de l’élaboration collective et évolutive des liens entre une société et son environnement à travers l’expérience sensible de l’engagement patrimonial.

L’interpénétration des dimensions culturelles et naturelles des objets patrimoniaux à l’œuvre au sein des constellations patrimoniales tend à dessiner les contours de normes collectives contemporaines dont les valeurs et les pratiques s’orientent nettement vers une coévolution de l’homme et de son environnement. Les modalités de la patrimonialisation synthétisées dans les constellations patrimoniales évoluent donc dans le cadre d’une redéfinition de leur sens et de leur rôle, afin de fournir aux acteurs engagés dans le projet les pistes de réflexion propres à constituer le socle d’une adaptation des communautés aux enjeux contemporains de durabilité. Concevoir ainsi le paradigme de la durabilité comme nouvelle grille de lecture d’une approche patrimoniale requiert cependant que nous caractérisions l’inscription de nos dernières interprétations dans l’établissement des contours d’une construction théorique de l’Anthropocène, reposant sur les notions d’imaginaire, d’expérience et de réflexivité, dans une approche interdisciplinaire et praxéologique ainsi que dans un paradigme actionnel. Notre volonté, si ce n’est de construire, mais du moins d’esquisser les contours d’un tel « programme d’écologie du patrimoine », doit cependant plus modestement s’inscrire comme une contribution au paradigme de la communication engageante, auquel les données recueillies et nos interprétations offraient un système d’écho original. L’action collective menée en Castagniccia mettait nettement en évidence, à travers l’inscription du phénomène patrimonial dans l’espace public et la formation de constellations patrimoniales, un renouvellement du politique et des pratiques citoyennes démocratiques dans le cadre d’une institutionnalisation de nouveaux imaginaires symboliques. En définitive, l’engagement des acteurs dans le projet en Castagniccia constitue une expérience sensible qui s’opère au prisme des constellations patrimoniales formées, et dont les dimensions éthiques et citoyennes nous ont conduit à considérer in fine l’expérience patrimoniale comme une forme de problématisation et d’actualisation du rapport et des interactions que l’homme entretient avec son environnement.