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Ce numéro thématique de Téoros devait s’avérer être un marqueur de transition, d’une direction à l’autre, un numéro thématique sur la question du territoire et du tourisme, un numéro dirigé par un nouveau directeur. Au détour de la transition avec mon illustre collègue, Martin Drouin, que je tiens à remercier pour ses six années à titre de directeur de la revue, une pandémie s’est invitée. Cette pandémie, qui a transformé notre sujet de recherche (Marcotte et al., 2020 ; Cousin et al., 2021), a aussi bousculé notre calendrier. C’est ainsi que je me suis retrouvé impliqué dans le numéro thématique sur le Tourisme avant et après la COVID‑19, accélérant mon entrée en scène dans les contenus de la revue et reléguant de plusieurs mois le numéro thématique « Tourisme, territoires et sociétés ».
C’est donc aux deux tiers de mon premier mandat que ce numéro voit le jour, dans une période où les rapports territoriaux du tourisme sortent d’une valse entre extinction, redéploiement, réouverture et concentration (Tomassini et Cavagnaro, 2020 ; Renaud et Lapointe, 2021 ; Tomassini et al., 2021), révélant l’importance de maintenir une réflexion active sur les rapports entre espace et société, et plus particulièrement sur les rapports de mobilités, y compris la mobilité touristique. L’accent mis sur les lieux, les espaces, les territoires du tourisme ne date pas de la pandémie, la géographie étant une des disciplines qui s’intéressent depuis longtemps au tourisme (Tomassini et Cavagnaro, 2020 ; Renaud et Lapointe, 2021 ; Tomassini et al., 2021). Toutefois, le territoire, qu’il soit touristique ou non, n’est pas le seul apanage de la géographie, le sujet étant multidisciplinaire dans son appréhension, entre autres par la sociologie, la géographie et les sciences politiques (Jean et Lafontaine, 2005), mais aussi avec des compréhensions différentes selon les cultures scientifiques. Nous commencerons donc par rappeler ce qu’est un territoire et quelques interprétations différentes du concept. Nous poserons ensuite la question du territoire touristique eu égard aux concepts d’attractivité touristique et de destination afin de souligner les angles de réflexion qu’offre le territoire pour aborder la complexité du tourisme, activité aux multiples enchevêtrements.
S’intéresser au territoire c’est aussi s’intéresser à ce que produit un territoire, ce que Fabien Nadou et Bernard Pecqueur (2020) appellent le problème productif au cœur du développement territorial, mais aussi à l’inscription des territoires dans le capitalisme contemporain (Klein, 2008). En ouverture de son ouvrage L’origine du capitalisme, l’historienne Ellen Meiksins Wood définit ce dernier comme étant :
un système qui produit puis offre des biens et des services, y compris ceux qui sont les plus essentiels à notre subsistance, afin de réaliser des profits. C’est un système où même la force de travail des individus est considérée comme un produit de base, destiné à la vente sur le marché ; enfin, c’est un régime au sein duquel tous les acteurs économiques dépendent du marché. (2020 : 5)
Cette définition synthétise à son essence, voire à son ontologie, ce qu’il convient d’appeler le capitalisme. Toutefois, malgré la simplicité de cette définition, l’appliquer au tourisme fait apparaître une particularité du phénomène touristique, la dissociation entre l’acte marchand et la « consommation ». Alors que le touriste achète des biens tels que des souvenirs, des boissons et de la nourriture, qu’il utilise des services comme de l’hébergement, de la restauration, du transport, ce qu’il consomme ultimement ne passe pas directement par l’acte marchand. En effet, le touriste consomme des lieux (Urry, 1995) et des expériences (Pine et Gilmore, 2011). Le point de réalisation du marché, cet instant où les biens deviennent marchandises (Harvey, 2006), devient indirect. La consommation d’un panier de biens dits touristiques est une combinaison d’actes marchands qui permettent de consommer l’espace et les expériences. Cette situation nous oblige à prendre une certaine distance avec une vision industrielle du tourisme qui peine à embrasser la complexité du phénomène touristique au-delà du rapport de production qui permet l’échange marchand, la transaction économique. Cette distance n’est pas une négation de l’importance de la dimension économique du tourisme, mais plutôt une exhortation à prendre acte que le tourisme ne se résume pas à cette dimension et à ses corollaires managériaux (Ateljevic et al., 2007).
Si le tourisme se concentre sur la consommation de lieux et d’expériences, nous proposons une double articulation pour nous interroger sur le tourisme et aborder ses complexes enchevêtrements avec l’espace, le politique, les subjectivités et les affects (Baerenholdt et al., 2004 ; Hollinshead, 2004 ; Hollinshead et Suleman, 2018 ; Tzanelli, 2021). Cette double articulation se concentre sur le territoire pour les lieux (Lapointe, 2021) et la biopolitique pour l’expérience (Lapointe, 2022). Nous nous concentrerons ici sur la première articulation, le territoire.
Le terme territoire vient de la racine latine « terra » qui signifie terre, mais aussi « territorium » qui signifie terre sous la responsabilité d’un juge, d’un sénateur. Les origines du mot permettent déjà de souligner deux éléments du concept de territoire, sois le lien au sol, la terre, et un élément politique, sous la responsabilité de, un espace organisé, nommé et délimité. C’est ce qui amène Bruno Jean et Danielle Lafontaine (2005 : IX) à situer ainsi le territoire : « La construction sociale ou même sociosémantique des territoires s’effectue à travers des pratiques qui peuvent viser différentes finalités, allant du développement économique avec un souci pour la création d’emplois, au développement social et culturel avec un souci pour le maintien des services de proximité et pour la qualité de vie. »
Cette construction organise l’espace et les rapports sociaux, un territoire étant un espace associé à une collectivité qui l’organise et l’occupe (Klein, 2008). Une approche territoriale vise donc à rendre intelligibles la production de ces espaces par les collectivités, mais aussi le sens donné au territoire par différents acteurs (Jean, 2008). Cet effort de compréhension des réalités signifiantes pour un groupe social demande de se pencher sur les constructions et les représentations de l’espace, donc de se pencher sur les pratiques matérielles, discursives et symboliques associées à celui-ci (Lapointe, 2011).
De son côté, Claude Raffestin (2012) inscrit le territoire en tant que concept géographique, dans la continuité de Martin Heidegger (1964) comme une autonomisation d’une manière d’habiter dans l’espace et le temps. Raffestin (2012 : 129) conçoit la territorialité comme : « the ensemble of relations that societies, and consequently the humans that belong to them, maintain, with the assistance of mediators, with the physical and human environment for the satisfaction of their needs towards the end of attaining the greatest possible autonomy allowed by the resources of the system ».
La combinaison de ces relations instaure le territoire. Alors que Raffestin envisage le territoire comme une traduction d’un être au monde dans l’espace et le temps, Guy Di Méo (1998), dans la foulée d’Henri Lefebvre (1974), le conceptualise comme une production associée non seulement au mode d’habiter, mais aussi aux modes d’accumulation et de production dans le contexte d’une société capitaliste. Il met alors l’accent sur l’analyse du territoire comme un effort de compréhension du capitalisme contemporain (Nadou et Pecqueur, 2020) et des tensions entre territoires et fonctions (Friedmann et Weaver, 1979) dans la division géographique de l’économie. De leur côté, les géographes anglo-saxons associent principalement le territoire, the territory, à sa dimension géopolitique dans une compréhension westphalienne de l’État-nation et ses prérogatives (Elden, 2010). Ainsi le territory se concentre sur les frontières formelles, leurs négociations, la défense de celles-ci, et les découpages de l’espace opérés par l’État pour organiser la société à l’intérieur de ses frontières (ibid.).
Cette courte revue de la notion de territoire fait apparaître la complexité de l’expression « territoire touristique » (Lapointe, 2021), qui se situe à l’intersection d’une fonction, le tourisme, et des territoires qui s’organisent autour, par et pour cette fonction touristique. Malgré une contradiction entre territoire et tourisme, ancrage au sol et sujet transitoire, incarné entre autres par le touriste, le concept de territoire reste pertinent pour se pencher sur le tourisme.
Le raccourci de l’attractivité et le piège de la destination
Concept mouvant, dynamique et négocié à travers l’expérience du monde, mais aussi l’organisation du monde, le territoire est également, malgré ses contradictions, une avenue compréhensive pour analyser le tourisme. En effet, la territorialité se conjugue avec la manière d’habiter des lieux tout en étant traversée par des trajectoires mobiles et de multiples jeux d’échelle. Par ailleurs, encore tout un pan de la recherche en tourisme s’échine sur des épistémès tronquées qui limitent la compréhension du phénomène touristique, en essayant de le réduire à un simple objet de gestion et à des enjeux d’organisation et de marketing, de profil de clientèle et de réponse aux besoins d’un touriste homo œconimicus mû par ses désirs d’expérience. C’est ainsi que certaines conceptualisations du tourisme résume celui-ci à des questions d’attractivité – ce qui attire les touristes – et de gestion. Les lieux consommés par les touristes deviennent un espace nommé « destination ».
L’attractivité repose sur les qualités inhérentes d’un lieu qui amènent des individus à s’y établir ou à le visiter. Cette question a été un aspect important de la recherche en tourisme ; qu’on pense aux travaux de Dean MacCannell (1976) ou de Neil Leiper (1990) qui mettent en lumière le mode de structuration des lieux touristiques afin que ceux-ci soient attractifs, mais aussi lisibles pour un visiteur (Urry, 1995). Cet accent sur l’attractivité contribue à une compréhension du tourisme centré sur le visiteur, ses désirs et ses motivations aux voyages, où les territoires sont un réceptacle d’activité reproductible à partir de structures garantissant l’attractivité. C’est prendre comme a priori à la fois une vision relativement passive des territoires et une généralisation des visiteurs. Cette vision de l’attractivité touristique nie en partie la question de l’autonomisation des territoires. Le rapport à l’espace et au territoire du tourisme, lorsqu’il est résumé à son attractivité, laisse en plan la question de comprendre comment le tourisme, comme activité, peut être constitutif des relations territoriales afin de tendre vers un maximum d’autonomie, l’attractivité évacuant la dimension politique d’habiter des lieux, des territoires. Penser les territoires touristiques à l’aune de leur seule capacité d’attraction est un raccourci qui va à contresens de l’autonomie soulignée par Raffestin (2012), et piège le territoire dans une dépendance à l’attractivité et au désir de l’autre.
Cette attractivité prend place dans une destination, concept polysémique renvoyant à des espaces hétérogènes qui ont comme principale qualité d’être le lieu du tourisme (Kadri et al., 2011 ; Roche, 2022). Ici aussi, nous sommes devant un concept qui s’érode sous l’analyse, par son flou référentiel et sa dimension idéologique. En effet, le concept de destination renvoie couramment aux lieux fréquentés par les touristes. Il est aussi, par le fait même, présenté comme l’entité qui gère le tourisme (Kadri et al., 2011). La destination comporte également une dimension relationnelle, car elle comprend un ensemble de relations dynamiques qui crée un réseau avec des attraits, des mobilités, des résidents, des visiteurs, etc. (Kadri, 2022).
Toutefois, ainsi comprise, la destination souffre de plusieurs lacunes conceptuelles pour comprendre la relation entre espace et tourisme. Premièrement, la destination renvoie à des entités géographiques très éclectiques. Dans la volonté d’attirer et d’aménager pour les touristes, les unes et les autres se déclarent comme étant une « destination ». Il suffit de penser au Canada, où Destination Canada fait la promotion du pays, où les provinces sont des destinations et, dans le cas du Québec, où chacune des régions touristiques se présente comme une destination, sans oublier plusieurs villes et municipalités qui revendiquent le statut de destination. Deuxièmement, la notion de destination tend à gommer la question des échelles, des juridictions, et ce, malgré une imbrication complexe entre les différentes échelles du phénomène touristique. Simon Milne et Irena Ateljevic (2001) soulignent à grands traits l’importance des jeux d’échelle et leurs intrications dans le développement touristique et, surtout, dans la compréhension des dynamiques de développement local induites par le tourisme. La destination, à la différence de la notion de territoire, reste centrée sur le touriste et le tourisme comme moyens de production économique. C’est d’autant plus vrai dans un marché de plus en plus mondialisé où les lieux sont en compétition les uns avec les autres pour capter la rente touristique, où la destination devient un processus de construction et de promotion d’identité et de distinction locales pour améliorer la compétitivité sur le marché touristique (Dredge et Jenkins 2003). Dianne Dredge et John Jenkins remarquent de la sorte que le flou conceptuel autour de la destination, son échelle de référence et sa dépendance aux fluctuations du désir des touristes seraient constitutifs de l’instabilité associée au tourisme.
Cette idée de destination, n’en déplaise à sa conception romantique originale, comme le souligne Michel Onfray (2007, cité dans Kadri et al., 2011), d’un lieu où l’on se destine, camoufle aujourd’hui une vision fonctionnaliste de l’espace inscrite dans la gouvernance post-politique néolibérale (Ek et Tesfahuney, 2016 ; Haughton et al., 2016). Celle-ci vise à organiser l’espace, l’économie et la société autour d’une fonction, le tourisme, tout en retirant cette fonction du débat politique en le résumant à un simple enjeu de gestion (Ek et Tesfahuney, 2016). La destination « altérise » le tourisme, construit le territoire comme une altérité pour le touriste, mais aussi pour une partie de la population résidente (Manuel-Navarrete, 2016 ; Saarinen, 2016 ; Ek et Tesfahuney, 2019). La destination recode l’espace à partir des préoccupations propres au tourisme (Hollinshead et al., 2009). Le cas de Destination île à Vache (Osna, dans ce numéro ; voir aussi Sarrasin et Renaud, 2014 ; et Jeannite et Lapointe, 2016) est un exemple exacerbé de cette situation, où une volonté affirmée de réduire les lieux et le mode historique d’habiter en un fantasme occidental de paradis tropical a échoué, mais non sans conséquences.
Le territoire, malgré les paradoxes qu’il porte lorsqu’il devient territoire touristique (Lapointe, 2021), renvoie pour sa part à une diversité d’actions, mais aussi à une vision relationnelle du tourisme dans un enchevêtrement complexe de mobilités et de subjectivités, politiques et géographiques (Lapointe et al., 2018 ; Lapointe et Coulter, 2020).
Le territoire pour penser et comprendre le tourisme et ses enchevêtrements
Au-delà de la critique des concepts usuels pour aborder le tourisme, la question de pourquoi aborder le tourisme par le biais du territoire reste à être posée. Tout d’abord, parce que le territoire permet une réinscription du phénomène touristique à l’intérieur d’un tissu complexe composé d’un enchevêtrement de phénomènes qui se croisent via des manifestations discursives et matérielles dans un lieu et un instant donnés. Isoler le tourisme de ces enchevêtrements en revient à appauvrir la compréhension de la place du tourisme dans le vécu et la trajectoire d’un territoire.
Le territoire, comme production sociospatiale d’un mode d’habiter associé à des conditions matérielles précises et situées, inscrites dans un champ discursif légitimant activités et politiques, situe le tourisme comme un des phénomènes à l’intérieur de ce mode. Le territoire permet donc de décrire l’évolution géographique du tourisme, mais aussi les mécanismes d’économie politique qui favorisent ou nuisent au tourisme, tout en surlignant les rapports de pouvoir. De plus, le territoire, malgré son ancrage local, prend en compte les dynamiques des autres échelles auxquelles il participe, régionale, nationale, globale, dans une intrication d’échelles traversées par la mobilité touristique (Milne et Ateljevic, 2001).
Par ailleurs, aborder le tourisme via le territoire c’est donner vie à une diversité de mobilités dites touristiques, de l’excursion d’un jour à la villégiature saisonnière, trajectoires aux multiples déclinaisons, motivations et pratiques, situées dans un espace-temps à même de les rendre signifiantes aux croisements des discours et des pratiques d’acteurs divers, et entretenant des liens différents au tourisme. Ainsi, le tourisme n’est plus l’apanage des seuls acteurs dits touristiques, mais il se situe au confluent de plusieurs secteurs de la vie collective, urbaine et rurale, de ses enjeux, conflits, revendications et aspirations.
L’entrée par le territoire réintègre donc le tourisme dans le tissu social où il prend place, et crée un espace pour « débattre » du rôle du tourisme dans la dynamique territoriale, de son influence, mais aussi de son accueil et de sa légitimité. Le territoire réinscrit la subjectivité touristique dans la dynamique politique du territoire, réaffirme le sujet, voire les sujets, dans un espace où le tourisme est une des pratiques constitutives du territoire, plutôt que de résumer le tourisme à une fonction dominante, au sens de John Friedman et Clyde Weaver (1979). Situer le tourisme dans la toile complexe du territoire, c’est aussi modifier le rapport à l’altérité du tourisme face au lieu où il prend place. Les différents niveaux d’altérité que le tourisme génère sont bien documentés (Judd et Fainstein, 1999 ; Équipe MIT, 2002 ; 2005 ; Höckert, 2018 ; Ek et Tesfahuney, 2019 ; Lapointe, 2020 ; Lapointe, sous presse), depuis la bulle touristique qui isole l’activité touristique de ce qui l’entoure, jusqu’aux rapports entre le soi et l’autre dans la constitution de l’imaginaire touristique, l’accent est surtout mis sur ce que le tourisme sépare. Sans que cela soit automatique, le territoire offre le potentiel de contribuer à ramener dans le giron de l’hospitalité lévinassienne (Levinas, 1969 ; Höckert, 2018) la recherche et la conceptualisation du tourisme, hospitalité où le rapport à l’autre est aussi rapport à soi et constitutif du vivre ensemble.
Résumé du numéro
Le numéro s’ouvre sur deux articles abordant l’inscription de la territorialité du tourisme dans les rapports capitalistiques. Tout d’abord, Laurine Chapon se penche sur le développement de l’entrepreneuriat privé dans l’hébergement à Cuba. Alors que la lutte à la spéculation immobilière faisait partie du cadre législatif mis en place après la révolution socialiste de 1959, la libéralisation du marché immobilier cubain depuis 2011 crée de profondes transformations sociospatiales. Les touristes internationaux s’invitent dans cette libéralisation, créant à la fois de nouvelles inégalités et des conflits d’usages.
L’évolution du cadre législatif cubain, et notamment les modifications de la loi sur le logement dès 2011, ont également permis l’essor de ces casas, en particulier dans les territoires touristiques. À l’échelle locale, le développement de ce mode d’hébergement recompose les lieux touristiques et est un puissant vecteur d’urbanisation et d’étalement urbain. L’essor des casas particulares entraîne des modifications architecturales des sites touristiques et transforme les manières de l’habiter cubain.
Ces transformations favorisent les familles qui jouissent de possessions foncières tout en créant un marché de l’emploi domestique privé, vecteur d’inégalités de genre et de race. De plus, la concentration des casas particulares prend la forme de nouvelles enclaves internationalisées sur le territoire.
Par la suite, Walner Osna nous amène en Haïti où le projet de créer une enclave touristique avec l’île à Vache s’avère être une manifestation du processus d’accumulation par dépossession tel que conceptualisé par David Harvey (2006). Ainsi, le gouvernement d’Haïti ouvre aux investisseurs étrangers le territoire de l’île à Vache à la suite de la production d’un plan de développement touristique par une firme étrangère. Infrastructures, hébergements et réaménagements paysagers sont au menu, le tout dans un processus d’expropriation de la paysannerie locale et de ses moyens de subsistance.
La destruction systématique des champs agricoles et forestiers lors de la réalisation des travaux constitue plutôt une entrave à la protection environnementale. Le creusement de cet espace a fait plusieurs victimes, il a causé la dépossession d’un ensemble de paysan·nes, la coupe d’une série d’arbres de toutes sortes, dont des arbres fruitiers comme le cocotier, l’une des plus grandes sources de revenus de la paysannerie sur l’île.
C’est en donnant voix à ces paysans qu’Osna déconstruit les velléités écotouristiques du projet Destination Île à Vache comme étant un mégaprojet néolibéral qui poursuit la longue tradition d’expropriation de la paysannerie au nom du progrès.
La question des enclaves touristiques n’est pas nouvelle ; Jarkko Saarinen (2016) en fait une dimension constitutive du tourisme. C’est ainsi que Franck Chignier-Riboulon nous présente la complexité de l’interculturalité dans la commune de Castelló d’Empúries en Catalogne. Municipalité investie par les migrants d’agrément de l’Europe du Nord, la municipalité, comme plusieurs communes espagnoles, a près de la moitié de sa population composée d’étrangers attirés par le cadre de vie méditerranéen. Toutefois, dans le contexte identitaire catalan, l’opposition entre résident catalan et étranger crée un face-à-face qui alimente les différences quant aux objectifs et aux finalités des politiques municipales.
Si les migrants d’agrément restent habituellement identifiés comme des touristes ou des étrangers […], sur cette côte ils apparaissent en outre comme des étrangers ne souhaitant pas se catalaniser. Dans l’ensemble, il est vrai qu’ils ne le souhaitent pas ou n’en éprouvent pas le besoin, en raison du contexte linguistique, car il est possible de vivre en français. Plutôt qu’à la culture locale, ces migrants s’intéressent à leur qualité de vie et à sa défense. Cette situation sociale, linguistique et démographique renforce, à son tour, le désir de catalanisation des autorités locales.
On voit dans cet article la complexité de l’articulation territoriale, entre expérience sensible de l’espace et mobilisations politiques, où l’inscription dans le temps comme identité et légitimité territoriale se combine aux enjeux linguistiques.
La question linguistique n’est pas que politique, elle est même constitutive de l’imaginaire touristique (Salazar et Graburn, 2014), de ce que le touriste préconçoit comme possible dans un lieu. La constitution de l’imaginaire touristique relève aussi de production de discours qui puisent dans les imaginaires en place, mais aussi les influence, voire les construit. Ce sont à ces discours produits pour différents groupes de visiteurs qu’Anna Markova et Emanuela Tchitchova s’intéressent. Leur article se penche sur la valorisation du patrimoine culturel dans le texte touristique, principalement sites Web et guides de voyage, et son influence sur l’image de la Vallée des rois thraces en Bulgarie. En croisant discours nationaux et discours internationaux francophones sur le même espace, les autrices identifient des divergences et des recoupements à même d’influencer la perception de l’authenticité de la prestation touristique : « Le discours de valorisation mis en place n’est ainsi pas un vain exercice de style dans le but de vendre le produit touristique, mais repose sur des faits scientifiques attestés et vise à promouvoir la connaissance mutuelle entre les deux espaces culturels. »
C’est donc un exercice de codage et de recodage qui est opéré via la documentation touristique afin de permettre la rencontre culturelle et la mise en place d’un espace touristique lisible par les touristes, mais aussi cohérent pour les résidents.
Jérôme Péri approfondit cette propension qu’a le tourisme à recoder les territoires, par la communication. Il analyse l’évolution de l’affichage publicitaire et du discours autour du patrimoine de la microrégion de la Castagniccia en Corse. L’article met en évidence un renouvellement du politique et des pratiques citoyennes démocratiques dans le cadre d’une institutionnalisation de nouveaux imaginaires symboliques.
Il faut bien convenir que la construction symbolique du patrimoine naturel en Castagniccia se nourrit d’un imaginaire riche qui semble légitimer l’action collective des acteurs engagés dans le projet dans le cadre de la conservation, de la protection et de la mise en valeur d’espaces paysagers jugés remarquables. L’apparition du cynips en Castagniccia et les dégâts causés à l’arbre emblématique de la microrégion ont été ressentis comme un traumatisme qui rend incontestables les perspectives de fragilisation des systèmes économiques et sociaux. C’est ainsi que cette prise de conscience, associée à une démarche qui se veut durable, est venue transformer le sens et les enjeux liés à l’action collective engagée par la prise en charge du patrimoine naturel.
Cet article est un bel exemple des relations entre dynamiques matérielles et discursives dans l’évolution touristique d’un territoire, où l’expérience des lieux physiques est en relation avec ses constructions discursives.
Finalement, Johan Vincent et Yves-Marie Evanno portent un regard sur le temps long du tourisme pour aborder les failles de la dichotomie tourisme international / tourisme domestique. En effet, ils soulignent que cette opposition relève d’une volonté de favoriser le tourisme international pour son apport de nouvelles devises, volonté qui néglige l’importance du tourisme domestique. Toutefois, la relation entre tourisme international et tourisme domestique relèverait plutôt d’un processus cumulatif.
En fait, l’opposition entre tourisme international et tourisme domestique n’a pas de sens. En temps de crise, alors que les gouvernements semblent obnubilés par les devises apportées par le tourisme international […] les acteurs locaux se montrent très tôt plus pragmatiques, souhaitant limiter le déficit, rationaliser leurs dépenses et, parfois, profiter des opportunités qui s’offrent à eux.
Cette interaction entre des objectifs et des stratégies différentes d’une échelle à l’autre traduit bien la complexité scalaire du tourisme soulignée par Milne et Ateljecvic (2001).
La relation à l’espace du tourisme, comme la relation au tourisme des acteurs territoriaux, est un sujet qui peut difficilement être épuisé par un seul numéro thématique. Ce sont six articles qui exposent bien les différents angles qui peuvent servir à aborder le sujet, processus d’accumulation (Chapon), de dépossession (Osna), de différenciation (Chignier-Riboulon ; Markova et Tchichova), de recodage (Peri) et d’historicité (Vincent et Evanno). Ces processus, exposés de manière individuelle dans chacun des articles, sont toutefois à l’œuvre de manière concomitante dans les territoires touristiques, ce qui nous permet de réitérer l’importance du territoire pour aborder le tourisme et ses enchevêtrements avec d’autres phénomènes.
Appendices
Bibliographie
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