Chroniques

Pour en lire plus : Quand le voyage devient pathologique… Les fous voyageurs. Ian Hacking, Les fous voyageurs, Paris, Seuil, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2002, 391 p.[Record]

  • Nathalie Le Roux

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  • Nathalie Le Roux
    Maîtresse de conférences. Université de Montpellier. nathalie.le-roux@umontpellier.fr

Choisir de lire Ian Hacking dans le cadre d’un dossier qui étudie les rapports existant entre tourisme sportif bien-être et santé relève de la « pirouette » intellectuelle. Et si voyager était un symptôme plutôt qu’un remède ? Dans Les fous voyageurs, livre publié en 2002, Ian Hacking, philosophe et épistémologue, étudie comment le voyage a pu, à une époque et dans une société données (la France de la fin du XIXe siècle), être conceptualisé et catégorisé comme une maladie mentale. Il étudie notamment le cas d’Albert, né le 10 mai 1860, employé de la compagnie de gaz de Bordeaux, qui quitte régulièrement son travail pour réaliser de longues marches qui le mèneront jusqu’en Algérie ou encore en Turquie. Retrouvé dans un « état second » et arrêté par la police car il perdait ses papiers d’identité et présentait des troubles amnésiques, il fut emprisonné et hospitalisé à plusieurs reprises, mais n’a jamais perdu son désir compulsif de « fuguer », comme son psychiatre, le docteur Philippe Tissié, le qualifiera dans un ouvrage qu’il lui consacre en 1887 intitulé Les aliénés voyageurs . Cet ouvrage posera les prémices d’une « épidémie de fugues » qui seront diagnostiquées à cette époque en France, en Allemagne et jusqu’en Russie pendant près de deux décennies. C’est le propos du livre de Hacking d’explorer dans quelles mesures cette épidémie est « socialement construite », expression qu’il nuance largement. Il utilise pour mener cette analyse le concept de « niches écologiques » au sein desquelles des maladies peuvent proliférer et travaille ainsi une approche situationnelle de la maladie. Selon cette approche, la maladie, loin d’être uniquement biologique, naît 1) dans l’esprit de médecins ayant à leur disposition un ensemble de diagnostics et de médications possibles, 2) se situe dans une polarité culturelle opposant des comportements considérés comme vertueux (ici la naissance du tourisme populaire) ou au contraire comme relevant du vice (comme l’errance ou le vagabondage), 3) devient visible en tant que « trouble » et souffrance et, par là même, est désigné comme comportement à éviter, mais, en même temps, 4) peut être une réponse trouvée par les « patients », ici les fugueurs, à une société ou un environnement trop oppressant. En cela la « fugue » est également un soulagement, proche, peut-être, de celui que recherchent certains voyageurs d’aujourd’hui. Ce livre passionnant va ainsi bien au-delà de relater les « voyages pathologiques » d’Albert tels qu’ils ont été consignés par son psychiatre. En tant que philosophe analytique, Hacking est amené à « établir des distinctions et à clarifier les idées […] Nous aimons penser que cela aide à dissiper la confusion » (p. 30). Le lecteur appréciera la clarté des développements et la précision dans l’usage des termes du débat. Il justifie et replace dès l’introduction (et de façon plus approfondie dans le premier chapitre) l’usage du cas ancien d’Albert et les questions que son diagnostic peut poser, dans les débats actuels portant sur la médicalisation des comportements, le pouvoir médical et l’évolution des classifications de maladies mentales. Sont alors évoqués les débats sur les troubles liés à « l’hyperactivité », le « syndrome de fatigue chronique » ou encore le « trouble explosif intermittent », mais aussi la personnalité multiple, trouble auquel Hacking s’est particulièrement intéressé. À partir de quand et par quels processus un comportement devient-il pathologique et est-il désigné comme tel dans les classifications de l’Organisation mondiale de la santé ? Est-il question d’une « réelle » maladie ou d’une maladie « transitoire » de celles qui apparaissent à un endroit et à une époque avant de …

Appendices