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Le livre de Kevin Morrison est aussi inattendu que son titre est intrigant. L’auteur y combine une réflexion pédagogique sur les programmes universitaires courts à l’étranger et une analyse du « tourisme noir », à travers les visites touristiques liées à l’histoire de Jack l’Éventreur, meurtrier en série ayant sévi dans le quartier de Whitechapel (Londres) en 1888. Par l’étude d’un sujet qui peut être considéré comme du « tourisme noir » et potentiellement critiquable d’un point de vue éthique, l’auteur cherche à savoir comment les courts séjours peuvent participer au développement d’un sentiment de citoyenneté et développer de l’empathie historique.
Le livre relate son expérience personnelle alors qu’il était professeur de littérature dans une université américaine et responsable de programmes de mobilité à l’étranger. Son analyse porte tant sur les effets de l’apprentissage expérientiel réalisé par les étudiants en mobilité que sur son rôle de professeur dans le cadre d’une formule d’enseignement atypique, à la fois courte (quelques semaines plutôt que quelques mois), mais aussi plus sensationnelle (thématique du « noir »).
Le livre
Le livre se divise en sept chapitres. Morrison alterne entre les contraintes institutionnelles liées à la conception de programmes courts, l’étude de l’histoire de la fin du XIXe siècle et les apprentissages possibles tirés de sites de « tourisme noir ».
Dans le chapitre d’introduction, l’auteur argumente les points positifs et négatifs relatifs aux programmes d’études courts offerts à l’étranger. Si plusieurs considèrent ces séjours comme des vacances, d’autres soulignent la pertinence et l’efficacité de l’apprentissage par l’expérience qu’ils permettent. Il ne s’agit pas simplement de donner un cours « ailleurs », mais bien d’amener les étudiants à expérimenter cet « ailleurs ».
L’auteur présente également les objectifs poursuivis par les programmes qu’il a développés, qui portaient sur la fin du XIXe siècle en Europe. Constatant que les étudiants considéraient la séance de cours portant sur Jack l’Éventreur comme une forme de divertissement, plus proche de la fiction que de l’histoire, Morrison eut l’idée de développer un séjour se consacrant entièrement à l’histoire sociale, économique et culturelle entourant ces meurtres. Cette fin de XIXe siècle a été marquée par l’antisémitisme, la précarité et la pauvreté des classes ouvrières, par un urbanisme débridé. Les journaux de l’époque tout comme les autres formes de médias culturels (tels les romans) ont participé à alimenter les craintes à l’égard du meurtrier et à dépeindre un quartier de pauvres « étrangers » (notamment de juifs et d’immigrants) et de malheureuses prostituées. Cette façon de raconter l’histoire du meurtrier en série s’est maintenue et continue, encore aujourd’hui, d’influencer la perception des événements et des protagonistes.
Le second chapitre porte sur la création des programmes courts pour les étudiants de cycles supérieurs en sciences humaines. Morrison rapporte des difficultés et des possibilités institutionnelles qui président à la mise en place de tels séjours. Outre les conseils sur la gestion de ces programmes, le lecteur y trouvera également des idées intéressantes pour rendre ce genre de séjour pertinent, par exemple grâce à l’organisation de conférences et de discussions informelles avec des professeurs du lieu d’accueil.
Le troisième chapitre établit une concordance entre l’actualité contemporaine et ses informations fallacieuses, et celles de l’époque victorienne, où nombre de « fausses nouvelles » ont été publiées sur le meurtrier en série. Morrison explique qu’il a souhaité développer chez ses étudiants un esprit critique à l’égard des sources ayant impulsé et formé l’imaginaire et l’histoire de Jack l’Éventreur. Ainsi, les visites sur place et la consultation d’autres sources durant le séjour visent à déconstruire ces histoires, tant celles des victimes, étiquetées comme des prostituées, que celles du meurtrier, identifié aux parias de l’époque.
La désinformation véhiculée par les médias (journaux, romans, films) ne date donc pas d’hier. Il importe toutefois de se rappeler de leur capacité phénoménale à non seulement représenter la culture populaire et l’esprit d’une époque, mais aussi à créer et à reproduire ces représentations à travers le temps.
Le quatrième chapitre présente les séjours universitaires à l’étranger comme une forme de « reconstitution historique », ou participant de la reconstitution historique. L’implication des étudiants s’apparente à une pratique d’investigation, alors que leur présence directement sur les lieux peut générer une compréhension historique qui ne peut être glanée par la seule analyse de textes.
Le développement de la science historique au XIXe siècle a valorisé l’objectivité, la distance critique. Pour une majorité d’historiens, cette analyse froide et distanciée est salutaire pour la discipline, et nombreux s’opposent au recours à l’identification émotive pour comprendre l’histoire. Morrison pense toutefois que le fait de marcher dans les pas des personnages – réels ou fictifs –, de fréquenter les « mêmes » lieux, même sans reconstitution historique, permet aux visiteurs de se sentir plus proches des émotions et des événements décrits et de s’imaginer réellement à la place des personnages. Pour ce faire, l’auteur a intégré au cours « Sur les traces de Jack l’Éventreur et de ses victimes » des visites culturelles et muséales reconstituant l’histoire du quartier, permettant de parcourir les mêmes lieux, en portant les mêmes vêtements, en adoptant les mêmes postures, bref, en laissant les étudiants s’immerger complètement dans les lieux afin qu’ils se mettent littéralement à la place de l’autre.
Dans le cas des courts séjours à l’étranger, cette transmission émotive de l’histoire pose toutefois des défis, notamment quant à la capacité des étudiants d’acquérir des compétentes citoyennes et de développer en peu de temps de l’empathie à l’égard des personnes qui ont vécu à d’autres époques ou vivent dans d’autres cultures. Les défis sont encore plus importants lorsque le cours porte sur l’étude de meurtres comme moyen de comprendre le contexte d’une époque. Le cours doit évidemment dépasser l’anecdotique et le spectaculaire pour que cette empathie se développe.
Ce défi fait l’objet du cinquième chapitre, qui pose la question de la pratique du « tourisme noir ». Est-ce que les séjours d’études portant sur une thématique telle que celle de Jack l’Éventreur, et intégrant des visites de sites touristiques déclinant cette histoire, participent à la consommation touristique de la mort et des tragédies ? L’auteur se demande également si les sites touristiques ne finissent pas par ressembler à la représentation de l’événement plus qu’à l’événement lui-même. Pour lui, ce n’est pas le sujet en lui-même qui en fait du tourisme noir, mais la façon de l’expérimenter.
Le sixième chapitre invite à réfléchir à la façon dont l’actualité contemporaine influence la réception des visites associées au « tourisme noir ». Les attentats terroristes qui ont eu lieu ces dernières années en Europe, et notamment à Londres, ont bien entendu influencé l’expérience vécue par les visiteurs. Ces derniers ont partagé la peur vécue par les résidents. Morrison revient également sur la comparaison du traitement des événements tragiques par les médias, à l’époque et aujourd’hui.
Le septième chapitre revient sur l’analyse des formules pédagogiques, rappelant que si, pour certains, ces courts séjours sont plutôt une forme de vacances intelligentes, dans d’autres cas, lorsque les cours sont planifiés et les étudiants et les professeurs investis, les résultats peuvent être profonds.
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Le choix de ce livre dans ce numéro s’explique par les multiples formes d’excentricité qu’il propose. Excentricité temporelle : l’histoire de Jack l’Éventreur et de ses victimes nous plonge à la fin du XIXe siècle. Urbaine : le quartier Whitechapel, situé hors des quartiers touristiques, attire néanmoins des visiteurs intéressés à cette histoire, et il est devenu un centre touristique. De « classe » : du fait que les victimes du tueur sont également victimes du silence à leur égard dans les visites touristiques. Conceptuelle : alors que la centralité historique de cet événement tragique devient secondaire, la représentation touristique qui en est faite donne préséance à la fiction.
Dans Study Abroad Pedagogy, Dark Tourism, and Historical Reenactment, Kevin Morrison amène à réfléchir sur les effets positifs des séjours d’études à l’étranger. Certaines disciplines, telles que la géographie, ont l’habitude d’intégrer à leur cursus des visites de terrain afin de s’assurer que les étudiants puissent « incorporer » les lieux étudiés. La fréquentation des lieux permet en effet de comprendre autrement, notamment par l’investissement sensoriel des visiteurs. La vue est certes sollicitée, mais aussi l’odorat, le toucher, l’ouïe, parfois le goût. Cette immersion sensorielle permet de se remémorer des détails avec beaucoup plus d’acuité. Autrement dit, il s’agit de comprendre l’histoire aussi avec ses pieds. La fréquentation concrète des lieux apparaît d’autant plus marquante lorsqu’il existe une certaine « con-fusion » entre la fiction et le réel, comme c’est le cas pour l’histoire de Jack l’Éventreur, qui a inspiré de nombreux médias culturels (romans, films, jeux vidéo). Ces médias ont transformé le meurtrier réel en personnage de fiction, personnage qui a fini par occulter le criminel véritable.
Le livre couvre toutefois plusieurs sujets à la fois : la structure des programmes universitaires à l’étranger, la confusion entre les représentations issues de la fiction et les représentations historiques, l’analyse du tourisme noir à travers les pratiques touristiques basées sur l’histoire de Jack l’Éventreur et de ses victimes. Le va-et-vient entre ces éléments rend la lecture fastidieuse. D’autant plus que les lecteurs s’intéressant spécifiquement à ces trois thématiques doivent être plutôt rares.
Néanmoins, plusieurs enseignements portant sur l’apprentissage expérientiel ne s’appliquent pas qu’aux étudiants universitaires et peuvent être avantageusement transférés aux visiteurs et aux touristes. D’ailleurs, la notion d’empathie historique, relativement peu diffusée dans le domaine de l’interprétation, peut s’avérer un acquis pertinent.