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Septembre 2016, une journée de fin d’été à Akihabara, Tokyo. Dans la partie surnommée « Electric Town », où sont rassemblés les magasins dédiés au manga, à l’animation et à leurs produits dérivés, la foule est relativement dense pour un jour de semaine. Si les passants japonais sont nombreux, on remarque également beaucoup de visiteurs étrangers, dont une majorité assurément présente dans un but touristique. Un groupe d’Occidentaux est arrêté sur le trottoir, on y voit une dizaine de personnes d’âge mûr, accompagnées d’une guide locale qui porte une pancarte indiquant l’intitulé du séjour : « Samouraï et jardin zen » (en français). Elles écoutent ses explications et ne ressemblent pas aux habituels fans de manga qui visitent les lieux. Le thème du séjour lui-même fait appel à des représentations associées à une culture japonaise traditionnelle et ancrée dans l’histoire, souvent opposée aux contenus issus de la pop culture et omniprésents à Akihabara. La présence de ce groupe de touristes français est cependant révélatrice de l’intégration du quartier dans la liste des sites à visiter lors d’un séjour à Tokyo, montrant par là la validation d’Akihabara comme le site touristique qui permet d’avoir un aperçu de la pop culture nippone.

Le tourisme lié aux contenus d’industries culturelles, qui forment l’ensemble ici désigné par « pop culture », est en effet de plus en plus populaire, comme en témoigne le nombre croissant de sites valorisant le lien avec un film, un livre, une série télévisée ou encore un artiste populaire. On peut ainsi citer de nombreux exemples, comme la Nouvelle-Zélande associée au Seigneur des anneaux, les studios Universal Harry Potter à Londres, Dubrovnik et la série Game of Thrones, ou encore Graceland et le chanteur Elvis Presley. Les études réalisées sur ce thème montrent que ce type d’intérêt touristique touche un large public, des fans venus en pèlerinage (Reader et Walter, 1993 ; Segré, 2003 ; Couldry, 2005) aux curieux qui intègrent cette activité à un programme de visites variées (Seaton et al., 2017).

Dans ce cadre, le Japon constitue un cas particulier : non seulement de nombreux sites font l’objet de ce type de media pilgrimage (Couldry, 2005), mais le pays lui-même vante cette connexion dans le cadre d’une campagne nationale de branding, la campagne « Cool Japan » lancée en 2002. Cette campagne de promotion globale a été centrale dans la mise en avant d’Akihabara, qui en est progressivement devenu le site vitrine, en raison de sa concentration de boutiques et de lieux de divertissement liés aux industries culturelles japonaises (manga, animation, jeux vidéo, musique, produits dérivés).

L’espace urbain d’Akihabara, auparavant clos sur l’entre-soi des fans locaux (otaku en japonais), a été transformé en vitrine du Cool Japan et ouvert à un flot de touristes, créant ainsi un lieu spécifique où se côtoient pratiques des passionnés et regard des visiteurs. Cependant, ces fans, les contenus et leurs pratiques ont longtemps été (et sont encore souvent) jugés déviants au Japon et une partie de la production est exclue de cette image officielle promue sous l’étiquette Cool Japan. De là émerge la question des interactions autour de l’identité d’Akihabara en tant que territoire touristique destiné au tourisme international, en examinant la manière dont ce lieu a progressivement été présenté aux visiteurs étrangers comme le site emblématique de la pop culture japonaise et en questionnant les conséquences locales de la campagne de marketing visant à promouvoir Akihabara comme vitrine du Cool Japan. Cet exemple permet ainsi d’élargir la réflexion sur la construction de l’identité d’un territoire en tant que site touristique, en associant la création d’une image de marque territoriale au processus d’appropriation, qui peut engendrer un conflit de légitimité à l’intersection des dimensions locales et globales.

Les notions d’appropriation (Ripoll et Veschambre, 2005) et de valorisation des territoires (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010), en mettant en avant la dimension sociale à l’œuvre dans la production de l’identité d’un site, permettent d’analyser le processus de mise en tourisme d’Akihabara comme un processus d’appropriation et de renégociation des fonctions et de l’identité des lieux. Les transformations successives du quartier et la création d’un espace touristique international dans les années 2000 illustrent le processus de construction d’une identité touristique spécifique (aménagement du site, promotion) et amènent à en questionner les conséquences. Les différents discours sur l’identité d’Akihabara témoignent des interactions entre les différents acteurs en présence (commerçants, pouvoirs publics, visiteurs japonais et touristes étrangers) et montrent comment se mettent en place les représentations d’un territoire traversé par les logiques et les intérêts de différents groupes sociaux.

Il existe bien entendu des travaux menés par des chercheurs japonais à propos d’Akihabara (Endo, 2007 ; Miyake, 2010 ; Ushigaki, 2012), mais, outre leur faible nombre, il s’agit principalement d’études sur la communauté des otaku et autour du détail des transformations d’Akihabara ; certains travaux défendent ouvertement les changements effectués, comme l’ouvrage Akihabara wa ima. Akihabara Forever[1] (Miyake, 2010), écrit par un architecte membre du comité de transformation du quartier. Dans le présent article, il ne s’agit pas d’ignorer la production japonaise autour de la transformation d’Akihabara, mais d’apporter un regard complémentaire et décentré, en introduisant d’une part la dimension du tourisme international et en utilisant d’autre part des notions développées dans un autre cadre, sur d’autres terrains (déqualification, valorisation, appropriation), afin de proposer une réflexion plus large sur le marketing des destinations. Ce travail est issu d’une réflexion qui a émergé progressivement lors d’une enquête de terrain au long cours inscrite dans le champ de l’anthropologie du tourisme (Graburn, 1983 ; Amirou, 1995). En effet, j’ai mené une étude plus générale à propos de la mise en tourisme de la pop culture japonaise et le quartier d’Akihabara a constitué un des sites clés dans cette enquête. J’ai mis en place une approche ethnographique auprès des touristes occidentaux au Japon afin d’étudier le phénomène, ce qui a permis, de manière concomitante, de suivre les changements du quartier associé à la pop culture depuis les années 1990, et son développement en tant que site touristique majeur à Tokyo. Cette étude des transformations d’Akihabara s’inscrit donc dans un moment particulier de l’ethnographie, qui a été conçue comme « itinérante » (Cousin, 2010).

Le champ disciplinaire de l’anthropologie s’appuie en effet sur l’ethnographie, une méthodologie centrée sur le travail de terrain et le recueil de données qualitatives, notamment par le biais de l’immersion et de l’observation participante parmi les groupes étudiés. Cette méthode se veut heuristique et inductive et le temps long passé sur le terrain permet non seulement de multiplier les données recueillies et d’élaborer leur analyse, mais également de faire émerger des questionnements complémentaires. Dans le cadre d’un phénomène transnational et mobile comme le tourisme, j’ai choisi de suivre la proposition de George Marcus d’une « ethnographie multi-située » (1995), c’est-à-dire diversifiant les lieux d’enquête et les individus interrogés, en suivant un élément transversal, ici le tourisme lié à la pop culture japonaise, entre France et Japon.

C’est donc dans le cadre d’une étude plus générale sur le tourisme de pop culture au Japon que j’ai sélectionné le site d’Akihabara et j’ai pu, au fur et à mesure de mes observations, en constater l’émergence en tant que lieu spécifique de ce type de tourisme. Les périodes d’enquêtes successives auprès des touristes français et occidentaux à Tokyo m’ont ainsi amenée à passer du temps à Akihabara comme membre de groupes de touristes, comme guide ainsi que comme enquêtrice proposant des questionnaires aux touristes étrangers dans la rue, à la manière du croisement des méthodes proposé par certains chercheurs en tourisme (Palmer, 2005 ; Cousin, 2010). J’ai ainsi suivi les évolutions du site, dans un premier temps à travers mes observations des groupes de touristes en visite, puis en m’attachant à la description plus précise de la vie du quartier. Ces observations ont alors initié cette réflexion sur l’identité du lieu et les modalités d’appropriation et de mise en avant de l’étiquette « otaku » associée au quartier.

J’ai eu l’occasion de me familiariser avec le site de différentes manières : en suivant les diverses visites guidées proposées depuis 2008, en accompagnant des groupes de touristes français dans le cadre de temps d’observations participantes (en 2007 et 2008), en jouant moi-même le rôle de guide pour d’autres groupes entre 2013 et 2015, et en effectuant plusieurs vagues d’enquêtes par questionnaires (295 questionnaires récoltés en 2013-2014, 100 questionnaires en 2016) et par entretiens informels auprès de touristes occidentaux en visite sur le site entre décembre 2013 et août 2016.

J’ai également réalisé des entretiens avec certains des guides rencontrés. Ces temps d’ethnographie s’échelonnent entre 2005 (première visite du quartier) et 2016, ce qui correspond à la période du développement touristique accéléré du site. Ce travail de terrain m’a ainsi permis de constater les transformations du site en un espace explicitement dédié au tourisme lié à la pop culture, tout en recueillant les impressions et les réactions des touristes occidentaux, français notamment. Il s’agit donc essentiellement d’un travail d’observation et de recueil de données situées à un niveau microsocial, par immersion, les éléments théoriques et de documentation venant appuyer l’analyse de ces données empiriques.

Illustration 1 

Akihabara, chūō dori, un dimanche piétonnier

Akihabara, chūō dori, un dimanche piétonnier
Photo : Clothilde Sabre

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De la déqualification au Cool Japan : création d’une identité liée à la pop culture

Akihabara fait partie des quartiers de Tokyo où l’on croise une foule mixte, à la fois composée de touristes visitant les lieux et de résidents locaux vaquant à leurs occupations. Tous ont néanmoins en commun d’être là en raison de la spécificité du quartier, réputé être un lieu dédié à la pop culture et à l’électronique. Des maids (jeunes femmes en costume de soubrette victorienne) distribuant des publicités, des vitrines où s’entassent des figurines de personnages de manga et d’animation, des magasins modernes d’électronique et des échoppes où s’accumulent câbles et composants informatiques forment l’image stéréotypée du quartier, telle qu’elle est vantée par les différents supports de promotion touristique et telle que peuvent l’observer les touristes qui s’y pressent. Ceux-ci déambulent par petits groupes le long de la chūō dori, la grande rue autour de laquelle se concentrent les boutiques dédiées à la pop culture et les maid cafés ouverts aux touristes étrangers, ou ils se rendent au Yodobashi Camera (grand magasin d’électroménagers, d’électronique et de jouets) situé un peu plus loin. Les visites de Tokyo en bus comprennent également un passage par le quartier, tandis que des groupes de touristes chinois s’arrêtent eux au Laox, un magasin hors taxes (duty-free) qui leur est spécialement dédié. Cette effervescence touristique est constante et témoigne du succès de la transformation du lieu en un site consacré à la pop culture nationale.

Toute la promotion touristique et le marketing du site reposent en effet sur cette identité spécifique, Akihabara étant présenté comme « le quartier de l’électronique » et celui « des otaku », nom japonais donné aux fans de manga, animation, etc. Ce discours relève du marketing de destination, ou « place branding » (Govers et Go, 2009) et s’est construit dans le cadre de la campagne nationale Cool Japan. Cette campagne qui vise à renouveler l’image de marque du pays a été inspirée par l’article « Japan’s Gross National Cool » publié en 2002 par Douglas McGray dans Foreign Policy. McGray y faisait le constat du succès global des productions japonaises (Pokémon, Hello Kitty) et l’analysait en termes de soft power, c’est-à-dire la capacité pour un État à exercer un pouvoir d’influence et de cooptation sur la scène internationale (Nye, 1992), considérant ainsi que ces éléments de pop culture pouvaient améliorer l’image du Japon à l’international.

La pop culture au cœur de l’image de marque du Japon

Cette analyse a servi de point de départ à la mise en place d’une nouvelle image de marque nationale, celle du Cool Japan. La campagne officielle, lancée en 2002 et toujours exploitée, visait donc à établir une image de marque du pays (nation brand ; Anholt, 2007) inscrite dans le registre de la pop culture et des industries créatives et mettant en valeur le potentiel « cool » de la culture nationale. Le tourisme a été un des secteurs explicitement visés, en concomitance avec divers plans mis en place à partir de 1996[2]. Le nombre de touristes étrangers progresse régulièrement[3] depuis et les objectifs sont réajustés, le dernier en date étant d’atteindre les 40 millions de visiteurs en 2020 puis, à terme, 30 millions de visiteurs (Kyodo, 2019). C’est donc dans ce cadre qu’Akihabara a été officiellement mis en avant comme le territoire de la pop culture. Cette identité repose sur un constat réel, l’histoire du quartier ayant effectivement conduit à une concentration locale des fans japonais ainsi que des boutiques et des loisirs qu’ils affectionnent. Mais on peut l’interpréter comme un processus de déqualification, l’histoire du site montrant que l’implantation de ces fans a été la conséquence de l’abandon progressif des lieux par le grand public.

Histoire d’une déqualification

L’évolution du quartier d’Akihabara depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale conduit ainsi à la mise en place d’une identité fortement liée aux commerces de l’électronique, de l’informatique et d’une partie des industries culturelles japonaises, notamment les contenus spécialisés favorisés par les fans. Le quartier, situé à l’est du cœur de Tokyo et lieu de marché noir pendant la guerre, a ensuite prospéré en se spécialisant dans le commerce de l’électroménager puis de l’électronique (période des années 1950 à 1980), attirant alors un large public familial. Les boutiques de vente en gros et au détail s’implantent autour de la gare et le long de la chūō dori (l’artère principale qui traverse le quartier), cet espace prenant le nom Electric Town, encore en usage aujourd’hui. Cette situation change au cours des années 1980 quand de nombreux grands magasins s’installent ailleurs. Les commerces d’Akihabara se spécialisent alors dans les composants électroniques et informatiques, en raison notamment de la proximité de plusieurs universités.

Le quartier est alors délaissé et principalement fréquenté par les passionnés d’informatique, qui s’intéressent également aux contenus liés à la pop culture comme les mangas, les animes, les jeux vidéo, etc. (Galbraith, 2010 : 215). Les commerces s’adaptent à ce déplacement des centres d’intérêt et plusieurs magasins dédiés à ces productions de culture populaire (manga, dessins-animés, jeux vidéo et tout l’éventail des produits dérivés associés) ouvrent au cours de la décennie 1990.

Akihabara gagne ainsi progressivement la réputation d’être fréquenté par les otaku, ces fans à l’image problématique régulièrement critiqués par les médias. Cette importance croissante des otaku coïncide avec ce qu’on peut considérer comme un processus de déqualification du quartier : l’activité urbaine et la modernisation tokyoïtes se sont déplacées vers l’ouest de la ville et la spécialisation des commerces à Akihabara n’intéresse plus le grand public. L’aménagement urbain, très actif au cours des décennies précédentes, est suspendu et le quartier prend un aspect vieillot. Quant aux visiteurs internationaux, s’ils sont encore présents, c’est avant tout dans un but pratique : le Japon a acquis une solide réputation de pays novateur en matière d’électronique et Akihabara est associé à cette image. Le tourisme international reste néanmoins relativement peu important à l’échelle nationale.

À la fin des années 1990, le quartier possède donc une identité particulière, déclinable en plusieurs versions qui se superposent : l’Electric Town, avec les magasins d’électroménagers et d’électronique subsistants, à laquelle on peut ajouter une IT Town, incarnée par les nombreuses boutiques d’informatique et de pièces détachées, et une Otaku Town qui prend de l’importance au fur et à mesure de l’implantation de boutiques spécialisées et de lieux liés aux pratiques des otaku.

Mise en place de l’identité touristique

Les otaku comme groupe marginalisé

La création de l’identité d’Akihabara comme site de la pop culture japonaise résulte donc de l’évolution du quartier qui, déqualifié, a été investi par un public spécifique et marginal, celui des otaku. En effet, ces fans de manga et d’animation, qui se rassemblent à Akihabara à partir des années 1990, sont marqués d’un stéréotype négatif. Considérés comme déviants, les otaku sont représentés comme des hommes célibataires, peu intégrés socialement, peu soucieux de leur apparence, entretenant une passion obsessionnelle pour un élément pop culturel, des collectionneurs monomaniaques qui empilent objets et informations liés à leur passion.

Entre 1989 et 1995, plusieurs faits divers vont conduire à associer l’image des otaku à celle de criminels déviants (Barral, 1999 : 249). De plus, certains contenus mettent en scène de jeunes filles à l’apparence enfantine, dans des productions pouvant aller jusqu’à la pornographie[4] (manga, animation, mais également jeux vidéo), un genre tour à tour baptisé lolicon (de lolita complex), puis moe (Azuma, 2008 ; Galbraith, 2014), et leur succès parmi les fans va contribuer à associer les otaku à un phénomène récurrent de panique morale, suscitant la réprobation du grand public.

La culture otaku se développe donc dans cet espace à la marge qu’est devenu Akihabara à la fin des années 1990, avec l’implantation croissante de magasins spécialisés dans la pop culture, et également la création des premiers maid cafés[5]. Aujourd’hui symboles d’Akihabara, les maid cafés sont des cafés où les serveuses sont habillées dans la version japonaise du costume de soubrette victorienne ; elles s’adressent aux visiteurs en utilisant une forme de langage honorifique (les hommes sont appelés « maître », les femmes « princesse ») et proposent des jeux et des animations, tandis que les boissons et les plats au menu ont un aspect le plus mignon possible. Au milieu des années 2000, les maidcafés fleurissent et deviennent une part importante des animations du quartier qui s’est véritablement transformé en lieu de rassemblement et de loisir des otaku.

Les otaku, groupe marginalisé, forment donc le public principal du quartier à partir des années 1990, un phénomène qui va donner lieu à cette association entre Akihabara et la pop culture, une identité d’abord peu favorisée mais ensuite mise en avant dans le cadre de la campagne de marketing touristique allant de pair avec la requalification du quartier. Plusieurs facteurs vont se combiner, qui vont tendre vers cette requalification en tant que site touristique emblématique du Cool Japan. Les acteurs publics que sont la mairie de Tokyo et la mairie de l’arrondissement vont ainsi entreprendre des travaux d’aménagement, tandis que la mise en avant de la pop culture et sa promotion officielle vont conduire les commerçants locaux à favoriser cette identité particulière.

Aménagements et transformations du quartier

Les efforts conjugués de la mairie de Tokyo et de la mairie de l’arrondissement où se situe Akihabara, appuyés par les commerçants du quartier, vont conduire à un grand plan de rénovation et de réaménagement du site. Au début des années 2000, Akihabara est un quartier vétuste, majoritairement composé de petites boutiques, d’échoppes minuscules entassées près de la gare et d’immeubles vieillissants. L’Electric Town se concentre à l’ouest de la gare, le long de la chūō dori, et c’est à la jonction entre les côtés est et ouest que vont être entrepris les travaux les plus importants, avec notamment la construction entre 2004 et 2006 du complexe Akihabara Crossfield, constitué de deux édifices, Akihabara Dai Biru et Akihabara UDX (Akihabara Shinkokai , n.d.). Le but avoué est de développer le quartier comme pôle créatif autour des industries informatiques et de contenus, tout en attirant davantage de touristes (Akihabara Crossfield, n.d.). Ce projet emblématique s’inscrit d’ailleurs dans un plan de rénovation plus large d’Akihabara décidé en 2001, lui-même rattaché au plan d’urbanisme « Tokyo Plan 2000 » mis en place par le gouvernement de Tokyo en 2000 (Ishihara, 2000).

Les travaux vont se poursuivre dans ce sens, avec la rénovation de la gare d’Akihabara, la construction de la ligne Tsukuba Express (inaugurée en 2006), qui relie directement Akihabara à la ville universitaire de Tsukuba en 45 minutes, la reconstruction de l’immeuble emblématique Radio Kaikan[6] de 2011 à 2014 (Tokyo Otaku Mode, 2014), la fermeture du grand magasin Akihabara Department Store, datant de 1951 et directement situé à la sortie Electric Town de la gare, en 2006, remplacé par le centre commercial Atré en 2010. L’enseigne d’électronique et d’électroménagers Yodobashi Camera ouvre son plus grand magasin (Yodobashi Akiba) du côté ouest de la gare, à quelques minutes de marche du site Akihabara Crossfield, en 2005, et les travaux se poursuivent également de ce côté, où se situe la station de la ligne Tsukuba Express, avec notamment l’Akiba Tolim, nouveau centre commercial ouvert en 2008. Le Tokyo Anime Center, un lieu dédié à l’animation et présentant des expositions régulières, est lui ouvert en 2006 dans l’édifice UDX. On le voit, même si ces aménagements parfois entrepris avant 2002 ne sont pas la conséquence directe de la campagne de branding Cool Japan, ils vont dans le sens d’une modernisation du quartier qui vise à enrayer la déqualification en cours et à faire revenir un public autre que celui des otaku. Cependant, on peut penser que la prise de conscience de l’attractivité de la pop culture nippone a conduit à reconsidérer de manière plus positive cette identité spécifique acquise par le quartier et à en favoriser la mise en tourisme.

2005, l’Akiba boom

Le phénomène dit « Akiba boom » (Akiba étant le surnom donné à Akihabara), popularisé par les médias à partir de 2005, peut ainsi être considéré comme le moment où convergent les différents intérêts en présence à Akihabara (gouvernement local, commerçants, résidents, otaku) et où l’identité du lieu comme site touristique de la pop culture devient son image de marque. En 2005, le grand public japonais va ainsi découvrir l’atmosphère des lieux et l’univers des otaku dans un livre à succès adapté en série télévisée, Densha otoko (L’homme du train). Cette série, très populaire, met en scène les otaku de manière humoristique, avec un regard caricatural mais néanmoins indulgent, différent du stéréotype extrêmement négatif répandu dans les années 1990. Diffusée entre juin et septembre 2005, la série bat des records d’audience, avec une part de 25,5 % des spectateurs devant leur poste pour la diffusion du dernier épisode (Freedman, 2009), ce qui provoque une affluence nouvelle de visiteurs japonais curieux de redécouvrir Akihabara. Le quartier joue en effet un rôle important dans le récit : les lieux sont abondamment filmés, et on y voit les protagonistes s’adonner aux activités typiques d’Akihabara : achat de manga, DVD et produits dérivés, séances de dédicace d’idols (chanteuses de musique pop) ou de seiyū (doubleurs de séries d’animation), fréquentation de maid cafés ; de « vrais otaku » sont par ailleurs recrutés comme figurants (Freedman, 2009).

La description d’un Akihabara un peu étrange mais sans dangers ni contenus choquants (le thème du lolicon n’est par exemple pas abordé dans la série) atténue les stéréotypes négatifs envers les otaku (sans cependant les supprimer[7]) et va attirer l’attention du public japonais sur le quartier, qui devient l’objet de toutes les curiosités et voit arriver un flot de touristes nationaux, curieux de découvrir le site. Le succès de cette série coïncide avec les plans de rénovation du quartier ainsi qu’avec le lancement du groupe musical AKB48, qui va également contribuer à populariser Akihabara. AKB48 est un groupe d’idols, ces jeunes chanteuses aimées non pour leur performance vocales ou chorégraphiques, mais pour leur apparence « mignonne » (kawaii) et leur proximité avec le public. Si AKB48, nommé ainsi selon les initiales du quartier et composé de plusieurs équipes de vingt chanteuses, débute de manière confidentielle à Akihabara en 2005 (elles se produisent alors dans une salle au cœur du quartier), leur succès sera croissant et, à partir de 2010, le groupe deviendra l’un des plus populaires au Japon, accumulant les records de ventes.

L’année 2005 peut donc être considérée comme charnière, car c’est à la suite de ce succès que se met véritablement en place l’identité du site comme destination touristique de pop culture. La communauté otaku va alors réagir à ce qui peut être perçu comme une intrusion par l’irruption d’un « regard touristique » (tourist gaze ; Urry et Larsen, 2011) non désiré et les mettant dans la position des observés. Si certains manifestent leur désaccord (Kaichiro Morikawa, universitaire spécialiste du quartier et otaku revendiqué, dénonce la mise en place d’un « zoo otaku » dans un entretien en 2009), d’autres habitués des lieux vont saisir l’occasion et mettre en place des visites guidées du quartier.

Les otaku artisans du discours touristique

Le tour Akiba Guide, mené par Masuda, une jeune maid en uniforme, est créé en juillet 2006 après l’ouverture d’un centre d’information en janvier 2006 (Akihabara Annaisho, n.d.). J’ai pu y prendre part pendant l’été 2008 et j’ai alors constaté la mise en place d’un parcours type, que l’on retrouvera ensuite de manière plus ou moins détaillée dans toutes les autres visites proposées. Ce parcours comprend différents magasins qui illustrent les diverses spécialités du quartier : électronique, robotique, manga, animation, jeux vidéo, produits dérivés, cosplay (de costume et play), tout en mettant l’accent sur les curiosités typiques du quartier : jeux vidéo anciens, distributeur d’oden (ragoût japonais) en cannettes, poupées personnalisables à assembler soi-même, échoppes datant de l’après-guerre, le circuit se terminant par une visite dans un maid café.

Cette visite se fait en japonais et elle est conçue comme un moyen d’accompagner la découverte du quartier et d’éviter les intrusions intempestives des visiteurs japonais non otaku, selon les propos rapportés par Patrick Galbraith qui va de son côté mettre en place son propre tour à partir de 2008. Cette fois-ci en anglais et explicitement destiné aux visiteurs étrangers, le parcours est assez similaire à celui proposé par Masuda. Costumé en personnage du célèbre anime Dragon Ball Z, Patrick guide les touristes occidentaux à Akihabara de 2008 à 2011, contribuant également à fixer le parcours touristique type qui prend valeur de découverte du quartier et d’immersion dans la « culture otaku ».

Ici c’est donc du groupe des fans, les otaku, qu’émerge l’offre touristique territorialisée, avec la mise en place de visites guidées qui créent un parcours voulu typique et permettant de donner à voir l’univers des otaku, tout en contrôlant le discours et l’offre touristiques afin d’éviter les incursions non désirées (la prise de photos est par exemple contrôlée pendant les visites et dans les magasins). Néanmoins, les commerçants du quartier, regroupés en association, l’Akihabara Tourism Promotion Association (ATPA), vont eux aussi mettre en place leur propre tour et leur propre centre d’information, à partir de 2008. La mise en tourisme d’Akihabara est alors actée et l’image de marque du site définie. Cependant, un travail de marketing va se faire progressivement, qui va opposer les acteurs privés et publics (commerçants, gouvernement) et une partie des otaku, dans un conflit lié à la valorisation du site et ayant pour enjeu l’appropriation de l’espace et de son identité.

Akihabara comme site touristique : entre identité multiple et conflit d’appropriation

Appropriation et valorisation des territoires

Les notions d’appropriation et de valorisation, telles que questionnées par les géographes, fournissent ici un cadre conceptuel opératoire, qui permet de mettre en avant le lien entre dimension spatiale et dimension sociale du territoire. L’appropriation est comprise dans un sens bien plus large que celui de propriété privée : il s’agit de la manière dont les groupes d’acteurs en présence sur un territoire mettent en place des modalités d’usage et de représentations de l’espace, auxquels ils confèrent ainsi une identité spécifique, qui conditionne leurs pratiques et leur vécu de cet espace. Selon Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre (2005 : 12), « ces formes d’appropriation sont déjà inséparables d’intentions, de perceptions et représentations, et même de constructions imaginaires ou idéologiques » qui vont influencer l’attitude des divers groupes sociaux en présence dans un même lieu. En effet, la notion d’appropriation insiste sur la manière dont les territoires sont traversés par des acteurs divers qui vont interagir, s’accorder ou s’opposer autour de l’identité d’un espace donné.

Par ailleurs, le processus de valorisation, étroitement associé à l’appropriation (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010), permet lui de questionner la manière dont des espaces, généralement déqualifiés, vont être réappropriés et réaménagés afin de les mettre en avant, selon des références et une grille de lecture propres à un groupe d’acteurs spécifiques qui prend le contrôle du territoire, le « marque » de signes divers – le « marquage » étant au cœur des dispositifs d’appropriation (Ripoll et Veschambre, 2005 : 7) –, et lui attribue l’identité et les usages considérés comme légitimes par ce même groupe. Un contexte particulier, lié à l’imbrication de différents événements déclencheurs, préside généralement à ce processus (Gravari-Barbas et Ripoll, 2010 : 9) qui peut engendrer des conflits dans la mesure où le groupe dominant s’approprie un territoire signifiant pour plusieurs groupes d’acteurs en présence. Examiner la mise en tourisme d’Akihabara et les relations entre commerçants, pouvoirs publics et otaku à travers ces deux notions imbriquées permet ainsi de mettre en lumière les éléments conflictuels et les négociations autour de l’identité d’Akihabara comme site touristique.

Le discours véhiculé par le Cool Japan a été abondamment commenté (Iwabuchi, 2008 ; Valaskivi, 2013) et une des critiques récurrentes adressées à cette campagne de branding porte sur la construction d’une image aseptisée de ce qu’est la pop culture japonaise (Daliot-Buhl, 2009 ; Abel, 2011 ; Miller, 2011). Si le manga et l’animation sont légitimés de manière globale par cette campagne, les goûts et les pratiques les plus controversés sont ignorés et les divers scandales et paniques morales concernant les otaku ne sont pas réellement évoqués auprès du public international.

Une image consensuelle et tronquée

Le caractère excentrique, érotique ou pornographique des contenus commercialisés à Akihabara fait partie de l’image pittoresque du quartier, une image qui justifie son statut de vitrine du Cool Japan, mais cette étrangeté doit rester confinée dans des limites considérées comme acceptables, et le discours touristique officiel sur Akihabara se fait l’écho de cette volonté. Par exemple, la version anglophone internationale du site Web de l’Office du tourisme national japonais (Japanese National Tourism Office, n.d.) délivre des informations sur le quartier et on retrouve les incontournables boutiques et maid cafés du parcours type proposé lors des visites guidées, avec un ton bienveillant envers les otaku. Ceux-ci sont décrits comme des « fans obsessionnels d’anime et de bande dessinée[8] » et les controverses et les scandales ne sont pas évoqués.

Ce discours, également entendu lors des visites guidées recommandées par l’ATPA, illustre la propension de la campagne Cool Japan à gommer tout aspect provocant ou problématique de ce qui est présenté comme la pop culture nationale. L’image ainsi construite ne décrit pas la réalité des différents publics et pratiques, ni les tensions et les critiques à l’égard des otaku. C’est une image homogène qui est proposée aux touristes, Akihabara étant présenté comme un lieu avant tout positif et sans problème. Ce discours officiel est celui adopté par l’ATPA, organisation à but non lucratif créée en 2005 pour promouvoir le tourisme dans le quartier ; cette dernière regroupe de nombreux commerçants et grandes enseignes, ainsi que des partenaires comme la Japan Railways (JR), Sony, ou encore des écoles et des entreprises spécialisées dans les industries culturelles et les technologies, le tout en collaboration avec l’agence nationale du tourisme (ATPA, n.d.). Les initiatives prises par ces acteurs officiels proposent une image d’Akihabara et une interprétation orientée de cette identité liée à la pop culture, un discours contesté par certains otaku qui s’estiment dépossédés d’un territoire qu’ils ont façonné.

Opposition et mise à l’écart des otaku : un discours alternatif

C’est notamment le discours de Kaichiro Morikawa, architecte et universitaire devenu spécialiste de l’histoire des otaku à Akihabara ; celui-ci publie en 2003 Shuto no tanjou: moeru toshi Akihabara (Learning from Akihabara: The Birth of a Personapolis). Dans cet ouvrage, Morikawa propose sa vision du lien entre les otaku et Akihabara. Selon lui, le quartier déserté dans les années 1990 a attiré un public de jeunes hommes souhaitant se regrouper tout en étant à l’abri du reste de la population, notamment des femmes, leur faible intérêt pour Akihabara faisant du quartier le terrain presque exclusif de ces otaku. Morikawa ajoute que ces jeunes hommes socialement évitants y trouvent la possibilité d’investir un espace public de la même manière que leur espace privé personnel, c’est-à-dire leur chambre à coucher. C’est la théorie qu’il développe dans ses travaux et qu’il met en scène dans l’installation OTAKU : persona = space = city, exposée à la biennale de Venise en 2004. À Akihabara, ces fans n’ont pas à se cacher, ils sont libres d’afficher leurs goûts et surtout ils peuvent consommer les contenus qui leur plaisent.

Lors d’un entretien mené en août 2009[9], Morikawa se montre donc très critique vis-à-vis de la campagne de marketing d’Akihabara comme vitrine du Cool Japan, car elle vient perturber cet espace qu’il décrit comme un espace privé collectif mis en place par les otaku et loin de tous regards extérieurs. Il utilise alors l’expression « zoo otaku » pour qualifier son ressenti quant à ce qu’il perçoit comme une intrusion et il poursuit en expliquant que ce mouvement participe d’un « orientalisme domestique », les Japonais faisant d’une communauté locale un objet de curiosité « exotique ». Ce discours pourrait rester isolé, mais d’autres manifestations de mécontentement se font également entendre, comme le révèle Patrick Galbraith (2010) dans l’article « Akihabara: Conditioning a Public ‘Otaku’ Image ». Investi lui aussi dans la communauté otaku locale tout en étant l’un des premiers à y avoir conduit une visite guidée régulière, il explique comment les otaku ont été « domestiqués » (ibid. : 224), c’est-à-dire contrôlés et limités au sein même du lieu qu’ils s’étaient approprié comme leur espace personnel (selon l’analyse de Morikawa).

Galbraith (ibid. : 222), en se faisant l’écho des otaku mis à l’écart, rapporte que de nombreux commerçants et riverains se plaignent, dénonçant « obscénité, vols à l’étalage, vagabondage, perturbations, détritus, etc.[10] » et faisant une distinction entre les « otaku bizarres, gênants » et les « otaku normaux », c’est-à-dire entre ceux qui se manifestent un peu trop et ceux qui restent discrets et se contentent de faire des achats (ibid.). De nombreuses plaintes sont déposées, ce qui a pour conséquence de renforcer les interdictions diverses et les contrôles. Plusieurs marches de protestation contre les « otaku gênants », rassemblant des commerçants et des habitants du quartier, sont organisées en 2008, de nombreuses personnes sont arrêtées pour trouble à l’ordre public et indécence alors qu’elles se produisent dans la rue (ibid. : 223), et les performances artistiques de rue finissent par être définitivement interdites à la suite d’un fait divers meurtrier (le 8 juin 2008 un jeune homme en voiture fonce dans la foule puis poignarde des passants, faisant sept morts). Les comportements vus comme exubérants, les performances (chansons, musique) et les démonstrations des fans (cosplay, danse) qui ont fait la réputation du quartier otaku sont désormais officiellement interdits. Des rassemblements sont organisés, mais en intérieur, dans des espaces clos et non dans la rue, et ils sont encadrés par des structures, les prestations spontanées étant bannies (Galbraith, 2010).

Cet incident et ses conséquences mettent en lumière le conflit entre les otaku, qui ont fait d’Akihabara cet espace spécifique dédié aux contenus de pop culture qu’ils affectionnent, et les autres acteurs locaux, commerçants, pouvoirs publics (mairie de quartier, gouvernement de Tokyo) et les entreprises privées, qui ont investi dans le réaménagement du quartier. Ceux-ci mettent en place un contrôle du territoire par le biais « des dispositifs de contrôles et d’évictions des usages et usagers jugés illégitimes », un phénomène décrit par Sébastien Jacquot (2010 : 33) à propos de la valorisation touristique du centre historique de Gênes, qui voit l’éviction des prostitué·es et des toxicomanes du site, et que l’on retrouve dans le cadre d’Akihabara. L’homologie est pertinente ici dans la mesure où, tout comme les prostitué·es à Gênes, et bien que représentant des groupes sociaux et des comportements différents, les otaku sont marginalisés et stigmatisés, considérés comme déviants, tout en apportant leur spécificité au lieu, une spécificité devenue identité « marketée » et argument touristique. Les otaku ne peuvent donc être totalement absents du quartier, mais ils doivent être contrôlés.

Le groupe dominant, qui possède le plus d’influence sur le plan juridique et qui est soutenu par les pouvoirs publics, met en place un ensemble de règles qui sont autant de marques de l’appropriation du territoire. On voit ici les manifestations du conflit qui oppose otaku et commerçants, deux groupes se considérant comme légitimes à Akihabara et confrontant deux représentations différentes du quartier, liées à la manière dont ils s’approprient les lieux. Le groupe des commerçants, associé aux pouvoirs publics et aux partenaires privés, est celui qui possède une légitimité officielle et qui contrôle l’image de marque du site et les représentations sur lesquelles se fonde le marketing de la destination. Le marquage du territoire est donc à présent le fait de ce groupe, comme le montre par exemple le Akihabara Omotenashi Project[11] lancé en 2011 (ATPA, 2011). Il s’agit d’utiliser les codes du manga et de l’animation en créant des personnages de nationalités diverses, qui fréquentent une université fictionnelle située à Akihabara et qui représentent différents types de fans et de cultures[12]. Un plan du quartier est proposé et un logo est créé, pour être apposé aux vitrines des boutiques supportant cette initiative. On trouve d’ailleurs des drapeaux à l’effigie du personnage principal sur la chūō dori[13], où la piétonisation dominicale a été rétablie en 2013, accompagnée d’un ensemble de règles à respecter (les performances restent strictement interdites).

Illustration 2 

Plan du quartier estampillé « omotenashi »

Plan du quartier estampillé « omotenashi »

Cette section du site est maintenant inactif car il s’agissait d’une campagne éphémère tenue en 2013 et 2014.

Source : Site Internet de Tokyo Otaku Mode : <https://otakumode.com/sp/visit_japan>.

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Illustration 3 

Un exemple de « marquage » mis en place sous le label Omotenashi

Un exemple de « marquage » mis en place sous le label Omotenashi
Photo : Clothilde Sabre

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Ayant pris part aux visites guidées privées validées par l’ATPA, j’ai pu constater la pérennisation du parcours type mis en place à partir de 2005, qui varie légèrement selon le dispositif de la visite (avec un guide certifié ou avec une jeune femme habillée en maid, pour qui la culture otaku est plus familière). La visite se termine invariablement au maid café, plusieurs enseignes s’étant largement ouvertes aux touristes, japonais comme étrangers. De manière générale, on constate donc la mise en place de nombreux signes de « marquage » qui signifient la mise en tourisme du quartier, selon la grille de lecture adoptée par le groupe d’acteurs ayant décidé la valorisation de l’espace, et par conséquent s’étant approprié le territoire en lui attribuant une identité liée aux otaku, tout en entrant en conflit avec ceux-ci à propos de l’usage du site.

Les touristes occidentaux et la validation de la requalification des lieux

Les visiteurs étrangers, troisième groupe impliqué dans la mise en tourisme du quartier et cible première de cette promotion de la culture otaku et du Cool Japan, semblent eux répondre de manière positive à ces transformations. C’est par le biais d’un travail de terrain prolongé que j’ai pu accéder à la manière dont les touristes français et plus généralement occidentaux visitaient Akihabara. Ayant accompagné plusieurs groupes de touristes français entre 2007 et 2015, comme participante ou comme guide, j’ai pu constater à la fois l’augmentation du nombre de touristes occidentaux dans le quartier, devenu un incontournable du séjour à Tokyo, l’évolution des publics intéressés par Akihabara (des fans de manga et d’animation aux voyageurs curieux de découvrir cet aspect du Japon) et l’éventail des demandes des visiteurs. J’ai également pu accéder directement à leurs réactions en situation ainsi qu’à leurs discours sur l’intérêt du site et l’importance accordée à cette visite lors d’un séjour au Japon.

Une partie de ces voyageurs est constituée de fans très investis, désireux de découvrir des « coins secrets » et d’accéder à ce qu’ils considèrent comme une forme d’authenticité, les activités des otaku. En 2007, un participant demandait ainsi au guide français une adresse de maid café, mais celui-ci n’en connaissait pas, provoquant chez ce voyageur déception et regret de ne pouvoir accéder aux lieux « authentiques » fréquentés par les otaku. En 2015, lors du même type de séjour[14] regroupant le même type de touristes fans, cette visite au maid café était prévue et les voyageurs se sont montrés satisfaits, exprimant l’idée qu’ils étaient bien au cœur de la « culture otaku ». Le maid café semble en effet avoir acquis le statut de lieu emblématique et typiquement représentatif du quartier et de la culture otaku et, parmi les fans que j’ai pu observer, très peu tiennent un discours critique qui regretterait l’ouverture aux touristes et une perte d’authenticité au profit de la mise en scène touristique.

Il semble plutôt que c’est le sentiment d’accéder à un lieu fantasmé qui prime, un lieu rendu familier par l’importance qu’il revêt dans l’imaginaire des fans et à travers les contenus comme le manga et les séries animées, ainsi que par les images mises en avant dans le cadre de la promotion touristique. La grande majorité des touristes que j’ai rencontrés ne questionnent pas Akihabara comme un décor qui aurait été vidé de sa substance (discours tenu par Morikawa ou Galbraith cités plus haut), mais l’abordent comme un lieu où se donne à voir la pop culture japonaise sous toutes ses formes. On peut penser que la partie dite Electric Town, avec ses nombreux magasins, ses jeunes femmes habillées en maid distribuant des prospectus et ses nombreux passants japonais, a su préserver un décor qui correspond aux attentes des voyageurs, fans comme curieux. La culture otaku et les détails de son histoire restent confidentiels et le décalage semble trop important pour que les touristes, même les fans, saisissent le conflit autour de l’appropriation du lieu. Au contraire, les marquages territoriaux leur facilitent l’accès à un univers auparavant impossible à pénétrer pour des étrangers de passage non japonophones, et les visiteurs intègrent les informations officielles sur le quartier et les otaku sans particulièrement les questionner. Parmi les acteurs sociaux en présence, les touristes étrangers et les otaku sont ceux qui n’entretiennent pas de liens directs.

De plus, cet intérêt pour Akihabara s’est élargi et ce ne sont plus uniquement les amateurs de manga en quête de figurines qui s’y promènent, mais de nombreux autres touristes, curieux d’observer un pan de la culture japonaise, une curiosité au même titre que le sumo ou le marché aux poissons. Le groupe de voyageurs français « samouraï et jardins zen » évoqué en introduction illustre parfaitement ce phénomène : si le thème de leur voyage est bien éloigné de la pop culture, ils passent néanmoins pour observer cette curiosité locale. Les questionnaires que j’ai administrés à des touristes occidentaux (pas uniquement français mais aussi européens et américains) visitant Akihabara viennent ainsi corréler les données recueillies par le biais de l’observation participante. Ces enquêtes aux nombreuses questions ouvertes ont avant tout été utilisées dans le but d’aborder les touristes occidentaux à Akihabara dans le cadre de « l’ethnographie multi-située » (Marcus, 1995) menée pour étudier le tourisme de pop culture au Japon, afin de récolter des données essentiellement qualitatives et d’accéder aux représentations et à l’expérience partagées par les visiteurs étrangers.

Ce travail n’a pas été conçu comme une enquête statistique à grande échelle, mais plutôt comme un moyen de diversifier les approches et d’aborder les touristes dans l’espace public. L’échantillon a été sélectionné au hasard des personnes rencontrées dans les rues du quartier, sans volonté de représentativité exacte mais en essayant de diversifier au moins l’âge des individus abordés[15]. Le thème central de cette enquête n’était donc pas la transformation du quartier, mais quelques questions portaient sur le choix de visiter Akihabara, les raisons et les motivations, ce qui a permis de faire le lien avec la requalification du quartier en tant que site touristique ouvert au grand public. Ces résultats n’ont pas de valeur statistique, mais dans le cadre d’une approche qualitative de l’identité d’un site touristique, ils permettent de corréler les éléments d’analyse issus des observations directes.

Bien que visitant Akihabara, les touristes interrogés ne sont pas tous des fans : sur 295 questionnaires récoltés en 2013-2014, 46,8 % des répondants disent « beaucoup aimer » la pop culture japonaise et 33,6 % l’aimer « un peu », voire « pas tellement » (13,9 %) ou « pas du tout » (4,7 %), tandis que lors de la seconde vague de questionnaires en 2016 (100 réponses), 40 % répondent l’aimer « beaucoup » et 32 % « un peu » (21 % « pas tellement » et 7 % « pas du tout »). On est donc face à un public varié, du fan enthousiaste au novice critique. De plus, lorsqu’on demande aux répondants s’ils souhaitent visiter des sites touristiques liés à la pop culture (manga, animation, etc.), très peu répondent non, dans des proportions sensiblement identiques, qu’ils soient ou non intéressés par cet objet (environ 1 % pour chaque catégorie lors des deux enquêtes), ce qui confirme l’idée d’un intérêt pour la pop culture en tant qu’objet touristique, non en raison d’une passion préalable au voyage mais comme point d’intérêt local lors du séjour.

De plus, si l’on croise l’intérêt pour la pop culture japonaise avec le choix des sites visités (mentionnés librement par les répondants), on constate là encore que les sites liés au manga et à l’animation comme Akihabara sont mentionnés spontanément par chaque catégorie de visiteurs et arrivent en tête des réponses (respectivement 27,5 % du total des répondants en 2013-2014, 18 % en 2016), qu’ils aiment la pop culture japonaise ou pas. Il est à préciser que les questionnaires ont été soumis dans le quartier même, les répondants ayant dans tous les cas choisi d’en faire la visite ; ces éléments viennent ici confirmer l’idée que le quartier est devenu un site touristique avec une identité spécifique, qui intéresse néanmoins le grand public. Les visiteurs ne sont pas uniquement des fans très investis, mais également des touristes attirés par cet aspect de la culture japonaise et curieux de le découvrir[16], comme j’ai pu le constater à l’analyse des réponses aux questions ouvertes du questionnaire et au cours des discussions informelles que j’ai eues avec les répondants à propos de leur intérêt pour le quartier. Tous mettent en avant les spécificités du lieu affirmées par la promotion touristique (manga, animation, maid cafés, culture otaku, mais aussi produits électroniques), tout en l’associant à leur propre curiosité et à l’envie de découvrir un site particulier, qu’il s’agisse de passionnés rêvant de ce lieu depuis longtemps ou de voyageurs désireux de découvrir le Japon.

Conclusion

À travers le développement d’Akihabara comme site touristique, on peut voir la mise en place concrète de la volonté de faire du quartier la vitrine du Cool Japan, que l’on peut comprendre comme une volonté d’appropriation du territoire dans le but de le requalifier (le déclin commercial et l’implantation des otaku pouvant être compris comme une dévalorisation du site). Néanmoins et de manière paradoxale, la réputation et le succès d’Akihabara auprès des touristes viennent justement de cette association avec le monde du manga et de ses fans, la mise en tourisme reposant sur cette identité originale. La réappropriation et la valorisation de cet espace reposent sur cette image, mais dans les faits les acteurs principaux qui ont créé cette identité étant considérés comme gênants, ils sont contrôlés au maximum. Les otaku font partie du décor, ils sont bienvenus dans la mesure où ils ont contribué à créer cette identité du site qui fait son succès ; cependant, leur présence est conditionnée à leur capacité à respecter l’atmosphère voulue par les acteurs de cette promotion touristique officielle. Des protestations se sont fait entendre, comme celle de Kaichiro Morikawa, qui parle d’un « zoo otaku » lors de notre entretien en 2009, tandis que Patrick Galbraith (2010 : 225) relate une marche de protestation contre les changements mis en place qui s’est déroulée le 29 juin 2007. Néanmoins, cette action a été ignorée par les médias et elle n’a pas eu de suite (ibid. : 226).

Par ailleurs, il reste un autre groupe d’acteurs impliqué dans ce processus de valorisation, celui des touristes étrangers, groupe à la fois exogène et omniprésent. La finalité de la promotion du quartier, c’est de donner à voir une image non problématique et d’attirer les touristes, en s’adressant non pas à une niche de fans mais au grand public, qui peut s’intéresser à la pop culture japonaise sans forcément en être friand. Dans les faits, le travail de terrain mené auprès de différents groupes de touristes français et auprès des touristes occidentaux arpentant la chūō dori m’a permis de constater une réelle évolution. Si mes premières visites m’ont amenée à fréquenter des fans vivant la visite comme un « pèlerinage média » (media pilgrimage ; Couldry, 2005 ; Sabre, 2016), typique du contents tourism (Seaton et al., 2017), c’est-à-dire un voyage vers un site mis en avant et sacralisé par les passionnés, les observations postérieures montrent une augmentation des visiteurs extérieurs à cette communauté de fans, connaissant plus ou moins cet aspect de la culture japonaise mais pas de manière détaillée.

Ces touristes ont assimilé l’association entre Akihabara et l’univers de la pop culture japonaise de manière large et telle qu’elle est présentée par les acteurs officiels du tourisme. Les réactions recueillies sont donc généralement enthousiastes et amusées, parfois surprises et perplexes (certains confient par exemple qu’il leur semble extrêmement difficile de comprendre et se repérer dans le quartier sans un minimum de connaissances préalables ; d’autres sont interpellés par les contenus pornographiques et le style lolicon) ; dans tous les cas, ils ne sont pas conscients du conflit entre les otaku et les commerçants et riverains. Les marques de la mise en tourisme reposent sur cette identité « otaku » du quartier et rien n’apparaît aux visiteurs étrangers qui puissent leur donner à voir ces éléments conflictuels. Il semble donc que ce troisième groupe vienne plutôt confirmer la valorisation mise en place en acceptant l’identité du quartier, présenté comme le lieu emblématique de la culture otaku, sans y voir une image tronquée et reconstruite qui met à l’écart les acteurs principaux.

Selon Galbraith (2010 : 226), Akihabara est devenu une vitrine où « tout le monde, c’est-à-dire personne, est en exposition, le centre symbolique et finalement vide de la culture otaku ». Le marquage officiel de la mise en tourisme reposerait donc sur des signes vides, évoquant une « culture otaku » expurgée de son sens premier et de ses acteurs historiques, un phénomène qui passerait inaperçu auprès des visiteurs étrangers pour qui cette image officielle et formatée correspondrait à l’identité, comprise comme authentique, du lieu. L’utilisation du conditionnel semble cependant s’imposer dans la mesure où, malgré les interdictions en vigueur et les critiques comme celles portées par Morikawa, de nombreux fans japonais continuent de fréquenter les lieux. L’identité du site est donc encore en négociation entre les différents acteurs qui le traversent, et les nouveaux aménagements contribuent à la redéfinir.

Lors d’une conférence en 2015, des chercheurs japonais ont montré que les commerces d’Akihabara avaient suivi un processus d’homogénéisation (Ushigaki et al., 2015) avec une concentration autour de la gare, une augmentation des magasins de chaînes et des maid cafés, au détriment des petites boutiques indépendantes. Ils ont également noté l’augmentation des commerces de restauration, autant d’éléments que l’on peut interpréter ici comme des marques de la revalorisation du quartier à des fin touristiques. Ces changements ont été observés entre 2006 et 2013, ce qui correspond à la période traitée dans cet article, celle de la requalification touristique du quartier. Au regard de la présence et des réactions des touristes observés, celle-ci peut être considérée comme un succès, tout en étant toujours en cours.

D’une part la question de la présence actuelle des otaku à Akihabara reste en suspens : Yuya Ushigaki, Ryutaro Kidani et Akira Naito (2015) notent un regroupement de magasins plus « confidentiels » et destinés aux otaku à mesure qu’on s’éloigne de la gare, et mes observations et discussions informelles avec des Japonais fans d’animation laissent à penser que les jeunes otaku fréquentent le quartier, même si leurs aînés se regroupent désormais ailleurs (il semble qu’il y ait ici une rupture générationnelle entre ceux qui ont connu le quartier avant 2005 et les plus jeunes, moins marqués par le conflit d’appropriation du territoire). De plus, l’interview d’une guide appartenant à une agence privée validée par l’ATPA, menée en avril 2014, montre que celle-ci, ancienne serveuse (maid) et fan de manga et d’animation, apprécie que le quartier soit ouvert au tourisme.

Il faut d’autre part considérer que la mise en tourisme du quartier est toujours en cours. Les touristes étrangers sont de plus en plus nombreux, les commerces ne cessent d’évoluer et les grandes enseignes se multiplient. On peut évoquer ici les groupes de touristes chinois, dirigés vers des magasins proposant en un seul lieu tout l’éventail des produits considérés comme typiques d’Akihabara (électronique, électroménagers, figurines et autres contenus liés à la pop culture), en considérant que ce modèle peut nous informer sur le futur du quartier si les aménagements se poursuivent dans le sens d’un développement accéléré du secteur touristique au Japon, une politique intensifiée avec la perspective des Jeux olympiques de 2020.