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La Bretagne est l’une des régions françaises dont les habitants déclarent le plus fréquemment une appartenance identitaire à l’échelle régionale (Guérin-Pace, 2006). L’orgueil des Bretons à l’égard des villes, des campagnes, des plages et des paysages bretons, ainsi que vis-à-vis de la culture traditionnelle bretonne, est révélateur d’une « bretonnité ». Les danses, les chants et les musiques bretons sont présentés par certains Bretons comme des traditions héritées des peuples celtes et inspirées de leur culture. Cette représentation celtique, ainsi que l’image d’un espace social porteur d’une identité forte et d’une singularité locale font également de la Bretagne une destination touristique importante.

Cet article a pour but d’analyser la place de la culture traditionnelle bretonne comme marque d’appartenance territoriale et identitaire ainsi que moteur de destination touristique. La proposition de recherche se concentre sur deux aspects de la culture traditionnelle bretonne comme démonstration pratique : les bals bretons connus comme fest-noz (festoù-noz au pluriel, en français « fête de la nuit »), et les festivals culturels présents dans toute la Région, spécialement pendant l’été. Les images de la culture traditionnelle bretonne comme révélateur d’un sentiment identitaire, mais aussi comme quelque chose d’exotique et touristique seront relevées à partir de l’analyse de ces deux aspects. Cette thématique s’avère pertinente pour ce champ d’étude, car si, d’un côté, le tourisme intervient activement dans la construction symbolique des culturelles traditionnelles, de l’autre, le patrimoine (matériel et immatériel), ainsi que les manifestations culturelles traditionnelles s’avèrent un vecteur essentiel pour enrichir l’offre touristique.

Recension des écrits

D'après Amor Belhedi (2006), le territoire exprime la projection de structures spécifiques d’un groupe humain sur un espace donné (découpage, occupation, gestion, aménagement…). Il permet la cristallisation des représentations (individuelles et collectives) et des symboles d’identification et de référence, ainsi que la pérennisation et la reproduction des rapports sociaux. Un des éléments les plus présents dans le discours autour de l’identité bretonne réside dans le territoire. Évoquer « la Bretagne » renvoie en effet à l’évocation de ce territoire tel qu’il a été historiquement établi et représenté. La construction du territoire breton apparaît au terme d’un processus social complexe d’attribution de sens à un espace construit par des populations celtiques. L’identification des acteurs à leur territoire joue un rôle non seulement dans leur fidélité à leur terre, mais également dans la défense de cette terre et de son héritage présent dans la permanence de nombreuses traditions. L’histoire de l’occupation de l’Armorique (actuelle Bretagne) par des populations celtiques à partir de 500 av J.‑C. environ, de l’arrivée des Bretons en Armorique et de la fusion entre Bretons et Armoricains en constituant le royaume de Bretagne est évoquée constamment par les Bretons quand le but est de soutenir l’argument d’une identité bretonne ancrée dans les racines solides du passé et l’ascendance celte. L’histoire de la Bretagne est évoquée également dans les discours qui défendent la traditionnalité des pratiques culturelles bretonnes, puisqu’elles sont aussi conçues comme ancrées dans un passé paysan celtique.

Chantal Blanc-Pamard et Laurence Quinty-Bourgeois (1999) affirment que la construction de l’identité par le territoire, espace géographique, se produit affectivement, socialement, culturellement et symboliquement sous plusieurs aspects : celui des repères que l’homme construit dans cet espace, celui des discours de la société qui façonne cet espace, sous l’angle enfin des rapports sociaux que des individus entretiennent dans cet espace. L’identité culturelle et l’identité géographique se fondent dans un même espace et donnent naissance au territoire ( ibid . : 11). Le territoire est, ainsi, un espace d’identité, d’investissement affectif et culturel, et évoque des sentiments d’appartenance. Selon Blanc-Pamard et Quinty-Bourgeois ( ibid .), plusieurs thèmes caractérisent cette construction de l’identité par le territoire : la limite, la représentation, le temps, la durée, la liaison espace–temps, la langue et la relation. Les discours identitaires, selon eux, s’appuient sur des idéologies à base territoriale et non plus seulement historique, le passé n’étant plus le seul référent ( ibid . : 14). Finalement, ces auteurs affirment que les territoires se font et se défont dans une géographie imaginaire et qu’ils sont composés de nombreux signes : mémoires, racines, lieux, liens, nœuds, réseaux, paysages, discours, constructions ( ibid . : 19).

Dans son livre L’identité bretonne (1998), le sociologue Ronan Le Coadic écrit que « la notion de ‘ sentiment breton ’ évoque trois niveaux de réalité : la conscience d’être Breton, les émois intérieurs qu’inspire cette conscience et enfin les sensations éprouvées envers la terre bretonne et les hommes et les femmes qui la peuplent » ( ibid . : 61). Selon lui, il est possible de parler d’une identité bretonne à partir des années 1970, au moment de la mise en valeur de la musique bretonne. Dans ce contexte, l’influence des musiciens comme Alan Stivell [1] a été très importante. La musique bretonne ainsi que les divers types de danses apparaissent comme symboles d’un certain type d’identification à la Bretagne et à la « bretonnité ». L’ancrage des danses, des chants, des costumes et des coiffes dans des terroirs spécifiques est un outil discursif de l’authenticité de la culture bretonne mis en place par certains Bretons. Olivier Goré (2004) observe que la pratique actuelle de la musique traditionnelle n’agit pas que sur la construction symbolique de la Bretagne, mais s’inscrit également dans la réalité quotidienne des rapports sociaux. Les éléments culturels rencontrés en Bretagne soulignent ainsi les interactions entre société et territoire.

Par ailleurs, dans l’article « L’invention de la Bretagne : Genèse sociale d’un stéréotype », Catherine Bertho (1980) fait une analyse du processus qui a façonné une image rurale de la Bretagne et des enjeux résultant de cette image. D’après elle, la représentation rurale de la Bretagne est attribuable au fait qu’elle est une province où l’influence catholique a été très forte ( ibid . : 45) . Elle souligne en outre que les représentations qui touchent à la Bretagne sont particulièrement caractéristiques des usages sociaux que l’on fait des « régions rurales de France », et ce, pour trois raisons essentielles. En premier lieu à cause des Celtes, considérés selon elle comme les ancêtres communs de presque toutes les populations paysannes de France ; en deuxième lieu à cause de la chouannerie [2]  ; enfin, parce que le retard économique réel de la Bretagne a renforcé l’impression d’un monde rural ( ibid .). L’auteure affirme que c’est à partir de la Révolution qu’il faut dater la naissance de la représentation provinciale de la Bretagne telle qu’elle est encore en usage.

Bertho affirme par ailleurs que la Bretagne a toujours été traitée en lien avec le folklore (1980 : 62) ; ce sont toujours le caractère de la race, la personnalité de la langue bretonne, l’influence du climat et de la nature du sol, la célébration des costumes, des danses, des monuments, qui continuent à nourrir la représentation de la province. Elle désigne quatre éléments majoritairement associés à cette image : une civilisation rurale, saisie essentiellement à travers ses signes extérieurs (costumes, rites et superstitions du folklore), une race, une langue et un paysage ( ibid . : 47). Ces éléments sont construits autour d’un personnage rural et d’une personnalité géographique. Bertho précise que les images associées à la Bretagne provinciale et rurale ont été produites par des chercheurs et des gens éclairés : « Après 1820 la quantité des livres consacrés à la Bretagne enfle numériquement et qualitativement. Histoire, économie, littérature, pamphlets politiques, poésie, archéologie… pratiquement tous les genres sont mobilisés. On parle de la Bretagne partout et sur tous les tons. » ( ibid . : 48) La grande quantité d’écrits sur la Bretagne a contribué à la formation d’une nouvelle identité régionale.

Bertho attire par ailleurs l’attention sur le type idéal du « Breton », créé par ces idéologues et hommes éclairés du XIX e  siècle. Le « Breton » est identifié comme le paysan qui habite en Bretagne (et non pas le citadin breton) et qui est porteur d’un ensemble précis de légendes, de superstitions et de coutumes particulières ( ibid . : 50). La continuité des traditions celtes est considérée par ces intellectuels comme une survivance ancestrale d’une civilisation des temps passés. Il leur fallait trouver ce qui était « archaïque », ce qui survivait malgré toutes les évolutions récentes. D’un point de vue scientifique, les pratiques et les croyances paysannes, les coutumes, les musiques ou les rituels sont perçus comme les signes d’une civilisation qui se perpétue. D’un point de vue national et régionaliste, ils sont vus comme les reliquats des traits originels de la Nation, de « l’âme » nationale. Les études folkloristes ont ainsi eu un rôle fort dans la caractérisation du « Breton » et dans la construction de l’authenticité et de la traditionnalité de ses pratiques culturelles.

La représentation celte dans des musiques, des danses et des chants, ainsi que l’image d’un espace social porteur d’une identité forte et d’une singularité locale font de la Bretagne une destination touristique importante. Bertho (1980 : 62) écrit que le tourisme se manifeste au cours du XX e  siècle comme un phénomène qui amplifie la création du stéréotype régional attribué à la Bretagne. Le touriste, qui la plupart du temps faisait partie de la bourgeoisie locale et nationale, a eu un rôle important dans la fixation d’une représentation folkloriste, archaïque et rurale de la Bretagne ( ibid. ). Il a aussi joué un rôle remarquable dans la construction symbolique et pratique de l’exotique, notamment en tant que demandeur et créateur de patrimoine et d’identité. Jacques Le Goff (1998) postule que les représentations avec lesquelles les touristes se rendent dans une région les amènent à souhaiter rencontrer réellement ce qu’ils s’imaginent et désirent y trouver. Les costumes, les pratiques et les expressions culturelles sont alors transformés en spectacles attractifs. Bertho (1980 : 62) souligne en outre qu’au cours du XX e  siècle, le tourisme a eu un rôle important dans la fixation d’une représentation folkloriste, archaïque et rurale de la région . La continuité des traditions celtes, les coutumes, les musiques et les danses sont perçues comme les signes d’une civilisation qui se perpétue et considérées par les touristes comme une survivance d’une civilisation des temps passés. Les touristes ont ainsi eu un rôle fort dans la caractérisation du « Breton » comme le paysan qui habite en Bretagne (et non pas le citadin breton) et qui est porteur d’un ensemble précis de coutumes particulières ( ibid.  : 50), et dans la construction de l’authenticité et de la traditionnalité de ses pratiques culturelles.

L’agentivité des touristes qualifie les traditions comme identitaires et joue un rôle fondamental dans la production des pratiques culturelles traditionnelles et dans la reconfiguration des identités. Dans son étude sur le tourisme ethnique en Chine, Richard Abrahams (2014) examine le rôle du tourisme dans le renforcement des identités des groupes ethniques minoritaires. Son travail sur le terrain a été majoritairement réalisé avec la communauté ethnique dong dans le village de Ma’an, dans la région rurale du Guangxi. Selon lui, après les années 1970 le tourisme y a été utilisé dans de nombreuses régions rurales comme outil de développement économique et social des communautés rurales et a été à l’origine d’énormes changements sociaux, économiques et politiques en faveur des minorités ethniques et des paysages. Son article met en évidence le rôle du tourisme dans la création d’une identité de groupe locale basée sur la différence ethnique et rurale et la réussite culturelle locale, qui à son tour subvertit les discours négatifs plus larges des zones rurales et des minorités ethniques. En exacerbant les différences ethniques et sociales, le tourisme a joué un rôle important dans la reconnaissance identitaire chez les Dong.

D’autres auteurs notent également la participation du tourisme à la formation identitaire, comme Carla Guerrón -Montero (2014). En analysant les rapports entre tourisme et patrimoine culturel dans l’île de Carriacou à Grenade (Caraïbe), celle-ci soutient que les « carriacouans » utilisent le tourisme pour construire et représenter leur identité raciale et ethnique pour la consommation touristique ; en même temps, ils créent, recréent et revigorent ce qu’ils perçoivent comme leur patrimoine culturel exclusif. À son tour, Ashley E. Anglin (2014) affirme que le tourisme influence les perceptions passées, présentes et futures des communautés. L’étude réalisée par cette dernière avait pour but de comprendre la perception des jeunes (10 à 16 ans) qui demeurent dans des petites communautés au Costa Rica quant aux impacts du tourisme sur leur culture et leur communauté. Elle est d’avis que leurs expériences et leurs histoires personnelles associées au tourisme sont intimement liées à leur sentiment d’identité et de fierté pour leur communauté et leur culture. Les résultats de son étude confirment que le tourisme influence la formation de l’identité culturelle et génère un changement culturel important.

Le rôle du tourisme dans la mise en valeur des particularismes culturels est un élément clé du processus de globalisation. À l’heure de la mondialisation, le territoire et les localités comme supports identitaires sont façonnés de manière à devenir des outils d’ancrage. Dans son analyse des religions afro-américaines, Stefania Capone (2004) souligne le processus de déterritorialisation (la disparition de tout ancrage territorial en raison de la mondialisation) est toujours suivi d’une reterritorialisation : « S’il y a dissolution ou déplacement des points de référence, des racines ou des frontières, il y a aussi production parallèle de discours sur les origines qui permettent de ‘réancrer’ ce qui a été ‘déterritorialisé’ dans de nouveaux espaces, réels ou symboliques » ( ibid . : 11). L’identification territoriale en Bretagne s’appuie sur la présence celtique en Armorique (Bretagne actuelle) depuis 500 av J.‑C. La « stratégie identitaire » est basée sur les récits de la mémoire du point de vue du sentiment d’appartenance. Ces récits sont des actes fondateurs qui ne négligent pas la négociation identitaire en situation d’interaction sociale et sont animés d’efforts pour établir des ponts de filiation avec une histoire collective.

Méthode

Le texte que je présente ici est issu de données collectées suivant différentes méthodes. Tout d’abord, ma recherche empirique sur le terrain a fourni la plupart des données présentées. Cet article bénéficie en effet des données de terrain collectées en Bretagne en 2014 pour ma recherche doctorale en ethnologie. Ma thèse, soutenue en décembre 2017 à l’Université Paul-Valéry (France), avait comme objectif de comprendre les stratégies de construction d’authenticité et les politiques de patrimoine culturel immatériel à partir de l’étude de deux cas : le fest-noz , présent dans les villes et les campagnes de la région Bretagne, en France ; et le jongo , présent au sein des villes installées dans la vallée du fleuve Paraíba do Sul, dans la région Sudeste du Brésil.

Je me suis rendue en Bretagne pour une immersion d’environ deux mois afin d’observer différents bals de fest-noz dans plusieurs départements et de m’entretenir avec des personnes issues de différentes zones de la région et ayant des opinions distinctes sur cette expression culturelle. À cet effet, j’ai rencontré des personnes très fières des festoù-noz et qui s’identifiaient à la région Bretagne par ses pratiques culturelles, ainsi que d’autres individus qui ne reconnaissaient pas le fest-noz comme marqueur de l’identité bretonne. J’ai été amenée à côtoyer les pratiquants de fest-noz en grande partie grâce au groupe Fest-noz and Traditional Musics in Brittany du réseau social Couchsurfing[3] , et aux cercles celtiques [4] présents dans la majorité des villes de Bretagne.

J’ai eu recours pour mon terrain à deux outils principaux : les entretiens individuels ainsi que l’observation participante des praticiens du fest-noz au moment de leurs performances et dans certaines situations de leur vie. Dans le cas de la « simple » observation, il s’agit de se retrouver à l’extérieur du groupe pour le décrire. Dans le cas de l’observation participante, le chercheur parvient à s’intégrer au groupe, à en faire partie pour mieux l’étudier. L’observation participante en ethnologie, contrairement à celles réalisées au sein d’autres disciplines, va au-delà de l’observation et de la recherche d’échantillons ; elle est plus complexe et implique une interlocution affective, un établissement d’alliances, de complicité, de respect et d’intuition. De toutes les sciences sociales, l’ethnologie est celle où le rôle « méthodologique » de la personne même du chercheur est le plus important, au niveau de la production des données. L’enquête ethnologique de terrain a un rôle de production d’acteurs sociaux : elle transforme des personnes en acteurs de leurs productions symboliques (Althabe, 1992). Le travail sur le terrain est une expérience de l’Autre, une façon de saisir et de comprendre les processus d’altérité.

Une des premières attitudes des non-initiés est une extériorité à la réalité enquêtée, qui vient de la présence de leur culture d’origine et de leurs schémas conceptuels (Magnani, 2009). Cependant, être présent sur le terrain induit d’accepter d’y participer et d’être affecté, c’est-à-dire d’être altéré par l’expérience vécue (Favret-Saada, 1977). La capacité de maîtriser les principales logiques aussi bien cognitives que pragmatiques de ses interlocuteurs, autrement dit d’être à l’aise au sein de la culture que l’on étudie, signale la particularité du terrain ethnologique (Olivier de Sardan, 2000). D’un côté, le chercheur est un acteur du jeu social dès son arrivée ; il est impliqué dans un réseau d’alliances et d’oppositions, il est placé dans une position qui se transformera au cours de l’enquête. De l’autre, il a une pratique qui lui est propre ; la distance est produite et reproduite dans les activités qui composent cette pratique (Althabe, 1992). La subjectivité de l’ethnologue est un point de passage obligé du travail de terrain, c’est une caractéristique en quelque sorte « professionnelle » centrale (Olivier de Sardan, 2000). Néanmoins, si le regard du près et du dedans (Magnani, 2002) capture les subtilités et les distinctions, un regard plus distancié est nécessaire afin que les connaissances discontinues deviennent un ensemble organique, pour acquérir le sens qui leur manquait antérieurement.

Par rapport au travail présenté dans cet article, l a façon dont les données ont été recueillies sur le terrain a été influencée par la qualité des relations construites avec les interlocuteurs. Je rappelle que je les ai connus principalement grâce au groupe Fest-noz and Traditional Musics in Brittany du réseau social Couchsurfing . Je les ai ensuite contactés de manière individuelle pour des entretiens. L’échantillon a été construit avec des hommes et des femmes de différents âges, demeurant aussi bien dans la ville que dans la campagne. Les entretiens ont été enregistrés et puis transcrits. Au cours de ma thèse tout comme pour cet article, j’ai sélectionné des extraits d’entretiens qui correspondaient bien au(x) sujet(s) traité(s).

En ce qui concerne l’observation participante, mon objectif a été de me « frotter » personnellement à la réalité bretonne. Dans ce sens, j’avais pour but de vivre l’expérience des bals traditionnels bretons et des fêtes bretonnes, sinon « de l’intérieur » au sens strict, du moins au plus près de ceux qui la vivent et en interaction permanente avec eux. Je sélectionnais les bals et les fêtes selon les indications de mes interlocuteurs et même si parfois je m’y rendais seule, j’étais le plus souvent accompagnée et partageais leur mode de vie. Le protocole choisi et suivi à l’occasion de mes observations participantes a été celui de la plupart des ethnologues, à savoir : la prise de notes, sur-le-champ ou a posteriori , et, par là, la production des données et la constitution des corpus. Comme l’explique Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995), ces corpus prennent la forme concrète du carnet de terrain, où l’anthropologue consigne systématiquement ce qu’il voit et ce qu’il entend.

J’ai effectué mes recherches dans trois des quatre départements de la Bretagne. En Ille-et-Vilaine, j’ai rencontré des gens lors de bals à Rennes et à Saint-Malo ; dans les Côtes-d’Armor, j’ai participé à des festoù-noz à Perros Guirrec, où j’ai fait connaissance avec les gens de la ville ; et dans le Finistère, j’ai pu m’entretenir avec des gens lors des bals de Quimper, de Brest, de Landerneau, de Plouzané ou encore de Collorec. Certains bals étaient insérés dans les festivals culturels présents dans plusieurs villes en Bretagne, notamment en été. Ces festivals contribuent à la diffusion d’une idée de la culture bretonne, basée sur les pratiques artistiques, culinaires, musicales et à la circulation de personnes intéressées par ces expressions.

J’avais également pour objectif d’apprendre à connaître les différentes agences gouvernementales et associations culturelles qui mettent en œuvre des actions de soutien au fest-noz et au patrimoine culturel immatériel de Bretagne. Pour cette raison, je suis restée plus longtemps dans la ville de Rennes, chef-lieu de la région Bretagne. Je me suis également rendue à Lorient, dans le département du Morbihan, et à Vitré, dans le département d’Ille-et-Vilaine, pour interroger des techniciens d’institutions culturelles bretonnes et françaises responsables de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Cet article repose encore sur des données historiques contextuelles qui ont contribué à une meilleure compréhension de l’objet en question. Face aux situations rencontrées lors du travail de terrain, mon intérêt pour l’histoire s’est avivé du fait que les acteurs faisaient référence au passé ainsi qu’à l’espace géographique pour légitimer l’identité de leur pratique culturelle. L’analyse de données historiques s’est avérée particulièrement intéressante pour la compréhension des stratégies de construction d’identité dans le fest-noz et les festivals culturels.

J’utilise tout au long de cet article, deux approches historiques : la première traite plus spécifiquement de l’histoire du fest-noz et des festivals en Bretagne en tant que phénomènes sociaux inscrits dans le temps. La deuxième appréhende le tourisme comme un phénomène qui se manifeste en Bretagne au cours du XX e  siècle et qui amplifie la création du stéréotype régional attribué à la Bretagne. Les données historiques s’avèrent particulièrement intéressantes à la fois pour la compréhension des usages de la culture traditionnelle bretonne comme marquage d’ancrage territorial et identitaire ainsi que comme justification touristique. Les rapports entre identité, territoire, tourisme et histoire sont analysés dans une perspective qui s’attache à restituer les conditions d’émergence de tels phénomènes. Les données historiques permettent donc de dénaturaliser les évidences identitaires d’aujourd’hui, en les renvoyant au processus de leur formation.

Résultats

Les bals bretons connus comme festoù-noz et les festivals culturels présents dans toute la région, spécialement pendant l’été, peuvent être vus comme marques d’appartenance territoriale et identitaire ainsi que moteurs de destination touristique. Le fest-noz est considéré comme le carrefour de la pratique des danses et des pratiques musicales et vocales, et tous les Bretons, que ce soit ceux qui défendent les traditions ou ceux qui ne s’intéressent pas à ces questions, connaissent le fest-noz et reconnaissent sa place au sein de la culture bretonne. Le fest-noz a été inscrit en 2011 sur l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel de France par le ministère de la Culture et de la Communication. Puis il a été présenté par l’État français auprès de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et a été reconnu en 2012 comme « Bien culturel immatériel de l’humanité ». Dans le dossier de candidature pour l’inscription du fest-noz sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2012, il est écrit que « le fest-noz est aujourd’hui un symbole majeur de l’identité et de la culture bretonne » (UNESCO, 2012 : 3). Cette reconnaissance publique a légitimé le fest-noz comme pratique culturelle représentative de l’identité bretonne, ce qui est assumé par les acteurs, les institutions patrimoniales, les offices de tourisme et les autres agents de cet univers. Ainsi, même si le fest-noz est un espace privilégié de rencontres entre habitants de communes différentes et de convivialité familiale, il est aussi objet d’attraction touristique pour les offices de tourisme en Bretagne qui présentent les différents bals comme pratiques culturelles représentatives de l’identité bretonne.

Le fest-noz est un bal organisé dans les villes et les campagnes de la région Bretagne. Quand il se passe de jour, ce bal s’appelle fest-deiz ( festoù-deiz au pluriel). Il est animé par des musiciens, professionnels ou amateurs, qui peuvent dans ce contexte être des sonneurs [5] , des chanteurs ou des groupes de musique. De plus, une grande partie des festòu-noz en Bretagne se déroulent dans le cadre de festivals culturels. Les personnes qui participent aux festoù-noz sont les résidents des communes voisines ainsi que des passionnés de danses bretonnes et des visiteurs qui séjournent dans les villes où ils se déroulent. Ce ne sont pas des danseurs professionnels mais des étudiants, des professeurs, des médecins, des avocats, des fonctionnaires et des retraités qui se rendent aux bals pour passer un bon moment avec leur famille et leurs amis. La majorité du public est composée de personnes qui dansent en s’insérant dans des chaînes ou des cercles. Néanmoins, certains préfèrent ne pas entrer dans la danse et profitent d’un moment convivial et d’un repas festif autour d’un verre.

Le 10 juillet 2014, j’ai pu voir mon premier fest-noz à Landerneau (Finistère) à l’occasion de la 29 e  édition du Festival Kann al Loar. Elie, un interlocuteur de terrain, ses amis et moi-même sommes partis de Brest en voiture pour y être à 20 heures. L’espace dédié au festival était en plein air, sous un chapiteau, et quand nous sommes arrivés, il n’y avait pas beaucoup du monde. Nous avons mangé une galette bretonne et bu un verre de cidre en attendant le début des festivités. Les premiers musiciens, deux sonneurs de bombarde et de biniou, ont donné un concert d’environ quarante minutes. Un groupe formé de trois musiciens (saxophone soprano, accordéon diatonique et clarinette basse) a suivi. Le public était majoritairement local et composé de danseurs. Une grande partie des participants avaient entre quarante et soixante ans, et il y avait beaucoup de familles avec enfant(s).

Illustration 1 

Festival Kann al Loar – espace alloué pour les festivals en 2014

Festival Kann al Loar – espace alloué pour les festivals en 2014
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 2 

Festival Kann al Loar –noz

Festival Kann al Loar –noz
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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La tombée de la nuit a changé un peu l’ambiance. Les personnes plus âgées et les familles avec enfants ont laissé la place à un public plus jeune. La musique aussi a changé : le trio saxophone, accordéon et clarinette a été remplacé par un groupe mélangeant musique bretonne et musique électronique, lequel a ensuite cédé la place à War-Sav, un groupe de lycéens vainqueur du concours inter-lycées de musique traditionnelle bretonne en 2014. Le fest-noz du Festival Kann al Loar s’est terminé vers une heure du matin.

Si certains festoù-noz sont gratuits, comme celui réalisé dans le cadre du Festival Kann al Loar, la plupart sont payants, notamment celui organisé 19 juillet 2014 à l’occasion du Festival de la cité des Hortensias à Perros Guirrec (Côtes-d’Armor), dont le prix d’entrée était de 7 €. Ce fest-noz ressemblait à celui que je viens de décrire. Il était animé par quatre groupes de musique, dont un couple de sonneurs de bombarde et de biniou et un jeune groupe de danse mélangeant la sonorité des instruments bretons à des rythmes contemporains. Ici aussi, l’audience était locale et les familles et les personnes âgées ont laissé au fil des heures la place à un public jeune. La restauration et le bar avaient également une place importante. Toutefois, un grand nombre de convives préféraient rester comme spectateurs.

Illustration 3 

Festival de la cité des hortensias

Festival de la cité des hortensias
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 4 

noz

noz
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 5 

Bar et aire de restauration

Bar et aire de restauration
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 6 

Public, lors du Festival de la cité des hortensias

Public, lors du Festival de la cité des hortensias
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Lors de ce fest-noz, j’ai rencontré Michel Le Gac, président de l’association du Festival de la cité des hortensias. Ce festival a célébré ses trente ans en 2014, les samedi 19 et dimanche 20 juillet ; l’association a alors organisé des attractions et des activités liées à l’univers de la culture bretonne. Le premier jour, une initiation à la danse bretonne a été proposée par le cercle celtique Ar Skewell de Perros-Guirec et un bal de fest-noz s’est déroulé en fin de journée ; le second jour a été l’occasion de voir des danses et des musiques traditionnelles présentées par les cercles et les bagadoù[6]. Le prix d’entrée était de 7 € le samedi et de 12 € le dimanche. Plusieurs bénévoles ont travaillé au bar, à l’entrée ou à la restauration. L’association du Festival de la cité des hortensias reçoit des subventions de la mairie, du département des Côtes-d’Armor et de la région Bretagne, en plus des aides fournies par des commerçants locaux (entretien avec Michel Le Gac, 19 juillet 2014).

Comme déjà mentionné, les festoù-noz sont des espaces privilégiés de rencontres entre habitants de communes différentes et de convivialité familiale. Dans la plupart des cas, les personnes se rendent dans ce genre de soirée pour manger et profiter du bal. J’ai pu le constater lors de la fête de l’huître à Riec-sur-Bélon (Finistère), où je me suis rendue le 26 juillet 2014 accompagnée d’un interlocuteur nommé Arno. L’événement, gratuit, se tenait en plein air. Contrairement à la majorité des festoù-noz auxquels j’ai participé, celui-ci n’était animé que par des groupes de musique présents sur la scène bretonne depuis quelques années, dont les Sonerien Du. Il n’y avait pas de sonneurs de bombarde ou de biniou. Cette particularité a attiré beaucoup de monde, non seulement de la commune et des villes voisines, mais aussi de toute le Bretagne. À la fin du concert des Sonerien Du, par exemple, de nombreuses personnes faisaient la queue pour avoir une dédicace de leur CD. Le choix de la scène (musiciens, groupes, instruments…) attire ainsi un public distinct.

Illustration 7 

Performance du groupe Sonerien Du

Performance du groupe Sonerien Du
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 8 

Participants aunoz

Participants aunoz
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 9 

Groupe Sonerien Du – Séance de dédicace

Groupe Sonerien Du – Séance de dédicace
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Le fest-noz est néanmoins une pratique plurielle et hétérogène. Les bals sont différents selon qu’ils se déroulent pendant la journée ou la soirée, dans une grande ville ou à la campagne, dans un festival ou lors d’un événement local. Actuellement, il y a environ 2000 bals par an dans toute la Bretagne. Le site Internet Tamm-Kreiz, utilisé par la majorité de mes interlocuteurs, affiche le programme des festoù-noz et des festoù-deiz , ainsi que de l’information sur les groupes et les chanteurs de kan ha diskan[7] qui participent à chaque bal. Le site indique également l’adresse du bal, le prix de l’entrée et comment s’y rendre en covoiturage [8] . La plupart du temps, c’est une association culturelle locale qui organise « son » bal une fois par an. Ces associations s’occupent de la programmation, de la communication, du bar, de la restauration, de la sonorisation et de l’illumination des scènes.

Certains festoù-noz sont aussi fréquentés par des touristes, principalement l’été. Ceux-ci ne connaissent pas les danses et les musiques bretonnes, mais se rendent dans les bals pour passer un bon moment avec famille et amis. Pendant le bal, les touristes jouent le rôle de l’audience et quand ils se mettent à danser, ils inspirent regards circonspects et moqueries. Lors d’un bal de fest-noz au Festival de Cornouaille à Quimper, une de mes interlocutrices a émis une critique suscitée par la façon dont certains touristes dansaient : lors de la danse plinn ils faisaient de grands sauts, alors que selon elle il faut faire de tous petits sauts, presque imperceptibles. Parmi les festoù-noz auxquels j’ai participé, ceux réalisés lors du Festival de Cornouaille attiraient le plus de touristes.

Le fest-noz , en tant que bal mené par des musiciens jouant sur une scène sonorisée, a été créé dans les années 1950 sous l’influence d’un acteur culturel, Loeiz Ropars, qui a grandi dans le monde paysan. La danse communautaire revêtait un caractère extrêmement fort en Basse-Bretagne [9] , et tout particulièrement en Cornouaille [10] . Parmi les diverses occasions de danser, le fest-noz (fête de nuit) occupait une place privilégiée. D’après les habitants de communes de Haute Cornouaille comme Collorec et Landeleau, le fest-noz est « une notion ancienne qui faisait partie du milieu paysan lorsque, après une grosse journée de labeur, quelqu’un prenait l’instrument de musique et tout le monde dansait » (entretien avec Séverine, 20 juillet 2014). Séverine évoque cette pratique comme existant sous le nom de fest-noz depuis la fin du XIX e  siècle, en raison des histoires racontées par ses grands-parents. Le jour où j’ai rencontré Séverine, j’ai discuté avec d’autres habitants de communes de Haute Cornouaille qui ont fait des remarques similaires. Lors d’une conversation avec un groupe d’hommes de Collorec ayant entre soixante et soixante-dix ans, j’ai entendu une variété de témoignages évoquant une antériorité du fest-noz par rapport à 1955 :

Autrefois, il y avait plein de jeunes au fest-noz et on s’amusait. Quand j’étais enfant et jeune, il n’y avait que ça. C’est à l’origine de la Bretagne, ces danses. (Résident 1, carnet de terrain, 20 juillet 2014)

Maintenant c’est plus évolué, ça c’est sûr. Il y a des danses que l’on fait maintenant, et qui ne se pratiquaient pas auparavant, car on ne les connaissait pas, on ne sortait pas d’ici. (Résident 2, carnet de terrain, 20 juillet 2014)

Les fêtes qu’on avait ici, ce n’était que de la fête bretonne, le fest-noz , toujours le fest-noz , c’est la tradition ici du centre de la Bretagne. (Résident 3, carnet de terrain, 20 juillet 2014)

Ces trois résidents de Haute Cornouaille connaissent le mot fest-noz depuis leur plus jeune âge. Certains acteurs qui ne sont pas de Haute Cornouaille discutent aussi de l’origine de ce terme :

À l’origine, le fest-noz était une veillée dansée de vingt à trente personnes maximum du même village et qui faisaient des travaux agricoles en commun comme arracher des patates ; et puis à la fin de la journée, ils passaient une heure ou une heure et demie à danser avec l’accompagnement du chant, parce qu’il n’y avait presque pas de sonneurs. Il y avait un tout petit endroit où cette pratique était appelée fest-noz. Il y avait d’autres noms sinon, mais le mot fest-noz, qui est apparu dans les années 1970, s’est ensuite généralisé dans toute la Bretagne. (Entretien avec Ronan Guéblez, l’un des chanteurs de kan ha diskan les plus connus en Bretagne, 19 juillet 2014)

Néanmoins, d’autres acteurs envisagent l’histoire du fest-noz et des bals de danses et musiques comme une appropriation des danses communautaires de toute la Bretagne :

Dans la société traditionnelle ancienne partout en Bretagne, jusqu’au milieu du XIXe encore, les danses étaient pratiquées de manière informelle, en ronde. Puis, il y eu les danses en quadrille et figure, qui proviennent du XVIIIe, et les danses en couple, apparues vers la fin du XIXe. Donc il y a plusieurs extraits chronologiques de danses. En général dans une commune donnée, on dansait une, deux, trois, quatre sortes de danses différentes. Ainsi dans la société traditionnelle, on pratiquait ces danses à la fin des corvées, des travaux collectifs, pour les noces, après le pèlerinage, etc. Les gens dansaient avec une communauté proche, une communauté de travail, de voisinage, la famille. (Entretien avec Vincent Morel, conservateur animateur du patrimoine oral à Dastum, une des institutions culturelles les plus connues dans le domaine de la sauvegarde des pratiques culturelles bretonnes dites traditionnelles, 3 juillet 2014)

Jean-Michel Guilcher (1997) aussi mentionne le fest-noz comme pratique culturelle présente chez les paysans de Haute Cornouaille. Entre 1945 et 1963, lui-même et sa femme Hélène ont visité plus de 375 communes paysannes en Bretagne. Près de deux mille danseurs, nés pour la plupart entre 1860 et 1870, leur ont fourni une somme exceptionnelle d’informations de première main (Defrance, 1995). Guilcher et Defrance soulignent l’importance de la danse en tant qu’activité publique et communautaire pour les paysans, principalement en Haute Cornouaille où la danse a un lien avec la récolte des pommes de terre et des betteraves :

Dans une partie de la Haute Cornouaille (terroirs de Maël-Carhaix, Carhaix, Plounevez-Quintin, Gourin, Plelauff), la jeunesse attendait avec impatience les récoltes de pommes de terre et betteraves. Elles duraient tout le mois de septembre, parfois davantage. La population masculine et féminine de plusieurs villages voisins formait une seule grande équipe qui travaillait pour chacun de ses membres à tour de rôle. Deux ou trois fois par semaine, on s’accordait une longue veillée de récréation, quelquefois une nuit entière. Des jeunes accourus d’autres villages, ou même d’autres communes venaient accroître le nombre de veilleurs. Comme toujours la danse et le jeu corporel tenaient la première place. Et tel était le plaisir, que ceux qui aujourd’hui évoquent ces rassemblements ne songent même plus aux interminables journées de fatigue qui en étaient la rançon. Les arrachages d’automne ne sont plus dans leur mémoire que la saison bénie des festoù-noz, les « fêtes de nuit ». (Guilcher, 1997 : 18).

Dans ces fêtes de nuit, il n’y avait pas de musiciens et le rythme de la danse était assuré par un couple de chanteurs de kan ha diskan (Goré, 2004). Les observations de Jean-Michel Guilcher, les considérations d’Olivier Goré, le témoignage cité par Yves Defrance ainsi que mes entretiens montrent que le fest-noz était un moment particulier de danse dans les communautés paysannes de Haute Cornouaille au XIX e  siècle. Pierre-Jakez Hélias, auteur du Cheval d’orgueil , montre également la place occupée par la Haute Cornouaille dans l’histoire du fest-noz  :

On appelait naguère fest-noz (fête de nuit, au pluriel : festoù-noz) une forme de réjouissance qui était pratiquée seulement dans huit cantons de Haute Cornouaille : Carhaix, Poullaouën, Huelgoat, Châteauneuf, Pleyben, Rostrenen, Callac, Gourin. C’était une fête communautaire en ce sens qu’elle était organisée à la fin des grands travaux comme les défrichements, les aires neuves, les moissons, qui nécessitaient la mise en commun des matériels, des outils et du personnel disponibles dans un certain nombre de fermes dont l’ensemble constituait une société ou une compagnie. Il s’agissait donc d’une forme de célébration de la solidarité et de l’entraide mutuelle. Les assistants du fest-noz étaient d’abord les travailleurs eux-mêmes et leur famille. La danse se manifestait par la danse et le chant, très rarement par la musique instrumentale. En réalité, on peut dire que son caractère le plus constant était le kan ha diskan […] à la fin de la dernière guerre, les festoù-noz s’en allaient rejoindre les vieilles lunes quand une impulsion nouvelle leur fut sonnée par Loeiz Ropars de Poullaouën [11] . (Hélias, 1974, dans Khaznadar, 2014 : 29)

Ces rassemblements de « l’ancienne tradition » disparaissent vers 1930, puisque les jeunes des campagnes préfèrent les bals musettes aux danses traditionnelles (Goré, 2004). Cet oubli a été encouragé par la politique d’assimilation des années 1880 dans laquelle Jules Ferry, alors ministre de l’Instruction publique, met en place une série de mesures pour affaiblir les langues régionales de France :

Au cours du XIX e siècle, les étapes de la diffusion du français et du recul des patois sont généralement reliées, par les quelques auteurs qui ont osé aborder la question, à l’évolution de notre politique scolaire. La loi Guizot de 1833, la loi Falloux de 1850 et, surtout, les lois Ferry des années 1880, dans la mesure où elles sont autant de manifestations de l’intérêt porté par l’État national à la formation des jeunes – et, en particulier, des enfants des milieux populaires des campagnes, restés les plus fidèles aux patois – sont regardées comme accélérant, chaque fois, le processus de francisation et de lutte contre les langues régionales. (Vigier, 1979  :  195)

Certains de mes interlocuteurs mentionnent cette politique comme la raison de l’oubli du fest-noz  : « le fest-noz est tombé dans l’oubli parce que l’État français dans les années 1880 a décidé qu’il fallait que les Français parlent français ; donc toutes les coutumes et les particularités, il fallait les oublier » (entretien avec Séverine, 20 juillet 2014). D’après Séverine et ce que ses grands-parents lui ont raconté, cette période était très dure pour les Bretons parce qu’« on n’a pas accepté que l’État français vienne nous dire ce qu’il fallait faire ». Le poids du catholicisme en Bretagne a en effet mené à un positionnement politique de l’Église en faveur des Bretons, face à l’État français.

Si les danses chantées et les fêtes de nuit ont disparu après les années 1930, les occasions de danser le « traditionnel » ont persisté, bien que l’accompagnement soit désormais instrumental et non plus vocal (Goré, 2004). Après la Première Guerre mondiale, il y a eu quelques tentatives de réhabilitation de la danse chantée en Haute Cornouaille. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, et pour contrecarrer l’interdiction des bals publics des autorités de Vichy, des festoù-noz étaient organisés de façon un peu cachée entre voisins d’un même hameau ou d’un même « quartier » de commune : « Les danses anciennes accompagnées à la voix, un peu oubliées depuis la vogue des danses par couple jouées à l’accordéon, connurent un regain d’intérêt durant ces réunions clandestines. » ( Ibid .). La collectivité villageoise trouvait, dans la ronde en chaîne fermée, un moyen de consolider sa cohésion face à l’impétuosité de la guerre.

C’est dans les années 1950 que Loeiz Ropars, né en 1921 à Poullaouën, commune de Haute Cornouaille, décide de relancer la technique du kan ha diskan dans le but de réhabiliter ces fêtes de nuit ( ibid .). Le 1 er  septembre 1955, celui-ci organise une soirée dans une salle de danse de Poullaouën, et non plus dans une ferme, et les habitants de la commune dansent au rythme des couples de chanteurs reconstitués. Pour la première fois, les chanteurs n’étaient plus au même niveau que les danseurs puisqu’ils montaient sur une scène devant un micro. Au début des années 1960, le fest-noz moderne quitte les campagnes finistériennes de Haute Cornouaille pour gagner toute la Bretagne.

Jusqu’au début des années 1970, seuls les sonneurs de bombarde et de biniou et les chanteurs de kan ha diskan issus des anciennes générations animent les festoù-noz en Bretagne [12] . L’électrification de la musique de danse bretonne est considérée comme un grand changement dans l’histoire du fest-noz et provoque un véritable engouement populaire au milieu des années 1970. Dans les années 1990, de nouveaux acteurs arrivent dans ce milieu et contribuent à son renouvellement. Les groupes de musique créés sont de plus en plus professionnalisés et les associations locales organisent de plus en plus de bals de fest-noz  :

Moi, j’ai connu le fest-noz dans ces belles années de 1990. Là, c’était complètement fou, il y avait du fest-noz partout, les clubs sportifs les organisaient, tout le monde organisait son fest-noz. Il y avait beaucoup plus de groupes, beaucoup plus de professionnels. Mais il y a toujours des vagues, c’est cyclique. Il y avait déjà eu une grande vague dans les années 1970 : c’est ce qu’on appelle les années Stivell. C’est vrai qu’il y a moins de fréquentations aujourd’hui mais il y en a toujours ; la preuve c’est que tout à l’heure, il y aura un groupe de musiciens qui ont vingt ans. J’espère que dans quelques années il y aura encore une nouvelle vague. (Entretien avec Glenn Jegou, coordinateur culturel d’un des plus grands festivals de musique bretonne : le Festival Yaouank, réalisé annuellement à Rennes, 12 juillet 2014)

Même s’il y a une baisse de fréquentation des festoù-noz par rapport aux années 1970 et 1990, cette pratique culturelle est devenue un phénomène régional breton tout en puisant symboliquement l’origine de sa tradition en Haute Cornouaille. Tant pour les personnes participant directement au bal – danseurs, musiciens, chanteurs et président de l’association organisatrice – que pour les habitants de Bretagne et les touristes séjournant en Bretagne, le fest-noz représente la manifestation la plus vivante de la culture bretonne du XXI e  siècle. En outre, les bals rassemblent des personnes qui souhaitent légitimer leurs liens d’appartenance à la Bretagne à travers la pratique de danses et de musiques. Il est perçu comme une pratique qui stimule la convivialité, le mélange des générations et une ouverture à l’autre, caractéristiques soulignées par les acteurs comme faisant partie de leur identité bretonne. Le fest-noz est considéré comme la seule expression rassemblant toutes les personnes qui participent avec une certaine fierté aux pratiques culturelles bretonnes. La revendication du fest-noz comme l’expression authentique de la culture bretonne s’articule à l’identification des acteurs à leur région et au sentiment qui émane de cette identification. La mise en évidence de l’authenticité du fest-noz a abouti à sa reconnaissance comme patrimoine culturel immatériel.

Les festoù-noz et les festivals culturels présents dans toute la région représentent les « véritables » racines culturelles celtiques et sont considérés comme des moyens de retrouver l’identité de la Bretagne, parce qu’ils présentent un mélange de toutes les pratiques culturelles bretonnes telles que la danse, le chant et la musique. Les festivals culturels sont, ainsi, les plus importants espaces pour le déroulement des danses, des chants et des musiques bretons inspirés de la culture celtique. Pendant le travail de terrain, je me suis rendue à des festivals, y compris des bals de fest-noz comme le Festival de la cité des hortensias à Perros Guirrec, le Festival des tombées de la nuit à Rennes, le Festival de Cornouaille à Quimper et le Festival Kann al Loar à Landerneau. Ceux-ci, d’importance et de taille différentes, ne sont que quelques-uns parmi les dizaines qui existent en Bretagne. L’histoire des festivals dans cette région est liée aux préjugés associés aux notions de « folklore » et de « fête folklorique » au cours du XX e  siècle. De ce fait,

[t]out au long du XX e siècle, des événements qui avaient connu une célébrité en tant que fête ont été transformés en festival : une appellation choisie comme symbole de modernité à des moments où les fêtes folkloriques attiraient un public limité, une désignation réputée accroître la notoriété du rassemblement en lui donnant une résonance nationale et internationale, une classification susceptible de donner accès à des aides nouvelles indispensables pour continuer à organiser la manifestation […] Les organisateurs, en cherchant à rendre visible la sélection de quelques éléments de la culture bretonne ou, dans certains cas, de son terroir, deviennent des passeurs d’héritages, des faiseurs et des entrepreneurs de patrimoines matériels et immatériels. (Barbier-Le Déroff, 2012 : 712‑713)

Même s’ils abandonnent la notion de fête folklorique, ces festivals continuent de proposer des attractions liées à la dénommée « culture bretonne » : concerts bretons, bagadoù , défilés, etc. Par conséquent, ils semblent promouvoir la mise en valeur d’éléments culturels inhérents au territoire de la Bretagne. Bien que plusieurs aspects de cette culture y soient représentés, c’est la culture musicale bretonne qui est toujours mise à l’honneur. Les festivals aident à la construction d’une représentation de la Bretagne –  plongée dans les traditions culturelles  – dans l’imaginaire des individus qui ne sont pas Bretons. Karl, par exemple, un interlocuteur non-Breton, a connu les pratiques culturelles bretonnes grâce au Festival interceltique de Lorient – un festival très réputé en dehors de la Bretagne.

Le bénévolat est une dimension remarquable du déroulement d’un festival. D’après Barbier-Le Déroff (2012 : 716), « l’étude chronologique des festivals montre comment certaines années, alors qu’une manifestation semblait proche de l’abandon, des bénévoles sont devenus en quelque sorte les ‘sauveteurs’ de fêtes au renouvellement compromis ». Les bénévoles s’occupent principalement de l’accueil, du bar et de la restauration, mais aussi de la communication et de la vulgarisation du festival. À l’occasion de discussions avec certains d’entre eux, j’ai pu me rendre compte de leur fierté à participer à la mise en place de ces événements liés à leur culture. « Faire vivre la culture bretonne » et « garder mes racines » sont quelques-unes des phrases que j’ai retenues des bénévoles pendant mon travail de terrain. À travers ces événements bretons, ces personnes se reconnaissent par le partage de valeurs communes. Le bénévolat peut revêtir, pour un individu, une dimension militante d’engagement identitaire dans les activités culturelles de son « pays » ou de sa région. Les actions des bénévoles leur permettent ainsi de recycler en permanence ces productions symboliques.

Les festivals permettent la circulation des acteurs et constituent des lieux favorables à la rencontre entre différents agents et au partage de leurs expériences. « Faire un festival » en Bretagne est devenu pour certains quelque chose d’essentiel qui leur permet de vivre l’expérience du fest-noz et de la culture bretonne. J’ai connu certains jeunes danseurs qui, pour pouvoir « faire un festival » sans dépenser beaucoup, ont choisi d’y être bénévoles [13] . Les festivals jouent ainsi un rôle important dans la construction de représentations sur la Bretagne ainsi que dans le processus de production d’identités collectives. À partir du moment où ils mettent en scène des groupes de musique, de danse, des chanteurs et des activités culturelles liés à l’univers de la culture traditionnelle bretonne, ils configurent une conception de la tradition comme projet qui doit être vulgarisé et visualisé pour être atteint. En transmettant des codes culturels qui permettent l’interaction entre individus, les festivals sont donc un vecteur de construction de l’appartenance territoriale et identitaire.

Parmi les festivals le plus fréquentés en Bretagne on peut citer celui de Cornouaille qui a lieu tous les ans à Quimper. Pendant mon travail sur le terrain en 2014, j’ai pu remarquer la grande quantité de visiteurs qui y participent. On pouvait les apercevoir lors des bals de fest-noz mais aussi pendant leurs balades dans les rues de Quimper. Ils prenaient des photos avec des membres des cercles celtiques habillés « en breton » et essayaient de porter eux-mêmes quelques « accessoires bretons », comme les chapeaux. Ils ne connaissaient pas les danses et les musiques bretonnes, mais se rendaient dans les bals pour passer un bon moment avec leur famille et leurs amis. Les festivals bretons, en exprimant tout le contenu culturel de la région – concerts, gastronomie, danses et chants –, s’avèrent être un vecteur essentiel pour un tourisme ouvert à la découverte et à l’échange intégrés à la vie locale.

Discussion

La culture traditionnelle et populaire a une importance sociale, économique, culturelle et politique dans l’histoire d’un peuple et est partie intégrante du patrimoine culturel et de la culture vivante. En Bretagne, la culture traditionnelle est une façon d’établir et de maintenir la continuité culturelle et de marquer l’espace commun, les valeurs, l’identité et la culture partagée. Néanmoins, les pratiques culturelles traditionnelles bretonnes sont aussi un important attrait touristique de la région. En effet, la Bretagne est un des rares territoires français à posséder une identité à la manière d’un « territoire pays » et cela est un aspect remarqué par les visiteurs et qui influence le choix de visiter la région. Selon une étude réalisée en 2009 par la Co-Managing – qui se spécialise dans l’accompagnement en marketing territorial et touristique – et vulgarisée par le Conseil régional de Bretagne (2018), 89 % des visiteurs et des habitants estiment que la Bretagne possède une identité spécifique.

La représentation celte dans des musiques, des danses et des chants, ainsi que l’image d’un espace social porteur d’une identité forte et d’une singularité locale font de la Bretagne une destination touristique importante. En raison de la « persistance de la tradition celtique », la Bretagne a représenté le terrain par excellence pour le tourisme culturel en France. Selon Anne Gaugue (2000), les prospectus touristiques diffusent de la Bretagne une image stéréotypée, pour une large part issue des travaux savants du XIX e  siècle. En insistant sur l’héritage celte et l’histoire de la Bretagne jusqu’à son rattachement à la France en 1532, les publicités touristiques mettent en valeur la spécificité de cette région au sein de l’ensemble français et répondent ainsi aux attentes des touristes. L’approche historique permet de contextualiser la formation des représentations des « véritables expressions traditionnelles » pour les touristes. Leur présence sur le territoire depuis l’occupation est l’un des arguments employés aussi bien à l’intention des Bretons que des touristes pour confirmer l’authenticité des expressions culturelles bretonnes. Les études folkloriques du XIX siècle sont également à l’origine de ces représentations. Les représentations de l’authenticité bretonne par les formes culturelles traditionnelles doivent beaucoup aux études folkloriques menées au XIX e et au début du XX e  siècle. Regina Bendix (1997), dans son livre In Search of Authenticity: The Formation of Folklore Studies , souligne les origines romantiques de la quête de l’authentique par le « folk » et l’instrumentalisation de cette quête par les intellectuels et les chercheurs. La quête de l’authentique a été une compagne constante du sentiment de perte inhérente à la modernisation, confirmant sans cesse la croyance en une essence culturelle vierge et alimentant le nationalisme culturel dans le monde entier. L’authenticité des pratiques culturelles bretonnes a donc été socialement construite à partir d’un processus sociohistorique initié à la fin du XIX siècle.

Les éléments culturels bretons tels que les paysages maritimes de Bretagne et les paysages « naturels et sauvages » remplis de mystères et de magie arthuriens sont parmi les attractions touristiques de la région. Les touristes intéressés par la culture traditionnelle établissent des liens de continuité entre les cultures celte et paysanne, par l’intermédiaire de signes comme la langue, l’artisanat, le mobilier, les danses et les musiques. Les us et coutumes locaux instituent certaines pratiques culturelles bretonnes comme de « véritables » expressions traditionnelles. Les représentations celtiques apparaissent comme un moyen de retrouver la « pureté originelle » de la région. Si les expressions culturelles développées en Bretagne pendant l’occupation celte étaient censées garantir leur socialisation, aujourd’hui elles sont devenues critères d’affirmation identitaire et de curiosité touristique. Par conséquent, de nouvelles mises en scène des signes celtiques fonctionnent comme stratégies de l’authenticité.

Le tourisme a un poids significatif dans l’économie de la Bretagne et, pendant la saison estivale, il change considérablement la démographie de la région. On peut lire sur le site officiel de la région que la Bretagne reste la quatrième destination touristique française en termes de fréquentation et la région la mieux identifiée en termes de notoriété. Au regard de ces indicateurs, on remarque : 9 millions de visiteurs par an, 93 millions de nuitées, 66 000 emplois en moyenne annuelle, près de 75 000 en saison (8 % du produit intérieur brut breton), 876 hôtels pour 50 600 lits et 738 campings classés, correspondant à 272 000 places [14] . Les festivals culturels et la culture traditionnelle sont des éléments importants d’attraction touristique dans la région car ils célèbrent les différents aspects de l’identité bretonne. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) de son côté précise que les festivals bretons ont attiré 810 000 festivaliers en Bretagne au cours de la saison 2017 (de mai à septembre) [15] . La mise en valeur des manifestations culturelles bretonnes pour enrichir l’offre touristique fait partie de la stratégie économique du Conseil régional de Bretagne, ce que ce dernier mentionne dans le document Une nouvelle stratégie touristique régionale : Passer d’une compétence partagée à une stratégie coordonnée (2018).

Les stratégies développées pour l’exploitation touristique montrent le lien étroit entre les représentations de l’authenticité liées à un passé lointain. Le rapport avec le passé contribue à créer l’association touristique d’un événement ou d’une pratique à l’authenticité. Cela est bien présent dans l’analyse de l’offre touristique en Bretagne. La grande présence de festoù-noz , festoù-deiz et de festivals comme ceux de Cornouaille, des Vieilles Charrues ou Interceltique, Folklore du Monde, etc., durant la saison touristique estivale, aide à promouvoir une authenticité des pratiques culturelles bretonnes par une association avec un passé qui se maintient au présent. Les pratiques culturelles bretonnes sont mises en valeur par le tourisme, car elles sont vues comme signataires d’un mode de vie passé. John P. Taylor (2001 : 7) constate d’ailleurs le rôle de la création d’authenticité pour le tourisme comme un dispositif de distanciation qui pousse à la production de valeur. L’authenticité, selon lui, est assimilée au traditionnel, car les sites touristiques, les objets, les images et même les gens ne sont pas simplement considérés comme des « productions » contemporaines, mais sont, au contraire, positionnés comme signataires d’événements passés, d’époques ou de modes de vie ( ibid . : 9). La qualification d’objets, d’images et même de personnes comme étant « authentiques » ajoute de la valeur à un site touristique ( ibid . : 11).

L’inscription des pratiques culturelles bretonnes et de leur antériorité dans un lieu est le fil directeur qui relie ancrage historique, relation au lieu et tourisme culturel. Les terroirs [16] sont utilisés comme des stratégies d’identification des pratiques culturelles : telle expression culturelle est considérée comme étant « originaire » d’une certaine localité dans la mesure où une de ses qualités, sa réputation ou autre caractéristique, peut être attribuée essentiellement à cette origine géographique. Laurence Bérard (2011) explique que l’amplitude temporelle peut être variable et s’échelonner sur plusieurs siècles ou quelques décennies, selon l’histoire locale. Mais l’antériorité qui donne de l’épaisseur au lieu est bien là, elle est attachée à la mémoire collective transmise. Le recours à l’histoire permet de considérer les configurations sociales inspirées du passé comme une façon de donner un sens aux phénomènes contemporains, qu’il s’agisse du marquage identitaire ou du tourisme culturel.

Par ailleurs, la façon de concevoir l’Autre, sa culture et ses coutumes, joue un rôle fondamental dans la production par les touristes des pratiques culturelles bretonnes comme exotiques. À Saint-Malo, il y a par exemple le festival Folklores du monde au mois de juillet, dans lequel une variété d’expressions culturelles du monde entier (y inclus des pratiques bretonnes) sont mises en spectacles dans le cadre des présentations artistiques payantes. Ces expressions culturelles sont les représentations de pratiques traditionnelles par des groupes professionnels de danse folklorique. En 2015, par exemple, il y a eu le groupe togolais Amlima, le groupe lituanien Megova et le groupe brésilien Bacnaré (Balé de Cultura Negra do Recife). Ces groupes mettent en scène de façon spectaculaire des formes de la culture traditionnelle de leur pays. Chaque année, le dernier dimanche du festival, on peut assister à un défilé dans les rues de Saint-Malo dans lequel les participants des groupes de danse marchent, vêtus de leur costume de spectacle, et jouent des instruments propres à leur groupe. Ce qui m’a le plus marquée au cours du défilé de 2014 est la fascination exprimée par l’audience, majoritairement composée de visiteurs, pour ces « folklores » reconnus comme exotiques. J’ai pu remarquer que l’exotisme (aussi bien des danses bretonnes exprimées par les cercles celtiques que des danses traditionnelles des autres pays) était perçu par le public au cours du défilé folklorique. L’audience ne connaissait pas les pratiques culturelles présentées par les groupes de danse, leur contexte de production et reproduction, mais appréciait les couleurs, les tonalités, les formats des costumes et les instruments musicaux qui accompagnaient les groupes. Le visuel est mis en évidence et c’est ce visuel « exotique » qui attire des visiteurs et des Bretons au festival Folklores du monde.

Illustration 10 

Cercle celtique Quic en Groigne, en défilé à Saint-Malo

Cercle celtique Quic en Groigne, en défilé à Saint-Malo
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Illustration 11 

Compania de Danza Folklorica de Mexico, en défilé à Saint-Malo

Compania de Danza Folklorica de Mexico, en défilé à Saint-Malo
Photo : De Araujo Aguiar, juillet 2014

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Au dire de certains interlocuteurs de terrain, par exemple Karl, les touristes produisent une image exotique des pratiques culturelles bretonnes. De ce fait, ils s’éloignent de l’univers breton en le concevant comme folklorique et radicalement « autre ». Karl mentionne tout particulièrement le [touriste] parisien – plus communément appelé « Parigot » au sein de cet espace social – comme l’un des principaux responsables de cette image. Pendant mon travail de terrain, je me suis entretenue avec une seule Parisienne, logée à la même auberge que moi à Lorient. Noémie avait environ cinquante ans. Quand je lui ai demandé si elle connaissait le fest-noz , elle m’a répondu « non » et m’a dit s’imaginer que c’était un bal folklorique où les gens dansaient en faisant des mouvements de doigts particuliers et buvaient beaucoup d’alcool. Les représentations de Noémie correspondent ainsi à l’image que les Parigots ont des pratiques culturelles bretonnes, selon les Bretons. Considérées comme exotiques, les pratiques culturelles sont stéréotypées et renvoyées à des valeurs folkloriques. Le terme folklore a néanmoins une dimension péjorative en France, principalement depuis l’époque de l’occupation allemande et du gouvernement de Vichy [17] , et une grande partie de mes interlocuteurs ne classent pas les pratiques culturelles bretonnes comme étant du folklore, mais de la culture traditionnelle et populaire bretonne.

La classification comme exotique et l’invocation du traditionnel provoquent une attractivité marchande chez tous ceux qui consomment les pratiques culturelles en prenant des photos, en achetant des disques et des DVD ou en payant pour des spectacles. Les pratiques culturelles sont considérées ainsi comme ressources identitaire, économique et touristique. Par ailleurs, les sphères publiques profitent elles aussi de la nature capitalistique des pratiques culturelles traditionnelles au service du développement durable et du tourisme. L’identité est utilisée comme instrument conceptuel lorsqu’il s’agit de légitimer le côté patrimonial de l’expression culturelle pratiquée et de viabiliser le côté marchand. Les pratiquants des expressions culturelles ainsi que les élus et les touristes sont confrontés à la dualité présente dans les enjeux du patrimoine culturel immatériel : marchands d’un côté et patrimoniaux de l’autre (valeurs d’existence, attachement au passé, transmission dans une continuité).

Si d’un côté le touriste produit une image exotique des pratiques culturelles bretonnes, de l’autre il est un agent qui intervient activement dans la construction symbolique et pratique du patrimoine immatériel. En effet, l’image sur laquelle il s’appuie quand il vient dans une région lui fait espérer réellement y trouver ce qu’il avait imaginé et désiré y voir. La plupart des cercles celtiques, par exemple, ont été justement constitués en jouant avec l’image que l’Autre a produite. Cela veut dire que si les touristes qui arrivent en Bretagne veulent voir « le Breton », les Bretons eux-mêmes vont porter un costume, danser et chanter pour leur offrir un spectacle à la hauteur de leurs attentes. Le touriste transforme ainsi le patrimoine immatériel des régions qui l’attirent et participe fortement à la formation identitaire. Dans son étude sur l’identité culturelle et le tourisme au Mali, Anne Doquet (2003) argumente qu’en réponse aux regards orientés dont elles sont l’objet, certaines sociétés se mettent en scène en se conformant aux attentes des étrangers. Regardées comme des archétypes de cultures traditionnelles, elles deviennent expertes dans la mise en scène de l’authenticité attendue par les touristes. Selon cette auteure, les mises en scène de l’authenticité culturelle peuvent contribuer à un renouveau identitaire. La projection des origines, préservées dans une expression culturelle, renvoie à un discours générateur d’une culture authentique qui se transmettrait au fil des générations grâce à cette même expression culturelle.

L’espace d’appropriation, tel qu’avancé par Christine Servais (2006), relève d’une identité fictive fondée sur un investissement imaginaire. L’identité collective n’est pas le fruit d’une communication intersubjective, mais elle est opérée et réaffirmée par un procès de médiation : la narration. Les récits sur l’Armorique occupée par des populations celtiques et principalement gauloises circulent parmi ceux qui sont engagés auprès de la culture bretonne. Ces récits viennent légitimer les discours d’appartenance des Bretons à une identité sociale et culturelle commune. L’appartenance à ce monde commun constitue une identité collective et c’est ce devoir qui donne sens à l’engagement. Il s’agit donc bien d’un engagement fondé sur l’imaginaire d’un monde commun et proche de celui qui est mis en œuvre dans la narration. Les récits sont déployés dans la stratégie touristique en Bretagne par les offices de tourisme qui présentent les pratiques culturelles bretonnes (dont les festoù-noz et les cercles celtiques) comme les « vraies expressions culturelles » laissées par les Celtes en Bretagne. L’identité est basée sur une multiplicité de récits dont les usages légitiment intérêts et représentations. Prendre en compte les liens entre l’appartenance géographique, le sentiment d’attachement, « l’origine » des pratiques culturelles et les récits historiques est donc un préalable nécessaire à la compréhension du développement des pratiques bretonnes comme marque d’appartenance identitaire et moteur de destination touristique.

Conclusion

L’analyse de la culture traditionnelle en Bretagne fait constater l’appropriation de la catégorie d’identité comme support privilégié de construction de mémoires collectives et de références culturelles. Le fait que leur identité soit constituée par la culture bretonne apparaît comme une évidence aux acteurs et aux groupes qui sont engagés dans cet univers. La culture traditionnelle bretonne se pose comme repère d’identification qui promeut la construction et la reconnaissance sociales d’une relation entre les individus et les groupes sociaux. S’approprier une expression culturelle devient alors un attribut identitaire pouvant être utilisé comme ressource ou capital symbolique, et comme stratégie touristique. Les pratiques culturelles bretonnes sont ainsi appropriées comme des outils identitaires et inscrits dans une tradition activée lors de la reconstruction d’une mémoire collective légitimée.

Face au processus de mondialisation, l’invention des traditions identitaires vient marquer la différence et la particularité des groupes sociaux. Le besoin de consolider une identité régionale a guidé en Bretagne les formes multiples de relations entre identité, espaces et territoires. À l’heure de la mondialisation, le territoire comme support identitaire est façonné de manière à devenir un outil d’ancrage. Le rôle joué par l’identification de la population bretonne à la région peut être vu comme sociohistorique d’une part, ethnoculturel d’autre part. Le territoire breton évoque de la sorte un lieu-mémoire et conjugue un sentiment d’appropriation de l’espace au sens symbolique à un domaine d’appartenance. L’appartenance collective à la région Bretagne est instrumentalisée comme revendication identitaire.

Dans la postmodernité, des traditions sont inventées, imaginées, construites, adaptées, interprétées et négociées comme parties constituantes d’identités culturelles. La classification des pratiques culturelles traditionnelles comme identitaires a ouvert la voie à leur reconnaissance patrimoniale actuelle comme identités culturelles. Sachant que le patrimoine culturel immatériel est un outil politique qui vient légitimer et autoriser des identités, les producteurs de politiques publiques patrimoniales ont pris en compte cette ancienne classification de pratique identitaire. À travers le patrimoine culturel immatériel les identités sont affirmées et légitimées par les acteurs qui les portent ainsi que par les institutions comme l’UNESCO et les gouvernements locaux et nationaux. Ces identités sont également consommées touristiquement en tant que symboles à la fois de la diversité culturelle et de la spécificité d’un groupe culturel. Ainsi les enjeux patrimoniaux et touristiques transforment les usages des expressions culturelles pratiquées au sein de groupes spécifiques ainsi que leurs images. La qualification d’une expression culturelle comme patrimoine culturel immatériel joue un rôle non négligeable dans l’attractivité touristique de cette pratique culturelle et finit par être un moyen de construction des identités locales et des représentations par les multiples agents concernés.