Abstracts
Mots-clés :
- tourisme,
- sexualité,
- prostitution,
- exotisation
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Jean-François Staszak : Madame Lisa (ML) gère un des plus grands salons de massage : le Vénusia . Par salon de massage il faut comprendre maison close. Madame Lisa est un personnage connu à Genève et un peu au-delà. Elle a écrit un livre qui raconte son expérience de travailleuse du sexe et de tenancière de maison close [1] , et a toujours répondu favorablement aux sollicitations des médias. Elle apparaît ainsi régulièrement à la radio, à la télévision ou dans les journaux, parce qu’elle a à cœur de défendre son métier et de lutter contre la stigmatisation de celui-ci.
Illustration 1 : Madame Lisa
Source : Le Vénusia
Le décor de son établissement constitue une démonstration des liens entre l’érotisme et l’exotisme (voir illustrations 2 à 7). Il y a une chambre avec une ambiance campagnarde, une autre avec une ambiance maritime. Il y a un fumoir dont un mur est décoré d’une fresque figurant une plantation ; on a l’impression d’être en Amérique du Sud. Il y a un salon Belle Époque. Il y a bien sûr une chambre orientale et une chambre japonaise. On trouvait des chambres ainsi thématisées dans les grandes maisons closes de luxe de l’entre-deux-guerres. Plus original au Vénusia : la chambre américaine, dans laquelle se trouve l’arrière d’un pick-up (camionnette). Est-ce que vous pourriez nous expliquer pourquoi vous avez décidé de thématiser les chambres de votre salon de cette façon géographique ?
Illustration 2 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
Illustration 3 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
Illustration 4 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
Illustration 5 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
Illustration 6 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
Illustration 7 : Chambre thématique du Vénusia
Source : Le Vénusia
ML : Lorsque j’ai décidé d’ouvrir ce salon à Genève, je me suis fait aider par ma grand-mère adoptive, qui déjà avait un peu plus de soixante-dix ans à l’époque. Elle était d’accord pour m’aider à condition de faire quelque chose d’extraordinaire. J’ai eu beau lui dire que c’était quand même une maison close, donc rien d’extraordinaire, et elle m’a dit « Va dans les livres. Regarde ce que tu trouves. » Et ainsi, j’ai trouvé un livre de la Mondaine sur ces maisons closes parisiennes, entre 1920 et 1940, et je me suis dit « Pourquoi pas ? » D’où la raison des différents thèmes des chambres. Après, les différents thèmes et la façon dont ça a été décoré me sont venus assez naturellement : j’aime bouger, j’aime le voyage. Et je me suis dit que, bien souvent, il suffirait de changer de chambre pour pouvoir vivre d’autres expériences, sans spécialement changer de fille. Ça a été aussi par égoïsme pur que j’ai fait ces décors. Parce que j’ai eu envie moi aussi, égoïstement, de voyager. Donc, je les ai d’abord faits pour moi. Je me suis dit « Si ça me plaît, pourquoi pas ? Ça ne pourra que plaire. »
JFS : Et est-ce que vous pourriez nous dire quelle chambre plaît à qui ? Est-ce qu’il y en a qui ont plus de succès que d’autres ? Et auprès de certains types de clients ?
ML : En fait, nous nous sommes rendu compte, avec le temps, que les chambres qui sont un peu plus romantiques, un peu plus cocooning, vont être plus facilement utilisées par des clients qui restent pour une durée un peu plus longue, enfin au minimum d’une heure. Alors que les clients qui viennent pour des durées qui sont relativement courtes veulent quelque chose de rapide. Ils ne veulent pas prendre du temps pour ranger leurs affaires, pour s’« apprêter ».
JFS : Par ailleurs, les filles qui travaillent dans votre salon sont de diverses origines. J’imagine que certains clients vont les typifier comme appartenant à des ethnies différentes. Et j’aurais voulu savoir si leur exotisme, leur appartenance à tel monde ou à tel autre, ou à tel continent, pouvait jouer un rôle dans les fantasmes des clients et dans leurs demandes spécifiques ?
ML : En fait, on se rend compte que le premier choix du client ne porte pas sur la couleur de peau ou l’origine des filles, mais uniquement sur la teinte de leurs cheveux. Ça va être les blondes d’un côté, les brunes de l’autre. Et puis après vous allez avoir les Blanches d’un côté, les Noires de l’autre. Mais le choix le plus fréquent, ça va être blondes et brunes.
JFS : Mais vous m’aviez dit, tout de même, qu’il était arrivé à un de vos clients de se rendre compte qu’une des filles qui travaillait dans votre salon avait un accent suisse, un accent valaisan, et que ça ne lui avait pas beaucoup plu.
ML : Ah oui. [Rires] En fait, ça va faire une vingtaine d’années, à peu près, que j’exerce, et ce, sur Genève. Nous n’avons que très, très peu de Suissesses qui travaillent dans ce domaine d’activité. À un point qu’il y a quelques années, même très peu d’années, nous avons eu une Vaudoise. Tant qu’elle n’ouvrait pas la bouche, ça allait, il n’y avait pas de problème. Et il s’est avéré que lorsqu’elle était choisie par un Suisse reconnaissant son accent, il préférait changer. Les hommes qui viennent dans ce genre d’établissement viennent pour un besoin, pour un désir d’exotisme, de différence, disons. Donc, le fait qu’elle soit blonde, ça ne leur suffisait pas. Ils pensaient tomber sur une fille hongroise, à l’époque, parce qu’elle paraissait assez fille de l’Est. Mais il y avait tromperie sur l’accent.
JFS : Et les filles qui travaillent dans votre salon, elles ont compris, j’imagine, que cette différence était quelque chose qu’elles pouvaient cultiver ? Et que c’était peut-être attractif, vis-à-vis de certains clients, de jouer cette carte de l’exotisme ? Au point, peut-être, de faire semblant d’appartenir à un monde qui n’était pas le leur ? On triche un peu ?
ML : Dans ce domaine d’activité, effectivement, on triche beaucoup. Ainsi cette jeune fille brésilienne qui se disait toujours grecque. Jusqu’au jour où je lui ai dit : « Tu sais chérie, aujourd’hui, avec ce client, tu n’es pas grecque. Parce qu’il connaît très bien ma grand-mère, et je sais qu’avec elle il parle grec. Donc, tu es brésilienne. De plus, ça lui fera beaucoup plus plaisir. » Mais comme ça faisait très longtemps qu’elle mentait, elle a continué à dire qu’elle était grecque. Cet homme lui a parlé en grec, et à ce moment-là il s’est senti trompé. Dire qu’elle était grecque c’était une arnaque. Donc, ça n’était pas bien.
JFS : Et donc, est-ce que vous diriez qu’à Genève, une fille qui vient d’Europe de l’Est, une fille qui vient d’Afrique ou des Caraïbes, elles exercent le métier de façon différente ? Elles ont des demandes différentes ? Des pratiques différentes ?
ML : Alors, en règle générale, suivant la nationalité de la fille, l’origine de la fille, elle ne va pas spécialement exercer différemment, mais elle va avoir des clients différents. Donc, bien souvent, des demandes différentes. Nous avons pu, au fil des ans, nous rendre compte que les filles noires qui travaillaient avec nous, à moins qu’elles ne soient pas trop européanisées, arrivent à travailler. Alors qu’une fille noire un peu trop européanisée aura beaucoup de mal à travailler. Parce que le client a besoin d’exotisme. Quitte à prendre une fille noire, il veut une vraie fille noire. Ou alors il prend une fille de l’Est, et à ce moment-là, il les aura avec tout leur pseudo-manque d’expérience ou alors toutes leurs niaiseries, qu’elles vont pouvoir dégager, et ce, pendant l’acte, en tous les cas.
JFS : Est-ce que vous comptez parmi vos clients, autant que vous sachiez, des touristes ?
ML : Nous avons en moyenne 40 % de clients locaux, qui habitent Genève. Après, vous avez finalement 30 % de la clientèle qui va être des Français qui vont être de la banlieue assez proche : des frontaliers qui ne vont pas faire beaucoup plus de 60, 70 kilomètres pour pouvoir venir. Après, vous avez tous les autres. C’est-à-dire ceux qui prennent l’avion, que ce soit d’Italie, d’Allemagne, de Paris ou bien de plus loin, pour venir, et ce, rien que pour passer la journée à Genève.
JFS : Et est-ce que vous diriez que, pour les hommes d’affaires qui viennent à Genève, il est connu que c’est une ville qui présente une offre intéressante, en termes de commerce du sexe ? Est-ce que Genève a une image particulière en la matière ? Ou est-ce que c’est juste comme Lyon, Munich, Milan ?
ML : Les différents médias de communication ont effectivement ouvert un peu la porte à Genève. Ça a fait connaître Genève comme un endroit où l’on pouvait, pour ainsi dire, tout trouver. Tout trouver, et ce, à n’importe quel prix. À mon avis, les premiers qui ont commencé, qui ont fait à la fois notre force et notre malheur aussi, ce sont tous ces médias français. Ils ont commencé, il y a cinq, six ans, à présenter Genève comme l’« eldorado de la prostitution ». Au début, je reconnais très honnêtement que ça nous a permis de pouvoir avoir des collaboratrices qui parlaient français, donc ça n’était pas un mal. Mais, très rapidement, on s’est rendu compte que ça n’était pas ça. En fait, même si les clients que nous avons aiment bien les Françaises, ils apprécient surtout les jeunes filles de l’Est. Enfin, jeunes ou moins jeunes d’ailleurs, il n’y a pas de question d’âge.
JFS : Parce qu’elles sont blondes et parce qu’elles ont cette sorte de naïveté ? Ou elles jouent à être naïves, comme vous le disiez tout à l’heure.
ML : Oui, c’est vraiment le fait d’être blonde et de savoir jouer de leur physique et du fait qu’elles parlent relativement peu français. Bien qu’elles comprennent beaucoup plus que ce qu’elles peuvent laisser entendre. De plus, on se rend compte que le client aime une jeune fille un petit peu chétive, un petit peu naïve. Ça lui permet d’avoir l’impression de toujours garder le dessus.
Question venant de l’assistance : Vous disiez tout à l’heure que vous aviez presque 20 % [ sic ] de clients touristes, qui ne viennent donc ni de Genève, ni de la banlieue genevoise à la fois Suisse et France proche. Donc, quelque part, vous entrez de façon formelle ou informelle dans un système touristique de Genève. Vous travaillez avec certains acteurs du tourisme ? Les conciergeries des hôtels, par exemple ? Votre maison est indiquée par certains acteurs du tourisme ? De quelle façon est-ce que ça se construit cette relation ?
ML : En fait, la relation que nous avons avec nos clients s’est construite il y a vingt ans, tout simplement via ma propre réputation. J’ai travaillé pendant un peu plus de dix ans en tant qu’indépendante. J’ai bougé un peu partout dans le monde. Nous avons la chance, via Internet, d’avoir toutes sortes de forums, de répertoires, style TripAdvisor, qui nous notent, quelque part. Même si je reconnais qu’au début ça n’était pas très agréable, mais au bout d’un moment j’ai trouvé que c’était très utile. Au même titre que quand je vais dans un hôtel, ou quand je vais quelque part, j’essaye de piocher moi aussi des informations dessus. C’est la façon dont sont arrivés nos premiers clients. Au début, je travaillais avec un autre pseudo. Puis, un client m’a reconnue, et la chose s’est sue. En l’espace de deux mois, notre chiffre d’affaires a été multiplié par quatre, à l’époque. Lorsque la chose a été médiatisée, le fait que ce soit moi qui soit à la tête de ce salon, ça a été un grand bien pour nous.
JFS : Et donc, si je comprends bien, vous ne travaillez pas du tout avec les hôtels ?
ML : Non. Très peu. Mais via notre réputation, c’est eux qui nous envoient des clients.
JFS : Un client qui est dans un hôtel et qui va voir le concierge en lui demandant « Est-ce que vous pouvez nous conseiller une bonne maison ? », éventuellement il va être adressé à vous ?
ML : Oui. Le concierge va très facilement adresser ses clients au Vénusia. Toutefois, jusqu’à présent, je ne travaillais pas avec les concierges. Pour une raison qui est très simple, la même raison que je n’ai jamais voulu travailler avec les chauffeurs de taxi. Une raison qui m’est un peu viscérale. J’estime que la fille qui travaille avec moi n’a que moi comme mère maquerelle, que moi comme intermédiaire. Et je vous assure que psychologiquement, pour ces filles, c’est largement assez. Je ne veux pas leur imposer un autre intermédiaire. Et lorsque ces chauffeurs de taxi avaient commencé à vouloir m’envoyer des clients, ils me demandaient toujours de l’argent. Mais j’ai toujours tenu à faire travailler les filles avec moi dans les mêmes conditions financières que moi-même j’aurais acceptées pour quelqu’un d’autre. C’est la raison pour laquelle je ne peux pas reverser une partie à ces intermédiaires. Ça n’est pas eux qui restent dans la chambre avec les personnes complètement soûles, qu’ils pensent nous ramener en nous faisant plaisir. Fut un temps, j’ai travaillé pour une agence d’escortes à Genève. Et, à chaque fois, le propriétaire de l’agence nous demandait toujours de lui laisser 50, 100 francs, en fonction de ce que le client nous avait payé. Et très honnêtement, ça m’a toujours fait un petit peu mal. Ça n’était pas grave, ce n’est que de l’argent. Mais, ça n’est pas une question d’argent, pour moi c’est une question de principe. Et je suis très dure sur ça.
Question venant de l’assistance : Vous avez expliqué pourquoi vous ne travailliez pas, par le passé, avec les hôtels et les chauffeurs de taxi, mais vous avez changé d’avis ? Qu’est-ce que vous a poussé à changer d’optique ?
ML : En fait, mon optique vient de changer pour des raisons économiques, tout simplement. J’ai dû un peu changer mon fusil d’épaule. Parce que les temps sont durs. Et les temps sont durs actuellement pour tout le monde. Il faut quand même, à des moments, que j’ouvre les yeux. Que je n’oublie pas que je fais quand même vivre un peu plus de 70 filles dans mon établissement, même si quelques-unes ne viennent que de façon très épisodique. Mais j’estime que lorsque l’on fait cette activité, c’est une activité qui est très dure, physiquement, psychologiquement, c’est une activité qui demande beaucoup. Donc, j’estime que si elles exercent, il faut que ce soit pour gagner de l’argent. Sinon, ça ne vaut pas la peine.
Question venant de l’assistance : À Amsterdam, les vitrines du quartier rouge sont une attraction touristique en soi. Et là je ne parle pas d’une clientèle pour les travailleuses du sexe, je parle de touristes lambda. Est-ce qu’à Genève on a un peu ce phénomène des gens qui viennent regarder par curiosité ?
ML : Nous avons, et nous aurons toujours, des hommes qui viennent sonner à notre porte rien que pour le plaisir des yeux. Mais, de toute façon, le plus dur pour un homme c’est de franchir la porte. Donc, ça n’est pas grave qu’il la franchisse que pour le plaisir des yeux ou bien pour consommer, le tout c’est qu’il la franchisse. Et, quitte à la franchir, autant qu’il soit bien reçu, de façon à ce que ça lui donne envie, une fois prochaine, à venir.
Question venant de l’assistance : Vous avez parlé de TripAdvisor tout à l’heure. Vous suivez TripAdvisor de la même façon qu’une autre entreprise touristique ? Est-ce que vous êtes intéressée à savoir de quelle façon ils parlent de vous ? Est-ce que vous l’orientez ? Est-ce que vous conseillez à vos clients de parler bien de vous sur Trip ?
ML : En fait, depuis le début je regarde ces forums, mais parce que c’est mon intérêt. Tout comme les différents forums liés à la restauration ou à l’hôtellerie intéressent ces secteurs. J’ai toujours essayé de prendre en note, que ce soit des remarques positives ou négatives, j’ai toujours essayé de faire au mieux. Puisque, de toute façon, ce genre de commentaires ne peut, si on s’en sert bien, que nous permettre de nous améliorer en continu. Donc, effectivement, je les suis beaucoup.
JFS Merci beaucoup pour ce témoignage.
Appendices
Note
-
[1]
Madame Lisa et Jean-Pierre Saccani, Portes ouvertes sur maison close, Paris, Grasset, 2012.