Abstracts
Résumé
L’article porte sur l’attraction érotique que la Casbah d’Alger a constitué pour les touristes, en particulier dans les années 1930. Exotisée en tant que haut-lieu de l’orientalisme, la Casbah est essentiellement érotisée à travers la mise en scène de deux figures indigènes : la femme recluse et la femme publique. La première est à entr’apercevoir sous son voile ou sur sa terrasse, et c’est son interdit qui fonde son charme ; la seconde se donne à voir dans la rue, et c’est sa disponibilité qui fait son attrait. La visite touristique de la Casbah, qui se fonde sur un droit de regard typiquement colonial, constitue une forme de slumming dont la Mauresque est le motif principal. Analysant des guides de voyage, des cartes postales et divers types de récits, cet article montre le processus d’exo-érotisation à l’œuvre, qui fait de la Casbah un lieu de phantasme et de voyeurisme. Ce processus, qui exerce une certaine violence sur les habitantes de la Casbah, fonctionne pour partie sur un mode performatif, l’imaginaire touristique tendant à modeler le monde qu’il est censé refléter.
Mots-clés :
- altérisation,
- bas-fond,
- colonialisme,
- orientalisme,
- prostitution,
- sexscape,
- slumming
Article body
Cet article porte sur un point de fixation de l’imaginaire géographique occidental : la Casbah d’Alger. Il interroge la composante érotique de cet imaginaire et le tourisme qui lui est associé, en particulier dans les années 1930, soit dans un contexte colonial.
À travers l’exemple de la Casbah, il s’agit d’analyser en quoi et pourquoi un lieu peut être considéré comme érotique, et en tant que tel se prêter à des pratiques touristiques. Pas plus qu’il n’est en soi exotique, aucun lieu n’est en soi érotique : il ne possède ces attributs que pour un groupe donné et à la suite d’un processus complexe qui lui a conféré ces qualités : un processus d’exo-érotisation. C’est par un tel processus que la Casbah est instituée en objet de désir pour les Occidentaux. Il s’agit d’exotisation au sens où la Casbah est construite dans leur imaginaire comme un lieu étrange et étranger, et pour cela attirant (Staszak, 2008). Il s’agit d’érotisation au sens où à ce lieu est associé à une forte charge sensuelle ou sexuelle. L’exo-érotisation se définit ainsi comme le processus, matériel et symbolique, par lequel un groupe transforme un lieu, un objet ou un être en une attraction sexuelle, précisément en ce qu’il est appréhendé comme éloigné des habitudes ou des normes propres au groupe en question.
L’exo-érotisation du corps indigène dans le cadre de l’imaginaire (Alloula, 1981 ; McClintock, 1995 ; Yegenoglu, 1998 ; Schick, 1999 ; Yee, 2000 ; Staszak, 2012) et des pratiques prostitutionnelles (Levine, 2003 ; Taraud, 2003 ; Lauro, 2005) coloniales a nourri de nombreuses analyses. Il en va différemment pour les lieux. Un lieu peut-il susciter ou favoriser le désir sexuel ? Pour quelles raisons, comment, et à quel titre ? Auprès de qui ? Ce désir est-il de nature à induire des pratiques touristiques et, si oui, de quel type ? Autant de questions auxquelles cet article tente de répondre, dans l’espoir d’enrichir les tourism studies aussi bien par sa contribution empirique à l’histoire d’un tourisme colonial encore mal connu (Zytnicki et Kazdaghli, 2009) que pas son apport au débat théorique sur la nature et la fabrique du désir touristique.
Pour étudier les imaginaires et les pratiques touristiques liées à la Casbah, cet article emprunte aux études de genre et aux approches postcoloniales, et privilégie quatre types de sources. La première est constituée par les guides touristiques[1]. De nombreux guides d’Alger ou d’Algérie sont publiés des années 1840 aux années 1940[2], en français et en anglais (Berthonnet, 2006 ; Zytnicki, 2016). Ayant une fonction normative et prescriptrice, ils décrivent, expliquent et établissent ce qui mérite d’être vu et visité, et la manière de le faire. Si tant est que les touristes suivent leurs instructions, ils documentent leurs pratiques et les évolutions de celles-ci.
Une deuxième source est offerte par l’important corpus de cartes postales[3] qui figurent Alger et/ou la Casbah. Les photographes et les éditeurs de cartes postales s’efforcent de fournir aux touristes des images conformes à leurs attentes, qui documentent leur imaginaire touristique. À l’instar des guides, quoique moins directement, les cartes postales jouent un rôle prescriptif : définissant un canon du pittoresque, elles indiquent ce qui mérite d’être vu et visité.
Toutefois, aucune de ces sources ne renseigne directement sur l’expérience touristique. Un troisième type de source permet de l’appréhender : les textes publiés sous forme de récits de voyage, d’articles de journaux ou d’un genre plus littéraire[4], qui mettent en scène des touristes dans la Casbah et décrivent leur visite, avec complaisance ou esprit critique. Eux aussi participent à la diffusion d’un certain imaginaire et invitent peut-être à reproduire les excursions qu’ils relatent.
Enfin, un film de fiction, Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937), constitue une source complémentaire intéressante. D’une part, il offre aux spectateurs une forme de tourisme virtuel en présentant – sous une modalité proche du documentaire – la Casbah, où se déroule l’intrigue, et qui constitue un quasi-personnage. D’autre part, il met en scène des Parisiens qui visitent la Casbah. Ce film, très représentatif du cinéma colonial français dont il a été un succès important, documente une pratique touristique de la Casbah en même temps qu’il atteste et reproduit un imaginaire géographique à son endroit.
Dans le présent article je montrerai que la Casbah est bien exotisée et constitue une attraction touristique, et que son attractivité tient notamment aux femmes qui y vivent et à l’imaginaire qui leur est associé. Je présenterai ensuite les pratiques touristiques liées à l’érotisation du quartier, en analysant dans le détail la visite des terrasses de la ville et d’un cabaret, Les Bas-Fonds d’Alger. Je conclurai sur la dimension performative de l’imaginaire qui fonde l’exo-érotisation de la Casbah.
L’exotisation de la Casbah, attraction touristique majeure
Le terme arabe de casbah signifie forteresse. Par extension, il en est venu au milieu du XIXe siècle à désigner en français la ville arabe ancienne, précoloniale, souvent en hauteur et enclose de murs, par opposition à la ville moderne européenne, en contrebas et souvent ouverte. Enfin, si le terme possède un sens générique, il renvoie aussi à la Casbah par excellence : celle d’Alger – que j’écrirai ici avec une majuscule (Lespès, 1930 ; Ravéreau, 1989 ; Çelik, 1997 ; Shuval, 1998 ; Jordi et Planche, 1999 ; Cohen et al., 2003). Peuplée de 54 000 habitants au recensement de 1931, elle est en effet, selon un Rapport au sujet des sites et monuments de l’Afrique du Nord présenté au Congrès du tourisme colonial en 1932, « d’universelle renommée ». Comme d’autres termes géographiques (bled, souk, bazar, gourbi, etc.), le toponyme acquiert toutefois des connotations péjoratives en passant dans le langage populaire, pour désigner une habitation sommaire.
Le tourisme en Algérie a été développé par les autorités coloniales et il participe du projet colonial (Furlough, 2002 ; Berthonnet, 2006 ; Perkins, 2007 ; Zytnicki, 2016). Il s’agissait à la fois de 1) faire connaître l’Algérie et de la rendre attractive dans une perspective de propagande coloniale ; 2) présenter le pays sous un jour qui légitime la colonisation, notamment en célébrant ses grandes œuvres ; 3) participer à la mise en place d’un nouveau secteur d’activité susceptible d’attirer des investissements, de participer à la mise en place d’infrastructures et de nourrir la croissance. L’Algérie se targuait de recevoir annuellement au milieu des années 1930 près de 60 000 touristes (Scelles, 1938 : 41).
Les pratiques touristiques y sont très diversifiées : randonnée en montagne, ski et alpinisme, thermalisme, chasse et pêche, visite des ruines romaines. Les pittoresques paysages, monuments et activités typiques de l’Algérie précoloniale constituent toutefois les principales attractions, et la Casbah d’Alger est la première de celles-ci : celle que les touristes voient en arrivant en Algérie, la plus fameuse et sans doute la plus spectaculaire. Aussi le profil de la « Ville blanche » (surnom d’Alger), mettant en valeur le paysage escarpé de la Casbah, s’impose-t-il comme un motif incontournable des affiches qui vendent cette destination (illustration 1) ou l’Algérie en général (illustration 2). « Le principal attrait, la plus précieuse parure de la ville résident dans ce cachet d’orientalisme dont l’étranger, blasé sur d’autres sensations, est particulièrement avide. » (Klein, 1907 : 4) Dès 1905, le Comité des amis du vieil Alger est créé. Au début des années 1930, on met en place des mesures visant à préserver les paysages et le pittoresque de la Casbah, dont on a compris l’attractivité touristique et dont on travaille à la patrimonialisation. Henri Klein, fondateur du Comité et directeur de la publication biannuelle Feuillets d’El-Djezaïr (dont les meilleurs pages donnent lieu en 1937 à l’édition d’un livre narrant l’histoire du Vieil Alger et listant ses monuments), déplore ainsi l’altération des « ruelles bizarres que leur étrangeté eut dû faire conserver intactes » et regrette que n’ait pas « été sauvé le merveilleux et unique pittoresque d’El-Djezaïr » (1937 : 37‑38).
À l’exception du tout premier guide touristique publié, qui suggère de contourner la Casbah pour visiter Alger (Guide du voyageur en Algérie, 1848), tous les guides du corpus attestent d’une vraie fascination pour la Casbah et en recommandent expressément la visite en des termes très comparables. Selon la première édition du Guide Joanne (1862), la ville orientale « présente le tableau le plus bizarre, le plus étrange qu’il soit possible d’imaginer » (p. 5), avec son « type mauresque » (p. 39). Les visiteurs y sont « absolument dépaysés », dans des rues « chères aux peintres et aux aquarellistes » et « fécondes en surprises », comme « le mystère, les mœurs et les retraites impénétrées de l’Orient » (Baudel, 1887 : 30, 36). Le premier Guide Michelin (1929 : xxv, 141) mentionne la visite de « la ville indigène ou ancienne » comme « particulièrement recommandée », et attribue spécifiquement deux étoiles à la « ville arabe (ruelles en escalier, mosquées) » d’Alger.
Bien que la Casbah soit le lieu indigène par excellence, la légitimité de la présence des visiteurs européens en ses murs n’est jamais questionnée. Aucun guide n’avertit ses lecteurs d’éventuels risques liés à la visite de la Casbah (si ce n’est, parfois, celui de s’y perdre) ou de précautions à prendre : « contrairement à l’opinion générale des visiteurs, la Casbah. ou quartier arabe d’Alger, est totalement sûre dans la journée, à tous les points de vue, et tout un chacun peut s’aventurer dans ses divers labyrinthes sans aucune crainte pour sa sécurité » (Practical Guide to Algiers, 1891 : 41)[5]. Le processus de domestication a bien eu lieu, qui a rendu la Casbah inoffensive et ouvert la voie à son exotisation. Ainsi, elle est devenue le lieu où l’indigénéité est à la fois sans risque et spectaculaire : consommable. « Deux fois par semaine, sous la conduite de l’interprète du Comité [d’hivernage algérien], ont lieu des promenades dans la ville arabe, au cours desquelles on fait visiter aux excursionnistes les curiosités les plus réputées de ces quartiers pittoresques. » (Alger, reine des stations hivernales, 1900 : 17)
Les guides du corpus exotisent la Casbah en mettant en avant son anormalité (par exemple par des qualificatifs comme bizarre, étrange, confuse, mystérieuse, sans pareille, extraordinaire, originale, etc.) et en présentant celle-ci sous un jour attirant (usant des qualificatifs comme curieuse, pittoresque, amusante, admirable, intéressante, etc.). Elle est systématiquement appréhendée comme un espace autre, indifférencié, inqualifiable et incompréhensible, et décrite avec les mêmes métaphores du labyrinthe, de l’escalier, de la cave ou de la fourmilière, qui la disqualifient en tant qu’espace urbain. Le processus d’exotisation qui l’affecte et les composantes qu’il mobilise sont banals ; on les retrouve de façon très comparable appliqués à la Médina de Marrakech ou au Grand bazar d’Istanbul. Ce qui constitue l’originalité de la Casbah en la matière – et l’objet de ce texte –, c’est que cette exotisation développe une importante composante érotique.
La Casbah et ses femmes
La sexualité est essentielle à l’imaginaire orientaliste (Saïd, 1980). Les femmes et, dans une bien moindre mesure, les hommes et les enfants, alanguis et plus ou moins déshabillés, abondent ainsi dans la peinture orientaliste. Une des premières grandes toiles orientalistes prend d’ailleurs place dans la Casbah : il s’agit des fameuses Femmes d’Alger dans leur appartement, peintes par Eugène Delacroix en 1834, à son retour d’Afrique du Nord (illustration 3)[6]. On retrouve les motifs de la peinture orientaliste dans les cartes postales, qui, par milliers, figurent des « Mauresques » plus ou moins dénudées (Alloula, 1981 ; Sebbar et al., 2006). La littérature n’est pas en reste (Yee, 2000). Il en résulte que « les Français arrivent à Alger affamés de Mauresques » (Feydeau, 1862 : 166), « tentés par le double et apparent mystère de la femme et du sud » (Janon, 1936 : 115).
Pour interroger la place des femmes dans la Casbah et l’imaginaire occidental à son endroit, on peut se tourner vers la littérature, par exemple le « conte oriental » de Pierre Loti, Les Trois dames de la Casbah (1882), qui y raconte les (més)aventures amoureuses de matelots français en goguette. Ou vers les affiches qui promeuvent Alger (voir illustrations 1 et 2). Ou vers les chansons qui fredonnent « Casbah d’Alger / Derrière leurs voiles légers / Casbah d’Alger / Les Fatmas offrent leurs baisers […] Dans ses ruelles sentant le musc et la cannelle / On vend l’amour » (Casbah d’Alger, Roger Lucchesi, 1950) (illustration 4). Ou vers le cinéma, qui, en Allemagne, traite complaisamment de la « traite des Blanches » à Alger (Frauengasse von Algier, Hoffmann-Hamish, 1927[7]) ou en France avec Pépé le Moko, qui montre avec insistance la prostitution dans la Casbah, en particulier dans la fameuse séquence d’ouverture, à la façon d’un documentaire. Ce faisant, on parviendrait à la même conclusion.
La Casbah est, dans l’imaginaire occidental, indissociable des femmes indigènes (Çelik, 1997 : 22 et suiv.), maures et, dans une moindre mesure, juives. La ville haute est conçue et montrée comme un univers féminin. Toute une rhétorique compare la Casbah à un personnage féminin. Alger est « la belle amoureuse, couchée nonchalamment dans le demi-cercle que lui forme le premier plan du Sahel » (Maurin, 1873 : 141). La ville repose « mollement étendue sur les flancs de la colline, comme une sultane antique », le soleil « monte au zénith en caressant son amante de ses plus doux baisers ; dans le creux des ombres […] il verse des tendresses de bleu velouté » (L’Afrique illustrée, 1893 : 1). « Indolente belle d’Orient » (Champsaur, 1926 : 222), « elle est la vamp de l’Afrique du Nord. Elle présente une sorte de charme capricieux, féminin qui n’a rien à voir avec la parfaite structure des traits ou la réussite absolue du galbe […] Oui mais quel sex-appeal ! » (Favre, 1933 : 10). Non seulement la Casbah est (comme) une femme, mais c’est une femme sexy, voire obscène, avec ses « accouplements de maisons monstrueux, [s]es enlacements de poutrelles plus monstrueux encore […] le plus effronté dévergondage auquel des pierres, des poutres, des tuiles et des pavés puissent se livrer » (Baraudon, 1893 : 31-32). Dès lors, on « visite » moins la Casbah qu’on a « un rendez-vous » ou « une liaison » avec elle (Tabet et Tabet, 1967 : 11).
L’association de la Casbah aux femmes qui y habitent est également attestée par des dispositifs visuels propres à certaines cartes postales. Plusieurs présentent ainsi une composition significative qui fait de la femme indigène, plus ou moins déshabillée, le principal « Souvenir d’Alger » ( illustration 5 ). L’analyse de livrets de cartes postales consacrés à la Casbah permet d’apprécier la place essentielle donnée aux femmes dans la visualisation, la mise en récit et en tourisme des lieux ( illustrations 6 et 7 ). Certaines cartes à système montrent une mauresque voilée, dont on est invité à « lever la robe » pour voir se déplier dix petites vues de la ville arabe ; ainsi, c’est cette fois la ville qui est comme intégrée au personnage féminin. Il s’agit ici de Fez, dont il est possible que le toponyme ait été jugé propice à cette mise en scène ( illustration 8 ).
Sur les cartes postales et dans l’imaginaire occidental, les femmes de/dans la Casbah sont figurées selon deux modalités apparemment opposées.
La première est celle de la femme honnête, inaccessible aux regards si ce n’est au désir des Européens qui la croisent voilée dans la rue ou l’entr’aperçoivent à une fenêtre. « Les portes de chaque maison, toutes fermées, fortifiées de gros clous de bronze et percées de judas treillagés, avaient des airs taciturnes comme des portes de harem ou de prison : j’en pâlissais de plaisir », confesse Ernest Feydeau. On peut croiser « la nuit dans les rues du haut quartier […] un Français qui, de la rue, cherche à lier connaissance avec une femme indigène embusquée à sa petite fenêtre, ou s’amuse tout simplement à lui débiter des madrigaux » (1862 : 10, 59). « Ces rues silencieuses rappellent […] le harem. Ici, les Arabes nous ont laissé à penser, mais rien à voir » (Dumont, 1878 : 36). L’interdit participe à ériger la Casbah et ses femmes, que beaucoup de textes décrivent du fait de leur costume comme des fantômes, en objets de désir.
La seconde figure féminine est celle de la travailleuse du sexe, qui racole dans la rue, plus ou moins vêtue, et pose dénudée pour le peintre ou le photographe. Si la Casbah est un lieu de vie familial et traditionnel, certaines de ses rues sont en effet dédiées au commerce du sexe (Taraud, 2003 ; Ferhati, 2007 ; 2009). Sous la période ottomane s’y était développée une intense activité prostitutionnelle, que les autorités coloniales ont encadrée dès 1830, mettant en place le système de l’encartement des « filles publiques » et du dispensaire. En 1842, un arrêté délimite ainsi les rues de la Casbah où la prostitution de rue et le racolage sont tolérés, établissant dans la Casbah un véritable quartier réservé. Satisfaire les prétendus besoins des marins et des troupes coloniales, lutter contre la propagation des maladies vénériennes dont on rend les travailleuses du sexe responsables et contenir un foyer de troubles sociaux, tels sont les objectifs de cette institutionnalisation de la prostitution.
En 1935, la ville basse ne compte que sept maisons closes – toutes européennes –, et aucune prostitution de rue n’y est autorisée, alors qu’on trouve dans la Casbah 109 « magasins » (une petite pièce aveugle ouverte sur la rue où exerce une travailleuse du sexe) ; 35 maisons de tolérance « indigènes » et 5 maisons individuelles ; 565 « filles soumises », dont 70 % d’« indigènes », y sont inscrites au registre de la police algéroise (Taraud, 2003). Les clandestines sont certainement bien plus nombreuses, se comptant peut-être par milliers.
Ces deux figures sont reproduites à l’envi sur les cartes postales des années 1900-1930. La « Mauresque voilée » ou « Mauresque d’Alger » donne lieu à d’innombrables portraits en buste ou en pied : généralement, elle fixe l’objectif alors que son visage et son corps restent plus ou moins dissimulés. Elle est omniprésente sur les cartes postales figurant des rues de la Casbah, dont, lourdement voilée, elle constitue un élément conçu comme typique et pittoresque. On la retrouve également dans les illustrations des guides touristiques, qui la montrent dans des scènes de rue ou dans des portraits, souvent sous prétexte ethnographique (illustration 9, voir aussi illustrations 6 et 8).
À l’opposé mais tout aussi fréquent, le motif de la Mauresque aux seins nus exploite le registre de l’exhibition, dans des portraits presque toujours réalisés en studio (illustration 7c). Il est probable que le modèle soit une travailleuse du sexe, mais ce n’est jamais précisé. Je n’ai pas connaissance de carte postale représentant explicitement une travailleuse du sexe ou une scène de prostitution dans la Casbah, si ce n’est sous forme de dessins (cartes humoristiques, rares illustrations de livre [illustration 12b]), ce qui est d’autant plus difficile à expliquer que de pareilles images existent pour Marseille, Casablanca ou Biskra (la fameuse « rue des Ouled Naïls[8] »). Toutefois, s’il n’est pas évident que la « Mauresque d’Alger » posant les seins nus en studio appartienne à l’univers prostitutionnel, cela devient nécessairement très clair quand l’image la présente dans la même tenue à sa fenêtre (illustration 10).
Aux figures de la femme recluse et de la femme publique associées à la Casbah correspondent deux types d’espaces qui servent à la décrire et en fournissent un mode d’emploi : la Casbah est (comme) un vaste harem et/ou une vaste maison close. Ces deux figures ne sont pas forcément exclusives l’une de l’autre, comme chez cet auteur qui qualifie successivement la Casbah de « harem » et de « pays de la prostitution » (Dumont, 1878 : 42) ou cet autre qui rapporte que tel souteneur possède « tout un harem de prostituées » (Salardenne, 1931 : 166).
La distinction entre les figures de la femme recluse et de la femme publique, pour opposées qu’elles semblent, ne va pas de soi, les femmes indigènes étant toutes tenues pour des prostituées potentielles (Taraud, 2003). « La Mauresque est jolie et bien faite » et « de mœurs faciles » (L’Afrique illustré, 1893 : 17). « En France, il y a une ligne de démarcation très rigide entre les femmes honnêtes ou dites honnêtes et les courtisanes […] Il n’en est pas de même à Alger, du moins depuis la conquête française. » (Feydeau, 1862 : 155-156) C’est aussi que, « à cause du renfermement où la Mauresque est tenue, elle se fait une sorte de point d’honneur de déjouer la surveillance de son maître. Chez elle, comme chez la femme arabe, il y a une préoccupation incessante de tromperie. Tromper son mari, sans motif, pour le plaisir de tromper, tel est son rêve ; et elle n’est que trop disposée à transformer son rêve en réalité […] Vous voyez que les mœurs à Alger sont bien réellement la contrepartie des mœurs françaises. » (Ibid. :161-162) « Repoussons toute hypocrisie et parlons en hommes. Les trois quarts des jeunes Mauresques d’Alger vivent… d’elles-mêmes. » (Ibid. : 158)
« Toutes les Mauresques que l’on rencontre dans les rues sont des femmes galantes, celles qui sont mariées ou chastes ne sortant jamais. » (Drouet, 1887 : 145) Partant de cette hypothèse, même la femme voilée se trouve suspecte si elle fréquente l’espace public. La femme « sait que le voile lui fournit le meilleur artifice de séduction » (De Leeuw, 1934 : 17). « Les prostituées indigènes de luxe » sont « roublardes, elles ont compris que le mystère incite à l’érotisme » et si l’un d’elles, « par inadvertance, laisse tomber son voile » un instant, le quidam intéressé « n’a plus qu’à lui emboîter le pas. La belle l’emmène ainsi dans les couloirs d’un hôtel spécial où il la rejoint. » (Salardenne, 1931 : 139) Les deux auteurs qui rapportent l’existence des « courtisanes voilées » traitent du sujet de la prostitution avec tant de complaisance que leur récit, suspect, ne prouve pas que pareille pratique ait vraiment eu lieu.
Ces assertions relatives aux femmes indigènes ne disent pas grand-chose à propos de celles-ci, mais beaucoup à propos de l’imaginaire, des attentes et sans doute des pratiques de ces auteurs (et, on peut le craindre, de leurs lecteurs) à leur endroit. On voit bien comment les stéréotypes orientalistes (Saïd, 1980) alimentent des phantasmes exo-érotiques où les figures de la réclusion et de la prostitution sont articulées l’une à l’autre pour faire de toute femme indigène une proie sexuelle. Cela s’opère de plus dans le cadre d’une « stratégie de l’innocence » (Pratt, 1992) caractéristique de la culture coloniale, qui permet de dédouaner le client européen en faisant porter la responsabilité de la prostitution sur le naturel ou la culture des femmes indigènes. « La précocité de la femme est en raison de la latitude qu’elle habite » ; la Mauresque « est courtisane par les sens, tandis que les femmes européennes le sont par intérêt » (Maurin, 1873 : 124, 130). Cette stratégie s’exprime aussi dans l’opposition entre « la bêtise, la frivolité, la futilité, la vanité, le mensonge surtout de la prostitution occidentale » et « la grandeur quasi sacrée de la prostitution orientale » (Bertrand, 1929 : 46 ; voir aussi Favre, 1933 : 107 et suiv.). C’est ainsi qu’est mise en avant la figure de la courtisane des Ouled Naïl (Ferhati, 2003), omniprésente dans la Casbah et présentée autant, si ce n’est plus, comme une prêtresse ou une artiste que comme une prostituée, offrant ainsi un statut plus confortable au client qui recourt à ses services.
Les touristes dans la Casbah
La visite des rues chaudes de la Casbah n’est explicitement recommandée que par un seul des guides du corpus : le Guide d’Alger (1893 : 52), publié par L’Afrique illustrée. Encore est-ce avec certaines précautions : il recommande
pour les hommes seulement la rue Kattaroudgil et les ruelles qui l’environnent. Ce recoin, voué à la Vénus mercenaire, demande à être vu le soir. Certes, il n’est pas beau ; mais éminemment suggestif. Matelots, arabes, tirailleurs, et les individus immondes dont le vocabulaire des honnêtes gens ignore la profession, s’y abandonnent avec de pauvres filles, des fillettes souvent, espagnoles et indigènes, aux débordements les plus crapuleux. Il semblerait, la nuit venue, que l’écume de la société algérienne remonte au-dessus de la cité et vient bouillonner là. C’est triste, hideux ; pourtant c’est à voir.
Certains guides mentionnent l’activité prostitutionnelle propre à la Casbah, mais pour en déconseiller la visite. « Ce quartier est devenu le refuge des nombreuses prostituées d’Alger, et s’il présente le soir une animation beaucoup plus grande, il n’est pas prudent au touriste de s’y aventurer seul. » (Carey, 1886 : 8-9) D’autres se contentent de signaler que la Casbah est « peu sûre pendant la nuit », sans en mentionner les raisons (Guide Diamant, 1927), ou signalent que « la visite de la Casbah est plus agréable à faire le matin » (Alger-guide, 1925 : 6).
Quoique la plupart des guides ne recommandent pas la visite du quartier réservé, on peine à croire que leurs auteurs ignorent son existence ou son attrait auprès des touristes. Certains indices en attestent. La plupart des guides considèrent plus ou moins explicitement les femmes maures comme des attractions touristiques. Ainsi le Guide du voyageur en Algérie (1848), qui pourtant ne recommande pas la visite de la Casbah, revient à plusieurs reprises sur le spectacle des femmes maures. Il invite à épier sur la place les Mauresques « qui ne laissent voir, sous les mille plis de la gaze qui les enveloppe, que leurs yeux ardents et la chair nue de leurs jambes » (p. 152), ou à observer au cimetière « une foule de Mauresques de tout rang et de tout âge […] spectacle [qui] a quelque chose de féérique pour un Européen » (p. 156). Les habitantes de la Casbah suscitent bien un intérêt érotique. The Illustrated Guide to Algiers (1899 : 5) inclut ses femmes dans le paysage pittoresque de la Casbah :
quand le voyageur se rend dans la vieille ville arabe où il se trouve vite au milieu de ruelles étroites et tortueuses, avec de curieuses vieilles maisons qui se touchent presque au-dessus de lui, et voltigeant tout autour des femmes maures, couvertes de la tête aux pieds dans leur robe blanche comme neige (semblables à autant de fantômes ambulants [le texte renvoie ici à une photographie]), la scène et ses alentours lui font presque inévitablement revenir en mémoire l’atmosphère orientale et fantastique des Milles et une nuits.
Le guide est d’ailleurs illustré de photographies qui déploient un imaginaire érotique aussi bien que touristique (illustration 9). Le touriste averti saura d’ailleurs lire entre les lignes : « Pour apprécier la Kasba [sic], il faut la visiter une fois le jour et une fois la nuit, tant elle présente alors un aspect largement différent. » (p. 59)
Un autre guide anglophone est plus explicite : « je ne conseillerais pas une inspection de la Casbah la nuit, sauf par un groupe de gentlemen » (Practical Guide to Algiers, 1891 : 38, 41). Il s’agit probablement là moins de décourager les femmes de visiter la Casbah la nuit que de faire comprendre aux touristes ce qu’on peut aller y trouver.
Les textes des voyageurs sont quelquefois plus explicites sur la fréquentation touristique des rues chaudes de la Casbah. Certains récits[9] de la visite ne mentionnent pas la prostitution qui y prend place, ce qui n’empêche pas de célébrer la beauté des femmes indigènes ou les charmes lascifs de la danse du ventre. D’autres[10] font état de la présence des prostituées dans la Casbah, mais sans donner à penser qu’elles constituent une attraction touristique. Peut-être pour ne pas laisser croire qu’ils ont pu y céder ? Enfin, certains auteurs[11] racontent leurs visites des rues chaudes et/ou y évoquent la présence de touristes. L’exemple des frères Jules et Edmond de Goncourt atteste que le silence de certains écrivains voyageurs procède d’une autocensure. Le récit de leur séjour à Alger publié en 1852 dans L’Éclair mentionne leurs visites « chez les Mauresques », dont ils décrivent le vêtement, le maquillage, la conversation, le caractère et l’« ébauche de danse indigène » (1852 : 33-34, 46-47) : rien de très compromettant. En revanche, quand, dans son journal, Edmond se remémore 37 ans plus tard leur séjour, c’est bien pour évoquer la « danse du ventre » et « [s]es coucheries avec des femmes mauresques » (2 juillet 1889).
Par ailleurs, la presse parisienne ou algéroise (Les Annales algériennes, Police Magazine, Voilà, etc.) et des textes littéraires[12] mentionnent la présence des touristes à la Casbah en lien avec l’activité prostitutionnelle qui s’y tient ; on voit également des touristes parisiens visiter la Casbah dans deux séquences de Pépé le Moko (1937) (illustration 11).
Que nous apprennent ces sources ? D’abord que la fréquentation touristique des rues chaudes de la Casbah est un fait bien établi : « il est une partie de la Casbah, plus animée, d’un pittoresque plus cosmopolite mais non sans attrait que ne manquent jamais de visiter les voyageurs. Nous voulons parler du quartier de la galanterie qui occupe plusieurs rues de la ville arabe » (Klein, 1907 : 7) ; « ces filles […] font la joie des touristes » (Bentami, 1936 : 85). Le silence des guides publiés à propos de cette étape obligée procède donc d’un refus de mentionner et/ou d’encourager une pratique qui existe bel et bien, mais qu’on peut juger indécente. Au touriste hésitant par crainte de cette stigmatisation, on fournit le prétexte ethnographique : « Il est certain qu’à Paris une femme du monde se refuserait à aller voir l’intérieur d’une de nos horizontales de haute marque. Ici, aucune hésitation : l’étude des types, des costumes, le sans façon de la vie algérienne, vous permettent de risquer une excursion au pays de la galanterie ! Honni soit qui mal y pense ! » (Imbert, 1888 : 56)
La visite se fait la nuit, souvent après 22 heures. Ses étapes semblent définies par les guides (parfois des fonctionnaires de police) ou les chasseurs des hôtels. Tous les touristes voient en effet peu ou prou la même chose, suivant le « programme du parfait touriste » (Lorrain, 1899 : 115) dans sa « tournée imbécile et traditionnelle » (Bertrand, 1929 : 34).
La principale attraction est constituée par le spectacle nocturne de la prostitution, principalement concentrée durant les années 1930 dans les rues Bologhine, Barberousse, Kataroudjil, Sophonisbe et Sidi Ramdam, qui constituent un véritable sexscape[13]. Il existe deux types de prostitution. Le premier prend place dans les maisons closes, sous l’autorité d’une Madame qui emploie plusieurs « filles » : ainsi le fameux Sphinx, les Trois Étoiles, le Soleil, le Chicago, le 6 français, le Palmier, etc. (Guide rose, 1935). Les touristes visitent le bâtiment, généralement organisé de façon traditionnelle autour d’une cour intérieure, sur laquelle donnent les différentes chambres, distribuées sur deux ou trois étages ; ils observent les « filles », leurs interactions avec les clients ; parfois une « fille » accepte de danser. Le second type de prostitution, de moindre standing, s’opère individuellement dans la rue, où les « filles » racolent les clients devant leur « magasin » éventuellement sous le contrôle d’un proxénète. Les touristes arpentent le quartier, sensibles au fait que chaque rue présente un profil de « fille » particulier (âge, origine, tarif) ; ils notent comment elles sont vêtues, maquillées ou tatouées, comment elles alpaguent le client ; ils jettent un œil dans le réduit qui leur sert de chambre. Plus qu’à l’occasion de la visite des maisons closes, dont certaines sont luxueuses, les visiteurs sont frappés par la misère des conditions de travail, en particulier chez les prostituées les plus âgées. Ils regardent aussi le ballet des clients, attentifs à la variété de leur origine sociale et ethnique, qu’ils mettent en rapport avec celle des travailleuses du sexe. La Casbah « est l’endroit le plus étrange de l’univers, […] qui, dans ses formidables lupanars, recèle les hommes de toutes les races et tant d’aventuriers » (Mélia, 1928 : 11). Il s’agit ainsi d’un spectacle racial, dont on jouit comme d’une exposition ethnographique.
La prostitution masculine homosexuelle et celle des enfants sont peu évoquées (Argus, 1933 ; Favre, 1933 ; De Leeuw, 1934) et toujours dénoncées comme scandaleuses. Elles semblent toutefois trouver des clients parmi les touristes. Il est possible que la double transgression à l’ordre moral et hétérosexuel que représente cette prostitution l’institue en ressource touristique, mais que son spectacle soit trop osé pour qu’il puisse en tant que tel être évoqué et encore moins recommandé. On n’en trouve guère d’images, si ce n’est un dessin de Charles Brouty (Favre, 1933) (illustration 12a).
Un deuxième type d’attraction est constitué par des « cafés maures » ou des cabarets plus ou moins malfamés. Les touristes s’y arrêtent pour consommer une boisson et, surtout, observer la faune des clients : prostituées, souteneurs, ivrognes, marins en goguette et malfrats de toutes origines. Beaucoup de ces établissements présentent des spectacles de danse exotique (danse du ventre, danse andalouse, danse des Ouled Naïls) et érotiques (certaines danseuses sont totalement nues), qui semblent particulièrement destinés aux touristes. « Toutes les danses érotiques qu’inventèrent tous les pays du monde triomphent en cette Casbah dans leur outrancière crudité. » (Melia, 1921 : 47) Beaucoup des témoignages insistent sur le manque d’authenticité ou de valeur artistique des performances chorégraphiques – l’intérêt du spectacle réside clairement ailleurs. Probablement que certains établissements offrent des spectacles pornographiques, mais les témoignages manquent.
La maison de la Belle Fatma, qui est le « plat du jour offert à tout voyageur fraîchement débarqué » (Lorrain, 1899 : 114-115), « une des curiosités de la ville, ni plus ni moins que la Grande Mosquée » (Gómez-Carrillo, 1908 : 31), « fréquentée par des générations de touristes » (Gauthier, 1941 : 23), présente un cas à part. On la visite de jour et la décence semble y prévaloir. Les récits la localisent rue Barberousse, rue de la Révolution, rue de Bab-el-Oued, impasse du Soleil ou rue des Trois-Couleurs : plusieurs personnages ont en effet incarné la Belle Fatma entre les années 1890 et 1930, la première étant Rachel Bent-Eny, dont la danse du ventre au Concert tunisien a fait grande sensation lors de l’Exposition universelle parisienne de 1889. « À Alger, le poste de la Belle Fatma est quasiment héréditaire. » (Practical Guide to Algiers, 1891 : 36) La visite inclut un tour de la maison typiquement mauresque et une entrevue avec la maîtresse des lieux, qui fait offrir un café turc ou du couscous au visiteur, exhibe son costume et ses riches bijoux orientaux et surtout condescend à découvrir son splendide visage (encore que beaucoup d’auteurs se déclarent déçus par la visite). Le clou du spectacle est dans le dévoilement. Si la visite des rues du quartier réservé donne à voir la femme publique, celle de la Belle Fatma permet – sans que l’on s’encombre de contradictions – de pénétrer un lieu privé pour y voir une femme recluse : elle constitue un substitut à la visite du harem.
Aucun des auteurs de ces récits n’admet avoir eu recours aux services des travailleuses du sexe, ni ne confesse avoir pendant la visite ressenti une émotion érotique. Il faut probablement y voir un effet d’autocensure, mais leur silence en la matière ne permet pas d’en dire davantage. Beaucoup d’auteurs en revanche manifestent des sentiments de peur, de malaise et de dégoût. L’un se dit « écœuré à la vue des abîmes humains où l’espèce humaine peut bien tomber » (Nemo, 1884 : 1) ; un autre évoque « un petit frisson de crainte avec le plaisir de l’étrangeté » (Bertrand, 1929 : 52) ; un troisième éprouve une « sensation d’oppression et d’attirance confondues » (Tabet et Tabet, 1967 : 10). Ce dégoût, dont témoigne encore aujourd’hui une part du public des spectacles pornographiques de certains sexscapes (Sanders-McDonagh, 2017), participe d’une mise à distance qui à la fois conforte les catégories du même (pur) et de l’autre (impur) et évite le risque de contamination symbolique du premier par le second. Feydeau affirme ainsi à propos du « quartier infâme » : « tout cela vous rehausse à vos propres yeux, car il y a au fond du cœur humain je ne sais quoi de hautain, à qui ne déplaît pas la vue des difformités sociales » (1862 : 75-76). De quoi procède ce « spectacle de la misère » (ibid.), cette « jouissance d’exotisme » (Bertrand, 1929 : 53) ?
Le commerce du sexe (prostitution, spectacle érotique) n’est pas le seul enjeu de la visite du quartier réservé, comme le montre l’insistance des auteurs et de leurs guides sur les dangers (probablement exagérés) de la visite, leur intérêt pour les proxénètes, les criminels, les voleurs, les homosexuels qui peuplent et/ou fréquentent la Casbah. Elle est décrite comme « le pays du couteau » (Dumont, 1878 : 42), « un véritable coupe-gorge » (Sarladenne, 1931 : 132) fait de « mauvais lieux » (Tabet et Tabet, 1967 : 11), « l’un des grands refuges où viennent se terrer les indésirables de toutes les nations » (Ashelbé, 1931 : 116) (illustration 13). La pègre de « ces rues mal famées [sic] » (Salardenne, 1931 : 132) semble une attraction touristique à l’instar de la prostitution. Doit-on alors croire que la visite de la Casbah a des vertus ou des fins d’édification morale ? « Quand on veut réformer un peuple, il faut le connaître ! Le philosophe est tenu de pénétrer dans certains bas-fonds », fait dire un auteur à un de ses personnages, parlementaire parisien en goguette qui se cherche une excuse pour aller à la Casbah (Aristophane, 1892 : 62).
La visite de la Casbah, en ce qu’elle se nourrit du spectacle d’activités et de populations tenues pour interlopes dans un contexte marqué par l’altérité sociale et raciale, relève d’une pratique touristique repérée, qualifiée en anglais de slumming – un slum est un taudis – (Koven, 2004 ; Heap, 2009), et qui renvoie en français à l’exploration des « bas-fonds », où régneraient à la fois le vice, le crime et la misère et qui donnent lieu à la fameuse « tournée des grands ducs » (Kalifa, 2013). Cette pratique touristique, qui se développe à la fin du XIXe siècle, consistait, pour les riches habitants de Londres, New York ou Paris et les touristes de passage, à visiter les quartiers habités par les classes les plus pauvres et les minorités ethniques. Loin de constituer une menace symbolique ou matérielle, celles-ci étaient un objet de spectacle. Domestiquées et exoticisées, les classes dangereuses étaient devenues pittoresques ; les quartiers malfamés, des attractions touristiques. Leur visite pouvait prendre divers prétextes, de la charité à la leçon de morale en passant par la documentation sociologique, mais son principal ressort était bien avant tout celui d’une expérience voyeuriste de l’altérité : il s’agissait de se rincer l’œil, de s’encanailler à bon compte.
La sexualité prenait place dans le tableau. Les lieux de prostitution, ceux où l’on donnait des spectacles de travestis et ceux où l’homosexualité était tolérée, attiraient un public en mal de sensations fortes : il s’agissait de se frotter, supposément en tout bien tout honneur, au scandale du sexe à vendre et à des formes de prétendues déviances sexuelles. Les lieux de prostitution étant aussi réputés pour attirer la lie de la société (les souteneurs, les voleurs et les criminels, etc.), le spectacle sexuel se doublait d’un spectacle social : celui d’une pègre pittoresque.
Les quartiers réservés comme celui de Marseille, qui a son Guide-souvenir des touristes et des étrangers (1922), ou celui de Casablanca (Staszak, 2015), qui donne lieu à l’édition de livrets de cartes postales à la fin des années 1920, attirent ainsi de nombreux touristes. Ce ne sont pas des touristes sexuels (Téoros, 2003) au sens où il est peu probable que leur déplacement soit motivé par les services prostitutionnels offerts sur le lieu de destination, à l’exception de voyageurs très concernés, dont les auteurs de notre corpus fournissent quelques exemples (Salardenne, 1931 ; De Leeuw, 1934 ; Mac Orlan, 1934). Plus probablement, ce sont des touristes qui visitent le quartier réservé à l’occasion de leur passage dans la ville. Il est toutefois possible qu’à l’occasion de cette visite certains aient recours au sexe tarifé, devenant des situational sex tourists (O’Connell Davidson, 1996). Faute de sources, il est difficile de dire à quels touristes la Casbah ne procurait qu’un plaisir purement voyeuriste et auxquels elle offrait davantage, ou autre chose. « Oh ! mais je ne pécherai pas ! je me bornerai à admirer les pécheresses ! », promet le parlementaire cité plus haut (Aristophane, 1892 : 62) ; l’ironie de l’auteur laisse penser qu’il ne faut pas le croire. Dans le cadre hétéronormé de ce quartier réservé, la question ne se pose que pour les touristes masculins. Plusieurs auteurs (Ashelbé, 1932 ; Favre, 1933 ; Tabet et Tabet, 1967) insistent toutefois sur l’effet exagéré que la Casbah peut exercer sur les visiteuses, stéréotypées comme d’une sensibilité nerveuse proche de l’hystérie, qui peut légitimer qu’on leur en déconseille la visite.
Les autorités locales en charge du tourisme déplorent la nature de l’attrait que la Casbah exerce sur les voyageurs. À l’occasion d’un débat sur les règlements d’urbanisme de la Casbah, un conseiller municipal communiste tempête en usant d’un lexique très représentatif du slumming à la française : la Casbah consiste en une « véritable curiosité », mais c’est
surtout pour le touriste un bas-fond où il se paye une tournée des grands ducs, voir danser la danse du ventre, et, de certaines mauresques, remporte un brûlant souvenir […] Nous ne voulons pas de cette « Casbah » touristique où règne la danse du ventre, ce quartier de prostitution, foyer du vice et de la pourriture, dont la promiscuité infâme fait l’indignation légitime des nombreuses familles d’honnêtes travailleurs, habitant près du quartier réservé. (Bulletin officiel de la ville d’Alger, 30 juin 1939 : 332)
Les rues chaudes de la Casbah ternissent l’image de l’Algérie auprès des touristes, mais leur fréquentation par les touristes dégrade aussi celle des Occidentaux auprès des populations locales. Les auteurs dont j’ai cité des témoignages portent presque tous un regard très critique sur ces « hordes de touristes » (Favre, 1933 : 260) qui envahissent les rues chaudes de la Casbah, oubliant que pour beaucoup ils font partie de celles-ci.
LesBas-Fonds d’Alger et les terrasses de la Casbah
Deux lieux particuliers de l’Alger érotique des touristes méritent une analyse plus détaillée car, procédant de logiques différentes, ils l’éclairent d’un jour particulier.
« Il est dans le quartier de la Marine, un établissement au caractère tout à fait spécial » (Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2) : Les Bas-Fonds d’Alger, inauguré en 1925 et fermé en 1940, sis rue Duguay-Trouin, entre la Casbah et le port. Il m’est connu par quelques récits des années 1930 (Salardenne, 1931 ; Janon, 1936 ; Tabet, 1938), six cartes postales (illustration 14) et des mentions dans la presse de l’époque. Fréquenté par « de vrais amoureux du pittoresque méditerranéen », le bar offre « une sensation de bouge et de cour des miracles » (Tabet, 1938 : 55). Le maître d’hôtel est le fameux Coco, « un petit nain mulâtre, aux cheveux crépus, au visage déluré » (Salardenne, 1931 : 149). L’attrait du lieu tient à la qualité de sa khémia (petits plats qui accompagnent l’apéritif), au jazz et aux javas de son accordéoniste virtuose, mais surtout au décor, à l’ambiance et aux performances de Coco.
Les murs sont décorés d’un bric-à-brac composé de portraits de vedettes, d’armes, de casques, d’animaux empaillés, de coquillages et de poissons bizarres, de cornes et de carapaces, de bateaux miniatures, de crânes humains, de dessins pornographiques et du couperet d’une guillotine ! À l’entrée, un squelette sert de portemanteau, présentant, si on soulève sa gandourah, un énorme sexe en érection. Pour la khémia, on sert des moules en terrine : Coco en soulève le couvercle pour découvrir, dans l’hilarité, les moules… d’un sexe masculin et féminin. Coco exhibe par ailleurs une série de dessins et de photographies pornographiques, des marionnettes érotiques et une collection de godemichés. Qu’il ait aussi conservé les testicules d’un guillotiné dans un bocal, voilà qui relève peut-être de l’imagination d’un romancier (Tabet, 1938 : 55-56.)
« Visitez les Bas-Fonds d’Alger, rue Duguay-Trouin », suggère une publicité dans la presse algéroise, ciblant clairement les amateurs de slumming. En fait, Les Bas-Fonds n’ont guère de clientèle auprès de laquelle s’encanailler ; celle-ci est « le plus souvent fournie par des bateaux de touristes » (Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2). Le bar « feignait d’être crapuleux » (Janon, 1936 : 15) : « ce sont des bas-fonds pour touriste […] Du chiqué, rien que du chiqué ! » (Salardenne, 1931 : 149) En matière de canaillerie, on ne peut compter que sur le décor et les provocations de Coco, soit le seul registre de l’obscénité. Il ne semble pas que le lieu joue la carte de l’exotisme : son atmosphère rappelle « un bouge de la grande capitale » (Afrique du Nord illustrée, 3 octobre 1934 : 2) ; il est d’ailleurs aussi fréquenté par les étudiants algérois et la jeunesse locale : on y conduit « les jeunes filles naïves pour les ‘dessaler’ un peu » (Sarladenne, 1931 : 152). Il est toutefois probable que, pour les touristes, la transgression sexuelle qui constitue l’attrait de ce lieu est autorisée par son extranéité et sa proximité de la Casbah, dans une stratégie de l’innocence dont on a vu comment elle s’appliquait à la prostitution coloniale. Il semble que les travailleuses du sexe qui fréquentent l’établissement se servent de son livre d’or pour discrètement proposer leurs services (Caratero, 2006).
Le second lieu est générique : il s’agit des terrasses de la Casbah. Autant la rue est le lieu des hommes (et des prostituées), autant les terrasses, d’où le regard peut plonger dans la cour des maisons d’à côté, sont le lieu exclusif des femmes. Les terrasses constituent l’endroit où les femmes se livrent à divers travaux domestiques, se délassent et se retrouvent, s’interpelant et circulant d’un toit à un autre, entre elles et à l’abri des hommes qui ne sauraient y être admis. Il suffit que l’une d’elles y apparaisse déguisée en homme pour déclencher une vraie panique (Favre, 1933 : 98). Le premier guide du corpus note : « avant notre [les Français] arrivée, il était défendu à qui que ce soit, sous peine de recevoir un coup de fusil, de monter sur les terrasses d’où l’on pouvait […] regarder les femmes » (Guide du voyageur en Algérie, 1848 : 126). Mais cette interdiction ne s’applique pas aux Européens : « lorsque nous les regardons du haut de nos terrasses, jeunes ou vieilles ont toujours quelque chose à faire pour traverser leur cour et passer et y repasser sous nos yeux […] C’est sans doute pour que nous les regardions. » (ibid. : 128) La stratégie de l’innocence est de nouveau à l’œuvre, qui fait de la victime du voyeurisme la coupable d’une exhibition.
On sait bien que « les musulmans doivent éviter d’aborder les terrasses, strictement réservées aux femmes » (Favre, 1933 : 98). Mais les touristes n’ont de cesse d’y accéder, pour jouir du magnifique panorama de la Casbah et du port, et aussi du spectacle fascinant des femmes d’Alger : non des femmes publiques qu’ils ont le droit de voir, mais des femmes recluses qui leur sont en principe interdites. La terrasse « est un lieu de promenade où les femmes, enfermées dans la geôle conjugale peuvent prendre l’air à l’abri des regards indiscrets ; et c’est une chose curieuse à voir, dans la chaude atmosphère des soirs que toutes ces Mauresques allant et venant sur les terrasses, en caleçon de toile demi-collant » (Baraudon 1893 : 24-25).
Nombre de cartes postales figurent ainsi les femmes de la Casbah sur leur terrasse, instituant le paysage et des habitantes de la Casbah en ressources touristiques (illustration 15).
L’accès aux terrasses ne va pas de soi. C’est en visitant une « maison de passe » et en donnant « pour ce spectacle une gratification à la patronne » que Paul Eudel accède à une terrasse, d’où il voit « au dessus [de lui] des terrasses, autour [de lui] aussi : ce sont les salons des dames » (1909 : 133, 135).
Dans la séquence introductive de Pépé le Moko dont il a été question plus haut, la voix « off » de l’inspecteur Meunier affirme que les « terrasses sont le domaine exclusif des femmes indigènes, mais l’Européen y est cependant toléré ». C’est tout du moins ce qu’il veut croire. Les péripéties du tournage du film racontent une autre histoire. Son réalisateur, Julien Duvivier, voulait filmer les terrasses, à partir d’une terrasse. Il y est parvenu non seulement lors de la séquence d’ouverture, mais aussi à l’occasion de deux scènes qui montrent Pépé sur la terrasse de sa maîtresse Inès, dominant la Casbah et ses femmes (illustration 16), ce qui permet au spectateur de partager cette expérience visuelle qui constitue une forme de tourisme virtuel.
Lors des premiers repérages, Duvivier s’était lancé
à la recherche d’une terrasse bien située […] Dans la Casba [sic], c’est une épreuve difficile à accomplir et qui ne va pas sans cris ni protestations. La place est farouchement défendue par une armée de mégères plus eu moins apprivoisées, qui en viennent facilement aux menaces […] car, ici, la photographie et le cinéma sont frappés d’anathème. Nous avons eu, cependant, la chance d’avoir à faire, finalement, à Zoubida. Zoubida est une Indigène évoluée et plantureuse. Elle n’a mis aucune mauvaise volonté à nous consentir l’accès de son « immeuble », malgré l’opposition d’une duègne rageuse qui invoquait, inutilement d’ailleurs, les principes de la décence, les lois prophétiques et Satan. (Afrique du Nord illustrée, 10 octobre 1936)
Mais cette dame versatile a, paraît-il, changé d’avis. Sous le prétexte fallacieux que la décence interdit de pareilles libertés, elle nous oppose sans plus de façon un refus catégorique et c’est ailleurs, dans une maison généreusement ouverte à toutes les fantaisies, que nous nous réfugions. (Ibid., 21 novembre 1936)
Si on lit entre les lignes, on comprend que c’est aussi par une « maison de passe » que Duvivier et les spectateurs de son film ont finalement eu accès à une terrasse et au monde des femmes de la Casbah, très réticentes à y autoriser un regard masculin, et encore moins son enregistrement. Est-ce la même Zoubida qu’évoque Lucienne Favre ? « La propriétaire de cette maison, de cette terrasse merveilleuse est une musulmane qui a refusé récemment de l’Agence Cook une rétribution importante. Il s’agissait de permettre aux hordes de touristes […] de venir contempler ici cette survivance de l’Orient. » (1933 : 260) Une autre forme de résistance passive précoce est rapportée par Eugène Fromentin : « pour se défendre contre les indiscrétions qui les blessent », les Maures ont d’abord « élev[é] les parapets de leurs terrasses », puis se sont « réfugiés sur la galerie intérieure de leurs domiciles violés » où ils sont « poursuivi[s par] des regards inquisiteurs », au point d’être « maintenant condamnés à vivre dans les chambres sombres qui s’ouvrent au niveau des cours » (1859 : 40).
L’érotisation des terrasses de la Casbah permet de mettre en évidence : 1) le droit de regard, très ancré dans l’idéologie et la violence coloniale (Fanon, 1959), qui fonde la consommation touristique de la Casbah et de ses femmes ; 2) le viol symbolique[14] que représente l’intrusion des touristes dans cet espace privé et féminin ; et 3) les diverses formes de résistances qui peuvent lui être opposées. LesBas-Fonds d’Alger n’ont en revanche pas grand-chose à voir avec le contexte colonial. Ce lieu, sans doute unique à Alger mais dont on trouve des équivalents ailleurs, constitue une attraction touristique jouant sur les registres du burlesque et de l’obscène propres à la culture occidentale. Il atteste que l’érotisation touristique peut aussi bien procéder d’une logique hors-sol, fondée sur une performance de l’entre-soi, qui ne concerne ni n’implique les habitant et les habitantes des lieux.
Un imaginaire performatif ?
La Casbah est érotique car son évocation (soit les phantasmes[15] à propos de la Casbah) ou sa visite (soit l’expérience de la Casbah) suscitent ou favorisent l’apparition ou la manifestation d’un désir sexuel. La distinction facile entre les phantasmes et l’expérience butte toutefois sur de sérieuses limites. Premièrement, l’expérience est conditionnée, déterminée ou formatée par des attentes, des biais perceptifs, des comportements, etc. qui sont précisément liés à ces phantasmes ; ceux-ci jouent un rôle surdéterminant. Les touristes ne chercheraient pas à monter sur les terrasses de la Casbah, n’arpenteraient pas ses rues chaudes, bref n’auraient pas cette expérience érotique des lieux s’ils n’étaient venus en Algérie avec certaines idées en tête, propres à l’imaginaire orientaliste (Saïd, 1980). Deuxièmement, l’offre érotique sur place répond à une demande elle aussi directement issue de cet imaginaire. Si les touristes ne constituaient pas des clients potentiels, avides de voir une danse du ventre, on ne leur proposerait pas des spectacles érotiques et exotiques. Si la Mauresque ne suscitait pas tant de phantasmes, il y aurait sans doute moins de travailleuses du sexe indigènes dans les rues de la Casbah. La Casbah se modèle selon l’imaginaire des touristes.
Ce n’est pas la Casbah en tant que lieu qu’on désire. On désire les femmes – indigènes – qu’on peut/veut y voir et/ou celles qu’on lui associe. Favre affirme pourtant l’inverse. « On finit par être envoûté tant par le décor que par tout ce qui le déborde et l’amplifie… […] On les veut, ces garces insipides, parce que l’on ne peut pas modeler cette muraille, pénétrer ce parfum, violer cette nuance, se satisfaire dans cette vasque de marbre ! » (1933 : 151) Il s’agit d’un véritable fétichisme géographique qui fait dire à l’auteure que les « Rues-aux-filles de la Casbah d’Alger » sont « plus séduisantes, certainement, que les filles elles-mêmes » (ibid.). Cette idée est chez elle liée à un déterminisme géographique selon lequel le lieu dicte qui/ce qui s’y trouve : « dans une telle maison, le viol, l’inversion sexuelle, l’inceste, le meurtre paraissent des événements fatalement créés par l’ambiance et en quelque sorte inévitables », « certaines rues de la Casbah sécrètent spécialement la prostituée » (ibid. : 46 et 112).
L’idée que la trop forte densité de la Casbah et la dégradation de l’habitat y suscitent le vice est évidemment discutable, mais très répandue dans les années 1930, marquées encore – surtout dans les colonies (Lecour Grandmaison, 2014) – par la pensée hygiéniste. En revanche, l’hypothèse que la Casbah suscite la prostitution est très proche de l’argumentation développée dans cet article, si tant est qu’on désigne par ce toponyme non la réalité physique ou sociale des lieux, mais les phantasmes et les attentes qu’ils éveillent chez les touristes potentiels. Le discours et les images exo-érotisantes de la Casbah, voire le seul mot de Casbah, si riche en connotations, ont une dimension performative en ce qu’ils font advenir la réalité qu’ils prétendent décrire ou désigner.
On comprend alors que la célèbre maison close de Mailly-le-Camp, vaste cantonnement militaire construit en Champagne en 1902 et accueillant jusqu’à 10 000 militaires, ait adopté une architecture néo-mauresque et le nom de Casbah (illustration 17). Il ne s’agissait probablement pas de faire croire qu’il s’y passait quoi que ce soit d’oriental (encore qu’il est très possible que certaines travailleuses du sexe y soient venues d’Algérie), mais plutôt de jouer sur les connotations exotiques et érotiques du mot. L’assimilation pure et simple de la Casbah à un lieu de prostitution est finalement actée par l’évolution de la langue, qui fait entrer dans les dénotations du mot ce qui n’en étaient que les connotations : en argot, la casbah est la chambre d’une maison close où les filles attendent les clients (Trésor de la langue française).
« Come with me to the Casbah ! » : cette invite compte parmi les répliques cultes du cinéma… qui n’ont jamais été prononcées. Certes, Charles Boyer aurait pu la susurrer de sa voix suave à Heddy Lamarr dans le premier remake hollywoodien de Pépéle Moko, précisément intitulé Casbah (John Cromwell, 1938), consacrant la renommée internationale des lieux. Le Pépé joué par Boyer tente bien de séduire la touriste incarnée par Lamarr dans l’atmosphère érotique d’une Casbah des Mille et une nuits, entièrement reconstruite en studio, mais il s’y prend autrement. La phrase, qu’il convient de prononcer avec un lourd accent français, fut inventée après la sortie du film pour moquer l’art trop sophistiqué de la séduction à la française que déploierait Boyer, réputé pour ses bedroom eyes, et ridiculiser l’exotisme oriental rebattu du décor. Comme s’il suffisait d’agiter le phantasme de la Casbah pour faire se pâmer les femmes…
Est-ce à dire que la Casbah a perdu son potentiel érotique ? C’est probablement le cas de la Casbah d’Alger. Depuis et du fait de l’indépendance de l’Algérie, la montée de l’islamisme et des violences associées, elle renvoie désormais chez les Occidentaux à un autre imaginaire : elle ne suscite plus guère de flux touristiques internationaux ni de rêveries exo-érotiques. Mais le nom semble avoir gardé son pouvoir évocateur et ses effets performatifs, comme en attestent la Casbah, night-club où « tout peut arriver », ouvert en 1990 dans le Trump Taj Mahal Casino Hotel d’Atlantic City, ou bien le Studio Casbah, un label français de production de films pornographiques gays « spécialisé dans les productions orientales ». La continuité de l’imaginaire mobilisé, la nature de ses sources et de son attrait sont bien illustrées par le Casbah Café de Los Angeles, qui joue clairement la carte exo-érotique en affichant sereinement en 2015 sur sa porte le quatrième de couverture d’un numéro de l’hebdomadaire Voilà de 1937, dont le titre est consacré à la Casbah d’Alger, avec un reportage sur « la vie secrète des femmes d’Alger » (Favre, 1937b) (illustration 18). La page montre une grande photographie d’une des habitantes du quartier, dont la tenue osée et la cigarette ne laissent aucun doute sur l’activité, qui n’a rien de secret. Ce cliché pris dans un intérieur et le titre de ce reportage renouent l’alliance improbable entre les charmes de la femme recluse et ceux de la femme publique.
Conclusion
Le corpus analysé dans cet article regroupe 81 textes et un grand nombre de photographies et dessins, sur une période de presque un siècle. Pourtant, on n’y observe aucune ligne de clivage ni évolution majeures. Les pratiques et les imaginaires touristiques qu’il renseigne sont remarquablement stables et cohérents. Il faut sans doute y voir une manifestation de l’inertie des systèmes de représentations et de la prégnance des stéréotypes sur lesquels ils se fondent. On doit aussi l’attribuer à la puissance et la pérennité des matrices de domination de classe, de genre et de race qui permettent et structurent le tourisme colonial.
Certains changements s’amorcent toutefois à la toute fin de la période. La célébration en 1930 du centenaire de la conquête de l’Algérie et la destruction à partir de 1932 du vieux quartier algérois de la Marine, dégradé, malfamé, et situé juste au pied de la Casbah (Gauthier, 1941), se traduisent probablement à la fois par une accélération de la patrimonialisation de celle-ci, par une augmentation de sa fréquentation touristique et une concentration de la prostitution en ses murs. Les publications de Klein (1937), Bentami (1936) et Favre (1933 ; 1937a) ainsi que le film de Duvivier (1937) (pour partie inspiré des textes de cette dernière) participent alors d’une exacerbation de la fascination exercée par la Casbah et d’un élargissement de son écho (attesté dans la presse française), mais sans que n’apparaissent de motifs vraiment nouveaux, si ce n’est peut-être dans le registre compassionnel propre à Bentami et Favre, sensibles au sort des femmes de la Casbah et qui se trouvent – est-ce un hasard ? – être les seules auteures du corpus. Quoi qu’il en soit, l’affermissement de la Casbah dans l’imaginaire occidental et l’augmentation du tourisme en Algérie se seraient probablement rapidement traduits par des évolutions notables dans les modalités de la visite du quartier et de sa mise en valeur, si le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale n’était venu arrêter une dynamique, qui ne reprendra guère ensuite.
La Casbah est l’objet d’une érotisation touristique à un double titre : en tant que quartier réservé à l’instar d’autres bas-fonds de la prostitution (à La Nouvelle-Orléans jusqu’aux années 1910, Marseille jusqu’aux années 1940, Amsterdam aujourd’hui) et en tant que quartier indigène à l’instar d’autres hauts-lieux de l’orientalisme (Marrakech, Istanbul, Le Caire). La Casbah conjugue ainsi deux pittoresques contraires, si ce n’est contradictoires : celui des bas-fonds, nocturne et sordide ; celui des hauts-lieux, lumineux et enchanteur – ce qui explique peut-être la fascination qu’elle exerce. En cela, la Casbah est positionnée au sein des imaginaires et des pratiques touristiques au même carrefour que Tanger, ville de tous les phantasmes (Sanoussi, 2017), ou Bousbir, quartier réservé de Casablanca dont le décor orientaliste a été construit par les architectes Auguste Cadet et Edmond Brion en 1923 (Staszak, 2014 ; 2015). Un article de la presse érotique met en avant ce parallèle, présentant Bousbir en soulignant que ce quartier est « plus célèbre que la Casbah d’Alger » et en affirmant que « l’âme de Bousbir, comme l’âme de la Casbah […], c’est l’âme de la femme, l’âme de l’Orient » (Sans Gêne, 27 août 1938).
Cette exo-érotisation se cristallise sur deux figures indigènes : la femme recluse – relevant des hauts-lieux de l’orientalisme – et la femme publique – participant des bas-fonds –, toutes deux (considérées comme) offertes aux (regards des) Occidentaux. Mais elle est aussi liée à l’ambiance transgressive de la Casbah, appréhendée sous la modalité émoustillante du slumming. Diverses stratégies de l’innocence permettent aux touristes de profiter de la visite sans avoir à se sentir coupables de voyeurisme et sans être embarrassés par la violence symbolique que leur présence et leur regard peuvent exercer, et de faire porter le blâme de l’indécence sur les femmes indigènes qui en sont les premières victimes.
Pour les Occidentaux, la Casbah constitue une anomalie architecturale et urbaine, et la prostitution qui y prend place une anomalie sexuelle, morale et sociale. C’est à ce double titre qu’elle est érigée en attraction touristique de premier plan, exotique et érotique. La puissance de son attractivité tient au mélange de ces deux composantes, dont l’alchimie nourrit un imaginaire riche et prégnant, dont elle explique peut-être la stabilité et la pérennité. De cet imaginaire, les textes et les images du corpus sont en même temps le reflet et le creuset.
Appendices
Notes
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[1]
L’essentiel de mon corpus de 21 guides de voyage est constitué d’ouvrages détenus par la Bibliothèque nationale de France (consultables sur Gallica, la base de données de la BnF), diverses bibliothèques suisses et américaines et ma collection personnelle. Ils ont été publiés entre 1848 et 1929. Des guides d’importance secondaire peuvent avoir échappé à mes recherches, mais ce corpus regroupe l’essentiel des guides ayant pour objet l’Algérie, Alger ou le Maghreb parus à Alger ou à Paris, en français ou en anglais, dans la période.
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[2]
Les sources analysées dans cet article s’échelonnent des années 1840, moment où, après la Conquête française, les premiers touristes visitent l’Algérie, et les années 1930, avant que la Seconde Guerre mondiale ne mette un terme à une pratique que les « événements » des années 1950 ne permettront pas de reprendre.
-
[3]
L’essentiel de mon corpus de cartes postales est constitué par les milliers d’exemplaires en vente en 2015-2017 sur <https://www.ebay.com/> et <https://www.delcampe.net/fr/collections>, identifiés par les mots clés casbah, Alger, prostitution, mauresque et leurs combinaisons, ainsi que certaines images de ma collection personnelle. La plupart datent du premier tiers du XXe siècle, considéré comme l’âge d’or de la carte postale. Du fait de son apparition tardive (années 1890), cette source iconographique ne documente donc que la fin de la période analysée dans l’article.
-
[4]
L’essentiel de mon corpus de 60 récits est constitué de textes identifiés (le plus souvent avec les mots clés casbah et/ou Alger) dans les catalogues de la BnF, de diverses bibliothèques suisses et américaines ou mentionnés par Zytnicki (2016), ainsi que d’ouvrages de ma collection personnelle. La plupart ont été publiés entre les années 1850 et les années 1930.
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[5]
Toutes les traductions de l’anglais sont de mon fait.
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[6]
Eugène Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834, huile sur toile, 180 x 229 cm, Musée du Louvre. L’exotisme procède de l’accumulation des motifs orientaux : narguilé, babouches, sarouels, tapis, faïences, bijoux, calligraphie arabe, etc. La scène est empreinte de sensualité : poses abandonnées, vêtements lâches et ouverts. Le spectateur a sous les yeux l’objet de tous ses phantasmes : le harem. Delacroix aurait été autorisé à visiter à Alger celui d’un corsaire turc.
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[7]
Le titre allemand mise sur la réputation sulfureuse d’Alger et des rues de son quartier réservé. Il a donné lieu à une traduction très explicite en anglais (The Bordellos of Algiers), plus sibylline en français (L’Honorable Madame Besson, du nom de la tenancière de la maison close où se déroule l’intrigue).
-
[8]
La tribu nomade des Ouled Naïls tient sa renommée dans l’imaginaire occidental, français en particulier, à ses femmes. Il s’agit certes du pittoresque de leur costume et de leurs riches bijoux, mais surtout de leurs danses et leur réputation de courtisanes (Ferhati, 2003). Dans plusieurs villes algériennes (notamment Biskra et Bou-Saada), elles proposent leurs services dans des rues portant leur nom.
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[9]
Andry (1845), Chanony (1853), Roussel (1856), Fromentin (1859), Gautier (1865), qui pourtant la visitent de nuit, ainsi que Carteron (1866), Clamageran (1874), Kohn-Abrest (1884), Leclerc de Pulligny (1884), de Chambrier (1886), Baudel (1887), Dallès (1888), Félix-Faure (1888), Baraudon (1893), Lefort (1893), Besset (1896) et Duveyrier (1900).
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[10]
Dumas (1848), Maurin (1873), Ratheau (1879), Bourquelot (1881), de Claparède (1896), de Perrodil (1896), Richardot (1905), Molina (1908) et Mélia (1921).
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[11]
Feydeau (1862), Dumont (1878), Drouet (1887), Imbert (1888), Viollier (1898), Lorrain (1899), Gómez-Carrillo (1908), Eudel (1909), Champsaur (1926), Bertrand (1929), Salardenne (1931) et De Leeuw (1934).
-
[12]
du Saussay (1901), Vignaud (1927), Ashelbé (1931), Favre (1933 ; 1937a ; 1937b ; 1937c), Bentami (1936), Janon (1936) et Tabet (1938 ; 1967).
-
[13]
Brennan (2004) qualifie de sexscapes les lieux de destination des touristes internationaux. Localisés dans les pays en développement, ils sont fréquentés par des clients issus des pays riches, qui y recourent aux services proposés par des travailleuses du sexe locales. Les fortes inégalités de genre, de classe, de « race » ou de nationalité entre les premiers et les secondes y constituent à la fois des objets de désir et de marché.
-
[14]
Le viol de/sur la terrasse n’est pas qu’une figure de style, ou en tout cas elle peut enflammer l’imagination d’un romancier : « La Casbah appartenait aux zouaves, avec ses femmes et ses prostituées. Sur toutes les terrasses, on violait des créatures effroyablement soumises. » (du Saussay, 1901 : 116)
-
[15]
On pourrait plus simplement parler d’imaginaire, mais le terme de phantasme n’est pas inadapté ici en raison de l’importante composante érotique de celui-ci.
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