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Il y a quinze ans, Téoros titrait un numéro spécial « Tourisme et sexualité ». Le premier article, à valeur introductive, portait sur « Le tourisme sexuel : ses plaisirs et ses dangers » (Lévy et Lacombe, 2003). Le dossier reflétait bien l’approche qui avait prévalu dans la recherche jusqu’aux années 2000 quand il s’agissait d’analyser les rapports entre tourisme et sexualité.
La question était essentiellement posée en termes de tourisme sexuel, soit, si l’on suit la définition alors communément acceptée, celui pratiqué par des personnes qui voyagent afin de recourir sur leur lieu de destination à des services sexuels marchands. L’optique était souvent celle d’une condamnation de pratiques dangereuses et immorales, à l’heure de l’explosion de la pandémie du SIDA, de la dénonciation de la prostitution, en particulier celle des enfants : on plaidait souvent pour une régulation, si ce n’est une interdiction du tourisme sexuel.
Depuis, les travaux sur le tourisme sexuel se sont multipliés, mais les perspectives sur celui-ci et plus généralement sur les liens entre tourisme et sexualité ont changé. Ce numéro[1] en est le reflet.
Le « tourisme sexuel » n’existe pas
La catégorie « tourisme sexuel » n’est plus considérée comme allant de soi et suscite désormais de nombreuses critiques (Oppermann, 1999 – qui en la matière fait référence ; Ryan, 2000 ; Jeffreys, 2003 ; McKercher et Bauer, 2003 ; Jaurand et Leroy, 2011 ; Carr, 2016).
D’une part, existe-t-il un tourisme qui ne soit que sexuel ? Même les touristes sexuels ont sur leur lieu de destination des pratiques touristiques qui n’ont rien à voir avec le sexe et la prostitution : ils photographient les paysages exotiques, visitent les sites, vont au restaurant, achètent des souvenirs, etc. En outre, les services qui leur sont offerts ne se limitent pas toujours à la sexualité : ils s’agit aussi parfois de jouer le rôle de compagnons de voyage, voire de guides. La dimension émotionnelle est souvent importante : beaucoup de touristes sexuels cherchent, si ce n’est l’amour, une « girlfriend experience » (Garrick, 2005 ; Rivers-Moore, 2012 ; Gezinski et al., 2016).
D’autre part, il est difficile d’identifier un tourisme qui ne soit pasdu tout sexuel. L’imaginaire qui motive le déplacement a bien souvent une composante érotique (voir les articles de Sabre et de Staszak, dans ce numéro). Il est alors improbable que les touristes n’aient aucune attente en la matière, et leur expérience sexuelle sur place sera probablement affectée d’une façon ou d’une autre par le cadre touristique dans lequel elle prend place. D’ailleurs, les red light districts (quartiers rouges) les plus fameux, comme Patpong à Bangkok ou De Wallen à Amsterdam, ne sont pas réservés aux touristes sexuels : ils constituent des attractions dont les guides touristiques conseillent sans beaucoup d’états d’âme la visite à tous les voyageurs (Sanders-McDonagh, 2017) : rares sont les touristes venus en Thaïlande ou aux Pays-Bas, hommes ou femmes, qui n’y font pas un tour, ne serait-ce que pour jouir du spectacle qui y est proposé. En quoi ceux qui regardent seraient moins des touristes sexuels que ceux qui touchent ?
Enfin, la définition classique du touriste sexuel met l’accent sur l’intention du voyageur, qui ferait du commerce du sexe le but (unique ? essentiel ?) de son voyage. Seraient alors exclus du tourisme sexuel les situational sex tourists (O’Connell Davidson, 1996), qui recourent à l’offre prostitutionnelle locale, qui sont donc sollicités par les circonstances et sans l’avoir planifié avant leur départ. Les travailleuses du sexe concernées sont sans doute peu intéressées par cette distinction jésuite, qui n’apporte pas grand-chose à la compréhension du phénomène si ce n’est en attestant de la faiblesse d’une définition fondée non sur ce que les touristes font, mais sur ce qu’ils avaient l’intention de faire.
On en vient à douter que la catégorie « tourisme sexuel » ait quelle que vertu heuristique ou valeur sociologique que ce soit. Elle peut en revanche avoir une fonction politique (Roux, 2011), qui rend son usage délicat. Ainsi, la dénonciation virulente et unanime du tourisme sexuel impliquant des enfants (TSIE), dont il n’est pas question ici de contester le caractère scandaleux, tend à monopoliser les efforts législatifs, judiciaires et policiers, l’attention médiatique et les campagnes de prévention. Cela a pour résultat de banaliser, voire de légitimer d’autres formes d’exploitation certainement plus fréquentes, celle des travailleuses et travailleurs du sexe majeurs notamment.
Au-delà des difficultés spécifiques qu’elle soulève, la catégorie « tourisme sexuel », comme toute autre catégorisation du tourisme – que ce soit en termes de pratiques (tourisme culturel, tourisme de nature, etc.) ou de postures (tourisme éthique, tourisme solidaire) –, présente des risques de réification et d’essentialisation, et pose en définitive plus de problèmes qu’elle n’en résout. Peut-être à ce titre faudrait-il simplement l’abandonner (Carr, 2016), d’autant qu’elle est obscurcie par ses connotations et quelques malentendus.
Un regard plus nuancé
L’expression « tourisme sexuel » fut forgée dans les années 1970 par des militant·e·s japonais·e·s pour dénoncer les sex tours organisés en Asie du Sud-Est (Asian Womens Liberation, 1980 ; Roux, 2011). La majorité des touristes sexuels en Asie du Sud-Est étaient alors des hommes japonais, qui se rendaient dans les mêmes régions que celles envahies pendant la Seconde Guerre mondiale par les armées nippones. Cette deuxième « invasion », contrairement à la première, suscita l’opposition des féministes ainsi que celle des chrétiens (Isis, 1979 ; Graburn, 1983).
Occultant la complexité et l’hétérogénéité du phénomène dont elle est censée rendre compte, la catégorie « tourisme sexuel » a d’abord été utilisée dans des travaux adoptant une approche plus moralisatrice que sociologique, l’indignation n’aidant pas à la compréhension. En la matière, le triple amalgame longtemps fréquent entre 1) le tourisme sexuel et la prostitution, 2) le tourisme sexuel et le TSIE, 3) la pédophilie et l’homosexualité, a participé à invisibiliser les situations, heureusement bien plus fréquentes, où la transaction sexuelle s’effectue entre deux adultes, éventuellement dans un cadre qui n’est pas (que) marchand et où il n’est pas impossible qu’ils soient consentants, alors que le consentement est par définition impossible dans le cadre du TSIE (IUKB/IDE, 2014 ; ECPAT, 2016 ; rapports annuels de l’Organisation mondiale du tourisme).
Ces confusions sont aujourd’hui moins fréquentes, et la littérature scientifique sur le tourisme sexuel hors TSIE n’adopte plus systématiquement le registre de la dénonciation. Les mouvements du féminisme de la troisième vague, « pro-sexe » ou queer, ont proposé une lecture plus nuancée de la prostitution, s’opposant aux positions abolitionnistes et prohibitionnistes en la matière, auxquelles il est notamment reproché de réduire les prostituées au statut de victimes subissant passivement leur sort (pour un état du débat, voir par exemple Löwy, 2003 ; O’Connell Davidson, 2006 ; Pheterson, 2010), et de laisser croire que l’échange économico-sexuel se limite au cadre de la prostitution (Tabet, 2004 ; Broqua et Deschamps, 2014). Cette nouvelle approche met l’accent sur l’agentivité des travailleuses du sexe, expression qui se veut neutre et s’impose pour remplacer celle de prostituées, jugée essentialiste et stigmatisante (Pheterson, 2003).
Les travaux sur le tourisme sexuel qui s’en inspirent ont ainsi montré que les situations sont plus variées et plus complexes qu’on ne l’avait cru. Certaines travailleuses (ou travailleurs) du sexe pourraient faire ce métier par choix et trouver leur compte, même une forme d’émancipation (Brennan, 2004, une des références les plus citées à ce propos ; Kempadoo, 2004 ; Padilla, 2007 ; Roux, 2011 ; Green et al., 2017) dans cette activité de service touristique, quelles que soient par ailleurs les réalités des matrices de domination de race, de classe et de genre – voire d’âge (Salomon, 2014) – dans lesquelles indubitablement elle prend place. La prise en compte de l’intersectionnalité de ces matrices est désormais systématique ; elle a beaucoup enrichi la compréhension des rapports entre les touristes et les personnes engagées dans le travail du sexe, permettant de mieux dégager et saisir la variété des situations des premiers comme des secondes.
Un touriste, une travailleuse du sexe ? Pas forcément…
Alors que jusqu’alors les travaux avaient essentiellement porté sur la configuration attendue dans laquelle le touriste sexuel est un homme et la personne qui lui fournit un service sexuel, une femme, on s’aperçoit que cette situation, si elle est largement dominante, n’est pas la seule. Pourtant, dès les années 1970, quelques chercheurs avaient mis en évidence des situations où des hommes proposaient des services sexuels à des touristes femmes, ainsi en Gambie (Harrell-Bond, 1978) ou dans les Caraïbes (Matthews, 1978). C’est à partir des années 2000 que se multiplient les publications montrant que les touristes sexuels ne sont pas nécessairement des hommes, et que, dans les lieux de destination, ce sont parfois des hommes qui exercent le travail du sexe. Il existe un tourisme sexuel féminin, mais aussi un tourisme sexuel gay (parmi les nombreuses références : Bowman, 1989 ; Meisch, 1995 ; Kempadoo, 1999 ; Bunzl, 2000 ; Sanchez Taylor, 2001 ; Bauer et McKercher, 2003 ; Nianzy et al., 2005 ; Waitt et Marwell, 2006 ; Padilla, 2007 ; Cauvin Verner, 2009 ; Salomon, 2009 ; 2014 ; Carr et Poria, 2010 ; Jacobs, 2010 ; Berliner, 2011 ; Frohlick, 2016 ; Gender, Place and Culture, 2016 ; Green et al., 2017 ; Sanders-McDonagh, 2017 ; et, dans ce numéro, les articles de Maksymowicz et de Simoni).
La qualification du tourisme sexuel féminin suscite d’ailleurs un important débat. Selon les uns (ainsi Pruitt et LaFont, 1995 ; Herold etal., 2001 ; Jeffrey, 2003 ; ou Despres, 2017), qui refusent l’expression « tourisme sexuel » dans cette configuration, il s’agirait aussi bien, si ce n’est plus, de romance que de sexe, et les formes d’exploitation ou de domination seraient moins nettes ou brutales, permettant parfois la mise en place de liens plus profonds et durables que dans le cas du tourisme proprement sexuel, qui ne serait en fait pratiqué que par les hommes. Mais la romance est-elle toujours absente de celui-ci, que ce soit sous sa forme hétéro ou homosexuelle (Mendoza, 2013) ? Pour les autres (comme De Albuquerque, 1998a ; 1998b ; O’Connell Davidson, 2006 ; ou Bauer, 2009), qui soulignent l’importance des effets de pouvoir et l’enjeu proprement sexuel, il s’agit bien d’un tourisme sexuel exercé par les femmes, et il ne diffère en cela pas fondamentalement de celui exercé pas les hommes, quoi qu’en prétendent ou veulent croire les intéressé·e·s. La distinction entre tourisme sexuel et tourisme de romance s’avère peut-être moins utile pour distinguer les pratiques des uns et des autres que pour comprendre les points de vue des différents acteurs (y compris dans la recherche) à propos du tourisme et de la sexualité masculine et féminine, précisément en ce qu’ils sont plus ou moins marqués par les stéréotypes de genre (Spencer et Bean, 2017).
Au-delà des fausses évidences, le tourisme sexuel – dans la variété de ses formes et dans les rapports qu’il met en place entre les touristes et les travailleurs ou travailleuses du sexe – conduit à questionner les normes de la masculinité et de la féminité, ainsi que la façon dont elles sont performées et, le cas échéant, transgressées par les touristes aussi bien que les personnes engagées dans le travail du sexe, voire ceux et celles qui les étudient (Cantú, 2002 ; Jeffreys, 2003 ; Sanchez Taylor, 2006 ; Katsulis, 2010 ; Rivers-Moore, 2012 ; Weichselbaumer, 2012 ; Thurnell-Read et Casey, 2014 ; Mitchell, 2015). Le livre récent d’Erin Sanders-McDonagh (2017), qui donne lieu à un compte rendu dans ce numéro, démontre par l’exemple tout l’intérêt d’analyser les situations inattendues : ainsi celle des femmes occidentales qui constituent une part importante du public des spectacles érotiques ou pornographiques proposés dans le quartier rouge d’Amsterdam ou dans ceux des villes de Thaïlande.
Recadrages historique et géographique
L’histoire du tourisme sexuel doit être réexaminée. On a longtemps considéré que c’était un phénomène nouveau apparu en Asie de l’Est dans les années 1970. Pour les soldats américains en service au Viet Nam, avaient en effet été mises en place, notamment en Thaïlande et aux Philippines, des R&R facilities (Bullough et Bullough, 1996), zones de « repos et récréation » essentiellement axées sur l’industrie du sexe. Les GIs y auraient été remplacés par des touristes sexuels. Il est vrai que les déplacements de troupes s’accompagnent fréquemment d’un développement des activités prostitutionnelles, souvent pris en charge par l’autorité militaire.
L’Armée américaine n’a ainsi pas innové en la matière. À Bangkok, une industrie du sexe destinée pour partie à un tourisme domestique prospérait bien avant l’arrivée des Américains (Forshee et al., 1999). Ceux-ci ont suivi une longue tradition, notamment illustrée par les bordels militaires de campagne (BMC) de l’Armée française (illustration 1) et l’institutionnalisation de la prostitution coloniale (dès les années 1840 en Algérie) (Levine, 2003 ; Taraud, 2003). Or, les quartiers réservés des villes coloniales n’étaient pas fréquentés que par la troupe : ils étaient aussi des étapes obligées dans les circuits du tourisme colonial, ainsi à Casablanca ou à Alger (Staszak, 2015 ; et dans ce numéro). L’Empire anglais ou français n’étaient-il pas d’immenses maisons closes ?
Il y a une continuité entre la prostitution coloniale et le tourisme sexuel (Staszak et Taraud, 2018). Le tourisme contemporain, mais pas seulement sexuel, se fonde sur un imaginaire érotique qui plonge ses racines dans la culture coloniale (entre autres dans ses dimensions racistes et orientalistes) et met en place des pratiques, notamment mais pas seulement sexuelles, qui rejouent des rapports de pouvoir (néo)coloniaux dans le cadre des matrices de domination de genre, de race et de classe.
Il n’est donc pas surprenant que la géographie du tourisme sexuel se polarise sur une clientèle issue du Nord ou de l’Occident, et les destinations dans le Sud instituées en sexscapes (Brennan, 2004), à l’instar de la Thaïlande dont l’image est très associée au sexe, malgré certains efforts du gouvernement en la matière (Prideaux et al., 2004 ; Nuttavuthisit, 2007). Les sexscapes du Sud continuent à être l’objet de nombreuses études monographiques, parmi lesquelles les ouvrages récents de Mark Padilla sur la République dominicaine (2007), d’Amalia Cabezas sur Cuba et la République dominicaine (2009), de Wanjohi Kibicho (2009) et George Meiu sur le Kenya (2017), de Jennifer Cole sur Madagascar (2010), de Jessica Jacobs sur l’Égypte (2010), d’Erica Williams sur Bahia (2013), de Susan Frohlic (2013) et Megan Rivers-Moore (2016) sur le Costa Rica (voir aussi Maksymowicz, dans ce numéro), de Gregogry Mitchell sur le Brésil (2015), de Valerio Simoni sur Cuba (2016 ; et dans ce numéro), ou de Mari-Elina Ekoluoma sur les Philippines (2017).
Mais le tourisme sexuel concerne aussi une clientèle non occidentale, sud-coréenne (Ekoluoma, 2017 : 223-244) ou japonaise par exemple (Graburn, 1983 ; Yokota, 2006), et inclut parmi ses destinations les pays riches du Nord. Le Japon peut être érotisé par ses mangas (Sabre, dans ce numéro). Qu’en est-il en la matière de l’Occident lui-même, à l’heure où les flux touristiques et les regards s’inversent, et où il est visité par des millions de touristes chinois et indiens, pour qui la femme occidentale incarne à la fois un idéal de beauté et une morale sexuelle plus permissive (Bandyopadhyay, 2013) ?
Qu’il s’agisse des destinations connues pour leur permissivité (Paris, Berlin, Las Vegas ou le State of Sex que constitue le Nevada [Brents et al., 2009]) ou réputées romantiques (Paris, Venise, Napa Valley en Californie), des destinations privilégiées du tourisme gay (Sidney, San Francisco, Tel Aviv, Mykonos… ou Prague) (Bunzl, 2000 ; Waitt et Markwell, 2006 ; Leroy et Jaurand, 2010) ou simplement des plages permettant une promiscuité des corps dénudés (Urbain, 1994), nombreux sont les lieux touristiques occidentaux qui sont peu ou prou érotisés ou sexualisés. Certains quartiers de métropoles du Nord relèvent même du tourisme sexuel au sens le plus strict du terme : ainsi le quartier rouge d’Amsterdam (illustration 2), de La Nouvelle-Orléans, ou celui des spectacles érotiques à Paris (Pigalle), puisqu’ils sont essentiellement fréquentés par des visiteurs venus y consommer, ne serait-ce que par le regard, une offre sexuelle marchande (Aalbers et Sabat, 2012 ; Yeoman et Mars, 2012 ; Chapuis, 2017 ; Sanders-McDonagh, 2017 ; Demovic, 2018). Même Genève peut être l’objet d’un tourisme sexuel (voir l’entretien avec Mme Lisa, dans ce numéro).
Il ne faut pas croire que les quartiers réservés des villes européennes ou américaines ont attendu le développement massif du tourisme international pour attirer les voyageurs. Dès la fin du XIXe siècle, Storyville, le quartier réservé de La Nouvelle-Orléans, était un « haut lieu du tourisme sexuel » (Geronimi, 2003 ; voir aussi Landau, 2013), qui possédait son guide officiel, le Blue Book, régulièrement réédité (Arcenaux, 2017). Belsunce, le quartier réservé de Marseille (Echinard, 2006), était l’objet de visites touristiques avant sa destruction en 1943, comme en attestent les cartes postales qui le figurent et le guide édité à son propos (illustration 3), qui s’adresse notamment à des touristes étrangers et anglophones. Ceux-ci étaient toutefois certainement minoritaires.
La recherche sur le tourisme sexuel s’est surtout intéressée au tourisme international, c’est-à-dire à l’échelle où risquent de se rejouer des enjeux de race et qui se prête le mieux à l’approche postcoloniale. Cela a conduit à négliger le cas moins visible du tourisme sexuel national. À l’exception des pays multiethniques (ainsi aux États-Unis ; voir Landau, 2013, qui montre l’importance de l’enjeu racial à Storyville), il relève plus de la matrice de domination de classe que de celle de race, sauf quand les personnes engagées dans le travail du sexe sont immigrées, comme c’est souvent le cas dans les pays riches (on y reviendra).
Une prestation sexuelle peut en effet être offerte de façon indifférenciée aux touristes et aux voyageurs (hommes d’affaires, conducteurs de véhicules, etc.) nationaux et internationaux, et aux clients locaux. Aux Philippines et au Cambodge, moins du quart des hommes qui ont des rapports sexuels commerciaux avec des enfants seraient des étrangers, une bonne part de ceux-ci provenant d’autres pays asiatiques (ECPAT, 2016 : 42, 54). Dans le cas, il est vrai très particulier, du TSIE, les touristes internationaux – et peut-être même les touristes ! – sont possiblement les coupables les plus visibles et les plus vilipendés, mais ce ne sont pas les plus nombreux. Plus généralement, il y a beaucoup de Thaïs parmi les visiteurs de Patpong, encore que certains spectacles érotiques y soient réservés aux touristes (Sanders-McDonagh, 2017), d’Allemands parmi ceux de Reeperbahn (Hambourg), de Néerlandais parmi ceux de De Wallen et d’Américains parmi ceux de Las Vegas ou du Quartier français de La Nouvelle-Orléans (Demovic, 2018). Certes, l’origine des clients importe pour les géographes qui analysent ces lieux et aimeraient en savoir davantage sur leur clientèle domestique, mais il n’est pas sûr qu’elle fasse une telle différence pour les travailleuses du sexe qui y officient.
Sexualités touristiques : chantiers en cours
L’interrogation des liens entre la sexualité et le tourisme gagne ainsi en complexité et en richesse, même s’il reste beaucoup d’aspects mal connus, sans doute du fait de la focalisation de la recherche sur le tourisme sexuel, pris dans sa définition la plus stricte, et particulièrement dans les sexscapes du Sud. « C’est la forme la moins socialement acceptable de la sexualité touristique (à savoir le tourisme sexuel) qui a été le plus discutée dans la littérature scientifique » (Carr, 2016 : 90), sans toutefois qu’on dispose de données permettant d’en prendre la mesure (en particulier à propos du TSIE). Cette focalisation répond-elle à l’importance sociale ou économique du phénomène, aux enjeux scientifiques qu’il soulève, à la nécessité morale de le dénoncer ou à la satisfaction de formes troubles de voyeurisme ? En la matière, on apprécie l’ouverture de l’ouvrage dirigé par Neil Carr et Yaniv Poria, Sex and the Sexual during People’s Leisure and Tourism Experiences (2010), qui affiche l’ambition de ne pas limiter son propos au tourisme sexuel.
Dans la même logique soupçonneuse, on peut s’étonner de la surabondance et de l’écho de la littérature scientifique (la table des matières de l’ouvrage qu’on vient de citer en est un bon exemple) et journalistique ainsi que des œuvres littéraires et cinématographiques qui portent sur ces formes statistiquement marginales de tourisme sexuel que sont le TSIE, le tourisme homosexuel et surtout le tourisme sexuel féminin. Est-ce parce que l’existence de celles-ci permet de tenter de relativiser, minimiser, banaliser, voire excuser la forme dominante, à savoir du tourisme (hétéro)sexuel masculin, ou tout du moins d’en brouiller les enjeux de genre ? Ce n’est bien sûr ni le propos ni l’objectif de ces études, le plus souvent très sensibles au sexisme et à l’homophobie.
Trop rares sont ainsi les travaux sur la sexualité entre les touristes, sans doute trop banale. Elle connaît pourtant, du fait de la liminalité du tourisme (Ryan et Hall, 2001), de nouvelles expressions, plus désinhibées, même risquées, une fois ceux-ci à destination (Espaces, 2009 ; Berdyschevsky et al., 2010 [2016] ; Berdychevsky et al., 2013). Encore plus rares, les recherches sur les rapports sexuels entre touristes et populations autochtones en dehors de tout cadre marchand. Du fait que la recherche sur la sexualité touristique est obnubilée par le tourisme sexuel, on ne parle guère des rapports librement consentis, dans l’idéal pour la satisfaction de chacun.
Comme on est alors le plus souvent dans le registre de la dénonciation morale ou politique, le plaisir sexuel est négligé dans l’analyse des motivations et des pratiques des touristes. Ce qui, précise avec un brin d’ironie Neil Carr (2016 : 194), « est problématique étant donné que le sexe peut – même si ce n’est pas toujours, ni toujours pour les deux partenaires – être agréable ». Or, la recherche du plaisir en voyage constitue le socle même des motivations touristiques. Selon Jean-Didier Urbain (2017 : XX), il conviendrait
d’admettre que la sexualité a toujours partie liée avec le voyage, qu’elle soit sublimée, affichée, déplacée, bloquée ou niée. De même avec l’érotisme, sitôt que le voyage s’engage un tant soit peu dans la recherche du plaisir, si hypothétique qu’en soit l’issue. L’essentiel est que ce voyage intègre, si lointain ou improbable soit-il, un horizon de jouissance.
Ainsi, il faudrait parler moins de tourisme sexuel et davantage de sexualité touristique (sex tourism vs sex and tourism, pour reprendre les expressions de Carr), le premier étant une des nombreuses formes de la seconde. La sexualité touristique se définit comme l’ensemble des pratiques, affects et imaginaires sexuels des touristes, en ce qu’ils sont relatifs et spécifiques aux lieux et aux moments de leur séjour touristique (et différents de ceux propres au contexte quotidien, après ou avant le voyage).
Ainsi, on dispose de multiples études portant sur l’érotisation du corps indigène dans les cartes postales des années 1900-1930 (par exemple Sebbar et al., 2006 ; Belmenouar et Combier, 2007) qui attestent des liens entre tourisme et prostitution coloniales. Mais les cartes postales actuelles, par exemple de la Normandie ou la Vendée (Valognes, 2013), destinées à un public de touristes nationaux, peuvent aussi adopter un registre érotique qui ne renvoie en rien au commerce du sexe mais déploie une grande variété de connections symboliques et peu explorées entre les lieux, les pratiques touristiques et la sexualité – souvent sur un mode qui se veut humoristique.
La sexualité ne se réduit en effet pas aux actes sexuels. L’imaginaire touristique a ainsi donné lieu à de multiples publications récentes (numéro la revue Via consacré à ce thème en 2012 ; Gravari-Barbas et Graburn, 2016) dont certaines ont mis l’accent sur sa dimension érotique (Staszak, 2012 ; Via, 2018 ; Loloum et Sabre, dans ce numéro). Certaines destinations sont très érotisées, comme Tahiti promue île de Vénus par Louis-Antoine de Bougainville son « découvreur », puis Pierre Loti son écrivain, Paul Gauguin son peintre, et aujourd’hui la promotion touristique qui abuse de la figure de la vahiné (illustration 4). Pourtant, à notre connaissance, Tahiti est d’abord fréquentée par une clientèle de couples venus pour leur voyage de noces ou leur anniversaire de mariage, peu concernés par l’offre locale des travailleuses du sexe. Ils sont probablement heureux de voir les corps des jeunes employés de leur hôtel, pour partie recrutés pour leur physique, ainsi que les spectacles de danse qui y sont offerts. La réputation érotique des Tahitiens et surtout des Tahitiennes est une des ressources touristiques de l’île. Mais celle-ci est presque d’ordre paysager et ne donne pas lieu à une exploitation proprement sexuelle ; elle reste de l’ordre du décor ou du spectacle.
Au sens strict, moins qu’un tourisme sexuel à Tahiti, il existe plutôt une sexualité touristique propre à l’île : cette destination n’est sexuellement pas anodine. La Polynésie suscite des phantasmes que l’industrie touristique cherche à satisfaire en mettant en place des dispositifs voyeuristes. Cela ne donne généralement pas lieu à des rapports sexuels entre les touristes et les autochtones, mais il est possible que cela affecte, par exemple en les stimulant, les rapports sexuels entre touristes.
Du tourisme sexuel sans – presque – sortir de chez soi ?
Cette dimension déborde le cadre strict du tourisme. L’érotisation de certaines destinations permet aussi bien de vendre des films, des parfums, des vêtements, etc., ou tout produit qu’on peut mettre en rapport avec un lieu exotique – soit à peu près n’importe quoi. Y compris – on y revient – des prestations sexuelles.
Les maisons closes de luxe du début du XXe siècle possédaient souvent des chambres thématisées : ainsi le One Two Two (au 122, rue de Provence à Paris, ouvert en 1924) proposait, outre les chambres de torture ou historiques (égyptienne, grecque, romaine), une cabine de paquebot transatlantique, une cabine de l’Orient Express, une case africaine (illustration 5), une chambre des Indes, un igloo, un tipi indien, une chambre provençale, un grenier à foin, et une chambre champêtre (Jamet, 1975) ! Il était fréquent de trouver dans ce genre d’établissement une chambre japonaise ou chinoise et une chambre mauresque (Teyssier, 2010 ; Canet, 2011), quand ce n’est pas l’établissement lui-même qui s’orientalisait en s’appelant le Sphinx, la Casbah ou le Palais oriental, pour citer quelques maisons françaises renommées (voir Staszak, dans ce numéro). Cette tradition n’est pas perdue de vue dans les établissements actuels, comme le Vénusia à Genève, dont la directrice s’est servie des livres d’histoire de la prostitution pour thématiser ses chambres dans le registre exotique (entretien avec Mme Lisa, dans ce numéro).
Si le tourisme a à voir avec la prostitution (Graburn, 1983 ; Trask, 1991), avec laquelle il serait en « relation symbiotique » (Ryan et Hall, 2001 : 20 et suiv.), la visite à la maison close, si ce n’est au bar de danse exotique (c’est-à-dire de strip-tease) (Egan et al., 2006 ; Staszak, 2008), n’est-elle pas alors une forme de tourisme sexuel (Ryan et Kinder, 1996) ? D’autant que, dans le cadre d’une industrie du sexe mondialisée – dont le tourisme sexuel est d’ailleurs une des autres manifestations (Jeffrey, 2009) –, les travailleuses du sexe qui y officient sont souvent immigrées, comme à De Wallen où les trois quarts d’entre elles n’ont pas la nationalité néerlandaise[2]. Les filières de migration des travailleuses du sexe, comme celles des autres travailleurs et comme les déplacements touristiques, s’inscrivent souvent dans la continuité de liens établis pendant la période coloniale entre la métropole et son empire ; en conséquence, l’imaginaire géographique et les stéréotypes occidentaux à propos des travailleuses du sexe immigrées trouvent facilement leur inspiration dans la culture coloniale. Il n’est dès lors pas étonnant que leurs clients attendent qu’elles jouent la carte de l’exotisme en fonction de leur assignation raciale.
Celle-ci est également essentielle aux scripts et aux emplois (casting) de l’industrie pornographique, qui joue probablement en la matière un rôle normatif, notamment dans sa mise en scène des rapports sexuels inter-raciaux. En fait, cette industrie a institué le pornoexotic en ressource. Il s’agit dans ce genre de film pornographique d’« activer des stéréotypes raciaux, sociaux et géographiques pour persuader les spectateurs que ce à quoi ils assistent ne relève pas de leur propre communauté », d’« établir une distance géographique, raciale et morale, entre les désirs du publics et le contenu pornographique » (Gregory, 2017 : 89, 88). L’imaginaire pornexotique, héritier direct en la matière de l’imaginaire colonial des pornotropics (McClintock, 1995), est l’instrument d’une stratégie de l’innocence (Pratt, 1992) par laquelle on permet aux spectateurs de satisfaire leurs désirs tout en les dédouanant de toute responsabilité ou culpabilité en la matière, stratégie essentielle au tourisme sexuel lui-même (Staszak, 2012). Du point de vue des publics concernés, les lieux mis en scène dans les films pornexotiques fonctionnent de façon très comparable aux sexscapes. Peut-on alors considérer les amateurs de films pornexotiques comme des sortes de touristes sexuels ? Leur déplacement est certes virtuel, mais la satisfaction sexuelle qu’ils tirent de celui-ci est en revanche bien réelle.
Dans quelle mesure la consommation du corps exotique – où qu’elle ait lieu – relève-t-elle d’une pratique touristique ? Les femmes originaires d’Asie de l’Est sont massivement présentes dans l’industrie du sexe en Australie, dont le marketing met en avant leur caractère exotique et leurs prétendues qualités proprement asiatiques ou orientales. Il est alors logique de considérer que leurs clients australiens sont comme « des touristes sexuels dans leur propre pays » (Street et Norma, 2016). Pourquoi en effet parler de tourisme sexuel quand le client voyage vers la travailleuse du sexe et non quand c’est l’inverse (Opperman, 1999) ? Laissons en la matière la conclusion à la patronne du One Two Two :
En 1975, des affiches multicolores couvrent les murs de nos cités. Elles veulent attirer l’œil du passant pressé. Sous la caresse d’un soleil éclatant, de belles filles, à demi-nues, vous promettent l’Australie, Ceylan, le Japon, ou la Floride. Le publicitaire a compris que le paysage seul se vend mal. Il faut l’accompagner de l’espoir de la ravissante inconnue qui passent [sic] directement du hall d’un palace ou du sable au lit du voyageur. Hélas, elles ne sont que de papier. Bien souvent, une promesse sans échéance […] Dans les années 30, nul besoin de prendre l’avion […] À dix minutes en taxi, à quelques stations de métros, les sept étages du 122, rue de Provence offraient des périples extraordinaires. (Jamet, 1975 : 10)
Présentation du numéro
Les deux premiers articles de ce numéro de Téoros portent sur des configurations qui correspondent à la définition classique du tourisme sexuel, dans deux sexscapes où cette pratique a déjà été l’objet de plusieurs publications. La nouveauté de leur propos tient moins à ce que les touristes y sont des femmes qu’aux approches retenues. Valerio Simoni (« Sex, Seduction, and Care for the Other in Touristic Cuba »), au moyen d’un travail ethnographique, s’attache à saisir le point de vue des hommes cubains qui tentent de séduire les femmes et aux types de service qu’ils leurs dispensent, invitant à revoir la distinction réductrice entre tourisme sexuel et tourisme de romance. Kristofer Maksymowicz (« Pura Vida: Affect, Puerto Viejo, and Emergent Tourism Erotics ») s’inscrit dans la suite du tournant non représentationnel et cherche à saisir les émotions et les sensations essentielles à l’expérience érotique des touristes occidentales au Costa Rica, ce qui nécessiterait une autre façon d’écrire ou pratiquer la recherche ethnographique.
Les trois articles suivants portent sur des situations qui ne relèvent pas du tourisme sexuel, tout du moins dans sa définition classique. Jean-François Staszak (« Exotisation et érotisation d’un haut-lieu et bas-fond touristique : la Casbah d’Alger [1840-1940] ») nous fait suivre les voyageurs occidentaux qui visitent la Ville blanche non pour y recourir aux services des travailleuses du sexe locales qui y officient, mais pour jouir du spectacle des femmes publiques et des femmes recluses, dans un lieu qui serait l’objet d’un processus d’exo-érotisation. Clothilde Sabre (« Entre kawaii et hentai, le Japon fantasmé à travers sa pop culture ») montre comment les mangas et les dessins animés japonais, en particulier leur dimension érotique, influencent l’imaginaire, les attentes, voire les pratiques de certains touristes qui se rendent au Japon, faisant de ce pays et de ses habitantes des objets de désir. Tristan Loloum (« Investissements par amour. Économies intimes de l’immobilier touristique au Brésil »), étudiant le marché immobilier d’une station touristique, montre à quel point il est structuré par des rapports sexuels et affectifs entre les nationaux et les étrangers, bien au-delà donc de l’espace-temps liminaire des vacances.
Enfin, le numéro se termine par un entretien avec Mme Lisa, qui dirige le plus grand salon de massage (comprenez : maison close) de Genève. Celui-ci porte sur les liens entre son établissement ou son activité et l’imaginaire touristique.
Que ce soit par leur objet ou leur approche, tous ces textes invitent à une vision plus large, plus complexe et nuancée des rapports entre sexualité et tourisme, et ouvrent des pistes qui montrent que leur exploration ne fait que commencer.
Appendices
Notes
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[1]
Ce numéro de Téoros, tout comme celui de Via publié en 2018, sont issus d’un colloque consacré à « La Fabrique des lieux de désirs : l’érotisation touristique », organisé par les signataires de cette introduction à Genève en juin 2015.
-
[2]
Estimation fournie en 2009 par TAMPED, organisation de soutien aux travailleuses du sexe fondée à Amsterdam (citée par Sanders-McDonagh, 2017).
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