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« [C]e qui importe dans la marche, ce n’est pas son point d’arrivée mais ce qui se joue en elle à tout instant, les sensations, les rencontres, l’intériorité, la disponibilité, le plaisir de flâner… exister tout simplement, et le sentir. » (Le Breton, 2012 : 67)

À l’origine, le tourisme littéraire occupe une place singulière dans l’offre touristique. Son histoire en témoigne. En effet, les tourismes « littéraire et pictural » du XIXe siècle, liés au romantisme et à l’impressionnisme, correspondent à un engouement de la moyenne et haute bourgeoisie. Mais qu’en est-il du tourisme qui célèbre la mémoire des hommes de lettres les plus illustres dans le but de développer un territoire ? Dans l’arc alpin français, les itinéraires de mémoire consacrés aux écrivains ont longtemps été inscrits dans une démarche informelle (Todorov, 2000). Si l’intérêt des grands auteurs pour les Alpes apparaît grâce à la mainmise des élites britanniques (Grange, 2002), elle n’est effective qu’au début du XIXe siècle, à la faveur de l’exploration des territoires par les écrivains romantiques. Puis, les alpinistes victoriens prolongent cette tradition littéraire en publiant des récits d’ascension (Debarbieux et Rudaz, 2010). De fait, cette mémoire collective liée à l’expérience en montagne passe par la transmission des pèlerins (Ricoeur, 2003), sans pour autant faire partie d’un patrimoine partagé par tous. Il faut attendre le XXe siècle avec la mise en avant des folkloristes et des professionnels de la culture pour que cette question mémorielle devienne vivace, renvoyant plus largement à l’évolution de spécificités culturelles des territoires régionaux (Bromberger et Meyer, 2003 ; Larissa-Basset et Pelen, 2016).

Dans les années 1930, les acteurs du patrimoine bénéficient de la démarche des ethnologues jusqu’à l’avènement du réseau des maisons d’écrivains à partir de la fin des années 1980. Par ailleurs, depuis plus de vingt ans, la question des rapports entre la littérature et les activités touristiques se pose dans un contexte transformé. La réception de bon nombre d’écrivains s’est accompagnée d’initiatives comme les randonnées sur les traces des grands auteurs en revisitant des lieux qui ont servi à l’intrigue de leurs romans. C’est le cas des écrivains provençaux, depuis Frédéric Mistral qui a ouvert la voie à une tradition régionale d’érudition (Fournier, 2006). Dans cet article, il s’agit d’étudier le cas des balades littéraires liées à Jean Giono.

Au moyen d’une écriture à contre-courant des modes littéraires de son temps, Giono a évolué hors des cercles savants de la capitale. En dépit de cela, ses œuvres sont dépositaires de la culture de la Haute-Provence car elles narrent des épisodes de la vie de ce territoire rural (moissons, transhumance). Cet auteur demeure très marqué, dans ses romans, à la fois par la tragédie grecque et l’érudition locale. Sa prose s’allie à la découverte des lieux par des touristes. D’une part, des géographes constatent un renouvellement de l’intérêt pour la nature des liens qui s’opèrent entre œuvres littéraires et tourisme (Fournier, 2016 ; Molina, 2016 ; Bonniot-Mirloup, 2016) ; d’autre part, un nouveau type de questionnement est adressé par les sciences sociales à la littérature, dans une perspective mémorielle (Brosseau, 2009) qui s’intéresse au partage d’un patrimoine local (Fabre, 2001). Car, aujourd’hui, la revisite d’itinéraires d’écrivains ne se cantonne plus dans le registre de l’exhumation de romans passés à la postérité et elle n’est plus non plus l’apanage des érudits. Loin de se limiter à la publication d’un recueil de société savante, cette démarche s’adresse désormais à tous les publics. En effet, la marche et la lecture conjointe de textes participent de la diffusion des dimensions du patrimoine littéraire qu’il faut mettre en valeur. Ce nouvel intérêt pour l’histoire des territoires qu’arpentaient naguère les hommes de lettres repose sur l’activité du réseau des maisons d’écrivains. Fondée en 1996, la Fédération des maisons d’écrivains et des patrimoines littéraires a gagné en visibilité à mesure que cette entité associative s’est constituée autour des auteurs. Des randonnées littéraires sont alors organisées dans le cadre d’actions placées sous son égide (expositions, conférences…).

Désormais, plusieurs formules offertes aux clients correspondent à de véritables produits touristiques proposés en partenariat avec les acteurs du territoire (ville, département). Ainsi, à Manosque, les balades littéraires sur les pas de Jean Giono, créées en 1993 par le Centre Jean Giono, se déroulent sur une demi-journée, une journée ou une période de quatre jours. Elles sont ponctuées de lectures de textes de l’écrivain. Loin d’être marginale, cette démarche repose sur un ensemble de produits qui complète une offre touristique (visite des expositions consacrées à l’écrivain, conférences en lien avec les musées du département). Les itinéraires littéraires comme les randonnées ne sont donc pas à l’initiative d’individus isolés, mais s’inscrivent résolument dans une politique touristique (Herbert, 2001) dont il nous faut ici comprendre les enjeux. Le but de ce texte est d’en éclairer l’émergence pour faire ressortir les processus à l’œuvre dans ce type de démarche. Comment la relecture des romans de Giono à travers les randonnées littéraires participe-t-elle de la mémoire collective des habitants des Alpes-de-Haute-Provence ? Comment cette démarche engendre-t-elle des formes de mobilisations de ressources territoriales de ce département dans le développement de sa filière touristique ?

Grâce à la découverte des espaces arpentés par les adeptes de la marche, les lieux supports aux randonnées littéraires (monts, vallées, abords des torrents, berges…) sont devenus de véritables itinéraires et sont entrés dans le contexte des lieux de mémoire (Nora, 1992), car ils renvoient aux univers oniriques maintes fois narrés par Giono. Par exemple, l’auteur décrit les parcours balisés par les gardiens de troupeaux arpentant les chemins de transhumance. En identifiant ces trajets, véritables lieux de connaissances qui naguère inspiraient son œuvre, l’écrivain provençal « montre en quelque sorte, la voie aux touristes d’aujourd’hui en leur suggérant que la nature peut être une fête » (Carribou, entretien, 2016). Le présent article vise à proposer des hypothèses quant aux dynamiques qui ont conduit à l’éclosion de cette forme d’itinéraires peu identifiée dans les études sociologiques consacrées au tourisme (Cai, 2002). Nous supposons que les randonnées littéraires auraient un rôle à jouer dans la dynamique touristique locale au-delà des dimensions patrimoniales, en participant à l’image des lieux investis à travers les mémoires orales.

Méthodologie

Afin de retracer les étapes qui ont conduit à l’émergence des randonnées littéraires, il nous a fallu réunir des sources liées à l’histoire du tourisme dans les Alpes-de-Haute-Provence, approche qui nécessite de recourir à l’étude qualitative d’un corpus d’œuvres dont la lecture relève de la sociologie de la production littéraire (Lahire, 2005 ; Bois, 2014). Nous avons choisi de ne retenir dans ce corpus que les œuvres de Jean Giono qui s’inscrivent dans la tradition de la marche, de l’itinérance, et les récits dont les scenarii mentionnent explicitement la Haute-Provence. Nous avons cherché des récurrences dans ces romans qui contribuent à créer un contexte favorable à l’offre touristique (Boyer, 2000). La revue du Touring Club de France et les bulletins des sociétés savantes sont des tribunes qui ont largement relaté les événements fondateurs qui ont contribué à la diffusion d’itinéraires. Même si nous ne traitons pas ici directement de l’histoire des sociétés de tourisme, nous revenons d’abord sur l’essor de la randonnée comme produit combinant lectures d’œuvres par des membres de sociétés savantes et visites de lieux.

Notre travail d’archives a apporté un éclairage de l’origine des randonnées littéraires. Il s’agit de poser le contexte socioculturel dans lequel s’implantent puis se diffusent ces itinéraires. L’approche socio-historique adoptée mobilise ces documents et les sources imprimées qui donnent à voir l’émergence d’une politique de valorisation de l’œuvre dans sa continuité. Nous avons construit une grille d’analyse support à l’analyse de contenu de type qualitatif (Mucchielli, 2006). L’interprétation des données identifie les dispositifs depromotion de la mémoire en revenant sur les séquences inhérentes à cette démarche. Dans le cadre de notre approche par le processus de mise en tourisme du territoire et pour compléter l’analyse de contenu des documents liés à ces produits[1] touristiques, nous avons mené une série de quinze entretiens semi-directifs auprès des créateurs de guides professionnels accompagnant les randonneurs. Notre grille d’entretien a pris en compte trois grandes dimensions : l’organisation des randonnées par ces guides, puis l’expérience procurée par la marche et la lecture des œuvres par ces derniers aux participants et, enfin, l’ancrage des itinéraires du circuit Giono dans les Alpes-de-Haute-Provence. Cette dernière dimension revient sur l’apport de son œuvre à l’essor de la filière touristique départementale. Nous avons analysé les discours recueillis à partir d’un traitement thématique des verbatim (Blanchet et Gotman, 2001) qui a donné lieu à une mesure des occurrences basée sur la structure des discours produits par les acteurs sur l’offre locale. Nous les avons sélectionnés en fonction de leurs liens avec les questions de la genèse et de l’essor de l’offre. Ces verbatim ont été restitués en fonction du rôle des acteurs dans la perpétuation de la mémoire et des procédés de mise en tourisme du territoire grâce à l’évolution de l’offre d’itinéraires de randonnées. Il s’agissait plus précisément d’en extraire les éléments de discours significatifs témoignant d’une évolution des randonnées littéraires depuis leur introduction par les acteurs jusqu’aux phases de leur développement. Nous avons retenu et analysé quatre items : références aux Alpes-de-Haute-Provence, références à la marche/aux transports, références à la philosophie, et renvois aux paysages et aux éléments naturels locaux.

Définition des itinéraires touristiques littéraires

Avant de décrire la genèse des circuits de randonnées, il est important de définir plus précisément la notion d’itinéraires touristiques littéraires. Les vocables « randonnées » et « itinéraires » sont autant usités l’un que l’autre. Mais l’appréhension de ce phénomène exige de dépasser ce flou notionnel. Pour cerner les enjeux symboliques, politiques et économiques de l’objet, il convient donc de définir ce qu’on entend par randonnées littéraires. Il s’agit d’itinéraires spécifiques dédiés à l’approfondissement de l’œuvre d’un écrivain. La pratique s’opère à travers la visite de lieux fréquentés par l’auteur ou de chemins qu’il arpentait naguère. Ces balades ne peuvent être considérées comme une nouvelle forme de randonnée mais plutôt comme un complément à celle-ci, dans le sens où les touristes empruntent relativement souvent des sentiers balisés, mais aussi des itinéraires de leur choix. Deux chercheures spécialistes de géographie de la littérature se sont attachées à définir la randonnée littéraire comme : « pratique à la fois active et contemplative, mêlant découverte et introspection qui se situe entre le voyage et l’itinérance […] Ouvert, le parcours littéraire peut être vu comme une extension, un prolongement spatial et temporel de l’expérience de visite » (Bonniot-Mirloup et Blasquiet, 2016). Pour les acteurs, ces balades peuvent ainsi prendre plusieurs variantes : « à pied, avec des mules ou en utilisant des transports doux (vélo) » (site Internet du Centre Jean Giono, 2016).

Nous avons choisi d’étudier ici les itinéraires littéraires lors desquels des textes de Jean Giono sont lus par des guides. Ces randonnées littéraires se sont développées depuis la fin du XXe siècle ; celles-ci allient la connaissance de l’œuvre d’un écrivain à la découverte pédestre des lieux jadis arpentés, selon leur évocation dans les romans. Elles préfigurent la vocation touristique d’un territoire par le recours à la résonance de ses écrits les plus connus, par la lecture de ses œuvres célèbres, là où l’oralité dominait naguère les habitudes de vie des populations alpestres décrites par Jean Giono.

L’œuvre de Jean Giono, support aux randonnées littéraires

La concomitance de l’émergence de la randonnée comme loisir et des débuts littéraires de Giono nous sert de point de départ. Notre analyse s’appuie sur l’intérêt suscité par les étapes de sa « double vie d’écrivain » (Lahire, 2005) et la réception de ses œuvres en Haute-Provence. Souvent qualifié de père méconnu ou oublié de la littérature régionale, Jean Giono [1895-1970], natif de Manosque, alors ville du département des Basses-Alpes, est un écrivain éminemment associé à la Haute-Provence sans pour autant être un écrivain dit « de grande diffusion ». Pour saisir la portée de ses ouvrages et l’importance des randonnées littéraires qui lui rendent hommage, il faut parler de l’influence de son parcours sur son œuvre. Malgré des travaux prometteurs, Giono s’applique en fait peu pendant ses études secondaires, qu’il achève pour être en mesure de travailler et s’insérer dans la vie active ; pour subvenir aux besoins de sa famille, il trouve un emploi dans une banque. Or, il manifeste un goût prononcé pour l’art et les balades dans la nature. En lisant les grands classiques de la littérature ancienne, il se forge une vocation littéraire, aspirant déjà à devenir écrivain. Mais il sera mobilisé durant la Grande Guerre. « Après le combat, à vingt-quatre ans, commence pour lui sa double vie, tiraillée entre la nécessité de ‘gagner’ sa vie et une vocation sociale portée à l’écriture. Il mène alors une carrière littéraire loin des cercles parisiens » (Centre Giono, 2016), jusqu’à la faillite de son employeur en 1929. À partir des années 1930, il se révèle à travers ses romans qui narrent l’existence de gens de peu dans un contexte d’économie de subsistance lié à la vie rurale des alpages et des terres provençales. Ce que Giono sous-entend par l’expression « Haut-Pays » employée pour le différencier des rivages de la Côte d’Azur (Guyonnet, 2003) correspond en fait à son rapport sensible à ses lieux de vie. Il s’agit en réalité de ce que d’autres ont pu nommer l’arrière-pays (Sansot, 1995) en référence à l’éloignement urbain. À travers ces lieux, Giono fonde son récit d’une modernité avancée et d’une ruralité crépusculaire. Souvent amalgamé à un écrivain régionaliste ou à un utopiste, il s’attache à restituer la complexité du monde. Son œuvre possède une portée universelle puisqu’elle comporte des éléments de métaphysique qui peuvent se prolonger dans des réflexions philosophiques générales. C’est en cela que la lecture de ses textes peut servir de support aux randonnées littéraires, car chez lui toute narration ne peut s’effectuer en dehors d’une description du contexte provençal où se joue le déclin de la civilisation paysanne. Ce point fera l’objet de vives critiques car il correspond à une proximité doctrinaire avec le régime de Vichy [2] . Giono sera emprisonné à la Libération et cette incarcération sera l’épreuve décisive de sa vie, qui influencera toute son œuvre.

Ses lectures de la mythologie grecque interpellent car elles renvoient à une « enfance du monde » à jamais perdue. Son œuvre se comprend au regard de la cristallisation d’une tension dans l’action : entre expérience subjective et totalité objective. Les randonnées littéraires dédiées à cet écrivain s’inscrivent dans la compréhension de cette tension. S’il se nourrit de l’imaginaire de son pays natal, ses écrits forment des résonances sur « la condition humaine » (Centre Giono, 2016) en décrivant une Provence loin des clichés véhiculés par les acteurs du tourisme : pays de soleil omniprésent, de senteurs… Jean Giono y dépeint au contraire des existences rudes dans des villages de montagnes où le mistral glace le sang et où l’action des personnages forme des intrigues dans un univers dramatique où domine une nature brute. En ce sens, cet auteur est considéré comme « inclassable, car n’entrant pas dans un genre littéraire bien défini » ( ibid. ) et bousculant les normes académiques. De surcroît, Giono, dont l’œuvre a narré la vie des populations locales dans leurs rapports à la vie rustique des montagnes (Le Gall, 2009), est adepte d’une écriture dite « en petites touches », c’est-à-dire resituant certaines tonalités du réel. Ses romans décrivent les rapports entretenus par ses personnages, souvent modestes, avec leurs modes de vie de l’agriculture de subsistance. Pacifiste, l’écrivain s’est adonné toute sa vie durant à des formes de pérégrinations car il affectionnait particulièrement la marche des travailleurs de l’ombre lors des travaux agricoles. En anticapitaliste et écologiste de la première heure, il « déteste la Côte d’Azur, son univers urbain clinquant, son tourisme de masse » (Sacotte, 2010 : 14). Il y préfère marcher au milieu de « son Haut-Pays » (Giono, 1958), qu’il appelle de la sorte en référence à sa situation géographique et à sa position en arrière-plan (la Haute-Provence étant moins développée économiquement que la Côte d’Azur). Cela fait de lui « le seul romancier à être demeuré étroitement fidèle à son horizon natal comme à une règle étroitement suivie » (Bourgain, 2016 : 13). Ses romans sont empreints d’éléments d’identification pittoresque (Thiesse, 1999) et de pratiques vernaculaires provençales comme preuves indéniables de la survivance de la langue régionale. Ce renvoi au folklore régional restitue les fondements d’un monde rural en train de s’éteindre. « Giono en enfant de la civilisation paysanne » (Winock, 1997 : 203) a été l’instigateur d’errances (Hirt, 1997 : 25) et de lectures du paysage de Haute-Provence qu’il nommera toute sa vie de manière quasi intime « la marche dans le Haut-Pays ». L’écrivain constitue en cela un « faiseur de montagne » (Debarbieux et Rudaz, 2010 : 9), car il décrit l’idéal d’une vie rustique de ces chemineaux traversant les Alpes à pied dans le cadre de leur travail, forgeant ainsi leur rapport intime aux lieux.

Les premiers personnages de ses romans sont les riverains et les travailleurs témoins de l’évolution du quotidien dans la nature (bergers, paysans…) qui vivent de travaux saisonniers et d’expédients, sillonnant le « Haut-Pays » en quête de liberté, mais surtout fuyant la misère des travaux agricoles. L’exode rural et l’urbanisation sont d’ailleurs les principales causes de ces mouvements de population. Jean Giono donne un nouveau visage à ces personnages marginaux que la condition moderne tend à faire oublier. Il s’agit d’hommes et de femmes qui incarnent le dénuement d’une « existence morne » (Giono, 1958). Dans les intrigues jouées par ses personnages, le décor de ses romans repose tout à la fois sur la nature omniprésente et le village, lieux de passages obligés pour acquérir le travail. Ces deux entités demeurent imbriquées car elles redessinent les frontières de son univers qui se situe dans les territoires provençalophones en France et dans des vallées du Piémont en Italie. Dans ces descriptions naturalistes, la marche alpestre occupe une place centrale dans de longues narrations et un propos parfois taxé, par les critiques littéraires parisiens, « d’anti-moderne [3]  ». Ces idées pacifistes souvent décriées dans les cercles mondains reposent sur une œuvre atypique dans laquelle dominent refus de la guerre et préservation des terroirs. La randonnée un livre à la main s’inscrit donc ici dans une revisite approfondie des lieux intimes qu’il arpentait naguère. Il s’agit en cela d’une double célébration, biographique et littéraire, qui place l’itinérance touristique au centre d’expériences recherchées par le participant aux randonnées.

L’itinérance dans les lieux de mémoire de l’écrivain

Avant de décrire le contexte spécifique de l’émergence de ces randonnées, il convient de revenir sur les multiples formes de narrations, récits de voyages et comptes rendus. Les formes de voyage à pied émergent pour les adeptes du romancier dans le but de faire ressurgir les singularités culturelles des Alpes pour le lectorat de Jean Giono et les touristes. Si les voyages des écrivains peuvent être considérés comme les prémices du tourisme littéraire, les randonnées littéraires sont des moments qui s’inscrivent dans un espace-temps spécifique : une liminalité du fait de la rupture avec la condition urbaine. Ces faits entrent dans la reconstitution d’une mémoire collective. Depuis les années 1890, lors de la seconde révolution industrielle en Europe, le principe d’exploration, de marche hors de la ville, s’est enraciné dans une réaction négative à la vie urbaine, nommée l’urbaphobie en rapport avec les idéologies des utopistes (Baubérot et Bourillon, 2012). La définition que Paul Claval donne de « culture », « une médiation entre les hommes et la nature » (2006 : 8), peut s’appliquer à l’œuvre de Giono. En effet, elle est liée aux transformations du territoire et du retrait momentané de la vie urbaine qui caractérise à la fois le séjour et les souvenirs collectifs de ses œuvres. Les excursionnistes cultivés considèrent le voyage à pied comme une véritable aventure dont l’écho retentit dans ses publications. Les randonnées constituent en cela un moyen de découvrir les habitants des localités à travers des récits épiques. Dans le temps contemporain, Franck Michel estime en effet que la marche dans nos sociétés occidentales est « un mode philosophique d’être, de penser et de voyager ». Rappelant combien la marche possède des vertus cognitives, réflexives, voire contestataires, il établit un lien avec le développement récent de la randonnée en tant que loisir : « Dans nos sociétés figées, où tout tend à être planifié, marcher relève de la subversion. Voyager à pied, c’est aller de l’avant. À contre-courant. » (Michel, 2012 : 26) Il s’agit d’approfondir autrement la connaissance des vallées comme « lieux de mémoire » (Nora, 1992) et de subversion face aux normes de la vie urbaine. Cependant, la relation mémorielle du lectorat de Giono intervient de manière discontinue avec l’Histoire. Dès lors, il importe ici de saisir les ressorts des liens entre l’offre et le potentiel touristique local représenté par ces randonnées.

Le pèlerinage en France présage de la naissance des randonnées littéraires (Amirou, 2012 : 139) en valorisant deux modèles : l’excursionnisme et le voyage à pied. Au début du XXe siècle, l’exploration des terroirs (Weber, 1976) et cet ethos de conquête sont à replacer dans le contexte dans lequel les randonnées ont joué un rôle d’homogénéisation culturelle des populations rurales. Puis, une « classe de loisir » (Veblen, 1899) est à l’origine du développement du tourisme « cultivé » qui est encensé par la littérature où l’intérêt pittoresque, artistique, prévaut. Dès 1936, les accords de Matignon, loi instaurant les congés payés en France, permettent aussi aux autres membres de classes urbaines, plus populaires, de partir à la campagne, animés par le retour aux sources et la nostalgie des origines familiales rurales et du travail de la terre. Au-delà des lieux touristiques traditionnels, des touristes investissent également de nouveaux lieux par le biais de pratiques littéraires, pour certaines renouvelées. Dès lors, les vallées de Haute-Provence deviennent des marqueurs pour la constitution d’itinéraires. Olivier Etchevarria rappelle que « en 1902, lors du Congrès national des sociétés savantes réuni en Sorbonne, Paul Vidal de la Blache présente un discours éloquent sur Les routes et chemins de l’ancienne France » (1999 : 241). Dans cet atlas, les itinéraires empruntés par Giono passent par la route des Grandes Alpes. Le géographe s’attache à « montrer le rôle dans l’organisation spatiale et socioéconomique des voies de communication nationales et des itinéraires locaux : les chemins ruraux qui autorisent les relations et les échanges à l’échelle d’une commune ou d’un petit pays » (ibid.). Les sites littéraires s’appuient sur cet héritage à la fois national (les chemins de randonnées) et local (le patrimoine réuni autour d’un écrivain). Dès lors, les randonnées littéraires dans « ses lieux » servent de support au projet touristique local. Les Alpes-de-Haute-Provence constituent un territoire assez enclavé. L’écosystème de ce territoire frontalier, situé à plus de cent kilomètres de Nice, est l’un des plus préservés des Alpes. Kilomètre après kilomètre, le visiteur découvre des paysages variés. Ce territoire rural est resté relativement peu peuplé par rapport au reste de la région. Il se caractérise par une topographie accidentée et un environnement naturel préservé découpé en plaines, collines, plateaux, gorges et montagnes. Les lieux de Jean Giono se répartissent dans ces arrière-pays autour de la montagne de Lure. Les activités sportives y sont en plein essor, du fait qu’elles font partie des initiatives retenues dans l’offre pour qualifier le territoire de « touristique » dès l’après-guerre : « à cette époque, on crée un bassin de tourisme vert » (Carribou, entretien, 2016). Le recours à la toponymie permet de constater une récurrence du renvoi à la marche. Pour les écrivains voyageurs, Giono apparaît comme une figure tutélaire, un écrivain associé au « retour à la terre », car il incarnerait un « enfant du pays » et un passeur, intellectuel mettant en mots à la fois une perception sensible du paysage (Sansot, 1995 : 145) et ce que vivent les habitants de Haute-Provence. Sensible aux changements de son temps, il a fait de sa vie une quête. Dans le domaine des arts et de la culture, il est l’un des premiers auteurs qui ont consacré une partie de leur œuvre à faire découvrir les paysages de ses contrées. Ses descriptions romanesques dépeignent cette symbiose entre l’homme et la nature dans les vallées alpestres[4]. Par exemple, l’écrivain provençal n’a cessé d’exalter la beauté des vallées (l’Ubaye…) dans son œuvre et a contribué à magnifier l’image de terroir sur le plan local.

Depuis une quarantaine d’années, la littérature est particulièrement à la mode dans les champs des sciences humaines et de la géographie humaine (Tuan, 1978 ; Pocock, 1988), et plus particulièrement dans l’étude des usages du quotidien (Schilling, 2006). Pour saisir cette tendance dans son historicité, il s’agit de restituer les trajectoires inégales et la transition vers la construction comme « objet » patrimonial, la marche à travers l’évocation de ses métaphores (Rauch, 1997). En témoigne le revivalisme initié par les acteurs du développement local engagés dans une mission de valorisation du patrimoine local (Bonniot-Mirloup, 2016 ; Fabre, 2016). Cependant, ces expectatives « expérientielles » demeurent floues jusqu’à ce qu’elles aient pris forme sur un territoire. Comment ces mémoires collectives ont-elles été appréhendées par les acteurs locaux ? Que peut-on lire dans les manières dont cette mise en tourisme s’exerce à travers l’offre d’itinéraires littéraires ?

Tourisme et mémoire : la construction symbolique de l’espace

La sociologie de la culture (Lahire, 2005) permet de comprendre les processus de production et d’appropriation de l’espace des écrivains et celle du loisir (Rauch, 1997) concerne davantage sa réception par les touristes. La littérature, en particulier lorsqu’elle s’appuie sur des corpus de référence conséquents, classés en fonction en particulier de variables utilisables dans les sciences sociales (Dupuy et Puyo, 2014), permet d’engager un dialogue fécond avec la sociologie des œuvres littéraires (Westphal, 2007). Il convient donc d’insister sur l’expérience des acteurs interviewés et sur la tradition d’écriture de Giono dans le contexte d’autonomie de la production littéraire. Pour saisir l’émergence des randonnées littéraires, il faut étudier ce que Catherine Bertho-Lavenir (1999) nomme les « itinéraires touristiques », c’est-à-dire les lieux à visiter pour son plaisir. Puis, l’immersion des citadins dans la nature se réalise dans l’exploration des lieux de Giono (sa maison natale, la maison Lou Paraïs dans laquelle il a vécu sa vie d’adulte…). Dans ces pérégrinations où l’effort physique est de rigueur, la recherche de performance est cependant proscrite et la découverte teintée d’aventure et d’enrichissement culturel. Les conditions de formation de cette tradition de l’écrivain dans l’écriture de la mémoire constituent une culture diffusée dans la réception de l’œuvre de Giono. Si la littérature qui s’y consacre foisonne, peu de travaux traitent de ses liens à la montagne en dehors de ceux de Jacques Le Gall (2009) ou de Jean-Louis Carribou (2012), consacrés à la connaissance des paysages gionesques. Par exemple, les torrents ont fait l’objet de peu d’études spécifiques sur le tourisme littéraire (Le Gall, 2009). Au contraire, la vitalité de la littérature et particulièrement la popularisation de l’œuvre de Giono ont permis la diffusion des itinéraires littéraires sur le territoire français.

Il s’agit donc d’abord d’expliquer pourquoi ces randonnées littéraires se sont généralisées au cours du XXe siècle. Cette initiative prend pied dans un contexte marqué par l’essor du tourisme, de la littérature d’aventure (Venayre, 2001) et de la diffusion des guides de voyage (Rauch, 1997), des enjeux de mise en tourisme relatés par gestionnaires et sociologues (Marsac, 2011 ; Lebrun et al., 2017). Au sein de la sociologie des champs littéraires (Bourdieu, 1991 ; Clifford, 1996 ; Viala, 2009), les récits d’exploration relatant les biographies des hommes de lettres se fondent sur des objets savants. Décrivant un mode de locomotion touristique singulier, la randonnée constitue néanmoins une illustration des pratiques de loisirs et de voyage de la bourgeoisie cultivée (Bertho-Lavenir, 1999). Les logiques cooptative et culturelle, leur vision romantique de la nature se retrouvent dans leur rapport à l’écriture et à la marche (Thoreau, 1994). Celles-ci privilégient une approche orientée vers les processus de patrimonialisation et de reconstitution mémorielle qui font l’objet de projets de développement touristique (Rauch, 1997). Dans le même temps, les ethnologues deviennent la figure totémique des « écrivains chemineaux » qui consacrent leur œuvre à l’évocation de traditions littéraires promue par le réseau des maisons d’écrivains (Fabre, 2001). Le travail de Le Gall (2009) offre une mise en relation intertextuelle en littérature qui pointe le fait que les lieux de Giono sont associés dans l’imaginaire collectif à la métaphore du Haut-Pays. Si « la mémoire est une reconstruction partielle et sélective du passé » (Halbwachs, 1997), elle renvoie à des processus qui fondent notre quotidienneté (Schilling, 2006). La littérature sur la question de la diffusion des randonnées en France peut dès lors être ramenée à la question de l’excursion, même si elle ne s’y réduit pas. Depuis l’entre-deux-guerres, elle traduit l’éclosion d’un champ qui s’apparente au revivalisme des traditions d’écrivains régionalistes. Ces derniers placent la description des modes de vie et des paysages dans leurs œuvres. La diversité du terme « tourisme littéraire » atteste que nous avons affaire à une notion dont le traitement ne va pas de soi. Pour en saisir le sens, le lieu peut être considéré comme « médiation entre un auteur et ses écrits » (Bonniot-Mirloup et Blasquiet, 2016). Nous considérons, à l’instar de Roger Brunet (1999 : 113), que « la mémoire des lieux est l’un des éléments clés dans la production de l’espace géographique ».

Émergence des randonnées littéraires

Les prémices des itinéraires littéraires nous renseignent sur la tradition de l’écriture comme élément constitutif des itinéraires. Après avoir exposé leur genèse, il s’agit maintenant d’en décrire l’essor pour comprendre comment ces itinéraires revêtent une dimension mémorielle.

Sur le modèle des Grands Tours d’Europe des jeunes aristocrates du XIXe siècle, le tourisme constitue le voyage par l’aventure raisonnée et enrichissante. Cette culture bourgeoise des vacances s’impose, à la fin du XIXe siècle, dans une France qui s’urbanise. Ce modèle imprime sa marque sur les excursions.

Lire les récits de marche ou les médiations sur les chemins est toujours confrontation à soi. La lecture est une conversation silencieuse avec l’auteur autour de ses perceptions et des siennes propres, un va-et-vient entre ses propres souvenirs, la manière dont il rend compte de son propre ressenti. (Le Breton, 2012 : 67)

Auparavant, des aristocrates venus à une condition citadine y font référence dans leurs récits comme un renvoi à l’ailleurs. En 1878, Robert Louis Stevenson réalise un voyage dont l’itinéraire est connu aujourd’hui comme le « chemin de Stevenson » et référencé comme sentier de grande randonnée (Fournier, 2015 ; Bonniot-Mirloup, 2016). Le récit de ce périple, Voyage avec un âne dans les Cévennes, publié en 1879, demeure aujourd’hui encore le livre de chevet de nombreux randonneurs. De fait, la publication de cet ouvrage peut être considérée comme l’acte fondateur du tourisme littéraire moderne car il suggère au lecteur d’entreprendre une démarche similaire. Mais les auteurs de récits entretiennent l’ambiguïté lorsqu’ils narrent des aventures. L’hypothèse de la diffusion par l’écriture de comptes rendus de randonnées peut dès lors être posée, car elle s’opère par la mise à disposition d’informations biographiques sur les écrivains. Suivant ce modèle excursionniste, l’écrivain régionaliste se forge un goût pour la nature issu d’idéologies bourgeoises. En replaçant le texte littéraire dans l’univers des auteurs, comme système sémioculturel imaginaire, il s’agit de faire un lien entre exploration littéraire et itinéraires de mémoires. Lire en marchant est une idée de Jean Giono qui apparaît à la fin de l’entre-deux-guerres : « ‘Voyageur immobile’, comme il aime à se définir, Giono n’en est pas moins un marcheur inspiré […] En 1935, il invite cinquante de ses admirateurs à partager une randonnée dans le Contadour, le plateau Grémone de son roman Que ma joie demeure » (Bonniot-Mirloup, 2016 : 188). Par les randonnées, l’écrivain rassemble ces hommes de lettres hors des salons littéraires pour leur faire découvrir les lieux fondateurs de sa vie et de son œuvre. L’écrivain les initiera à la marche « un livre à la main ».

L’espace-temps de l’auteur des Grands chemins

Au crépuscule de la Grande Guerre, le réseau constitué par le Touring Club de France aménage les parcours en établissant une signalétique en partenariat avec l’État. Les premiers chemins de randonnées sont le théâtre de la discontinuité des rencontres et des aventures. Les randonnées littéraires seraient la traduction contemporaine du chronotope (Bakhtine, 1978), c’est-à-dire l’adaptation d’une démarche d’exploration dans l’espace-temps des écrivains. Leurs récits forment les matériaux qui se donnent pour objectif d’informer tous les passionnés des avancées des pratiques touristiques. Ainsi, la découverte, la conquête d’un nouveau monde perçu comme « sauvage » et la transmission se réalisent par ce biais. Leur intérêt culturel se pose pour les pratiquants à la fois en termes littéraires et comme moyen de mettre en avant l’inventaire des aménagements. L’apport de ces comptes rendus demeure dans le foisonnement complexe des œuvres consacrées à l’exploration des vallées. Il préfigure l’avènement d’une culture touristique dans l’après-guerre. Le corpus étudié nous renseigne sur cette patrimonialisation en corroborant le fait que l’écrit l’emporte sur la tradition orale (Carribou, entretien, 2016). Le circuit Giono reflète en partie le style de vie du romancier en ce qu’il traverse les lieux de l’auteur, jouant avec les paradoxes puisque le randonneur est à la fois acteur et spectateur. L’analyse de discours de son créateur met en lumière plusieurs phénomènes, entre autres l’aménagement des chemins, l’itinérance :

[A]vec les randonnées littéraires, il s’agissait de ressentir les émotions que l’on peut connaître à la lecture des romans de Jean Giono que j’ai rencontré en 1965 à la fin de sa vie… Le fait de revenir sur les lieux qui ont servi à l’intrigue de ses romans m’a beaucoup ému. Créer les randonnées littéraires, c’est perpétuer la mémoire de ces émotions et la transmettre à d’autres. (Ibid.)

Le temps mémoriel constitue donc une ressource culturelle pour renforcer l’élaboration d’une mémoire collective (Halbwachs, 1997) et émotive et faire naître une identité commune enracinée dans la (re)découverte du terroir. En effet, l’évocation de l’écrivain participe de la mémoire collective en ce qu’elle ravive in situ l’émotion ressentie par le lecteur : « plus qu’une escapade, c’est un voyage aux sources de l’inspiration du Chant du monde. Quand on marche là, on évolue dans le livre » (Carribou, entretien, 2016). Les lieux revêtent une signification particulière car les paysages symbolisent des mémoires collectives qui se perpétuent. À la manière des ethnographes (Bensa et Pouillon, 2012), les mémoires collectives peuvent être envisagées comme des prétextes à la revitalisation des modes de vie à l’origine des itinéraires. L’association Les Amis de Jean Giono, créée en 1972, nous renseigne sur l’aventure ordinaire réalisée par les participants aux randonnées. Dans Le chant du monde, Giono (1976) exalte ce qu’il appelle un « sud imaginaire », c’est-à-dire un renvoi à l’ailleurs. Dès lors, la pause lecture est un moment qui traduit un certain dépaysement et la quête de soi : « s’arrêter pour contempler et faire raisonner les mots, c’est revenir sur la solitude comme lot de l’écrivain. Marcher en pensant à lui, c’est se sentir être au monde à travers son œuvre » (entretien avec un guide, octobre 2016). L’imaginaire gionesque vécu in situ naît de ce renvoi aux ressources territoriales propres à ce département. Pour en saisir la portée, nous nous appuierons en priorité sur le discours de créateurs, de chargés de mission et de guides de randonnées littéraires, plutôt que de touristes.

Les randonnées littéraires comme ressources territoriales pour le département

L’étude du rayonnement territoriale de la Haute-Provence confère à l’œuvre de Giono une spécificité, car elle repose sur une réalité-fiction : la description des habitants des vallées alpestres comme l’Ubaye. Ce développement des pratiques en termes de ressources territoriales (Gumuchian et Pecqueur, 2007) dans un espace alpin a été relativement peu étudié hormis dans Le chant du monde. Si la vallée la plus septentrionale du département incarne l’espace montagnard, la vie y demeure idéalisée. En effet, « pour Giono, cela aurait pu être n’importe quelle vallée » (Carribou, entretien, 2016). C’est le « temps du réveil de la nature au crépuscule de l’hiver » (Giono, 1976 : 56). Mais le développement du tourisme littéraire et le patrimoine deviennent une spécificité locale activée par un projet. Longtemps, le territoire de l’Ubaye n’avait pour seul accès que des sentiers ou des chemins muletiers. Les élus des communes[5] ont impulsé le tourisme en s’appuyant sur l’initiative de l’Office de tourisme de Barcelonnette et de la Communauté de communes de la vallée de l’Ubaye[6]. Le créateur de ces randonnées insiste sur ce rapport à l’espace de l’écrivain qu’il avait questionné de son vivant : « Au cours d’un entretien, Giono m’a expliqué que ses descriptions prenaient des lieux des vallées de Haute-Provence sans toujours les nommer, comme il me l’a confié ; j’ai alors ressenti beaucoup d’émotion car je me suis mis dans la peau de personnages décrits par Giono. Ils prônaient aussi un retour à la nature, mais Giono, lui, était un vrai solitaire. » (Carribou, entretien, 2016) En effet, selon les acteurs interrogés, la randonnée en ces lieux y apparaît tel un « temps fort de ces séjours » (ibid.). Les participants aux randonnées témoignent de la richesse des paysages traversés. Dans cette petite « fabrique littéraire des territoires » (Molina, 2016) s’incarnent des traditions de villégiature et, pour eux, « faire lieu » s’entend en termes de production d’œuvres caractéristiques de cet espace. Marcher relie certaines œuvres entre elles en les valorisant : « Être Hussard sur le toit, en marchant sur ses traces » (entretien avec un guide, octobre 2016).

Dans ce contexte d’émergence d’un produit touristique, il s’agit de décrire les liens entre tourisme, classes sociales et œuvres littéraires. Les participants aux randonnées littéraires appartiennent à une élite. Trois classes sociales prédominent : enseignants, retraités et chefs d’entreprise. Si l’appartenance à une fraction cultivée n’est pas un prérequis, l’interconnaissance se déploie à travers les réseaux de la société savante des Amis de Jean Giono (Carribou, entretien, 2016). Cependant, la notion d’élite revêt un sens arbitraire. La multi-positionnalité des sociétaires devient une ressource pour diffuser l’excursionnisme. Être membre d’une société touristique implique de répondre à la vocation de l’association, qui est de développer les patrimonialisations. Les itinéraires fondent leur légitimité dans ce cadre, marqué par le « professionnalisme des cinq guides devenus de véritables conteurs grâce à la connaissance des vallées. Car le produit est reconnu par l’État, par les collectivités territoriales et le ministère de la Culture » (ibid.) et les guides sont formés en partie par les membres de l’association Les Amis de Jean Giono.

Ce tourisme littéraire légitimé s’inscrit dans le prolongement des démarches similaires effectuées à propos des itinéraires retraçant les lieux des écrivains, à l’instar de Stevenson. Ces parcours reposent sur une quête de curiosités et les participants remarquent des choses auxquelles l’habitant ne prête pas attention (Bertho-Lavenir, 1999). Ils célèbrent ainsi des dimensions « cachées » du territoire hexagonal, faisant monter la légitimité des tours. Ces expériences de retrait urbain insistent sur une certaine forme de sensibilité à la nature et à l’esthétique constitutive de l’excursionnisme cultivé. En effet, l’immersion de Jean Giono dans les vallées alpestres et provençales implique une attention constante aux détails du paysage. Cette sensibilité à la nature influence l’évolution des pratiques. Le contexte de mobilité accrue engendre la généralisation d’un raccourcissement de l’espace-temps du séjour qui devient un moment dédié à la célébration d’un mode de vie. L’organisation des randonnées par les guides est empreinte de rusticité ; elle caractérise les conditions de vie des microcosmes gionesques. En effet, marcher en lisant s’apparente à une célébration d’une vie simple dans la nature : « J’ai ressenti des émotions en marchant sur les lieux de Giono comme j’avais pu les éprouver à plusieurs reprises lorsque je le rencontrais. La nature apparaissait comme dans Lechant du monde : à l’état brut. » (Carribou, entretien, 2016) Ce renvoi à l’apprentissage de ce qui a inspiré l’écrivain apparaît comme un élément déclencheur dans la création des randonnées littéraires. Les rencontres du créateur des randonnées littéraires avec l’écrivain provençal sont jalonnées par l’initiation à la sensibilité aux paysages qui ont servi de cadre à ses romans et qui relèvent en partie d’une vie idéalisée. Le pionnier des randonnées littéraires, n’étant pas originaire de Provence, y reçoit là un véritable substrat d’une mémoire à partager collectivement. Dès lors, Jean-Louis Carribou devient le passeur de cette passion de Giono pour la marche dans la Provence intérieure. « Je me souviens qu’en 1964, il m’avait confié ses peines qui se transformaient souvent en réflexion sur la dégénérescence de la modernité et sur un idéal de retour à la terre. » Arpentant les massifs montagneux, les deux hommes partagent des réflexions philosophiques. De ces pérégrinations naît l’idée du circuit pour tous.

« À la fin de la vie de Giono, une révolte contre la civilisation urbaine s’exacerbe car il célébrait plus que jamais la paysannerie locale en lui rendant visite en marchant. » (Entretien avec un guide, octobre 2016) La philosophie plus classique des randonnées littéraires consiste à s’interroger sur « une grande aventure humaine où lecture se conjugue avec cheminement intérieur ». Le lien à la mobilité apparaît comme la force de cet univers, car il évolue avec le temps et le rapport à l’espace visité. « La formation de cinq guides professionnels et la création d’emplois ont été ma plus grande fierté. » (Carribou, 2012) Cette démarche de professionnalisation en ferait une manière de promouvoir la destination en innovant. Par exemple, les lieux identifiés se dotent de charges touristiques : « Les guides ont créé le premier refuge pour personnes à mobilité réduite en Ubaye. » (Carribou, entretien, 2016) Ce recours à l’adaptation d’aménagements pour tous demeure la compétence des guides qui se fixent pour objectif d’exhumer l’œuvre de Giono en aménageant un site adapté à tous les publics. L’accessibilité à tous de ce circuit devient leur priorité.

Giono, « géographe des imaginaires alpins »

La Haute-Provence constitue une source d’inspiration littéraire qui célèbre la nature par contraste avec l’existence urbaine. En effet, Giono insiste dans ses romans sur la vie des montagnards d’antan condamnés à venir chercher en ville les denrées dont ils manquent. Il y décrit les fluctuations saisonnières rythmant la vie des Provençaux. L’espace revêt des teintes différentes selon le climat alpin et le cycle des saisons (Grange, 2002). Outre la description de la nature, le thème récurrent s’avère être les rapports entre l’homme et la technologie auxquels l’auteur oppose cette « civilisation de la sève » caractérisant les vallées provençales. Dans les balades littéraires, les lectures ont une résonance particulière, puisque ce roman paraît au moment où le tourisme commence à se populariser. Giono se livre là à une véritable introspection à travers les descriptions de son éveil géopoétique. Si l’intrigue romantique sert de support aux randonnées littéraires, cette « découverte de l’œuvre de Giono dans les paysages qui l’ont inspiré[7] » repose à la fois sur le ménagement et l’aménagement (Marié, 2004). Son organisation mobilise des ressources territoriales en des lieux spécifiques pour donner naissance à des activités culturelles particulières. Les itinéraires littéraires ainsi créés sont des formes territoriales qui s’appuient surtout sur le ménagement en ce qu’elles participent de la renommée du territoire sans pour autant influer sur le cadre de vie. Cette émergence de nouveaux rapports au développement touristique engage l’action de l’association Les Amis de Jean Giono[8] et des collectivités territoriales. Toutes ces parties prenantes œuvrent à dynamiser le territoire. Comme dans d’autres sites touristiques, « panneaux informatifs, route historique, circuits romantiques et sentiers de randonnée reflètent la mise en réseau des différents sites » (Bonniot-Mirloup et Blasquiet, 2016). Ces lieux de randonnée correspondent à des itinéraires jadis empruntés par l’auteur. L’image actuelle du produit permet de valoriser ces activités et de structurer l’offre, notamment grâce à la création de documents de promotion s’appuyant sur les lieux de Giono[9] à travers ce circuit à pied. Ces itinéraires entrent en résonance avec ses écrits. L’auteur a eu à cœur d’évoquer des vallées avec lesquelles il ressent de l’intimité, soit parce qu’il les a arpentées enfant, soit parce qu’il les a découvertes ou redécouvertes adulte. Ces lieux sont les supports de marches.

De l’identification d’une ressource territoriale au tourisme spécialisé

La résurgence des lieux de mémoire littéraire participe d’un certain renouveau du tourisme. Ces itinéraires littéraires émergent d’une chaîne d’acteurs impliqués dans la mise en tourisme départementale. Les maisons d’écrivains entrent alors dans la catégorie des musées littéraires, tout en proposant des randonnées. « En fonction de l’empreinte de l’œuvre dans les lieux et des lieux dans l’œuvre, ces maisons sont une invitation pour les visiteurs à découvrir les environs, et il n’est pas rare de pouvoir prolonger la visite d’une maison d’écrivain par une balade littéraire. » (Bonniot-Mirloup et Blasquiet, 2016) Cette citation réaffirme le rôle des maisons d’écrivains comme lieux de réception des touristes et de promotion des itinéraires littéraires qui en prolongent la visite. Si ces randonnées à thème sont proposées à tous, une des originalités de ce produit réside dans l’émergence, dans le champ culturel, d’un engouement pour la « marche un livre à la main ». Mais cette dynamique repose, en premier lieu, sur l’activité de la Fédération nationale des maisons d’écrivains. Fondée en 1997, cette association a gagné en visibilité lorsqu’elle a promu en réseau les itinéraires littéraires. Elle prend tout son sens au moment où, en second lieu, des guides professionnels sont formés pour « devenir de véritables accompagnateurs de moyenne montagne ayant des compétences de lectures de paysage, de botanique… Je les ai sélectionnés puis formés plusieurs années durant. Ce sont des guides disposant de connaissances précises sur Giono. » (Carribou, entretien, 2016) Les acteurs opèrent une conversion en faveur de la mise en tourisme des territoires afin d’exploiter ce levier de professionnalisation et de prendre en compte en priorité les acteurs locaux dans le processus d’essor touristique. En participant aux projets, les guides formés sont perçus par le public comme étant des professionnels incontournables. Ils entendent user de leurs savoirs et de dispositions forgées par vocation littéraire reposant sur une culture commune acquise au contact du créateur de ces randonnées. L’engouement pour les randonnées littéraires se mesure à la diffusion d’un folklore propre à la région. Cette reformulation du stéréotype régional puise principalement dans le répertoire touristique portant sur l’ethnographie (Ciarcia, 2011) et une perception folkloriste du territoire (Chamboredon, 1985) en lien avec le mouvement régionaliste initié par Frédéric Mistral. Le référencement de cette activité de randonnée sur le site de l’Agence de développement touristique des Alpes-de-Haute-Provence promeut ce renvoi régionaliste. Le slogan issu de la communication du département est « Le mariage des Alpes et de la Provence célébré par Jean Giono. » Deux institutions incarnent cette dynamique : la maison de Giono et le Centre Giono, tous deux basés à Manosque. Des milliers de touristes visitent ces lieux tous les ans ; la ville concentre le patrimoine lié à l’écrivain (collection privées, conférences). « Le circuit des randonnées Giono vient compléter notre offre. Nous avons déjà la Route Jean Giono, qui est un itinéraire routier, à vélo ou en moto, qui passe par le département des Alpes-de-Haute Provence, dans le Vaucluse (Mont Ventoux) et dans la Drôme. » (Entretien, chargée de mission de l’Agence de développement touristique des Alpes-de-Haute-Provence) Les randonnées amélioreraient en cela la compétitivité de la destination en ce qu’elles renforceraient cette offre, tandis que les lieux arpentés par les touristes sur la route Giono la structureraient. « Monsieur Carribou est venu chercher le Conseil départemental pour que nous financions la réalisation du projet » (ibid.). De ce fait, les Tours de Lure, lieux emblématiques de l’œuvre, sont fréquentées pour leur centralité. Il s’agit de circuits balisés qui offrent la possibilité d’effectuer des itinéraires sur plusieurs jours. Le sous-titre de ce produit précise « au pays de Giono », comme si le territoire avait été fondé par l’écrivain (Bonniot-Mirloup, 2016 : 190). Le paysage nourrit l’intérêt des participants aux randonnées littéraires, comme l’énonce Julien Gracq : « Tout grand paysage est une invitation à le posséder par la marche ; le genre d’enthousiasme qu’il communique est une ivresse du parcours » (1980 : 34). Conséquemment, pour les acteurs, la vocation littéraire des chemins départementaux devient une ressource territoriale (Gumuchian et Pecqueur, 2007) en partie exploitée, car elle permet de se distinguer des destinations concurrentes. Cependant, cette dynamique ne repose pas sur la prévalence de logiques économiques. La communication devient d’autant plus impérative que cette offre permet à l’association des Amis de Jean Giono de rafraîchir son image et de se moderniser en acquérant la bibliothèque de Jean Giono à Manosque en novembre 2017. Le visiteur, qu’il soit touriste ou excursionniste, est au centre du développement culturel et touristique local, comme on peut lire sur le site du Centre Jean Giono (2016). Les formes que prennent les produits culturels et touristiques sont pratiquement infinies et en perpétuelle évolution, selon les effets de l’imagination des touristes et des promoteurs publics, associatifs comme privés. Notre hypothèse de développement de l’offre de tourisme littéraire passerait par le recours à une régulation des guides mobilisant ces ressources territoriales : paysagères et naturelles. La synergie entre acteurs serait liée ici à l’implication en matière d’attractivité de la destination.

Parties prenantes des randonnées littéraires impliquées dans l’offre de la destination

Il s’agit ici de mettre à jour les facteurs qui influencent le développement culturel et touristique du territoire face à son environnement concurrentiel régional. Les guides jouent un rôle de transmission de l’œuvre. « On mène les clients sur les pas de Giono et cela suscite beaucoup d’émotions car il s’agit d’une Provence idéalisée où l’homme jouit à profusion des éléments naturels, où il serait en symbiose avec la nature. » (Entretien avec un ancien guide, octobre 2016) Ce développement d’un tourisme lié à la connaissance de la nature repose sur des traditions revivifiées : « Il y a l’engouement pour l’activité traditionnelle du pastoralisme, du bivouac de la transhumance. » (Ibid.) Un autre guide renchérit : « Les espaces naturels de ce département ont fait naître contes et légendes. » (Entretien, octobre 2016). Les paysages servent de support à une démarche de pensée effectuée en groupe. Sur le plan philosophique, « Giono en pacifiste convaincu renouvelle le regard sur les choses » (ibid.). Cette mémoire de l’oralité rappelle que les randonnées littéraires deviennent des renvois à la transhumance en un récit ponctué par le drame de l’exode rural et la nostalgie collective de la terre. Les parties prenantes considèrent que ce patrimoine participe d’une compréhension des spécificités du département. Les collections exposées à la Maison Giono en attestent : Lou Paraïs est désormais labellisée « Maison des illustres » et « Patrimoine du XXe siècle » par le ministère de la Culture. Le Conseil départemental des Alpes-de-Haute-Provence est signataire d’un contrat pour le schéma départemental de tourisme qui définit ses axes stratégiques autour de filières prioritaires, comme le tourisme de montagne, et la valorisation patrimoniale de lieux emblématiques, comme la montagne de Lure. Le patrimoine littéraire n’est pas en reste puisqu’il est soutenu par les différentes parties prenantes. Les randonnées littéraires sont organisées par le Centre Giono, musée littéraire créé en 1992 et financé en partie par la municipalité de Manosque. De plus, ce produit bénéficie des subventions du ministère de la Culture : « Nous avons fonctionné plusieurs années avec des semaines entières organisées sous l’égide du Centre Giono et avons reçu des subventions du ministère de la Culture. » (Carribou, entretien, 2016) De même, l’exploitation touristique de la vallée de l’Ubaye passe de l’espace vécu à l’espace perçu en étant identifié comme un lieu où les traces de l’écrivain se perpétuent. Cette vallée constitue un laboratoire des conditions de villégiature en ce qu’elle participe à l’émergence d’une itinérance pour tous (Lebrun et al., 2017). La perception des randonneurs est à relier à l’expérience recherchée de lecture dans la nature : « Plus qu’une escapade, c’est un voyage aux sources de l’inspiration du Chant du monde. » (Carribou, entretien, 2016) Cette vallée provençale présente des richesses floristiques, faunistiques et culturelles spécifiques. Géographiquement isolé du littoral azuréen, ce territoire valorise un rapport de proximité entre habitants et touristes. Mais « Les principales difficultés, pour proposer ce service sur site, résident d’une part dans la forte saisonnalité de la demande et d’autre part dans la difficile qualification du personnel d’encadrement. » (Entretien avec un guide, octobre 2016) Ces freins au développement sont intégrés à la politique de développement qui incite à élargir la gamme des produits. La haute période se déroule du début juin à la mi-août et les randonnées sont concurrencées par d’autres produits touristiques : « Depuis quelques années des tour-opérateurs se positionnent sur ce produit en proposant des séjours thématiques d’une semaine sur les écrivains provençaux. » (Entretien avec un ancien guide, octobre 2016) Une offre de tourisme sportif (Marsac, 2011) est également plébiscitée par ceux qui veulent découvrir Giono : « Les sports d’eau vive, c’est aussi l’occasion de revenir sur les pas de Giono en Ubaye ou sur le bassin de la Durance tout en découvrant la Haute-Provence. » (Ibid.) Des voyagistes commercialisent désormais la randonnée dans leur offre globale au même titre que les séjours sportifs en Ubaye (Marsac, 2015).

Les bassins versants des torrents évoqués dans l’œuvre de Giono, tel l’Ubaye, ont participé à délimiter des contours du territoire au moment où le département des Basses-Alpes s’est constitué en entité administrative. Par conséquent, l’intérêt – et l’enjeu – pour le département est de se positionner comme un précurseur en matière de tourisme littéraire. À ce titre, « un programme européen nommé ‘Nouveaux territoires en partage’ permet de financer des bornes de lectures interactives alimentées par des livres de Giono » (entretien, chargée de mission, Agence de développement touristique Alpes-de-Haute-Provence, décembre 2016). Les acteurs locaux s’appliquent à diversifier l’offre touristique dans le cadre d’aides aux activités de niche qui valorisent spécifiquement les patrimoines. L’organisation de la randonnée repose sur un système qui s’adapte avant tout aux groupes. L’activité n’est pas le centre d’intérêt du groupe, la pratique n’est pas le facteur de cohésion. C’est le lieu lui-même qui rassemble, de sorte que les itinéraires contribueraient à améliorer l’image de la destination. Il convient cependant de rester prudent quant à l’influence des ménagements de l’offre et leurs impacts. En effet, ont été relevées « des influences contradictoires selon les états émotionnels des participants aux randonnées littéraires variables selon les groupes et dans le temps : sensibilité ou jubilation » (Carribou, entretien, 2016). Cette transmission des cheminements de Giono est dépeinte comme « inédite, car passer des mois chez un berger, c’est une expérience unique dans une vie » (ibid.). En effet, l’immersion locale permise par l’itinérance favoriserait la perpétuation de la mémoire de l’écrivain en mettant en scène l’imaginaire provençal d’antan : « Pour les participants, il s’agit de retrouver la vie de leur auteur en l’immortalisant. » (Entretien avec un guide, juin 2016)

Conclusion

Aujourd’hui, les randonnées littéraires sont permises par le truchement de l’action des guides, des musées, parfois des maisons d’écrivains, de l’État (par l’intermédiaire du label « Maisons des illustres » délivré par le ministère de la Culture) et surtout par le concours des collectivités territoriales. Si l’écrit joue un rôle capital dans le développement d’un tourisme régional, les lectures chemin faisant ont apporté la preuve d’un renvoi à la culture locale dans le contexte du tourisme littéraire. Les guides du circuit Giono, en passeurs culturels, ont transmis aux visiteurs des expériences du territoire par l’oralité. Les touristes suivent alors les traces de l’écrivain manosquin à travers ses récits. Par ces synergies, des sentiers thématiques consacrés aux auteurs les plus célèbres constituent des fabrications de ressources territoriales. Dans ce contexte, Jean Giono incarnerait un idéal d’une vie proche de la nature de Provence.

Au-delà du repérage des formes de « narration » des lieux, la mise en évidence de logiques de touristification peut être considérée comme une manière d’activer le socle mémoriel que constituent les identités territoriales. Les randonnées littéraires peuvent donc générer une offre complémentaire à l’offre existante autour des mémoires orales. En retour, le temps mémoriel constitue une ressource culturelle pour renforcer l’élaboration de mémoires collectives et faire naître une identité commune enracinée dans les terroirs des Alpes-de-Haute-Provence. Les synergies entre le monde littéraire et le territoire se déclinent en termes de communication et de structuration de la destination Alpes-de-Haute-Provence dans laquelle « des centaines de millions d’euros sont investis » (Carribou, entretien, 2016). La marque « Provence » étant ancienne et possédant déjà des niveaux élevés de notoriété internationale et de sympathie, les élus locaux de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) confirment que la côte ne constitue plus l’unique relais prioritaire. Ce tourisme hors des sentiers battus engendrerait des effets bénéfiques sur le territoire des Haut-Pays, car il permettrait de combiner des dimensions culturelles et sportives en un même produit. En outre, il participerait de l’attractivité d’une offre territorialisée en termes d’identification de l’image de la destination.

Cette offre demeure néanmoins assez fragile, car elle reste ici liée à la saisonnalité des destinations de PACA. Si des structures sont conçues dans l’optique de promouvoir des activités estivales, leur institutionnalisation les autonomise progressivement du programme touristique de la Côte d’Azur, corroborant l’hypothèse de géographes à propos d’une « fabrique littéraire des territoires » (Molina, 2016) qui rééquilibrerait l’attractivité des arrière-pays provençaux. La ressource mémorielle de l’écrivain illustre cette relation étroite à la nature vantée par Jean Giono à travers les liens ténus et complexes qui unissent les identités locales. Dès lors, le tourisme littéraire peut être considéré comme une nouvelle cible des politiques territoriales visant l’attractivité des territoires. Ces itinéraires constituent des leviers de promotion territoriale en ce qu’ils activent une litanie d’images liées aux romans (morales, paganisme). Pour les touristes, ils permettent de nourrir un capital culturel hors les murs. Ce tourisme ne se cantonne donc plus dans une dimension historique ou patrimoniale, mais participe à une dynamique spatiale qui pose la question des aménagements de circuits littéraires en relation avec les enjeux territoriaux et le secteur économique des loisirs sportifs. Dans ce processus de fabrique des itinéraires touristiques, les randonnées littéraires participeraient de la mobilisation de ressources territoriales inédites, accélérant la dynamique de structuration de l’offre.

Limites et perspectives

La recherche sur le tourisme littéraire nous apprend aujourd’hui la complexité et le caractère fragmentaire des processus qui ont résulté en l’émergence des randonnées littéraires comme formule touristique au sein de l’offre locale. La superposition des échelles de travail des guides, la mobilité des clients, pour la plupart citadins, et la communication sont au cœur des dynamiques et des enjeux territoriaux profondément renouvelés par les transformations contemporaines des modes touristiques. Il s’agit de l’usage conjoint des lieux de mémoire dans la conception et la mise en œuvre des projets destinés à accueillir de nouveaux touristes dans les arrière-pays. Or, cette mise en tourisme se joue ici au niveau départemental. Le renvoi à l’imaginaire gionesque mobilise les ressources territoriales de la Provence plus que celles des Alpes. Les séjours durant lesquels les balades littéraires et les lectures d’œuvres sont organisées participent, avec les produits touristiques liés au patrimoine, à la notoriété du territoire entier de la région PACA. Loin de n’être qu’une formule commercialisée parmi d’autres, les randonnées littéraires constituent un analyseur des mémoires orales et contribuent à façonner la destination. Le tourisme littéraire procure des plaisirs qui débordent le simple voyage. Il fournit l’occasion d’une expression des émotions qui est, en même temps, résistance au produit touristique standardisé. Il autorise l’épanouissement des formes de sociabilité fondées sur la convivialité et sur une connaissance livresque. Mais si le prestige des randonnées littéraires est constitutif d’une découverte approfondie, l’espace-temps des visites constitue un facteur de développement d’une expérience recherchée. Valoriser les activités de découverte doit s’établir en tenant compte autant des acteurs que des institutions à l’origine de cette offre. À ce titre, les voyagistes s’appuient ici sur l’attractivité des activités pratiquées. Mais pour devenir plus efficiente, cette offre devrait pouvoir être davantage forfaitisée.

En définitive, la valeur patrimoniale attribuée aux randonnées littéraires est construite sur deux principales dialectiques : tradition/modernité et nature/culture. L’ensemble des discours le prouve. Derrière l’argument de la tradition ou de l’authenticité se cachent des enjeux de légitimation du « bon » usage de ces itinéraires qui oscillent entre patrimonialisation et mise en tourisme au profit de la notoriété du territoire. En effet, ce processus contient des forces contradictoires d’uniformisation et de diversification, à travers les facteurs qui interviennent dans sa réalisation. La capacité d’accueil du territoire contribue à la qualité perçue et la construction d’une marque territoriale liée à l’écrivain participerait de cette dynamique. Dans ce domaine, cette marque territoriale rappelant l’écrivain apporterait une valeur ajoutée localement s’inscrivant dans le cadre d’une meilleure notoriété de la destination Alpes-de-Haute-Provence.