Abstracts
Résumé
Il est généralement admis que l’activité touristique pour être pérenne doit contribuer à l’autonomisation des communautés locales au moyen de leur participation aussi bien au niveau de la prise de décision que dans le processus de développement ; elles ne sont alors plus considérées comme des acteurs passifs du tourisme. Cela leur permet de contribuer à déterminer leur propre développement en se nourrissant de leurs pratiques et de leur imaginaire. Cet article propose une analyse socioéconomique des questions de l’autonomisation des communautés locales et de leur participation à la prise de décision dans des projets de développement d’écotourisme à base communautaire. L’étude de cas porte sur la région autonome du Haut-Badakhchan, dit Pamir tadjik au Tadjikistan. En se basant sur l’étude de ce territoire touristique émergent, l’article montre que la participation à la décision n’est pas actuellement une revendication fondamentale, mais que l’objectif primordial est la satisfaction de besoins immédiats. Pour l’heure, une participation minimale à la prise de décision semble répondre suffisamment aux désirs des communautés locales en leur procurant des satisfactions plus affectives que matérielles : les communautés tirent une fierté de la notoriété acquise grâce à la mise en valeur de leurs ressources naturelles dont elles n’étaient pas conscientes jusque-là de l’intérêt.
Mots-clés :
- écotourisme,
- communauté,
- tourisme communautaire,
- Tadjikistan,
- région autonome de Haut-Badakhchan,
- Gorno-Badakhchan Autonomous Oblast,
- Pamir tadjik
Article body
L’activité touristique évolue vers de nouvelles tendances, mettant en avant les principes de la gestion rationnelle des ressources et de l’équité dans leur utilisation et dans la répartition des bénéfices qui en découlent : elle est dans ce cas labellisée « tourisme durable ». Pour l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), le tourisme durable est « un tourisme qui tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil » (PNUE et OMT, 2006 : 12). Il se présente comme un processus d’amélioration permanent (ibid. ; et Froger, 2010 ; 2012) et a pour objectif de rendre toutes les formes de tourisme durable (Parent et al., 2009).
Cet article met l’accent sur l’« écotourisme » et sur le « tourisme à base communautaire » qui adhèrent pleinement aux principes du tourisme durable. L’écotourisme se définit comme une « forme du tourisme pratiquée davantage dans des régions naturelles, comportant une forme d’interprétation du patrimoine naturel et culturel, soutenant la conservation et les communautés autochtones et généralement organisée pour de petits groupes, sans omettre d’attirer une part importante du marché touristique » (Gagnon et Gagnon, 2006 ; PNUE et OMT, 2006 : 12). En d’autres termes, l’écotourisme ne se contente pas d’une simple approche écologique (économie d’énergie, utilisation d’énergies renouvelables, etc.), mais implique également une participation des visiteurs ainsi que des personnes visitées à des actions de sauvegarde ou d’éducation à la sauvegarde de la biodiversité (protection de la faune et de la flore, réintroduction d’espèces menacées, etc.). Il est en outre appréhendé comme « un effort de collaboration entre les communautés locales, les intervenants touristiques et les protecteurs de la ressource, dont l’État, pour préserver les espaces naturels qui servent de support au développement régional » (Lequin, 2001 : 3).
Le tourisme à base communautaire, désormais TBC (dit community-based tourism [CBT] en anglais), « a pour objectifs de générer des revenus, de créer des emplois, de réduire la pauvreté et de causer un minimum d’impacts sur la culture et l’environnement local », et « vise surtout à apporter aux communautés une diversification économique » (Parent et al., 2009 : 80). Le terme « communauté » suppose un « groupe non choisi auquel l’individu délègue de manière automatique et globale sa compétence et son action stratégique » (Lévy et Lussault, 2003 : 177). Selon la logique du TBC, les touristes s’intègrent à la population locale ; ils logent le plus souvent chez l’habitant et découvrent leurs coutumes, habitats, nourriture et mode de vie.
Le TBC fait déjà l’objet de recherches dans d’autres pays et régions du monde : Amérique latine, Afrique, Asie, etc. Il est aussi opérationnel en Asie centrale, et ce, notamment au Kirghizistan par le biais des associations internationales et nationales telles que Helvetas, Kyrgyz Community-Based Tourism Association (KCBTA), etc. (Guillermet et al., 2012 ; Pabion Mouriès, 2012).
Ensemble, l’écotourisme et le TBC constituent un tourisme qui revendique un comportement responsable dans des espaces naturels, contribue à leur préservation, met l’accent sur l’implication des acteurs locaux et sur les retombées locales pour la population locale (Gunn, 1994 ; Mitchell et Reid, 2001 ; Andrianambinina et Froger, 2006). Les retombées économiques de ce tourisme sont réduites, mais cette limitation est compensée par « un sentiment d’appartenance et de fierté chez les locaux grâce à une meilleure reconnaissance de leurs richesses patrimoniales, à une réappropriation de leurs racines culturelles et environnementales, ainsi qu’à l’apport de revenus nouveaux pour maintenir ou pour améliorer leurs atouts culturels et naturels de même que leurs conditions générales de vie » (Parent et al., 2009 : 80).
La notion d’« écotourisme à base communautaire » est aussi transversale que complexe. Elle suppose un processus d’autonomisation politique, c’est-à-dire le pouvoir d’agir des individus et des communautés, d’atteindre leurs propres objectifs, en améliorant la qualité de leur vie (Scheyvens, 1999 ; 2000 ; Adams 2003). Elle cherche une démocratie et une large distribution des bénéfices au sein des communautés locales. Elle revendique une autonomisation des communautés locales dans la prise de décision. Les questions de la participation et de la décision collectives restent cependant difficiles à caractériser (Rodary, 2007 ; Froger, 2012), d’autant plus qu’elles demeurent avant tout des concepts occidentaux et ne sont évoquées que rarement au sein des pays en développement (Li, 2005). Pour ces pays, le plus souvent, ces questions sont évoquées par rapport à une contribution au niveau de la gestion du produit touristique, ce qui correspond à un intéressement aux bénéfices de l’activité touristique, mais ne va pas jusqu’à une participation au processus de décision, ni à l’élaboration des projets de développement et à leur mise en œuvre (Li, 2005 ; Girard et Schéou, 2012). De nombreuses raisons peuvent expliquer cette situation : notamment, pour les décideurs politiques, le peu de volonté d’encourager une démocratie représentative et participative, la corruption, une motivation basée sur l’intérêt personnel, mais aussi une perception diffuse chez les membres de la communauté que la participation n’est pas utile ou qu’elle nécessite d’y consacrer du temps (Graci et Dodds, 2010 ; Graci, 2012). S’y ajoute le manque de connaissances en matière de planification touristique. Il est plus facile pour les locaux d’être impliqués dans un projet en tant que travailleurs que d’être associés à la prise de décision. C’est notamment le cas dans les pays à gouvernance « arbitraire », c’est-à-dire une gouvernance par un régime politique autoritaire cherchant la soumission et l’obéissance de la société et faisant de l’État (souverain) le seul détenteur de tous les pouvoirs.
Toutefois et malgré les raisons évoquées ci-dessus, il existe un potentiel de développement de l’écotourisme à base communautaire durable. Pour cela, il est important que la population locale soit engagée dans le processus de décision, que des systèmes de partenariats, de leadership et un soutien d’organismes extérieurs soient mis en place. La région autonome du Haut-Badakhchan, à l’est de la république du Tadjikistan en Asie centrale, est un bon exemple pour étudier la capacité de la collectivité à mener un projet touristique durable. Cette étude est d’autant plus pertinente qu’il existe peu de précédents sur lesquels la région pourrait s’appuyer pour élaborer un programme de développement écotouristique local. Fermée à toute influence étrangère avec un accès restreint à tous déplacements au sein même des républiques pendant l’époque soviétique, la région découvre aujourd’hui le tourisme international. Le tourisme n’a pas encore été un objet d’étude dans cette région en tant que phénomène socioéconomique et levier de développement. C’est pourquoi cette étude s’est penchée sur la participation de la population locale dans le processus de mise en tourisme et de gestion à base communautaire.
Étude de cas : le Pamir tadjik
En Asie centrale, la région autonome montagneuse du Badakhchon (Gorno-Badakhshan Autonomous Oblast [GBAO] en russe, région autonome du Haut-Badakhchan en français), occupe le cœur d’une vaste chaîne montagneuse du Pamir, située sur le territoire de la république du Tadjikistan. Ce massif montagneux de 63 700 kilomètres carrés – dont la population est estimée à 222 700 habitants (ARS, 2011), soit 3,7 % de la population totale du pays – constitue le relief principal du sud-est du Tadjikistan et représente l’élément montagneux important de l’État tadjik, recouvrant 44,6 % du territoire du pays. Longtemps restée hermétique à toute influence étrangère par l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) pour son importance stratégique en tant que zone tampon (Fabry et Rakhmatova, 2011), la région partage aujourd’hui des frontières avec la Chine à l’est (sur 414 km), l’Afghanistan à l’ouest (sur 1206 km), le Pakistan via le corridor de Wakhan au sud (sur une courte frontière de 20 km), et le Kirghizistan au nord-est (sur 870 km). Comptant 23 100 habitants, Khorugh, capitale et principal centre administratif, est située dans la partie ouest de la région, près de la frontière afghane (illustration 1).
Les montagnes couvrent environ 90 % de la superficie totale de la région. Cette dernière est subdivisée en sept districts dont chacun se distingue par le relief, la faune et la flore, ainsi que le niveau de peuplement, créant une distribution inégale de la population et de la terre arable. Le tableau 1 présente la distribution de la population et de la terre arable en chiffres pour les sept districts et pour la capitale régionale.
Le climat du Pamir tadjik se caractérise par de grands contrastes ; malgré les hauts sommets et la rudesse du climat, diverses parties de l’ouest à l’est sont habitables. Selon le Service d’observation météorologique tadjik, en 2010 la température la plus basse enregistrée a été de ‑40 degrés Celsius (en janvier), la plus haute de +28 degrés Celsius (en juillet).
Au niveau culturel, la région bénéficie d’une étonnante diversité autant ethnique que linguistique (illustration 2). De surcroît, malgré une évidente pauvreté, le degré moyen d’instruction est remarquablement élevé, un héritage de l’époque soviétique où la généralisation de l’éducation au sein de la population a induit une formation de haut niveau. Riche en sites historiques liés en grande partie à la conservation des témoignages de la préhistoire et des temps anciens de l’histoire, la région a conservé quelques sites remarquables : grottes stratifiées datant de l’âge de pierre, peintures dans des grottes, géoglyphes et pétroglyphes, villes minières, etc.
La localisation de la région est fortement marquée par des contraintes géographiques et par des caractéristiques politiques dominantes qui induisent un enclavement et un isolement physique. La région, soumise à des bouleversements territoriaux avec l’invasion de la Russie tsariste, l’arrivée de l’armée bolchévique, l’installation puis l’effondrement du système socialiste et la période de post-transition, fait aujourd’hui de nouveau face à des changements territoriaux où la conscience territoriale prend une signification importante (Rakhmatova, 2013).
La région du Pamir tadjik n’a actuellement aucune spécialisation économique signifiante. La population pratique principalement une agriculture de subsistance et l’élevage du bétail (Aknazarov et al., 2002 ; Breu et Hurni, 2003 ; Kloiber, 2007 ; Rakhmatova, 2012) dans des conditions climatiques très rudes avec des possibilités économiques limitées ; les statistiques disponibles au niveau national montrent qu’environ 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et gagne moins de deux euros par mois (PNUE, 2012). Toutefois, la région rassemble toutes les caractéristiques du produit valorisé dans la logique distinctive de l’écotourisme. Fermée à toute influence étrangère jusqu’aux années 1990, elle n’a pratiquement pas été touchée par l’industrialisation intensive, les interactions de l’humain et du milieu n’ont donc pas été gravement modifiées, voire sont restées intactes. Le tourisme au Pamir tadjik est une activité économique émergente dont l’existence repose sur la stimulation du désir touristique par le biais de représentations naturelles et culturelles, ainsi que sur une filiation lieu et territoire (Aknazarov et al., 2002 ; Breu et Hurni, 2003 ; Rakhmatova, 2012). Ce n’est pas une activité qui se développe au détriment d’autres activités, mais en complément de celles-ci, agissant comme une possibilité de développement local face à un monde globalisé.
L’absence de statistiques et d’études scientifiques sur le tourisme et la villégiature au niveau régional donne un caractère pionnier à la présente étude et rend l’information recherchée difficilement quantifiable. Nous appuyant sur les indicateurs qualitatifs et quantitatifs utilisés dans cette étude, nous avons tenté de comprendre la place des acteurs économiques et des communautés locales sur le plan de la mise en valeur des ressources naturelles et culturelles dans les stratégies du développement touristique au Pamir tadjik.
Enjeux méthodologiques
La question principale de notre recherche concerne la participation des communautés locales aux processus décisionnaires lors de la mise en place du tourisme, pour faire en sorte que tout projet soit réellement pris en charge par la population autochtone et se traduise par un développement local durable.
Pour répondre à notre question de recherche, nous avons utilisé des indicateurs qualitatifs et quantitatifs, sous la forme de questions. Les techniques utilisées lors de cette évaluation avec les acteurs économiques locaux ont pris la forme d’entretiens semi-directifs et d’observations : chaque acteur est invité à donner sa perception de la situation, de son activité, du tourisme, des problèmes rencontrés dans son domaine, à recenser et à évaluer les différentes actions en relation avec le développement de tourisme. Les résultats présentés ici sont le fruit d’une synthèse des différents avis. Au total, nous avons effectué onze entretiens semi-directifs auprès des acteurs économiques impliqués dans le tourisme au cours de séjours réalisés en 2009 et 2011 (tableau 2). Les entretiens se déroulaient en tadjik ou en russe, certains en choughni (une des principales langues utilisées au Pamir tadjik), et ont été ensuite transcrits intégralement ; les traductions littérales en français sont les nôtres.
Nous avons également élaboré un questionnaire à thème ouvert destiné à la population pamiri pour connaître sa perception du tourisme, saisir les rapports entre les territoires, les touristes et la population. Pour réaliser ce questionnaire, nous avons créé un groupe, appelé Pomeri Bozor, ouvert à tous les Pamiri sur Facebook. Ce questionnaire à thème ouvert sur Facebook a favorisé la cueillette d’informations personnalisées et contextualisées. Notre rôle consistait à motiver nos interlocuteurs virtuels et à les questionner pour obtenir des informations appropriées aux objectifs que nous nous étions fixés. Ce type de questionnaire virtuel nous a permis de mieux comprendre la façon dont les personnes interviewées définissent la réalité et les liens qu’elles établissent entre les différents champs (par exemple l’État et la gouvernance étatique, la mentalité tadjike et le regard envers le visiteur) et le tourisme. Les questions étaient regroupées en deux parties pour nous permettre, d’une part, de comprendre comment le tourisme est perçu par la communauté locale et, d’autre part, d’identifier les convergences ou les divergences entre les propositions pour le développement de l’économie du tourisme faites par les autorités locales et les intérêts exprimés par la population qui travaille dans le secteur du tourisme. Les interlocuteurs disposaient de tout le temps dont ils avaient besoin pour s’exprimer. Pour les mettre à l’aise et pour que chacun puisse s’exprimer dans sa langue de préférence, les questions ont été traduites dans plusieurs langues (russe, tadjik ou/et choughni). Au total, nous avons interviewé 100 personnes issues des différentes communautés pamiri au cours de l’année 2011.
Réalisée entre 2009 et 2011, notre étude a permis de voir les évolutions survenues sur le territoire. Ces évolutions se caractérisent notamment par des transformations sociétales (niveau d’engagement de la population dans des projets touristiques), culturelles (perception du tourisme par la population) et spatiales (sensibilisation de la population aux problèmes environnementaux).
Nous avons effectué tout le travail de cueillette des données dans le cadre de notre recherche doctorale. Précisons qu’aucune donnée statistique concernant l’activité touristique évoquée dans la présente étude n’était publiée avant la recherche, ni même recensée ; c’est en particulier le cas de celles fournies par le Comité de la jeunesse, du sport et du tourisme du Tadjikistan et de l’Agence régionale des statistiques (ARS). Toutes les statistiques qui nous ont été transmises pendant nos entretiens avaient été établies seulement à destination interne ; nous les avons retravaillées et analysées par la suite avec l’autorisation de ces organismes.
Tous les districts du Pamir tadjik ont été pris en compte sauf ceux de Darvoz et de Vandj, pour des raisons d’éloignement physique et culturel.
Résultats
Chiffres clés du tourisme tadjik
Au niveau national, près de 160 000 visiteurs étrangers sont venus au Tadjikistan en 2010, ce qui représente une hausse de 60 000 visiteurs étrangers par rapport à l’année précédente ; 65 entreprises touristiques fonctionnent sur le territoire de la république du Tadjikistan, plus de 100 hôtels de différentes tailles accueillent les touristes. Avec une dépense par personne de 500 USD et un séjour d’une durée moyenne d’une semaine, les visiteurs étrangers injectent de nouveaux revenus dans l’économie nationale[1].
Au niveau régional, le territoire du Pamir tadjik a accueilli près de 3000 visiteurs internationaux en 2010 (Rakhmatova, 2012) : 160 lits sont en place chez l’habitant[2] ; plus de 500 lits dans des chambres d’hôtels soit modernes, soit de type soviétique en mauvais état mais fonctionnels, soit encore de petits hôtels de type « auberge » ; et plus de 100 lits en maisons d’hôtes (guesthouses)[3] (Rakhmatova, 2012) (tableau 3). Par ailleurs, vu l’absence à ce jour d’un nombre significatif de clients, on peut supposer que certains hôtels construits aux alentours de Khorugh servent à « blanchir » de l’argent.
Près de 700 visiteurs étrangers ont été accueillis par l’association touristique PECTA (Pamir Eco-Cultural Tourism Association) en 2010, ce qui correspond à une augmentation de 300 visiteurs par rapport à l’année 2009 ; la clientèle touristique en provenance d’Europe détient la première place avec 470 visiteurs en 2010[4]. Cette augmentation souligne non seulement la hausse du nombre des visiteurs, mais suppose aussi la création d’emplois dans le cadre du tourisme communautaire.
L’économie du tourisme au Pamir tadjik est composée actuellement de 132 acteurs producteurs directement liés au tourisme, dont 115 sont des hébergeurs et 17 des entreprises et des associations de tourisme (ibid.). La main-d’œuvre dans le secteur de l’hébergement et des entreprises du tourisme s’élève à plus de 2000 personnes, soit environ 2,4 % de la population active de la région (qui s’élevait à 82 900 personnes en 2010 selon les données de l’ARS, 2011). Toutefois n’apparaissent pas dans ces calculs les artisans et les artistes, la restauration, les accompagnateurs équestres, les commerçants présents dans des lieux touristiques. Nous ne pouvons pas prétendre rendre compte précisément du nombre d’entreprises engagées dans l’économie pamiri ; l’absence de statistiques fiables et la fréquence des fusions ou des disparitions d’entreprises invalident toute tentative de quantification précise, sans oublier le fait que les acteurs n’exploitent pas tous un commerce officiel.
Les statistiques officielles disponibles ne fournissent aucune information tangible en ce qui concerne les recettes du tourisme en général, et du tourisme éco-communautaire en particulier. Notre enquête auprès des communautés locales montre toutefois le rôle significatif du tourisme à base communautaire pour procurer des emplois dans le domaine du tourisme et les activités connexes. Près de 30 % de la population locale comptait un ou deux membres de leur famille travaillant dans le secteur du tourisme, soit directement soit dans une activité connexe. Examinons quelques chiffres : 2,4 % de la population est impliquée directement dans les entreprises du tourisme (hôtellerie, agence de tourisme, association de guides touristiques et de chauffeurs expérimentés, etc.) ; 1 % de la population autochtone tire un revenu de la location de leurs bêtes (chevaux, ânes et autres) ; 0,3 % fournit de l’hébergement à domicile ou dans un gîte de tourisme et 0,05 % de la population est propriétaire d’un hôtel ; près de 5 % travaille dans la restauration (y compris la restauration rapide) ; près de 15 % est occupée dans l’artisanat et les commerces (y compris les ventes à la sauvette) présents dans des lieux de visite ; et les accompagnateurs, chauffeurs et porteurs représentent près de 4 % de la population (Rakhmatova, 2012).
Selon nos résultats de recherche, une importante source de revenus du tourisme pour la population locale est dérivée de l’accueil chez l’habitant (homestay), facturé de 10 à 25 USD par personne et par nuit et représentant près de 40 % du revenu annuel de ces familles. Par ailleurs, un grand nombre de places d’hébergement chez l’habitant sont gérées par des femmes, ce qui leur procure une indépendance économique. En deuxième position vient l’emploi dans les services touristiques connexes (guides, chauffeurs expérimentés, porteurs, etc.), qui représente 29 % du revenu annuel total des familles concernées. La restauration et l’hôtellerie comptent pour 17 % du revenu annuel total, et l’artisanat et les autres commerces de tourisme 14 % (ibid.).
Les ONG internationales dans la mise en tourisme à base communautaire
Le tourisme est une nouvelle activité économique apparue en 1999 au Tadjikistan ; sa reconnaissance par l’État tadjikistanais comme une activité porteuse de devises date de 2005 (Rakhmatova, 2012). De fait, il est encore peu développé. Son caractère récent fait que les communautés pamiri ne possèdent ni expérience, ni connaissance pratique, ni moyen technique et financier pour mettre en œuvre un projet touristique. La mise en tourisme dans les territoires où l’expérience touristique de la population locale est minime demande souvent du temps, de la patience et des financements non négligeables pour former la population locale et autochtone avant de lancer un projet de tourisme à base communautaire, ce que ne possèdent souvent pas les acteurs privés et publics du Tadjikistan (ibid.). Ainsi, les ONG internationales se montrent efficaces en parvenant à étendre leurs champs d’action par l’intégration du volet « écotourisme à base communautaire » pour aider la population locale à améliorer son quotidien (Rodary, 2007 ; Payen, 2012).
Une des premières organisations non gouvernementales (ONG) internationales qui a élaboré un projet « écotouristique » basé sur l’implication de la communauté la plus pauvre de la région est l’Agence d’aide à la coopération technique et au développement (ACTED). Fondée en 1993, cette ONG française a pour vocation de soutenir des projets humanitaires dans des pays en situation de crise (économique, politique), en favorisant des opportunités pour un développement durable et en investissant dans le potentiel des communautés vulnérables.
En 1999, à la suite de plusieurs missions d’évaluation et de faisabilité, ACTED a mis en place un projet de développement, intitulé The Pamiri High Mountains Integrated Project (PHIP), dans le district de Mourghab, une des zones les plus pauvres de la région du Pamir tadjik. Comme l’affirmait un responsable, « ce projet comportait initialement un volet ‘élevage’ et ‘microcrédit’. Mais très vite, dès 2000, l’équipe incorpore d’autres composantes devant le potentiel de la région, à savoir, le tourisme et l’artisanat pour les femmes. » C’est ainsi qu’« en 2002, suite à un premier financement de l’UNESCO [Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture], le projet éco-tourisme est mis en place. La philosophie adoptée par l’ACTED était à la base celle du pro-poor tourism »[5]. Le tourisme pro-pauvres est une approche du tourisme qui cherche à réduire la pauvreté « en générant des « bénéfices nets » pour les pauvres, bénéfices qui peuvent être économiques, mais aussi sociaux, environnementaux ou culturels » (Ashley et al., 2001 ; Sarrasin et al., 2012 : 53). Pour l’ACTED c’était une stratégie pour réduire la pauvreté parmi les communautés mourghabi, la population la plus marginalisée et pauvre de la région, en mettant l’accent sur l’implication de celle-ci dans des projets touristiques.
Situé à une altitude de plus de 3600 mètres avec une superficie de 38 442 kilomètres carrés et une population de plus de 14 000 habitants (ARS, 2011), le district du Mourghab correspond à la zone de haut plateau et marque la frontière chinoise et kirghize. Le district est en voie de désenclavement notamment grâce à l’ouverture de l’autoroute de Qoulma (Kulma) vers la Chine. Les points d’intérêt touristique sont les grottes stratifiées et les stations de haute montagne datant de l’âge de la pierre (Istyk – grotte stratifiée ; Kulak-Kesty, Ochkhona – stations), les pétroglyphes datant de l’âge du bronze (Ak-Jilga, Kurtezak), les anciennes villes minières datant du Moyen Âge (Bazar Dara, Sasyk, etc.), les tombes de la civilisation saka, un des peuples scythes, et les peintures rupestres de Chakta (mésolithique), probablement les plus hautes du monde (Fabry et Rakhmatova, 2010). La faune et la flore du Mourghab comportent des espèces rares (Ovis ammon polii, connu sous le nom d’argali [mouton] de Marco Polo, léopard des neiges, yak, etc.) dont la présence est hautement valorisée pour le tourisme durable (Jackson, 2003 ; Fabry et Rakhmatova, 2011). Pour ses massifs montagneux, avec des glaciers de haute altitude au relief divers dont certains dépassent les 7000 mètres d’altitude, et sa riche biodiversité, une grande partie du plateau est, depuis 2006, protégée en tant que parc naturel ; proposée pour l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008, elle est finalement inscrite en 2013.
L’ACTED a mis en place et coordonné plusieurs pôles relatifs à l’écotourisme[6] :
programmes de formation (hôtes et guides formés à l’étranger à l’écotourisme, à l’identification de promenades et de randonnées, à la langue anglaise, en environnement, etc.) ;
construction à Mourghab d’un centre d’accueil pour les touristes ;
ouverture de la maison artisanale Yak House pour les femmes, qui visait leur indépendance économique et valorisait leur savoir-faire en leur offrant un travail rémunéré. En 2004, 138 femmes mourghabi bénéficiaient de cette activité en gagnant plusieurs centaines de dollars américains chacune (Tresilien, 2006) ;
constitution dans le district de Mourghab d’une association locale de l’écotourisme durable, Mourghab Ecotourism Association (META).
N’ayant pas d’expérience dans la mise en place d’un écotourisme à base communautaire, la région bénéficiait pour la première fois d’une expertise internationale fournie par l’UNESCO par l’intermédiaire de l’ACTED.
Au cours de la période 2003-2008, les principaux résultats obtenus étaient les suivants :
la fréquentation touristique a augmenté les premières années, passant de 20 touristes en 2003 à 300 en 2006, avec un petit creux en 2007 et un retour à la croissance en 200[7] ;
les retombées économiques des dépenses des visiteurs de la META en 2006 étaient d’environ 30 000 USD : plus de 70 % des dépenses des visiteurs étaient reversés directement aux fournisseurs de services locaux ; 15 % à 20 % à la META pour les frais d’exploitation, y compris les coûts des séminaires de formation[8] ;
un réseau de familles d’accueil (homestay) villageoises géré par la communauté mourghabi a été mis en place, apportant un revenu important aux ménages du village ; cette activité fournissait aussi un supplément de revenu en complément des activités agricoles de subsistance[9] ;
un réseau de plus de 50 prestataires de services locaux (chauffeurs expérimentés, guides et porteurs) s’est tissé autour de la Mourghab Ecotourism Association[10] ;
une liaison avec les autorités locale et nationale a été établie afin d’assouplir la règlementation touristique au Tadjikistan, notamment en matière de visas et de permis spéciaux de voyage pour le Pamir tadjik[11].
Aujourd’hui, plusieurs années après le départ de l’ACTED, la META continue d’augmenter sa fréquentation, de nouveaux circuits ont été créés et sont fréquentés régulièrement par les visiteurs et leurs guides. Une part importante des touristes est constituée des expatriés occidentaux installés à Douchanbe, capitale du Tadjikistan.
La population locale est sollicitée dans les différentes étapes de diagnostic du territoire, de la conception à la commercialisation des produits touristiques. La sélection des prestataires de services se fait, basée sur des critères de vulnérabilité, par des villageois à l’occasion de réunions[12]. Les prestataires de services locaux élisent chaque année le président de la META au cours d’une assemble générale[13].
L’exemple de l’ACTED a été repris à une plus grande échelle par le réseau de l’Aga Khan pour le développement (AKDN). L’AKDN, dont le siège administratif et politique est en France (en région parisienne, à Aiglemont-Chantilly), est placé sous la direction de Son Altesse l’Aga Khan, le 49e imam héréditaire (chef spirituel) des musulmans chiites ismaélites, dont une grande partie de la communauté pamiri est membre. L’Aga Khan bénéficie d’un statut diplomatique au Tadjikistan. Son réseau regroupe un certain nombre d’agences, d’institutions et de programmes œuvrant principalement dans les régions habitées par des communautés ismaéliennes et des sociétés dans lesquelles elles vivent. L’installation des agences, des institutions et des programmes de l’AKDN au Pamir tadjik a débuté́ dans la période de l’indépendance du Tadjikistan, dans les années 1990. Les actions de ce réseau sont diverses et comprennent entre autres le tourisme et des activités connexes.
En 2008, l’AKDN, par l’intermédiaire de son programme local, The Mountain Societies Development Programme (MSDSP), met en place l’association écotouristique PECTA. L’association définit sa mission à travers les objectifs suivants :
d’une part, contribuer à la fondation d’un environnement sain pour le développement de l’écotourisme harmonisé et durable ;
d’autre part, mobiliser les possibilités et les compétences locales pour réduire la pauvreté grâce à une mobilisation des communautés locales dans le domaine du tourisme international (PECTA, 2011).
La PECTA compte plus de 15 membres – acteurs économiques du tourisme – et rassemble au-delà de 40 hébergeurs qui offrent un logement à la maison[14]. L’association collabore avec les familles d’accueil, leur fournit des touristes et leur donne l’information nécessaire pour organiser le séjour de ces touristes chez elles. Ces familles sont en règle générale issues de la population la plus vulnérable et sélectionnées lors des réunions villageoises[15].
Enregistrée auprès de l’État tadjik, la PECTA est également membre du Tourism Coordination Council sous le gouvernement local de la région de Haut-Badakhchan (PECTA, 2011). Parmi ses partenaires figurent la Direction du tourisme auprès du Comité de la jeunesse, du sport et du tourisme (CJST, qui exerce le rôle de ministère du Tourisme au Tadjikistan), le programme de soutien au développement MSDSP, le réseau de l’AKDN de soutien au développement et l’Université internationale de l’Asie centrale (UCA).
Le paradoxe du réseau AKDN est que la puissance de sa présence sur le terrain crée des dépendances de la population locale au lieu de l’amener vers une autonomisation. Jouissant de son pouvoir économique et religieux, l’AKDN comble l’absence du pouvoir institutionnel peu présent dans la région. Ainsi, jusqu’à aujourd’hui, la PECTA reste dépendante du système AKDN. Quant à la population locale, la forte confiance qu’elle porte au réseau AKDN l’amène à laisser entièrement à celui-ci le processus de décision, ce qui maintient un lien de dépendance, d’autant plus qu’elle ne voit rien à y gagner matériellement.
Les autorités – décideurs dans la mise en TBC : le discours institutionnel
La structure organisationnelle des activités économiques au Tadjikistan, loin d’avoir marqué une réelle rupture avec la période soviétique, reste profondément influencée par le rôle de l’État. Ce dernier contrôle le développement des relations internationales, l’intensification des liens entre les territoires locaux et l’extérieur, le processus de décision en matière d’aménagement et de développement des territoires, etc. (Rakhmatova, 2012). En dépit de la volonté affichée par l’État d’une gestion participative (Regional Conference on Millennium Development Goals, 2007), peu de progrès ont été enregistrés en matière de participation collective, d’exploitation, de production et de préservation des ressources naturelles. La politique d’État est confrontée à des paradoxes qu’elle-même crée ; elle proclame l’importance et les mérites des acteurs privés (PME, ONG, associations professionnelles), mais, par manque d’intérêt réel des autorités pour un secteur dont la rentabilité n’est pas encore évidente[16], elle ne se montre pas encore prête à leur attribuer les pouvoirs nécessaires. À ce jour, aucun plan de développement ou d’aménagement en matière de tourisme n’a été mis en œuvre.
Les professionnels du tourisme se plaignent du fait que l’État a tendance non seulement à négliger le tourisme, mais aussi à étouffer la concurrence des PME (petites et moyennes entreprises) sans lui-même développer le secteur. Ils ajoutent à cela l’absence d’une politique nationale et l’attention suffisante portée aux projets de tourisme. Quant à la population locale, « elle se trouve placée au centre de ces dysfonctionnements. Son comportement le plus courant est alors de tanguer, selon son intérêt le plus immédiat, entre une volonté d’autonomie et l’habitude de voir l’État agir en son nom[17]. » L’autonomie de la population au Pamir tadjik est freinée par des décennies d’assistanat, d’autorité et de dictature imposés par l’État soviétique. Mais elle est stimulée aujourd’hui par les actions des ONG qui mettent en œuvre des projets participatifs. Là aussi, il y a des dysfonctionnements et la population la plus défavorisée reste à l’écart de ces projets. D’abord, comme l’affirme Aslisho Qurboniev, « the poor is often not ready to work in tourism, because he does not have a place to receive guests, or a donkey to carry their luggage » (2010 : 20). Même si certains villageois défavorisés ont un hébergement chez l’habitant à proposer, c’est très souvent dans une improvisation laissant beaucoup à désirer, tant en termes d’hygiène que de qualité de vie, faisant fuir les touristes (ibid.). En ce qui concerne la concentration des entreprises touristiques dans la ville, les professionnels la justifient, d’une part, par la proximité des réseaux de communications, des voies de transport et, d’autre part, par un manque d’intérêt réel des villageois défavorisés en raison de leurs connaissances limitées en matière de tourisme[18]. Enfin, cette population n’a pas spontanément de revendication de participation au processus de décision en raison de son besoin prioritaire de revenus immédiats.
Possibilités et limites du tourisme selon la population locale
Le tableau 4 présente les réponses que nous avons obtenues quant à la perception par la population des effets environnementaux, sociaux et économiques liés au tourisme. En matière d’environnement naturel et d’infrastructures, le tourisme :
préserve les sites naturels dont personne ne s’occupait auparavant (54 % des 100 personnes interrogées ont mentionné cet aspect du tourisme), les met en valeur et accroît la sensibilisation des visiteurs aux beautés du paysage ; la population devient plus consciente de la nécessité de protéger l’environnement ;
offre des possibilités nouvelles et permet de développer une infrastructure adéquate (évoqué par 68 % des 100 personnes interrogées).
Pour ce qui concerne l’environnement socioculturel, les résultats sont mitigés. Ils montrent que le tourisme :
d’un côté, favorise les échanges culturels (mentionné par 70 % des 100 personnes interrogées), notamment transfrontaliers, en mettant à profit les liens culturels et religieux des populations habitant de part et d’autre des frontières du Pamir tadjik, populations proches, mais dont les liens s’étaient effrités pendant la guerre froide (ce sont des minorités ismaéliennes habitant en Afghanistan, au Pakistan et en Chine) ; il renforce la capacité d’appréciation et le sentiment de fierté de la communauté autochtone (cité par 16 % des 100 personnes interrogées) ;
d’un autre côté, fragilise ou transforme les valeurs culturelles : une part limitée mais non négligeable de la population locale (12 % des 100 personnes interrogées) s’interroge sur des problèmes identitaires liés à l’intensification des contacts avec des touristes et les conséquences en sont souvent des transformations sociales, culturelles et la « folklorisation » des communautés autochtones.
Pour ce qui a trait aux effets économiques, nos résultats montrent l’importance de l’entrepreneuriat à travers des petites et très petites entreprises (TPE) (selon 50 % des personnes interrogées). Celles-ci mobilisent le capital socio-territorial[19] des collectivités locales, créent et renforcent des mécanismes de partenariat et de réseaux, diversifient les activités économiques (26 % des personnes interrogées), valorisent des produits de base locaux, offrent des emplois (56 % des personnes interrogées).
Le TBC apporte des revenus nouveaux pour maintenir ou améliorer les conditions de vie dans les villages et dans les foyers (cité par 66 % des 100 personnes interrogées). Cette amélioration du niveau de vie se matérialise très souvent sur le terrain par l’installation de douches et de batteries solaires, comme c’est le cas dans le village de Jiezev dans la vallée du Bartang (Qurboniev, 2010). De plus, le TBC renforce chez la population locale le sentiment d’appartenance au milieu dans lequel elle vit ; les gens tentent « to make their houses more suitable for receiving guests […] to keep their village as an attractive place for visitors » (ibid. : 15). Cette conscience est nécessaire « pour l’action conjointe des acteurs locaux sociaux et économiques » et pourrait par la suite constituer « une base d’entrepreneuriat partenarial » (Klein et al., 2009).
D’après nos observations, il existe une grande tolérance et même une bienveillance envers l’activité touristique, car une bonne partie de la population locale est impliquée dans ce secteur, et ce, malgré le fait qu’une part de cette population est souvent très pauvre et vit dans des milieux ruraux à l’écart de cette activité. C’est notamment le cas des communautés défavorisées de Bartang et de Mourghab, qui se plaignent de supporter les coûts du tourisme dans leur territoire sans rien recevoir en retour. Elles expliquent cette situation par une absence d’acteurs locaux sur place pouvant défendre leurs intérêts. Les entreprises du tourisme sont en effet concentrées dans la ville, créant des inégalités : les ressources profitent essentiellement à la ville, qui dispose de l’orientation des activités, propose les itinéraires, choisit les hébergeurs et limite d’autant le pouvoir d’agir des villageois.
Discussion et conclusion
Nous explorons dans cet article la concrétisation sur le terrain des projets touristiques et leur appropriation par les communautés locales. Ainsi, le processus de participation à la prise de décision est mis en lumière et tous les rapports et les analyses publiés ont bien été identifiés au niveau local.
Pour répondre à nos interrogations sur la participation communautaire à la prise de décision, à l’heure actuelle, les collectivités locales considèrent que l’écotourisme à base communautaire au Pamir tadjik se développe au bénéfice des autochtones, et ce, malgré une faible participation de la population locale à la prise de décision. Celle-ci estime que depuis qu’elle est engagée dans le TBC, les conditions et la qualité de vie ont considérablement changé et de nouvelles possibilités d’emplois s’offrent à elle. Un investissement minimal à la prise de décision semble suffire pour éveiller l’intérêt des locaux envers le tourisme en leur offrant des bénéfices affectifs (sentiments de valorisation et de fierté) et matériels (offres d’emplois supplémentaires).
Cependant, pour réussir à long terme, un investissement minimal de la part de la communauté locale n’est pas suffisant ; le partage du pouvoir décisionnel entre les différents intervenants d’un projet écotouristique est essentiel. Il est important de mettre en place un système démocratique de gouvernance participative permettant de concevoir des stratégies efficaces et durables (Lequin, 2001). Les décideurs, les autorités et la population locale doivent l’encourager.
Les analyses qualitatives de cette étude donnent une image très positive du tourisme dans la région, mais les enquêtes quantitatives sont contradictoires. La région du Pamir tadjik profite peu d’une économie touristique, contrairement à d’autres pays centre-asiatiques voisins ; elle s’adapte difficilement aux mutations de l’économie mondiale, ce qui risque de laisser à l’écart les communautés locales et de provoquer leur stagnation. Des programmes de tourisme communautaire sont promus par des ONG internationales, tandis que l’État et les autorités locales ne s’impliquent pas suffisamment. Pour l’heure, la contribution du tourisme à la réduction de la pauvreté et au développement local au Tadjikistan n’est pas évidente ; le tourisme reste un secteur sous-développé et sous-estimé.
Notre étude montre également qu’à ce jour, la participation au processus de décision ne constitue pas la préoccupation première de la population locale pamiri. L’habitude de l’assistanat de la population locale est encore très présente et fait que les communautés n’ont pas conscience de leurs besoins réels en renforcement de leurs capacités et sont à la recherche de mesures d’accompagnement matérielles, ne visant pas réellement leur autonomisation dans la prise de décision. L’opinion dominante dans la population locale est qu’il vaut mieux consacrer son temps à tirer des revenus en tant qu’employé dans le tourisme plutôt qu’à être partie prenante aux décisions pour lesquelles elle ne dispose ni des connaissances nécessaires ni des moyens financiers. La population locale est donc parfaitement consciente de ses carences en matière de connaissances et de moyens. En même temps, si elle a envie de participer au processus décisionnaire, comme c’est parfois le cas, elle n’est pas convaincue que ses idées seront prises en compte.
Comment donner à la population le pouvoir d’exercer un contrôle sur les ressources ? Par quels moyens lui garantir des structures démocratiques et représentatives ? Comment la population locale pourrait-elle passer de l’assistanat à l’autonomie tout en préservant ses intérêts et la nécessaire protection des ressources naturelles ? Pour répondre à ces questions, il faut s’interroger sur la façon dont la population locale se situe par rapport aux structures englobantes (politiques, économiques, socioculturelles). C’est ainsi au niveau national qu’il est important que les autorités locales gagnent en autonomie politique et économique au sein de la république du Tadjikistan (Fabry et Rakhmatova, 2011). Elles devraient être en mesure de défendre, de protéger et d’exprimer les préoccupations et les intérêts de la population locale. Bien que la république travaille sur des projets de loi en vue d’améliorer les formes d’auto-gouvernement local, le renforcement d’une base politique et économique (financière) pour les autorités locales, la corruption et la dépendance des responsables locaux vis-à-vis de l’administration centrale du fait de leur nomination par le président, empêchent une gouvernance locale participative de s’installer (The Hunger Project, 2014). De surcroît, le tourisme ne peut espérer se développer sans un cadre juridique stable, des mesures réglementaires adéquates et sans une politique de soutien à l’émergence d’entreprises touristiques.
Au niveau régional, il serait souhaitable que les décideurs locaux (responsables des projets, autorités locales, ONG, etc.) prennent le temps de former la population locale en mettant à profit l’intérêt que la communauté a déjà pour le territoire et leur sentiment d’appartenance. Ils doivent être en mesure de partager le pouvoir décisionnaire avec les membres de la communauté et mettre en place un système démocratique pour une gouvernance participative. Il est donc important qu’une réforme des gouvernements locaux soit réalisée, permettant de définir clairement un cadre adéquat pour les interrelations, les pouvoirs délégués et les relations contractuelles, précisant ainsi les pouvoirs des organes locaux (UCLG, 2008).
Au niveau local et pour ce qui a trait à la population autochtone, cette dernière doit repenser son rôle dans les projets de développement et renforcer sa participation tant à la prise de décision qu’à la gestion des produits touristiques. Pour ce faire, il faut :
changer la perception héritée de l’époque soviétique, selon laquelle le touriste est assimilé à un espion en quête d’informations pouvant nuire à la sécurité des communautés, change ;
faire en sorte que les communautés comprennent qu’elles possèdent des capacités propres sur lesquelles doivent s’appuyer les projets écotouristiques (connaissance du terrain, des mentalités, des traditions, des ressources particulières, etc.) ; il est donc non seulement juste mais profitable qu’elles prennent part aux décisions qui ont un impact sur leur territoire.
Un autre point important de notre réflexion concerne le rôle des chefs religieux, celui de l’Aga-Khan en l’occurrence, qui est significatif dans les programmes d’autonomisation de la population locale ; les valeurs religieuses et l’action économique doivent être conçues comme des valeurs sociales générales et diffuses et non pas comme de la philanthropie nourrissant une logique d’assistanat.
Le TBC au Pamir tadjik est un terrain propice pour « mettre en œuvre le principe de la connexion du local au global » (Parent et al., 2009). C’est ainsi que, dans la mise en place des projets du TBC, la présence des ONG internationales est souhaitable. Les ONG internationales apportent les connaissances nouvelles et le savoir-faire. La combinaison du capital social local et des connaissances mondiales permet à l’économie touristique locale de mieux s’insérer dans des réseaux touristiques.
Appendices
Notes
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[1]
Entrevue à distance (par skype) et échange de courriels avec Davlat Khabibov, chef du Département du tourisme auprès du Comité de la jeunesse, du sport et du tourisme du Tadjikistan, 10-11 mars 2011.
-
[2]
Le logement chez l’habitant (homestay) se définit par la mise à disposition d’une ou plusieurs parties de la maison pamiri, souvent pour un maximum de 4 à 6 personnes, en vue d’accueillir des voyageurs de façon occasionnelle durant une ou plusieurs nuitées. Les voyageurs s’immergent dans la culture et dans les coutumes locales, partagent les mêmes repas et sanitaires avec leurs hôtes (notre définition à partir des données d’observation, 2012). Précisons qu’il n’existe aucune législation portant sur ce type de logement au Tadjikistan. Il est toutefois à noter que depuis 2013 les familles sont taxées sur leur revenu provenant de ce type de location en qualité d’entrepreneurs individuels.
-
[3]
La maison d’hôtes (guesthouse) se définit soit par un logement indépendant, soit par une petite dépendance dans une maison privée en vue d’accueillir les voyageurs. Le repas peut être inclus dans le service et être assorti de prestations. Contrairement au logement chez l’habitant, dans la maison d’hôtes les voyageurs ne partagent pas le quotidien de leurs hôtes (notre définition basée sur l’observation directe et notre enquête de terrain, 2012).
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[4]
Entrevue personnelle (par skype) et échange de courriels avec Rohila Nazarbekova, responsable des communications, PECTA, 28 mai 2011, chiffres inédits ; et entrevue avec Zhandiya Zoolshoeva, gestionnaire chez PECTA, 12 septembre 2011, à Khorugh.
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[5]
Entrevue à distance (échange de courriels) avec Christophe Belperron, ex-responsable du projet PHIP de l’ACTED, 29 janvier 2009.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Ibid.
-
[9]
Entrevue personnelle réalisée à distance (skype) avec Ubaidullah Mamadiev, directeur de la META, 2010.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
Communications personnelles avec Belperron, janvier 2009, et Mamadiev, 2010.
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[12]
Ibid.
-
[13]
Entrevue avec Mamadiev, 2010.
-
[14]
Entrevue avec Zoolshoeva, 2011.
-
[15]
Entrevue avec Nazarbekova, 2011.
-
[16]
Entrevue avec Khabibov, 2011.
-
[17]
Entrevue personnelle avec Shagarf Mullo Abdol, directeur de la Pamir Silk Tour Company et représentant de l’entreprise étatique Sayoh, octobre 2009, à Khorugh.
-
[18]
Entrevue avec Zoolshoeva, 2011.
-
[19]
Le capital socio-territorial « rend compte du cadre social dans lequel la mobilisation des ressources est opérée par des acteurs. Ce cadre est celui des relations humaines, plus précisément des rapports sociaux, donc liens […] qui s’actualisent au quotidien entre des acteurs […] La composante géographique de l’expression capital socio-territorial fait référence à la scène où se déroulent les actions socioéconomiques » (Fontan et Klein, 2004 : 140).
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