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Le sauvage – la nature sauvage – prend la forme, au sein des villes, d’espaces délaissés, d’interstices urbains, qui, en raison de leur abandon manifeste, permettent de renouer avec une naturalité (en anglais wilderness, caractère de ce qui est à l’état de nature). Cette naturalité peut être source d’émotions et peut aller de pair avec l’évolution de la notion de patrimoine naturel : ainsi la redécouverte du banal, d’une nature urbaine, d’un patrimoine vivant ou éphémère sont aujourd’hui vecteurs de sensations nouvelles, là où le patrimoine figé par des réglementations peine à se renouveler, qu’il s’agisse des côtes ou forêts domaniales si bien entretenues, des monuments ou encore des centres-villes aseptisés par les franchises commerciales.

L’origine de l’adjectif sauvage, estimée au IVe siècle d’après le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), provient du latin de basse époque salvāticus, altération du latin classique silvaticus (dérivé de silva « forêt ») : « qui est fait pour les bois », qui deviendra « sauvage » en se référant tout d’abord à une plante. L’adjectif porte donc en lui une racine sylvestre qui a son importance, comme nous aurons l’occasion de le développer dans cet article.

L’adjectif sauvage est aujourd’hui employé substantivement pour désigner (d’après le Trésor de la langue française informatisé[1], synthèse de plusieurs définitions) :

  • un individu qui vit à l’écart des formes de civilisation dites évoluées, qui est proche de l’état primitif ; manière d’être de cette personne rude, grossière, brutale ;

  • un élément (ou un site) qui évoque l’état de nature, son caractère grandiose et farouche, et qui n’est pas marqué par l’intervention de l’homme (correspondance avec l’idée de naturalité ou wilderness).

Ces deux dimensions du sauvage, celle du comportement d’une part (de l’être humain ou de l’animal) et celle qui désigne substantivement une forme de nature, habitent les interstices urbains. En premier lieu parce que s’y expriment des comportements qui ne trouvent pas leur place dans le reste des espaces « normés », en raison des lois et règlements les proscrivant, en second lieu parce qu’une sélection végétale s’y opère sans intervention directe de l’homme. Pour le sujet qui nous préoccupe ici est posée la question : un environnement où est observée la nature sauvage incite-t-il à des pratiques sociales différentes ? à de nouvelles formes de promenades ?

Ces interstices urbains, par la variété des typologies qu’ils proposent (friches, délaissés, enclaves…), offrent des sites d’exploration urbaine de proximité. Ils permettent d’exprimer des comportements en lien avec un état de nature devenu rare dans les villes. La ruine y est vivante et évolutive, elle devient le terrain de l’imaginaire paysager et urbain, un théâtre pour l’éphémère et l’événementiel, voire pour des utopies sociales et culturelles ; elle occasionne des braconnages urbains, plus ou moins institutionnalisés. Les interstices urbains procurent ainsi une possibilité de découverte hors des sentiers battus.

Nous nous pencherons dans cet article sur la place du sauvage dans nos vi(ll)es, en mettant en perspective sa reconnaissance récente sur le plan des aménités urbaines. Son invention, puis ses fluctuations au sein des espaces peuplés, nous permettront au préalable de constater comment cette notion a été institutionnalisée, en s’inscrivant récemment au sein des politiques urbaines et des projets d’aménagement. Il sera alors possible d’évoquer les nouvelles pratiques qui s’ensuivent, couplées à l’émergence de nouveaux lieux. Nous montrerons le lien entre la propagation du sauvage dans les interstices de la ville et l’apparition de nouvelles formes de promenades que nous avons eu l’occasion d’expérimenter à l’occasion de notre recherche doctorale (qui interroge la place des interstices urbains dans les pratiques d’aménagement), et pour lesquelles nous nous appuierons sur notre propre ressenti.

Les déplacements successifs du sauvage dans l’espace habité

Dans le propos qui va suivre, nous nous appuierons sur l’éclairage d’Augustin Berque (2010) qui démontre que le sauvage et la nature sont des questions « qui n’ont pu naître qu’en ville », construites par les habitants « civilisés » pour se distinguer des autres. Puis nous tenterons de saisir les déplacements du « sauvage », obéissant à des logiques de distance parfois idéelles, parfois réelles.

À son origine, au moment de l’apparition du terme, le sauvage était localisé à l’extérieur de l’écoumène. Jusqu’au Moyen Âge, les territoires peuplés, alors méticuleusement délimités (enceinte des villes, clôtures des champs et des fermes isolées), tiennent à distance les terres inhospitalières : « Avant les villes, en effet, l’emblème de la bipolarité nature/artifice était la lisière de la forêt : d’un côté le sauvage (silvaticus, « de la forêt », silva), de l’autre le cultivé (les champs, la culture) », écrit Berque (2010 : 593).

La frontière du monde habité s’est déplacée : confondue auparavant avec la lisière campagne/forêt, elle coïncide au Moyen Âge avec l’emblème de la suprématie urbaine (le rempart).

Désignant à la fin du Moyen Âge tout ce qui venait de la nature forestière ou lui était assimilable, le mot (sauvage) s’appliquait indifféremment au gibier, aux ermites ou aux brigands. Il en vint ainsi à qualifier des termes d’opposition entre un centre valorisé et une périphérie dépréciée. (Donadieu, 1998 : 122)

Le sauvage est ainsi assimilé à des comportements et à un milieu : la forêt.

Tout comme la mer et l’océan, avant le XVIIIe siècle la forêt a longtemps porté des fantasmes de mystères, associés aux lieux de l’exclusion (comme l’étaient les marécages ou les déserts). Horizon du monde civilisé, ce lointain autre participe dans l’imaginaire populaire à l’édification d’un mythe sylvestre, refuge des esprits, de l’expérience initiatique ou du maléfique (Bourdais, 2011). Pourtant nourricière, pourvoyeuse de bois et de gibier, la forêt héberge paradoxalement l’effroi du naturel.

Dans les sociétés traditionnelles la première division de l’espace est fondée sur l’opposition entre le territoire habité et le monde inconnu. La forêt s’est longtemps imposée comme une épaisse et prégnante discontinuité car il s’agissait du dernier des territoires sauvages, peuplé de créatures fantastiques sur lesquels les dieux n’avaient aucune prise. (Gay, 2004 : 32-33)

Puis les défrichements ont repoussé les limites du monde habité jusque sur les rivages, eux aussi marqués du sceau de la peur (l’océan est vu comme une relique menaçante du déluge, Corbin, 1988), voire au-delà des continents avec les grandes explorations. L’océan, alors territoire « vide », prend culturellement corps entre 1750 et 1840 où s’éveille et se développe le désir collectif du rivage, à mesure que l’on découvre la baignade et la jouissance contemplative des côtes, que le chemin de fer aura grandement contribué à populariser par la suite.

Tout comme les bords de mer, les montagnes sont longtemps perçues comme des territoires hostiles. À partir du XVIIIe siècle, les aristocrates britanniques se lancent à la conquête des cimes, puis plus tard inventent les sports d’hiver (Boyer, 1999 : 29).

Nonobstant cette domestication du territoire national, l’attrait pour un ailleurs et une nature sauvage demeure et se déporte vers les lointains exotiques (que symbolisent les colonies). Cette mise à distance permet de maintenir des fantasmes rassurants de nature et de société sauvage. L’homme a en effet besoin de territoires pour projeter ses angoisses et ses peurs de l’inconnu, mais aussi de terrains d’aventure et de dépassement de soi. Lorsque les grandes explorations s’achèvent au début du XXe siècle avec celles des terres polaires, le monde est désormais connu et géographiquement fini. Les expositions coloniales organisées au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle dans les pays européens vont entretenir ce fantasme collectif du sauvage en donnant lieu à des reconstitutions spectaculaires des environnements naturels et des monuments d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie. Elles concourent à alimenter un mythe persistant du « bon sauvage » inventé par les grands explorateurs et repris par les philosophes des Lumières[2].

A contrario, la menace du sauvage se cristallise aux lisières de la ville. L’urbanisation spontanée qui se développe au niveau des « fortifs » de Paris (zone non aedificandi / glacis de l’enceinte de Thiers à Paris), dès la fin du XIXe siècle avec l’abandon de sa fonction militaire, marquera l’apparition de l’expression « La Zone », associée aux habitations sauvages, aux activités et aux bandes : les Apaches. Cette métaphore est particulièrement éclairante sur la peur provoquée par une sauvagerie fantasmée, celle du Far West. Les Apaches ne sont ni plus ni moins que des rôdeurs qui sèment la terreur dans les faubourgs, notamment à Belleville, entretenant toutes sortes d’activités illicites (racket, proxénétisme, meurtres).

La violence des guerres mondiales confère une dimension tragique à l’image du sauvage et de la barbarie. La paix retrouvée et la croissance économique qui s’ensuivent relèguent momentanément cette notion à l’arrière-plan (les habitations d’urgence et précaires se généralisent, tout comme le terrain vague du coin de la rue). Les bidonvilles d’alors contrastent avec les conceptions hygiénistes de la reconstruction, d’où le sauvage est exclu (nature factice des espaces verts, à l’expression très maîtrisée). En parallèle, l’évolution des techniques d’entretien des espaces publics et l’utilisation massive d’herbicides à partir des années 1970 (avec l’apparition du fameux Roundup) contribuent à éradiquer les formes de sauvage « banal », souvent réduit à sa plus simple expression biologique (l’herbe entre les pavés).

Le sauvage sera réintroduit par le même phénomène qui avait tenté de le gommer quelques décennies auparavant, cette fois-ci au cœur même ou en lisière des espaces urbains, « là précisément où, dans les villes, les systèmes d’appropriation et de contrôle du territoire sont les plus vieux et les plus délabrés » (Stalker, 2000 : 5). Conséquence de la modernisation, qui accomplit son œuvre d’obsolescence, des pans entiers de ville, notamment les quartiers industriels, se muent en friche par manque de rentabilité.

À l’image de la mer qui, au XVIIIe siècle, était considérée comme un espace effrayant, avant que n’y soient découverts les plaisirs du corps au bain et l’attrait esthétique du rivage (Corbin, 1998), la friche repoussante va bénéficier d’une inversion d’image à partir des années 1990, jusqu’à devenir attirante.

Pourquoi cet attrait contemporain pour le sauvage ?

Les fascinations actuelles trouvent une résonance dans celles du passé, intrinsèquement liées aux caractères propres de l’humain (fascination pour l’ailleurs et l’inconnu), mais aussi à son état « animé », doué de mouvement, et à son besoin d’éprouver des expériences « cinétiques ». Trois motivations ont ainsi retenu notre attention :

Pour la promesse d’une forêt mythique

En réaction à la réduction simpliste de la nature exprimée dans les espaces verts de nos villes, la quête du sauvage est associée à la recherche d’une nature authentique, complexe, imprévisible (ne recherche-t-on pas ce dont on est privé ?).

Pourtant au voisinage des espaces habités, l’idée du sauvage reste associée au lointain et à l’inconnu. La friche, c’est la menace du retour de la forêt… non pas la forêt telle que la connaissons aujourd’hui, domaniale, rassurante et layonnée, associée aux plaisirs dominicaux, mais bien sous sa figure archaïque d’objet mystérieux. Chaque friche ou espace délaissé contient la promesse d’une forêt (un devenir forêt), stade ultime de son évolution, la promesse du sauvage et par là même de son expérience fascinante.

Cette forêt obscure symbolise également la pureté originelle, non souillée ou malmenée par les interventions humaines, le retour d’une foi juvénile pour un monde « enchanté », à l’instar de la vision proposée dans certains albums de Tintin (Frey, 1985).

Pour l’audace qu’il inspire

« Les vieux châteaux, les cavernes profondes, les chambres closes où il est interdit d’entrer, les forêts impénétrables suggèrent qu’on va nous révéler quelque chose qui, normalement, nous est caché. » (Bettelheim, 2003 : 88) Dans Psychanalyse des contes de fée, Bruno Bettelheim suggère que ces lieux, soustraits aux regards, sont ceux de la découverte puisqu’ils hébergent des secrets. Ils nous élèvent en nous révélant des vérités auxquelles seuls les initiés, ceux qui auront bravé des épreuves, peuvent accéder. Cette forêt symboliserait, pour lui, le monde obscur et caché de notre inconscient. S’ensuit un mouvement d’attraction/répulsion : la fascination pour cet univers obscur (au sens de « caché ») n’a de cesse de nous mettre face à nos peurs. Les affronter revient à raffermir l’estime de soi.

L’épreuve du sauvage, en raison de sa rareté dans les espaces contemporains, n’en gagne que davantage en valeur. Par le récit, elle permet de gagner l’estime des autres, car la pratique des espaces délaissés tient souvent de la transgression. C’est donc un exploit doublement audacieux : celui d’avoir pénétré un lieu interdit (au public) et ténébreux.

Lieu du dépassement de soi, lieu du risque, la nature sauvage représente l’aspiration à la vie aux contacts extrêmes de la mort. (Donadieu, 1998 : 125)

Pour les sensations qu’il féconde

Le sauvage est aussi recherché pour ses qualités kinesthésiques. Les sensations relatives au mouvement du corps s’appauvrissent en milieu urbain ; les friches et les espaces délaissés introduisent une variété dans les espaces urbains qui permet de diversifier les sensations nécessaires à un équilibre corporel. Ainsi, à Laon, l’épreuve de l’espace est à la fois urbaine et montagnarde, en raison des ascensions induites par le dénivelé entre ville haute et ville basse. La montée par les « grimpettes » (sentes piétonnes) des pentes de la butte en cours d’enfrichement, ponctuées d’éboulements, l’essoufflement et la prise d’altitude sont autant de stimuli qui évoquent la montagne. L’expérience de forêt ou de campagne est également possible à l’intérieur de la ville sur ces mêmes pentes. On y trouve aussi bien des sous-bois boueux que des pâtures à chevaux, des grottes (creuttes), des caves fraîches ou des pierriers. La faune sauvage, le gibier en sont des éléments d’animation ; la nature et la campagne n’y sont pas factices. Ces formes de nature (faune et flore), qui trouvent ici un terrain d’expression, inspirent un sentiment de nature sauvage en raison de leur spontanéité. Elles créent un milieu à part entière dont les propriétés du sauvage sont indissociables, où l’être sauvage est constitutif du milieu, au sens de la mésologie berquienne (Berque, 2013).

En outre, ce sauvage intra-urbain nous renvoie à la question de notre animalité, de notre essence animale : dans notre capacité et dans la façon de nous mouvoir sur un terrain comportant des obstacles, « libérant une déclinaison infinie des façons de vivre et même de penser : être brochet, être gnou, être chat, être singe… » (Bailly, 2007 : 4e de couverture). C’est alors notre conscience du monde, notre appréhension de l’espace qui se trouvent soumises à une épreuve d’acuité sensible à l’occasion d’une expérience des interstices urbains. Qu’ils relèvent des terrains connus ou inconnus, de l’animalité territorialisée ou migratrice, les sens mis à profit sont sollicités dans des agencements spatiaux inhabituels, dans des registres de perception atypiques. L’immersion dans le monde sauvage est une pratique associée à l’animalité, certes partielle, mais qui fait appel à des réflexes, à des mouvements provoqués par des stimulations sensitives ou sensorielles, anticipant toute réflexion.

L’attrait pour le sauvage et sa pratique, qu’illustrent ces motivations essentiellement individuelles, ont été traduits en désir collectif, de société, jusqu’à s’immiscer récemment au sein des politiques d’aménagement.

Politiques urbaines et institutionnalisation du sauvage par la Nature en ville

Retournement d’image

Le désir de sauvage et de nature a émergé par le biais d’une prise de conscience, déclenchée par le réveil douloureux de l’après-Trente Glorieuses (1945-1975) et de la désindustrialisation qui s’en est ensuivie, dans une ville où il en avait été chassé.

En effet, jusqu’aux années 1990, la nature s’exprime en ville sous la forme esthétisée et hygiéniste des parcs et des jardins publics ; elle y est résumée intégralement par la présence du végétal et par des ornements de l’espace public ou privé, et fonctionne tel un « décor urbain » (Donadieu, 2013) : arbres d’alignement le long des boulevards et des avenues, pelouses, massifs, cascades et plans d’eau soigneusement entretenus, etc. Ces aménagements tendent parfois à imiter la nature idéalisée et composée, à l’instar des jardins paysagers dits à l’anglaise hérités des XVIIIe et XIXe siècles.

La prise de conscience de la valeur du sauvage dans la ville se traduit en France par des initiatives isolées, en premier lieu militantes (que nous ne pourrons pas détailler dans cet article tant elles sont multiples), puis elle se conceptualise dans l’apparition d’une nouvelle forme de pensée du paysage. C’est à cette époque que la friche comme notion d’aménagement est expérimentée et théorisée par le jardinier paysagiste Gilles Clément[3] à travers la notion de « jardin en mouvement » (1985 ; 1991). Ce dernier désigne à la fois un type de jardin où les espèces végétales peuvent se développer librement et sans contrainte et une philosophie qui redéfinit le rôle du jardinier en accordant une place centrale à la dynamique naturelle des plantes, dans des milieux écologiquement diversifiés (gestion dite « différenciée »). La friche, lieu de dynamique végétale et animale spontanée, y occupe une place centrale, puisque c’est sur elle que repose la construction de l’espace, en perpétuelle évolution. Son stade ultime, le « climax » (stade écobiologique stable en équilibre relatif avec le milieu ambiant), est atteint après son passage par différentes strates (herbacée, arbustive, arborée…).

Ce sont les espèces végétales qui « décident » du choix de leur emplacement, et non le jardinier. Le temps (chronologique et météorologique), le vent, comme les animaux y sont des facteurs déterminants pour l’édification du jardin.

Ce sauvage jardinier, « sous contrôle » du praticien, car circonscrit au sein d’espaces urbains bornés, rassure sur les capacités de l’humanité à cohabiter avec la nature. Il est néanmoins difficile de saisir ce que les citadins entendent par « nature » et de définir leur désir en la matière. Il faudra attendre les années 2000 pour que des recherches scientifiques éclairent ce sujet (Boutefeu, 2005).

Parallèlement, l’exemple d’Emsher Park en Allemagne[4] bouscule les idées reçues en matière de projet urbain : les lieux les plus pollués du bassin de la Ruhr s’ouvrent ainsi à l’écologie et à l’art. Les espaces verts connectés le long de la rivière Emsher créent une trame verte continue entre les villes industrielles comprenant pistes cyclables et chemins pédestres, s’ouvrant également sur des couloirs verts régionaux ; des « forêts industrielles » sont ainsi laissées à leur évolution naturelle pour re-naturaliser des sites.

Concernant ces friches et terrains autrefois aménagés, aujourd’hui abandonnés et laissés à une évolution naturelle, il est désormais admis d’employer l’expression de « nature férale », qui désigne un milieu initialement domestiqué, revenu à l’état sauvage (Dudley, 2011). Cette nature férale n’est pas forcément reconnue comme espace de nature dans les stratégies de conservation, souvent déconsidérée (par les scientifiques), mais elle constitue une part importante de nos espaces dits « naturels », encore qualifiés de nature anthropique ou de « novel ecosystem » (Maris, 2009).

Le retour du sauvage par l’institutionnalisation de la Nature en ville

Il faut attendre la fin des années 2000 pour que la France institutionnalise, au-delà des protections réglementaires dont elle disposait déjà sur les espaces naturels, les enjeux relatifs à la préservation ou à la réintroduction du sauvage dans la ville. La « Nature en ville » est alors érigée en politique publique.

L’année 2007, grâce au lancement du Grenelle de l’Environnement, verra une mobilisation sans précédent d’acteurs, dont ceux de la « renaturation » des milieux. Leur participation centrale aux processus décisionnels conduira à l’adoption d’engagements établissant un positionnement national sur la place de la nature (et cette fois-ci pas uniquement du « végétal »). Ainsi les lois du Grenelle de 2009 et de 2010, mais également les multiples conventions et chartes, permettront de poser les bases d’une politique d’État en faveur du développement durable, dans toutes ses dimensions.

Le « Plan restaurer et valoriser la nature en ville » est l’un des engagements du Grenelle de l’Environnement, repris dans la loi de programmation du 3 août 2009 et dans le « Plan ville durable » dont il constitue l’un des quatre volets (avec les éco-quartiers, les écocités et les transports collectifs). La mise en place du Plan est prévue à l’article 7 de la loi Grenelle I, par la mesure « restaurer la nature en ville et ses fonctions multiples »[5].

La poursuite de la mise en œuvre du plan, qui était prévue de 2010 à 2012, s’est avérée peu lisible, en raison du changement de gouvernement. Néanmoins il aura permis d’instaurer des référentiels nationaux sur des outils/démarches aujourd’hui « assimilés » dans les stratégies territoriales : label national ÉcoQuartier, institutionnalisation de la Trame verte et bleue (TVB) par l’intermédiaire des schémas régionaux de cohérence écologique (SRCE) entre autres.

Depuis le Grenelle de l’Environnement, la nature n’est plus réduite au seul « décor urbain », le désir de naturalité est désormais en voie d’intégration dans la programmation des projets d’aménagement. Cette notion, que l’on ne peut en tous points régir, incite à davantage de flexibilité (en intégrant par exemple le temps nécessaire aux processus naturels dans les projets).

La nécessité d’une nature préservée, qui aurait des espaces dédiés dans la ville, s’exprime également en termes de planification par le biais des schémas de cohérence territoriale (SCOT) et des plans locaux d’urbanisme (PLU) ; en termes d’animation (exemples : semaines régionales de l’environnement, du développement durable, mois des mares…) ; ou encore en termes d’initiatives citoyennes (occupations temporaires de sites pour contester des projets d’aménagement).

La récente habilitation institutionnelle de la Nature en ville aura permis une diffusion large de cette notion dans l’imaginaire collectif. À présent, chacun est à même de citer un espace de nature dans son cadre de vie où s’exprime le sauvage, qu’il s’agisse d’une réserve naturelle, d’un terrain vague ou d’un jardin en gestion différenciée. La diffusion de la Nature en ville s’est également traduite par l’émergence, plus confidentielle, de nouvelles formes de découverte des espaces urbains, qui donnent à voir ou à éprouver la nature sauvage.

Le désir de sauvage se cristallise sur de nouveaux lieux et pratiques sociales

Les interstices urbains, et particulièrement les friches, ont toujours attiré les faveurs des paysagistes pour leur incomparable richesse (nous laissons ici de côté les friches bâties industrielles qui ont accédé à la reconnaissance des pouvoirs publics depuis une trentaine d’années, occasionnant de nombreuses réhabilitations culturelles). Photographes, cinéastes ou artistes ont également participé à ouvrir le regard du grand public sur ces espaces parfois méprisés ou diabolisés, symbolisant une perte de pouvoir de l’homme sur l’espace.

De « nouveaux » lieux interstitiels, dans l’angle mort des politiques publiques, deviennent tout à coup visibles et recherchés. Ce sont des lieux où la nature sauvage s’exprime de façon privilégiée, car ils ne bénéficient pas d’une attention équivalente au reste des espaces urbains (en termes de conception et d’entretien).

Dans le même temps, la diffusion d’usages moins conformistes, telle la « promenadologie[6] », à savoir la science de la déambulation, voire de la « dérive » (Debord, 1958), induit de nouvelles pratiques des espaces urbains. La conjugaison de ces deux phénomènes, émergence de nouveaux lieux, interstitiels, et de nouvelles pratiques de promenade, engendre des formes de découvertes inédites (dans le sens où elles se multiplient et s’amplifient). La nature sauvage y joue un rôle déterminant, car elle contribue à créer une espace puissamment hodologique (Besse, 2004), c’est-à-dire un espace où les comportements et les pratiques sont fortement influencés par les caractères sauvages des lieux ou l’attribut sauvage des milieux, par leur médiance. L’espace hodologique s’apparente à un espace vécu, en opposition à l’espace euclidien, qui est celui de la narration (Deleuze, 1984). Et c’est celui qui nous intéresse ici quand nous évoquons les pratiques de promenades.

Nous appuyant sur la littérature et les médias, nous avons identifié trois pratiques que nous détaillerons ci-dessous : l’étonnement du voisinage, le tropisme des lisières et l’exploration urbaine, corrélées à trois relations avec la nature sauvage.

La première, l’étonnement du voisinage, puise son origine dans la tradition des herbiers naturalistes, par l’observation de la nature ordinaire des terrains vagues ou du coin de la rue. Cette pratique permet d’approcher une nature sauvage « apprivoisée » par la ballade. 

La seconde, le tropisme des lisières, s’apparente à une contemplation distante, donc rassurante, de la nature sauvage par la promenade ou la randonnée.

La troisième, l’exploration urbaine, est une forme immersive de confrontation avec la nature sauvage sur friche urbaine. Il s’agit d’une pratique illégale, héritée du mouvement d’exploration des catacombes. Sa dimension exploratoire la distingue des deux autres, car elle l’inscrit plus étroitement dans une forme de quête, sur terrain inconnu.

Nous avons personnellement eu l’occasion d’expérimenter ces promenades dans le cadre de notre recherche liminaire de thèse sur les interstices urbains, au moyen de cinq « randonnées interstitielles »[7] d’une journée et de deux sorties de type urbex[8]. Ces randonnées étaient dirigées par la seule recherche d’espaces incertains et non majeurs, par l’attrait du « non-lieu ». En immersion dans l’espace urbain, il nous arrivait fréquemment d’en rechercher les limites pour prendre du recul et saisir les processus, parfois inachevés, en œuvre. Pour décrire ces différentes expériences, nous nous appuyons sur notre propre observation, couplée à des témoignages (recueillis dans la presse ou sur Internet).

Si l’on définit par tourisme le déplacement « pour satisfaire sa curiosité, son goût de l’aventure et de la découverte, son désir d’enrichir son expérience et sa culture »[9], il s’agit pour ces trois pratiques de promenades de formes innovantes de tourisme[10].

L’étonnement du voisinage

La découverte du sauvage du coin de la rue est liée à la capacité d’étonnement de chacun et au changement de regard sur les herbes folles qui s’immiscent dans les fissures de l’enrobé, colonisent les pieds d’arbres ou les délaissés d’espaces publics. Au moyen d’investigations urbaines de proximité, de balades individuelles ou collectives, elle s’attache à révéler une végétation « triviale », en s’inscrivant dans la tradition naturaliste : dans les textes réunis par Bernadette Lizet, Anne-Élizabeth Wolf et John Celecia (1999 : 9), il est précisé que les notions anglo-saxonnes très anciennes d’everyday nature, d’everyman’s nature, de benign nature sont en effet présentes dans les ouvrages naturalistes de vulgarisation du XIXe siècle. L’idée de « balade », sans but précis, traduit bien une disposition à l’étonnement. Cette balade peut être agrémentée de prélèvements par cueillette.

Il n’est plus nécessaire d’aller chercher un patrimoine biologique exceptionnel sur une ancienne friche quand le terrain du bout de la rue est à même d’offrir un ailleurs et l’étrangeté du sauvage recherché : des herbes allochtones ou autochtones, des batraciens, des insectes, un figuier sauvage, et ainsi de suite. La proximité, son caractère local, permet encore une fois une plus grande connivence avec l’espace ordinaire ; la rareté de ses caractères sensibles dans l’espace urbain le rend d’autant plus précieux.

Cette pratique s’est institutionnalisée au moyen d’actions associatives ou municipales, telles les « balades urbaines naturalistes » proposées aujourd’hui dans plusieurs villes de France (par exemple à Besançon le 3 octobre 2015 : « Les sauvages font le mur et le trottoir : plantes spontanées dans un univers minéral » ou encore à Lyon le 15 mai 2015 pour une « Cueillette urbaine de salades sauvages »). D’autres actions, militantes et citoyennes, se sont également développées dans les années 2000, motivées par le militantisme écologiste, par la recherche de lien social. À titre d’exemples, citons l’expansion du mouvement des jardins collectifs en France à partir de la fin des années 1990, dont beaucoup investissent des délaissés ou des terrains en attente d’opérations d’aménagement, ou le programme « Sauvages de ma rue » du Museum national d’histoire naturelle, observatoire national participatif des plantes urbaines sauvages et autres herbiers collaboratifs.

Toutes ces initiatives visent la découverte ou la re-découverte par des habitants de leur environnement quotidien et le partage de moments de convivialité (cela est particulièrement prégnant pour les jardins partagés). Ce type de ballade, qui réunit un groupe basé sur des attentes, une sensibilité commune, permet un étonnement et un apprentissage collectif.

Cette tendance nous amène à nous interroger naturellement sur la dimension « touristique » du voisinage, dans la mesure où il rejoint la définition du CNRTL posée en postulat de cette partie. Un certain ailleurs et une certaine altérité, investis de valeurs positives pour les raisons que nous avons développées dans cet article, sont désormais recherchés. Ils teintent les interstices du voisinage de propriétés que l’on prêtait initialement à la forêt, celles de l’expérience initiatique et nourricière.

La recherche d’autres points de vue et d’un imaginaire par le tropisme des lisières

« Le tourisme […] se résume tout entier en un seul mot : voir » (Baudry de Saunier, 1893 : 450). La ville contemporaine ne permet pas seulement des expériences inédites du sauvage, elle propose surtout des lieux pour développer l’imaginaire du promeneur par l’observation. Cet imaginaire se cristallise sur les lisières et les seuils des situations urbaines interstitielles, dernier pas avant l’inconnu. La limite permet en effet la juxtaposition de scènes, et par là la production d’images fortes, de contrastes. Elle replace les sites dans leur réalité économique et paysagère que l’immersion a tendance à occulter : ainsi le sauvage d’une friche gagnera en puissance et en valeur s’il est juxtaposé à un environnement maîtrisé. Les espaces intermédiaires (lisières, passages, infrastructures…) procurent des points de vue inattendus sur la ville, ses sites touristiques et ses espaces environnants. Une esthétique de l’envers du décor, du hors-champ, s’est ainsi propagée à travers les écrits de Julien Gracq ou, plus près de nous, dans les photographies de Raymond Depardon (2010). Gracq a particulièrement bien exposé dans La forme d’une ville son attirance pour les zones bordières, qu’il nomme si joliment « tropisme des lisières », là « où le tissu urbain se démaille et s’effiloche » (1985 : 43).

La lisière n’est pas inquiétante car elle permet d’embrasser avec assurance la totalité de scènes urbaines. Là où l’immersion au sein des interstices nécessite des réflexes, stimule l’action, le recul des limites permet l’anticipation, la réflexion. Le promeneur abandonne toute animalité pour se sentir maître et puissant. En se tenant à l’extérieur, en tant qu’observateur, il se dissocie du milieu. Il redevient doué de stratégie, alors qu’il était condamné à la tactique au sein des espaces interstitiels pour se frayer un chemin. Nous pouvons peut-être y déceler une correspondance avec la bi-polarité antique nature/artifice, sauvage/habité qui se cristallisait initialement sur la lisière.

Le tropisme des lisières se retrouve aujourd’hui notamment dans la recherche d’une hybridation des contextes, toujours entre urbain et rural. C’est le cas des zones d’habitat ou d’activités dites périurbaines qui occupent toujours « ce lieu où une plaine fait sa jonction avec une ville », tel que décrit un siècle et demi plus tôt par Victor Hugo dans Les Misérables quand il parle de la banlieue (1862 : 3e partie, Livre 1, chap. 5, p. 17-19).

La création d’un sentier dans le cadre de Marseille Provence capitale européenne de la culture 2013 (MP 2013), conçu par un groupe d’artistes marcheurs pour explorer les franges de la ville, le GR 2013® (en France, sentier de grande randonnée) illustre parfaitement cette tendance de recherche d’une autre forme de sauvage, « sauvage urbain » cette fois-ci, fait de constructions indomptées, non apprivoisées par la ville :

entre garrigue et lotissements, réserves naturelles et décharges sauvages, autoroutes et traverses marseillaises, cabanons et grands tours de cités, espaces industriels et terrains agricoles. Au fil des 20 étapes et 365 km, on s’interrogera : où est la ville, où est la nature ? On verra vite qu’il n’y a pas de frontière sur ce territoire des Bouches-du-Rhône à la fois sauvage et – souvent mal – urbanisé […] Le GR 2013 ira plutôt à la rencontre de ce périurbain que les sentiers de grande randonnée évitent d’ordinaire. Il traversera pas moins de trois centres commerciaux (Plan-de-Campagne, Grand-Littoral, La Valentine) et tant de paysages a priori rebutants. (Henry, 2013)

Le GR 2013® incarne une pratique des espaces sur leurs interfaces, par la recherche de tout ce que l’urbain peut avoir de brut et d’inabouti, en érigeant la randonnée en pratique artistique. Son objectif est de « découvrir où l’on habite » (d’après son créateur Baptiste Lanaspèze), capter cette « énergie de bord de ville » (d’après Christine Breton, conservatrice du patrimoine), le long des quartiers nord de Marseille, des pistes d’atterrissage de Marignane, du dépôt de boues rouges de Gardannes, des abords de l’autoroute A7, du centre commercial de Plan de Campagne…

Il faut souligner le décalage de perception du projet, entre ses initiateurs et les praticiens habituels des sentiers de randonnée. Ce sentier est peu relayé par les blogues de randonneurs « traditionnels »[11], qui fuient les habitations, moins sensibles aux potentialités esthétiques d’un sauvage urbain qu’à celles de la nature. Car c’est bien d’esthétique contemporaine dont il s’agit ici.

Se pose aujourd’hui la question de la pérennité de cette installation au-delà de MP 2013[12] : s’apparente-t-elle à un acte artistique éphémère ? L’appropriation peut-elle perdurer au-delà de l’événementiel ? Elle semble conditionnée au maintien d’une animation, comme c’est le cas actuellement par l’association Le bureau des Guides, qui y coordonne les coopérations artistiques et veille à maintenir « en vie » le GR 2013 en l’utilisant comme support pédagogique à l’environnement urbain.

Cet exemple illustre la façon dont les limites interrogent notre rapport au temps et à l’espace, par les scènes de sédimentation de la ville qu’elles procurent : là où la croissance s’est arrêtée en plein champ, là où une rivière coupe toute possibilité d’expansion… La nature sauvage s’y déroule aussi, linéaire, le long des infrastructures qui bordent l’urbain, par les herbes folles des terre-pleins et des accotements. Familière des limites, la nature férale devient son corollaire : elle s’installe sur la route en attente de prolongement, sur le talus de la voie ferrée, dans l’interstice entre façade et trottoir, dans les fonds de parcelles. Le sentiment du sauvage habite l’immanence de la limite : sinon comment pourrait-il déborder ?

La recherche de sensations inédites par l’exploration urbaine

L’attrait contemporain pour le sauvage trouve dans l’urbex une forme accomplie de pratique des espaces interstitiels, à la croisée d’une discipline sportive (avec la définition d’une éthique et de règles propres) et artistique (restitution essentiellement photographique). L’urbex s’inscrit en France dans la droite lignée du mouvement cataphile (Glowczewski, 1983), investigation souterraine illicite des anciennes catacombes, galeries et carrières souterraines de Paris, qui a connu une forte expansion dans les années 1980. L’urbex consiste à visiter des lieux construits par l’homme, la plupart du temps abandonnés, en général interdits d’accès ou tout du moins cachés ou difficiles d’accès : hôpitaux, usines, écoles, demeures, silos désaffectés… Aujourd’hui, trois « branches » semblent se dessiner dans les pratiques qui sont relatées : les visites de friches, de catacombes et autres lieux souterrains, et les visites de toitures (la « toiturophilie »).

La visibilité de l’urbex est essentiellement donnée par Internet, comme le prouvent les nombreux sites dédiés, les blogues et les forums de discussion (plus d’un million d’occurrences sur Google, le néologisme est en effet international). Ses pratiquants forment une véritable communauté (par échange de « spots » et de photos), en raison d’intérêts communs et de valeurs qu’ils partagent autour de l’urbex (à la différence d’autres communautés qui fréquentent les friches, comme les « paintballeurs, airsofteurs, taggueurs, casseurs, voleurs de métaux, etc. »[13]).

Ainsi, une adepte aguerrie de l’urbex identifie deux sortes d’explorateurs :

les explorateurs urbains qui visitent la ville pour la comprendre et la connaître, des personnes intéressées par l’histoire et l’architecture et les urbexeurs, ceux pour qui c’est un sport le dimanche pour le physique et surtout l’égo. Pour moi le plus important c’est le lieu, pas pour les gens qui passeront ensuite, mais par respect pour le lieu lui-même. Les lieux sont importants, ils font partis [sic] de l’Histoire, de notre histoire[14].

Les visites sont le plus souvent guidées par une quête artistique pour capter l’esprit des lieux ou les utiliser comme décor (de mises en scènes photographiques par exemple). Celui qui pratique l’urbex recueille par la photographie des traces et des témoignages d’activités passées, il s’inscrit dans une démarche mémorielle en fixant par l’image des édifices décatis, en cours de décomposition ou condamnés. L’urbex participe d’une esthétique de la friche, comme on se penche sur un cadavre, ici urbain, pour le saisir dans ses différents états de décomposition :

Pour ma part, l’exploration signifie aussi d’être constamment à l’affût des mutations de notre environnement, de nos villes, de nos campagnes. C’est être curieux de tout. C’est vouloir garder une trace de notre patrimoine avant qu’il ne disparaisse définitivement […] Découvrir, prendre son temps, capter l’ambiance d’un lieu le plus souvent dévasté par le temps ou par l’homme, chercher la trace de ceux qui y sont passés et trouver une certaine forme d’esthétisme dans l’abandon. Voilà ce qui m’anime[15]

En parlant des catacombes, un passionné d’urbex avoue : « c’est sympa quand on est seul. Quand on croise d’autres groupes toutes les 10 minutes, qu’on entend des voix ou de la musique, ça rompt une partie du charme[16]. » D’après les témoignages, les notions de « visite » et d’ « histoire des lieux » sont invoquées à de nombreuses reprises comme une motivation forte, le respect du site comme une règle primordiale. Cette pratique semble guidée de façon évidente par une fuite des lieux banalisés ou sur-fréquentés, des espaces dirigés. Par le biais de l’urbex l’individu redevient unique en s’appropriant des lieux dont il a, d’une certaine manière, l’exclusivité.

Bien que l’urbex relève d’une expérience personnelle, elle est effectuée la plupart du temps au sein de petits groupes, pour des raisons de sécurité. Tout comme la « dérive » (Debord, 1958), elle se réalise à hauteur et à vitesse du piéton. La marche est en effet le mode de déplacement qui permet une plus grande « connivence » avec ces lieux, une plus grande sensibilité à l’environnement (Solnit, 2004), dont la nature férale est une des composantes. Les sensations éprouvées peuvent être amplifiées par la course et l’escalade.

En marge d’une fréquentation légale des espaces urbains, puisqu’il s’agit souvent de pénétrer dans des lieux privés, l’urbex permet encore une fois de mesurer la sauvagerie et la violence d’une société qui consomme et détruit des espaces. À l’image des autres formes de découverte, l’exploration urbaine de friches est investie de propriétés que l’on prêtait initialement à la traversée de la forêt : expérience initiatique, effroi du naturel et hébergement du « maléfique ».

Conclusion

Les exemples présentés dans cet article, à travers la question du sauvage, nous donnent à voir des pratiques hétérogènes, à des degrés d’institutionnalisation divers (du GR 2013® à l’urbex, en passant par les ballades urbaines naturalistes). Elles sont destinées à des publics aux attentes variées : certaines s’adressent à un public d’initiés, en quête de sensations et d’émotions esthétiques, parfois prêts à subvertir les réglementations, dans un désir de distinction sociale (par la recherche d’esthétiques nouvelles ou de lieux « exclusifs ») ; d’autres à un public plus largement réceptif au verdissement de son mode de vie, dans la mouvance de la Nature en ville, motivée par le lien social.

Les approches de la ville sont démultipliées dans des parcours et des trajectoires qui dessinent de nouveaux territoires ; certains au voisinage même des espaces habités, voire sur les « territoires du quotidien » ; d’autres sur des terrains exceptionnels et rares. Au sein de ces parcours, des interstices urbains enrichissent l’expérience de la ville en lui conférant une naturalité qu’elle ne revendiquait pas auparavant.

Ces pratiques nous renvoient à l’interrogation de départ : un environnement conquis par le sauvage incite-t-il à des pratiques sociales différentes, à de nouvelles formes de promenades, de tourisme ? Cet environnement induit sans aucun doute, comme nous le démontrons dans cet article, des pratiques informelles, alternatives aux pratiques communes. Ce hors-champ semble d’ailleurs une condition à la création des sensations mises en évidence. Il est possible d’évoquer des nouvelles formes de promenades touristiques, dans la mesure où des associations font déjà la promotion et le commerce de ces « formules » de découverte du territoire ; elles sont donc déjà intégrées dans le système de la (micro)économie touristique.

Ces réflexions nous questionnent également sur la qualité touristique des territoires du quotidien, et du voisinage en particulier. L’espace du touriste est-il nécessairement un territoire exotique, étranger ou loin de chez lui ? Ne prend-il pas tout simplement corps par la conscience de nouveaux milieux à découvrir et par l’étonnement que chacun peut y éprouver ?

L’émergence de la nature sauvage, ou férale, en milieu urbain n’a certainement pas encore atteint son « climax », le stade ultime de ses possibilités. En témoignent les représentations contradictoires persistantes pour les interstices urbains, oscillant entre crainte et fascination, entre souhait de densification des quartiers et de préservation des vides. Cantonnée aujourd’hui aux espaces de la marge, la végétation spontanée sera peut-être amenée dans l’avenir à coloniser les espaces urbains dits « majeurs », dans la poursuite de son institutionnalisation, et à devenir un ingrédient à part entière de la composition urbaine.