Abstracts
Résumé
L’article propose d’analyser le redéveloppement des friches industrielles à travers le concept de tourisme hors des sentiers battus. Il propose de discuter ce concept et le met en relation avec la reconversion des friches urbaines en général. Il démontre également différentes facettes du tourisme hors des sentiers battus grâce à une analyse de trois exemples de reconversion de friches industrielles, situées dans la ville postindustrielle de Łódź en Pologne. Les différents mécanismes de reconversions sont présentés, ainsi que les diverses pratiques touristiques qui en résultent. Les trois sites sont des projets clés dans la pensée de réaménagement des friches industrielles. Selon les échelles d’analyse, ces lieux sont devenus pour certains des attractions touristiques à part entière, d’autres, davantage alternatifs, attirent déjà de nombreux clients et présentent de forts potentiels touristiques.
Mots-clés :
- friches industrielles,
- tourisme hors des sentiers battus,
- reconversion,
- tourisme urbain,
- Łódź
Article body
La reconversion des friches industrielles est une question d’aménagement, de plus en plus mobilisée au sein des politiques urbaines depuis une vingtaine d’années. Dans le monde entier, ces friches, traitées comme un problème spatial par les uns et comme un potentiel foncier par les autres, ont été redéveloppées dans le but d’accueillir de nouvelles fonctions. Le développement du tourisme et des loisirs offre des possibilités de reconversion intéressantes, mettant en valeur ces espaces qui n’étaient pas attractifs jusqu’alors. Ces espaces sont en effet rarement des attractions touristiques majeures dans les villes, a fortiori dans les villes européennes qui sont de grandes destinations touristiques. Même après leur redéveloppement, les friches réhabilitées restent plutôt à l’écart des chemins touristiques établis.
Cependant, certains chercheurs soulignent que le tourisme d’aujourd’hui ne consiste pas seulement à visiter les principales attractions des villes ; de plus en plus de voyageurs cherchent à sortir des chemins habituellement fréquentés. Cette tendance apparaît comme une opportunité de transformer des lieux jusqu’à présent délaissés en espaces attractifs pour de nouveaux visiteurs. Par ailleurs, l’intérêt croissant pour l’insolite peut influencer les processus de redéveloppement ou de réaménagement de quartiers désaffectés, par exemple les espaces postindustriels.
En Pologne, les terrains industriels urbains laissés à l’abandon sont nombreux à cause notamment de la désindustrialisation générale qui a touché le pays à partir de 1990. Malgré quelques reconversions réussies, le réinvestissement de ces lieux reste encore aujourd’hui un enjeu d’aménagement de taille pour les municipalités urbaines, en particulier pour les villes postindustrielles comme Łódź. À l’instar des tendances mondiales de développement touristique consistant à reconquérir les marges urbaines (Judd, 2003 ; Gravari-Barbas, 2013), les initiatives polonaises d’aménagement redécouvrent les friches industrielles, notamment dans le but d’y développer des fonctions de tourisme et de loisirs. C’est par l’intérêt grandissant des touristes et des habitants locaux pour les quartiers en dehors des itinéraires touristiques classiques que plusieurs friches ont été ainsi reconverties. Ce type d’expérience qui relève du tourisme hors des sentiers battus devient une stratégie de reconversion urbaine à part entière. Nous discutons ici des différents mécanismes de reconversion qui sont à l’œuvre lors de la transformation de friches urbaines en zones accueillant des fonctions touristiques et expliquons les différentes pratiques touristiques qui en résultent. Notre étude se fonde sur trois exemples différents de redéveloppement de friches industrielles à Łódź en espace potentiellement touristique et repose sur des enquêtes menées en 2013 comprenant l’observation de terrain et la réalisation d’entretiens avec des acteurs locaux. Nous avons été aidée pour mener ces entrevues[1] par le sociologue Adam Mielczarek, notre collaborateur et consultant dans ce projet de recherche.
Nous présentons dans une première partie le cadre théorique de la recherche et expliquons notamment le concept de tourisme hors des sentiers battus, étape d’évolution du tourisme urbain. Dans une seconde partie, nous décrivons les trois terrains de recherche et leurs spécificités, démontrant différentes facettes du tourisme hors des sentiers battus et permettant d’apporter un regard critique sur ce concept.
Le tourisme hors des sentiers battus dans le cadre du tourisme urbain
Le tourisme est intimement lié à la ville (Gravari-Barbas, 2013). Néanmoins les villes n’étaient pas traditionnellement des destinations touristiques majeures du tourisme de masse. Les flux touristiques privilégiaient les côtes maritimes, les montagnes ou les grands resorts situés en dehors des villes. Ces destinations, qualifiées par Walter Christaller (1963) de lieux périphériques, venaient compenser la vie quotidienne dans des villes perçues par les habitants comme étouffantes, sombres et bruyantes. Toutefois, à partir des années 1980, la ville a commencé à être attractive pour les touristes. Pour Georges Cazes et Françoise Poitier (1996), ce tourisme particulier était lié à la réhabilitation et à l’esthétisation du paysage urbain. Le tourisme a été organisé et aménagé à l’échelle de la ville, se développant dans des zones particulières (Judd, 1999 ; Maitland, 2008). Prénommés central tourist districts (Stansfield et Rickert, 1970 ; Getz, 1993), tourist districts (Pearce, 1998) ou bien tourist bubbles (Judd, 1999), ces quartiers touristiques regroupent les attractions et les aménagements urbains les plus importants. Donald Horne (1984, cité dans Urry, 2002) compare le touriste à un pèlerin. Selon lui, un guide touristique est la « Bible » qui indique au touriste les meilleurs endroits à visiter, au-delà desquels il ne s’aventurera pas.
Le concept de « tourisme hors des sentiers battus », proposé par Robert Maitland et Peter Newman (2009), questionne ce modèle dominant de concentration du tourisme dans des quartiers favorisés. Ces auteurs remarquent que les touristes sortent de plus en plus de ces zones destinées au tourisme. Saturés d’endroits bien propres et soignés qui ressemblent à des petits « Disneyland urbains », ils cherchent à découvrir d’autres espaces dans les villes, y compris des espaces qui n’avaient pas étés prévus et planifiés spécialement pour eux. Maitland (2008) explique par ailleurs que les touristes cherchent à éprouver de l’attrait pour des « lieux du quotidien ». Les raisons de cet attrait sont la recherche de l’authenticité et surtout la volonté d’expérimenter ce qui n’a pas été conçu pour les touristes (Maitland et Newman, 2009).
Pour la ville, cela représente une chance de développer le tourisme dans des endroits non touristiques, une chance pour un développement spontané, de souche et non organisé. Maitland (2007) attire l’attention sur deux aspects liés au développement de ce type de tourisme. En premier lieu, le tourisme dans les grandes villes polycentriques ne peut être dominé par un tourisme d’agrément : à Londres, jusqu’à 47 % des visiteurs viennent pour des questions professionnelles ou pour rendre visite à des amis ou à leur famille (VisitLondon[2], cité dans Maitland, 2007). Cela signifie que ces visiteurs – près de la moitié – sont potentiellement amenés à découvrir Londres hors des sentiers battus. Par ailleurs, il devient difficile de distinguer le tourisme en tant qu’activité distincte d’un point de vue spatial et temporel. On observe ainsi que le comportement des habitants ou des employés durant leurs moments libres ainsi que celui des touristes et des excursionnistes sont proches et leurs pratiques sont peu discernables (Maitland, 2007).
Plusieurs auteurs évoquent ce dernier phénomène. Dans le contexte urbain, le terme « d’usager de la ville » (city user) est préféré à celui de touriste, d’excursionniste ou d’habitant, car il est de plus en plus difficile de différencier les habitudes et les comportements des habitants de ceux des visiteurs. De surcroît, il n’est pas toujours légitime de différencier ces deux groupes. Les visiteurs se fondent dans la collectivité urbaine et deviennent des éléments constitutifs de celle-ci. Inversement, Richard Lloyd (2000, cité dans Judd, 2003 : 32) développe l’idée selon laquelle les habitants se comportent comme des touristes dans leur propre ville :
Consumers no longer travel vast distances to experience a magnificent diversity of consumption opportunities. For their convenience, flourishing districts of urban entertainment concentrate objects, or at least their facsimiles, [gathered] from the world over . . . Residents increasingly act like tourists in their own cities.
Ces tendances ont été largement décrites, notamment par Terry N. Clark (2003).
De nos jours, il est possible d’inverser la thèse de Lloyd. Ce sont les touristes qui se comportent dorénavant comme les habitants. Cela se manifeste entre autres par l’exploration des régions urbaines situées hors des sentiers battus et, surtout, la participation à la vie quotidienne des habitants. Pour ne citer qu’un exemple, le phénomène du couchsurfing, qui consiste à profiter de l’hébergement gratuit offert par les habitants locaux, s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Ces habitants non seulement montrent aux touristes en quoi consiste leur quotidien dans la sphère privée (dans leur logement), mais les accompagnent lors des visites en ville, leur font découvrir des lieux, parfois vont boire un café, déjeuner ou prendre une bière avec eux. Autrement dit, ils les invitent dans leurs pratiques quotidiennes. Cela s’applique également au segment du tourisme dit « de visite aux amis ou à la famille » (en anglais visit friends and relatives, ou VFR). Maria Gravari-Barbas (2013) appelle ce phénomène le « tourisme de l’ordinaire ». Maitland (2008) parle également de la possibilité d’apprécier un quotidien ordinaire, plutôt que des activités ou des événements extraordinaires.
Les visites touristiques dans les recoins et les terrains de la ville situés hors des sentiers battus ont pour effet de contribuer à l’émergence de nouvelles zones visitées par les touristes, mais qui se distinguent clairement des quartiers touristiques décrits plus haut. Les touristes y sont des co-utilisateurs de l’espace urbain à égalité avec les autres groupes d’utilisateurs. Tim Edensor appelle de tels endroits des heterogeneous tourist places et les oppose aux lieux enclavés propres et surveillés. Selon lui, un endroit touristique hétérogène est « ‘weakly classified,’ with blurred boundaries, and is a multi-purpose space in which a wide range of activities and people co-exist. Tourist facilities coincide with businesses, public and private institutions and domestic housing, and tourists mingle with locals, including touts. » (2001 : 64)
Le tourisme dans des espaces urbains postindustriels : hors des sentiers battus
Parmi ces quartiers de la ville qu’on peut qualifier de lieux de « tourisme hors des sentiers battus », on retrouve des quartiers résidentiels, d’affaires, ethniques, de pauvreté (slum tourism) ou encore industriels. À cette liste on peut ajouter des quartiers (ou des zones) postindustriels. Ils constituent des « marges urbaines » par définition (voir Gravari-Barbas, 2013). Ces usines, entrepôts ou bâtiments industriels se présentaient durant leur période active comme de vraies enclaves dans la ville. Fermés à tous ceux qui n’y travaillaient pas, ils restaient à l’écart des passages habituels des habitants et surtout des touristes. La reconversion des anciennes usines et des entrepôts a permis aux habitants et aux touristes de redécouvrir ces espaces que seuls les travailleurs connaissaient. L’introduction des activités de loisirs et de culture a rendu leur visite possible. Suivant le concept de Lloyd (développé par Clark, 2003), les habitants de la ville ont commencé à fréquenter ces anciennes enclaves, jouant en quelque sorte le rôle de touristes. Gravari-Barbas affirme que « les populations urbaines sont globalement sensibles au fait qu’on leur ‘redonne’ leur ville, qu’on les incite à fréquenter des zones industrielles ou portuaires fermées, des usines désaffectées, des quartiers souvent situées dans le cœur des villes » (2006 : 55). Celle-ci conclut que ces friches urbaines, transformées en lieux « branchés », deviennent aussi attractives pour les touristes (Gravari-Barbas, 2013). Ainsi, ces derniers visitent des endroits fréquentés par les habitants à la recherche d’authenticité (real and authentic – Maitland et Newman, 2009 ; Maitland, 2008), avec une profondeur historique réelle dont sont dépourvues les enclaves touristiques. Inversant alors le concept as if tourists, on peut constater que des touristes se comportent as if locals dans des marges urbaines.
Partout dans le monde on peut trouver des exemples de reconversion de friches industrielles au profit de projets de loisirs et touristiques. C’est le cas par exemple en Grande-Bretagne du quartier Castlefield à Manchester ou du Tate Modern à Londres ; mais aussi en France avec le projet Confluence à Lyon, la Villette à Paris ou bien la Friche la Belle de Mai à Marseille ; ou encore aux États-Unis avec le Lowell National Historical Park (Massachusetts). Dans tous ces redéveloppements, la mise en tourisme a joué un rôle important, parfois primordial, et certains de ces lieux sont devenus des destinations touristiques autonomes. Le type de friches choisies joue un rôle clé dans les réhabilitations, même si celles-ci dépendent de nombreuses autres conditions pour que ces projets puissent être réalisés avec succès. À Łódź, ainsi que dans quelques exemples listés ci-dessus, il s’agit de friches textiles qui, n’ayant pas causé de contamination et de dégradation de l’environnement comme c’est le cas d’autres industries, permettent un redéveloppement plus facile et plus rapide. Le coût de la décontamination est en effet le principal frein à la réutilisation des friches industrielles (Dumesnil et Ouellet, 2002).
Par ailleurs, le concept de tourisme hors des sentiers battus interroge la notion d’échelle. À titre d’exemple, à l’échelle internationale, la Pologne peut être considérée comme une destination hors des chemins battus. Or, à l’échelle nationale, les sites polonais de Cracovie ou d’Auschwitz ne sont plus hors des sentiers battus. De même, si la France et sa capitale sont des lieux de tourisme classique, certains quartiers parisiens restent presque entièrement en dehors des circuits touristiques habituels. Quant aux espaces urbains postindustriels, ils ont toujours été hors des sentiers battus à différentes échelles. Une ville postindustrielle n’est pas une destination touristique classique, que cela soit à l’échelle de sa région ou de son pays. Les quartiers postindustriels ne sont pas non plus visités dans une ville, même si d’autres quartiers de la ville peuvent être attractifs. Finalement, des zones postindustrielles restent peu fréquentées au sein d’un quartier potentiellement visité par les touristes (tableau 1).
Des espaces urbains postindustriels en Pologne : de la friche à la réadaptation
En comparaison avec les pays d’Europe de l’Ouest, la désindustrialisation a été plus tardive en Pologne ; elle s’est véritablement rendue visible dans les années 1990, au moment où l’État est passé à l’économie de marché. Plusieurs entrepôts et usines n’ont pas réussi à s’adapter à cette économie. Les changements politiques et économiques ont été très rapides, de sorte que les villes polonaises ont fait face à l’apparition de larges terrains et d’anciennes installations minières et industrielles laissés à l’abandon (très souvent situés au cœur des villes). Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que ce patrimoine postindustriel a commencé à être apprécié et réutilisé. La génération contemporaine polonaise, qui n’a pas eu l’expérience du travail en usine, s’est laissé convaincre de la valeur patrimoniale des friches industrielles en s’inspirant de projets de reconversion mis en œuvre dans les années 1980 et 1990 en Europe occidentale. Ce faisant, ces anciennes usines ont représenté un potentiel de développement et ne semblent plus être considérées, comme elles ont pu l’être autrefois, uniquement comme un problème d’aménagement spatial.
Łódź : une ville postindustrielle à la recherche d’un redéveloppement
La crise de l’industrie au début des années 1990 a touché les villes tournées essentiellement vers une activité industrielle monofonctionnelle. Łódź a été un cas particulier parmi ces villes. En effet, la ville a connu un essor fulgurant durant le XIXe siècle, notamment grâce à ses industries de coton, de laine et de lin[3]. De quelques centaines d’habitants au début du XIXe siècle à plusieurs centaines de milliers à la fin du XIXe siècle (illustration 1), Łódź s’est développée sous l’occupation russe, attirant à cette époque-là des migrants allemands et une importante population juive ; c’est pourquoi on la qualifie aujourd’hui de ville aux quatre cultures (polonaise, juive, allemande et russe). En ce qui concerne la structure morphologique de la ville, l’administration de l’Empire russe a permis le développement de la ville industrielle, mais n’a pas rendu possible le développement de fonctions urbaines, ce qui a été la principale raison de la faible croissance du centre-ville (Kazimierczak, 2014). Ce sont les zones industrielles qui ont ainsi dominé la ville.
Łódź a continué à se développer rapidement pendant l’entre-deux-guerres ainsi que durant la période socialiste, atteignant 854 000 habitants en 1988. Toutefois, cette croissance démographique liée à la dynamique économique des usines de textile fait exception en Europe, puisque qu’à la même période, Manchester et Lyon, deux autres grandes villes textiles, perdaient du poids démographique (illustration 1). Au moment où ces deux villes ont réussi à inverser cette tendance de déclin dans les années 1990, notamment grâce à leurs nouvelles fonctions urbaines, Łódź est entrée à son tour dans une dynamique de décroissance (shrinking city) sans équivalent en Pologne. Or, à l’heure actuelle, Łódź reste la troisième ville la plus peuplée en Pologne, avec 706 004 habitants (décembre 2014).
Outre des problèmes économiques et sociaux pour la ville et ses habitants, l’effondrement de l’industrie a occasionné des problèmes spatiaux. Le développement de l’industrie durant le XIXe siècle, spontané et dynamique, a profondément marqué la structure spatiale et fonctionnelle de la ville grâce à la constitution de « royaumes patronaux », gigantesques enclaves comprenant la fabrique, les immeubles ouvriers et divers équipements (caserne de pompiers, gare, écoles, magasins, etc.) sous la tutelle d’un même entrepreneur (Kaczmarek, 2001 ; Coudroy de Lille et Wolaniuk, 2005). Ces infrastructures ont été construites en centre-ville ; Łódź n’ayant pas été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, elles dominent encore l’espace aujourd’hui. Leur patrimonialisation est un processus assez nouveau et trouve sa légitimation non seulement en raison de leur potentiel incontestable, mais aussi grâce au succès de reconversion de certaines d’entre elles. Tout autant que la construction des infrastructures des loisirs et de la culture, le développement du tourisme constitue une direction intéressante permettant de reconvertir ces anciennes usines qui n’ont pas encore connu de seconde vie. Ce processus est en effet primordial dans le développement de la ville, puisque le patrimoine industriel en constitue une très large part.
Des recherches menées en août et en septembre 2013 ont montré que parmi 200 installations et complexes industriels et postindustriels (voir le répertoire de Kusiński et al., 2009), 35 présentent 85 activités liées au tourisme et aux loisirs. Il s’agit d’espaces allant de grandes zones postindustrielles à d’anciennes petites usines, d’espaces commercialisés et privés à des terrains publics, accueillant des musées et des bars, mais aussi des centres commerciaux qui sont situés soit au centre soit en banlieue et constituant un patrimoine industriel exceptionnel. L’aménagement de la ville (axe central de la rue Piotrkowska) et l’architecture éclectique, issus de l’essor industriel datant du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ainsi que de l’histoire multiculturelle qui y est encore visible aujourd’hui (églises, synagogues et cimetières de confessions différentes), représentent un potentiel touristique exceptionnel (illustration 2). Cependant, ce patrimoine n’a pas favorisé l’entrée de Łódź dans les circuits touristiques majeurs de la Pologne. En supposant que le tourisme « hors des sentiers battus » puisse contribuer au développement d’une destination touristique, on peut s’attendre à ce que le rôle de Łódź augmente au sein des circuits classiques. Il existe effectivement dans plusieurs villes des exemples de développement touristique urbain à partir de friches industrielles requalifiées (par exemple Tate Modern à Londres, Kulturbrauerei à Berlin ou bien le Musée de l’Insurrection de Varsovie).
Notre travail se concentre alors sur trois exemples de redéveloppement à Łódź[4]. Même si leur superficie diffère, il ne s’agit pas seulement de bâtiments d’usines, mais d’une partie ou de l’ensemble du complexe industriel. Ces trois sites se distinguent les uns des autres par les acteurs et les mécanismes de leur reconversion. Ces différents mécanismes impliquent des formes diverses de tourisme dans ces sites. Aucun d’eux n’était une destination touristique avant la mise en œuvre de projets de reconversion. Aujourd’hui, la Manufaktura, premier exemple présenté, constitue une des attractions touristiques principales de la ville. Ce centre commercial, situé presque au centre de la ville, est le projet de réaménagement de friches industrielles le plus marquant. Les deux exemples suivant, l’OFF Piotrkowska et le Wi-Ma, sont toujours en cours de redéveloppement. Le premier projet, situé sur la rue principale de la ville (rue Piotrkowska), attire des populations jeunes et est considéré comme un lieu « branché ». Il a récemment été promu destination touristique par la mairie grâce notamment à son ambiance particulière. Le deuxième, combinant des fonctions de services commerciaux, de culture et de loisirs, se situe en dehors des flux majeurs de tourisme urbain lodzien et pourrait être considéré à cet égard comme une destination avec potentiel touristique (illustration 2).
La Manufaktura, une première reconversion réussie
La Manufaktura, en tant que centre où se côtoient commerces, lieux de culture, services et divertissements, est située au nord du centre-ville de Łódź. Outre le centre commercial, ce complexe de 28 hectares abrite de nombreux restaurants et cafés, un hôtel quatre étoiles, un cinéma, un théâtre, une discothèque, deux musées, des équipements sportifs, etc. Il s’agit d’un espace de loisirs extraordinaire, avec de nombreuses activités temporaires organisées sur une place centrale de trois hectares (ces activités peuvent être par exemple une patinoire en hiver ou une plage pour jouer au beach-volley en été ; voir illustration 3).
La Manufaktura occupe l’ancien complexe usinier d’Israel Poznański, qui représentait un exemple typique de « royaume patronal » à Łódź. Le palais résidentiel de Poznański est occupé depuis 1975 par le musée de la ville et ne fait pas partie de la Manufaktura. Les anciens logements ouvriers ne sont pas non plus inclus dans le projet. Ce n’est que la fabrique elle-même avec ses divers équipements qui a été reconvertie dans ce projet.
L’usine a été construite en 1872 au moment où la ville a connu son développement le plus important. À la fin du XIXe siècle, elle employait environ 6000 ouvriers (Kaczmarek, 2001). Après la Seconde Guerre mondiale, l’usine a été nationalisée, constituant la deuxième plus grande fabrique de textile de Łódź, employant alors 12 000 ouvriers. C’est à partir de 1990 que l’usine est entrée en crise, étant dorénavant inadaptée à l’économie de marché et ayant perdu les marchés de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Toutefois, durant cette période difficile, le directeur, Mieczysław Michalski, a décidé de ne pas vendre l’usine en différentes parties, mais a cherché un acquéreur pour l’ensemble du complexe. Il avait en effet été inspiré par des exemples de rachats et de reconversions, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, même si l’usine de Poznański était beaucoup plus importante en termes de superficie. Avec l’aide de son ami Cyprian Kosiński, qui habitait alors en France et travaillait pour une grande entreprise française, il a réussi à convaincre le groupe Ducatel (un investisseur français) d’acheter la friche dans son ensemble. En 1993, le promoteur s’est montré intéressé et a signé une lettre d’intention. Ce n’est qu’après deux années de négociations avec les créanciers que les termes de la transaction ont été convenus. Cet investissement a surtout été retardé dans un premier temps par la réaction des pouvoirs publics locaux. La mairie n’a en effet pas cru au succès de cet investissement et a ainsi beaucoup compliqué le processus de redéveloppement. Entre-temps, le premier promoteur a fait faillite, de sorte que la société Apsys (liée à un groupe financier de Rothschild) est devenue propriétaire de l’usine (Matys, 2011). Sa reconstruction a commencé au début des années 2000 et a coûté 200 millions d’euros. Finalement, la Manufaktura a ouvert le 16 mai 2006. En grande partie, ce projet a été possible grâce à Michalski qui s’est engagé à corps perdu dans cette aventure et qui a souhaité attirer les investisseurs étrangers.
Comme personne à Łódź ne croyait au succès de cette reconversion, les pouvoirs publics locaux ne s’y sont pas engagés et ont même quelquefois empêché la transformation (ibid.). Le promoteur a dû également convaincre les habitants de la ville, en expliquant par exemple qu’il s’agissait de beaucoup plus qu’un simple supermarché en centre-ville et que ce nouveau lieu abriterait un espace plurifonctionnel commémorant l’histoire et le patrimoine de cet endroit grâce, entre autres, au Musée de l’usine.
La Manufaktura a connu un succès considérable et non anticipé. Elle est devenue un espace très populaire pour les habitants de Łódź, non seulement pour y faire leurs achats, mais aussi pour y passer leurs temps libres. C’est un lieu de rencontres, de loisirs, enfin et surtout de commerces. Il est fréquenté par environ 20 millions de visiteurs chaque année. De plus, il constitue une des attractions touristiques majeures de la ville : 68 % des touristes qui sont venus à Łódź en 2011 ont visité cette ancienne usine (Włodarczyk, 2012).
L’adaptation des bâtiments postindustriels à de nouveaux usages a été un tournant pour repenser les friches industrielles à Łódź, même si elle est parfois critiquée et vue seulement comme un vulgaire projet de reconversion[5]. La Manufaktura a changé la perception du patrimoine industriel. Ce projet a fait la preuve que des espaces considérés d’abord comme étant des lieux hors des sentiers battus peuvent devenir des destinations touristiques importantes à l’échelle au moins régionale et, surtout, des lieux centraux de loisirs à l’échelle municipale. Cette requalification du patrimoine industriel a alors été poursuivie par d’autres transformations de complexes postindustriels, à Łódź tout comme dans d’autres villes de Pologne.
Pourtant, la Manufaktura peut être perçue comme un échec en termes d’aménagement touristique de l’espace central traditionnel lodzien. Avant le redéveloppement de cette friche industrielle, la rue Piotrkowska tenait le rôle de lieu central attirant les habitants de la ville et les touristes par ses restaurants, cafés, boutiques, événements culturels, etc. Depuis 2006, c’est la Manufaktura qui a repris progressivement ces fonctions majeures dans l’espace public à Łódź, notamment parce qu’elle présentait une offre commerciale et culturelle jusque-là absente dans la ville. Propre, sécurisée et aménagée avec un mobilier urbain neuf et design, la Manufaktura ressemble plus à une « bulle touristique » (tourist bubble, Judd, 1999) qu’à une attraction intégrée dans les ressources touristiques de la ville.
OFF Piotrkowska : une reconversion éphémère devenue permanente
À la différence de la Manufaktura, le projet OFF Piotrkowska est toujours en cours. Il s’agit d’un endroit très tendance à Łódź aujourd’hui. Il regroupe des studios de mode, de design et d’architecture, des ateliers d’artistes, des magasins avec divers produits (vins, fromages, ou divers objets design), ainsi que des cafés, des restaurants et des clubs de musique. Une rampe pour planches à roulettes y a également été aménagée.
Toutes ces activités sont concentrées sur 1,3 hectare de terrain de l’ancienne usine de coton de Franciszek Ramisch, construite en 1879. En 1905, l’usine employait 452 ouvriers. Plus petite que celle de Poznański, elle est cependant très bien située, donnant sur la rue Piotrkowska, rue principale de Łódź. L’usine, qui produisait également du coton, a été nationalisée en 1945. À partir de 1999, les bâtiments ont été utilisés par différentes entreprises. Un petit Chinatown avec des bars vietnamiens s’y était d’ailleurs installé. Quelques années plus tard, en 2003, le promoteur irlandais Orange Property Group a racheté l’usine des différents propriétaires. Il voulait y créer un grand complexe regroupant des bureaux, des commerces et un hôtel. La régularisation par la mairie traînant dans le temps, en 2007 une organisation non gouvernementale a proposé au promoteur de soutenir des activités culturelles dans l’usine. Il a accepté cette idée et a décidé de prêter une partie de l’usine. Cet initiative, venue d’en bas, a fait connaître l’usine. La crise économique de 2009 a provoqué l’abandon du projet d’investissement d’origine. Parallèlement, tous les accords avaient finalement été signés avec la mairie, mais le promoteur a repensé son projet de reconversion en prenant en compte les différentes activités créatives qui s’y étaient développées et qui avaient fait la renommée de l’endroit. Il a ainsi commencé à louer les locaux de l’usine aux artistes, aux restaurateurs, aux designers, et à d’autres, prénommant en décembre 2011 ce lieu OFF Piotrkowska. Aujourd’hui, pour ce projet considéré à ses débuts comme un investissement transitoire, le promoteur souhaite continuer le redéveloppement de l’usine en s’appuyant ce qui s’y est déroulé jusqu’à présent[6]. Selon Bartosz Walczak, professeur d’urbanisme, ancien conservateur à la mairie de Łódź, rencontré personnellement en octobre 2013, l’investisseur ne pouvant pas commencer à réaliser son projet (problème administratif avec la mairie et crise économique), la période transitoire s’est prolongée de sorte que le promoteur a mis en location ces espaces pour minimiser les coûts d’entretien de l’usine. Ce faisant, il s’est avéré que ce modèle économique fonctionnait très bien, étant donné que l’usine attirait des activités et créait une ambiance particulière, recherchée les jeunes de la ville. Aujourd’hui, le projet est très bien planifié et contrôlé, même s’il est finalement le fruit d’un heureux hasard. En parlant du projet, le promoteur explique qu’investir dans la culture est un scénario devenu assez populaire et très souvent utilisé dans le monde. Il cite de nombreux exemples à New York, à Berlin et à Chicago. Il considère ce type d’investissement comme un moyen d’augmenter le prix de l’immobilier[7].
Par ailleurs, contrairement à la Manufaktura, l’usine n’a pas été esthétisée. Son propriétaire n’a pas investi dans le renouvellement des bâtiments et des installations. Force est de constater qu’elle a toujours l’air d’une friche, même si elle accueille de nouveaux usages (illustration 4). L’investisseur y voit son avantage : « Ce n’est pas un endroit propre comme un centre commercial. C’est un peu branlant, sale et négligé, mais c’est exactement comme Łódź ! Le redéveloppement urbain n’est pas juste le fait de rénover des bâtiments, mais permet plutôt l’arrivée de nouvelles fonctions et de nouveaux individus[8]. » Pour les clients (souvent jeunes), cela ne représente pas un problème, bien au contraire. De cette manière, l’ancienne usine donne l’impression d’un patrimoine industriel « authentique ». Comme nous l’avons déjà mentionné, la perception des usines par les générations qui n’y ont pas travaillé est totalement différente de celle des personnes plus âgées. L’usine pour eux ne rime pas avec journée de labeur, levée à six heures du matin, la fumée des cheminées polluant la ville ; cela mobilise plutôt un imaginaire différent où la brique rouge est le symbole de la ville et de son identité. Leur sens de l’esthétique est totalement différent.
Ce projet semble être dirigé vers une clientèle différente de celle de la Manufaktura. Dans la mesure où cette dernière propose un espace propre, soigné et donnant un sentiment de sécurité. L’OFF Piotrkowska, au contraire, comprend principalement une reconversion fonctionnelle sans esthétisation de l’espace. Il donne l’impression d’être une alternative à l’espace du centre commercial. Le bon emplacement du lieu le long de la rue Piotrkowska peut influencer la reprise de l’attractivité touristique de la rue qui s’était un peu perdue. Le nombre important d’événements qui s’y tiennent montre que cet établissement s’est déjà bien installé sur la carte de la culture et des loisirs de la ville.
Wi-Ma (Widzewska Manufaktura) : une reconversion difficile
Le projet du Wi-Ma a été établi sur une partie de l’énorme complexe usinier développé par Juliusz Kunitzer et Juliusz Heinzl à partir de 1879 (plus de 150 hectares). Cette ancienne usine est située dans la partie orientale de Łódź à Widzew (aujourd’hui quartier de la ville mais qui était à l’époque un village). Dans un premier temps cette usine était seulement une usine de coton, puis durant l’entre-deux-guerres l’entreprise a élargi ses activités pour inclure, entre autres, une fonderie de fer, une scierie, une forge, une charpenterie. Comme plusieurs usines industrielles en Pologne, celle-ci a également été nationalisée après la Seconde Guerre mondiale. En 1949, le terrain a été divisé pour accueillir trois entreprises, dont l’usine nommée Wi-Ma Widzewska Manufaktura[9]. Cette dernière a fonctionné jusqu’à 2009, puis la production s’est arrêtée. À cet égard, c’est l’usine datant du XIXe siècle qui a fonctionné le plus longtemps à Łódź. Au moment de sa fermeture, quelques membres du conseil de l’entreprise ont sollicité le fonds d’investissement de Cracovie[10] pour acheter le terrain. Les nouveaux propriétaires ont commencé à chercher de nouveaux usages pour cet espace de 5,2 hectares (illustration 5). Leur idée était d’introduire le commerce comme fonction de base pour y ajouter d’autres activités par la suite. La lettre d’intention entre la mairie et le promoteur a été signée une première fois en 2010, cependant les élections locales ayant eu lieu la même année et un nouveau parti prenant la tête de la mairie, ces accords ont été de facto annulés. Il a fallu attendre 2013 pour que la mairie accepte de nouveau les travaux de reconversion. À l’instar du projet OFF Piotrkowska, le promoteur a entre-temps changé d’avis après que deux jeunes hommes d’affaires lui aient loué temporairement les locaux pour en faire un studio de musique. Le lieu était devenu un espace où les jeunes musiciens pouvaient enregistrer leurs morceaux ; le promoteur s’est alors engagé à développer d’autres initiatives culturelles, sociales et artistiques. Aujourd’hui, on y trouve un théâtre, un studio photo, un atelier pour des constructeurs, un atelier d’architecture, un studio de musique, des coopératives sociales et des salles de répétition. Outre ces activités qualifiées par le promoteur de créatives, les espaces de quelques bâtiments industriels sont loués à des dizaines d’entreprises commerciales[11]. Toutefois, comme le soulignait un activiste local observant le projet, « [c]’est un endroit qui bouge énormément, mais il n’y a rien à faire le soir, car […] personne n’a encore eu le courage d’y ouvrir un café ou un restaurant »[12]. Un an après cette constatation, soit en octobre 2014, un projet de restaurant-club a ouvert ses portes dans une des pièces de l’usine, mais il a été fermé en juillet 2015[13]. Le succès spectaculaire de l’endroit n’est pas encore avéré, entre autres à cause de l’emplacement de l’usine en périphérie du centre-ville. Elle est située au sein d’une friche plus grande, partiellement réutilisée, tout près d’un quartier résidentiel. De plus, l’usine fonctionnait encore récemment et une de ses portes est toujours fermée par une barrière. Tout cela peut donner l’impression d’un espace fermé et peu amical – il faut connaître les lieux pour vouloir y entrer. C’est réellement hors des sentiers battus. Avec son offre plutôt artistique, culturelle et sociale, Wi-Ma est une destination touristique à fort potentiel. Peu de touristes et peu d’habitants s’y rendent. Néanmoins, comme l’ancienne usine abrite de nombreux événements, de plus en plus de jeunes gens s’y intéressent. Elle est encore plus alternative et « off » qu’OFF Piotrkowska.
Selon l’urbaniste Bartosz Walczak, le projet de Wi-Ma est le parfait exemple de projet où « la mairie pourrait aider. Elle déclare qu’elle le fait, mais dans la réalité les processus administratifs ont duré plus de trois ans et demi… ». Par ailleurs, les taxes locales sont très importantes car le projet est considéré par la mairie comme entièrement commercial. Walczak croit qu’il se dirigera inévitablement vers un modèle commercial[14]. Il manque un réel engagement de la part des pouvoirs publics locaux pour le redéveloppement de cet endroit, mais cela n’empêchera certainement pas le projet de voir le jour.
Des sites postindustriels à Łódź, vecteurs d’un tourisme alternatif (hors des sentiers battus) à différentes échelles
Łódź a reçu environ 420 000 touristes en 2013, soit la somme des touristes qui ont visité Paris en quelques jours. Comparée à Varsovie (2,7 millions de touristes) ou à Cracovie (1,9 million de touristes), Łódź peut être considérée comme une ville touristique hors des sentiers battus à l’échelle nationale. Son patrimoine industriel, constituant la valeur fondamentale de la ville, n’a commencé à être apprécié que depuis les années 2010. Même si les usages touristiques et culturels des friches industrielles ne sont pas un objet nouveau en soi (dans les années 1950, l’ancienne usine de Ludwik Geyer, prénommée l’Usine blanche, a été reconvertie en musée des textiles), la Manufaktura a représenté un vrai tournant dans ces redéveloppements non seulement à Łódź, mais aussi en Pologne. Il s’agit d’un espace plurifonctionnel, géré par un seul promoteur, réaménagé grâce à l’engagement sans précédent de son dernier directeur. Cet espace de loisirs est un pôle très important pour les habitants de la ville aussi bien qu’une attraction principale pour les touristes. Le succès spectaculaire de ce projet a prouvé qu’une friche industrielle peut devenir un site touristique important si le processus de réaménagement est bien géré.
Les projets OFF Piotrkowska et Wi-Ma sont tous les deux toujours en cours. Ils ne seraient pas des espaces du tourisme et de loisirs aujourd’hui sans la crise économique et les longues périodes de procédures administratives à la mairie (tableau 2). Les loisirs et la culture ont investi ces espaces abandonnés pour un temps normalement transitoire. Or, comme ils s’y sont adaptés avec succès, les promoteurs ont utilisé ou utiliseront cette réussite pour leurs futurs projets de reconversion. Dans les deux cas, ces nouveaux usages sont pensés par des investisseurs comme moyens de promouvoir l’image des lieux plutôt que leurs fonctions dominantes prévues. À OFF Piotrkowska, le touriste est à la recherche de l’ambiance d’un lieu « hétérogène » à l’image d’Edensor. À Wi-Ma, sauf dans un seul restaurant-club ouvert entre octobre 2014 et juillet 2015, il n’y a pas encore d’autres usages qui attireraient des visiteurs, mais dès qu’un événement y est organisé, des gens provenant d’autres grandes villes de Pologne fréquentent le lieu.
Ainsi, la Manufaktura est fréquemment visitée par des habitants de la ville et de sa région. Néanmoins, comme Łódź elle-même ne constitue pas une destination touristique majeure ni en Pologne ni dans le monde, ce centre commercial et de loisirs se trouve hors des sentiers battus à ces deux échelles (tableau 3). Selon nous, elle est aussi un espace hors des sentiers battus pour des habitants des environs car elle est située tout près du centre-ville, mais dans un quartier assez pauvre et anciennement ouvrier. En effet, les anciens logements ouvriers qui se trouvent de l’autre côté de la rue n’ont pas été inclus dans le projet de redéveloppement et ses habitants font face à des problèmes sociaux importants. La Manufaktura, brillante et élégante, n’est pas leur principal lieu de loisirs.
Ce dernier phénomène peut aussi être observé dans les deux autres projets de reconversion. Ils ne servent pas aux habitants locaux, mais plutôt aux jeunes gens, aux personnes impliquées dans des projets culturels, des événements de Łódź, ou encore à des populations provenant d’autres grandes villes de Pologne. OFF Piotrkowska, situé dans le centre-ville et donnant sur la rue principale, est un endroit très connu et souvent fréquenté par les habitants (surtout les plus jeunes) de la ville. Mais il peut être considéré comme un lieu touristique hors des sentiers battus aux échelles régionale, nationale et, certes, internationale. Wi-Ma, en tant que projet récent et disposant de peu d’investissements, reste hors des sentiers battus à toutes les échelles en raison de ses activités et de son emplacement périphérique (tableau 3).
Les terrains étudiés présentent également des problèmes plus généraux dans le processus de reconversion des friches postindustrielles en Pologne. Les mécanismes de reconversion des trois usines analysées ont prouvé l’importance du rôle des développeurs privés dans le processus de formation de l’espace urbain à Łódź. Ce phénomène est d’ailleurs visible dans toutes les villes polonaises. Les pouvoirs publics locaux n’ont pas été présents dans le processus de redéveloppement des trois usines étudiées. La politique de la mairie se termine au moment où le bien immobilier est vendu à l’investisseur privé. Par conséquent, ce sont des enclaves dans la ville qui sont créées, au sens spatial tant que fonctionnel. Cela confirme la thèse de Jarosław Kazimierczak (2014) qui, travaillant sur les effets de la réhabilitation des friches industrielles sur l’organisation des espaces centraux de Łódź, Manchester et Lyon, a conclu que les projets de renouvellement urbain des friches industrielles dans les villes polonaises ont conduit à la création de nouvelles centralités qui ne forment pas une structure morphologique intégrée, ni avec le centre-ville ni entre eux. Cela influence aussi le fonctionnement de l’espace touristique de la ville. À l’inverse, Lyon ou Manchester, deux autres villes postindustrielles textiles, présentent des projets de renouvellement urbain beaucoup plus intégrés (Kazimierczak, 2014). Dans ces deux villes, les processus de reconversion des friches industrielles étaient globaux et complexes, tandis qu’à Łódź ils étaient fragmentaires. Les causes de la création de nouvelles centralités à Łódź se situent dans la relative dispersion des friches industrielles, l’importance de leur superficie, le fait que les friches soient situées non loin du centre-ville, le manque de ressources financières avant l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne en 2004 ou le faible pouvoir d’achat des populations urbaines dans la ville polonaise comparé à Manchester et à Lyon (ibid.). Ainsi, le processus de redéveloppement de l’espace postindustriel à Łódź résulte de projets individuels, qui créent des enclaves qui fonctionnent indépendamment et qui n’ont pas été pensées dans leur globalité.
Conclusion
Le tourisme et les loisirs conquièrent de plus en plus de nouveaux territoires dans les villes. Les quartiers populaires, ethniques, d’affaires et les poches urbaines de pauvreté sont devenus des éléments potentiellement constitutifs de l’offre touristique de la ville d’aujourd’hui. Les friches industrielles s’inscrivent dans cette tendance de conquête des marges urbaines : explorer l’inexploré, qui a d’ailleurs toujours été le sens propre de l’expérience touristique. Les anciennes usines deviennent des attractions touristiques à part entière permettant d’acquérir une nouvelle position symbolique dans la ville. Certaines des friches urbaines, comme la Manufaktura, sont ainsi déjà devenues des attractions touristiques importantes, alors que d’autres, comme OFF Piotrkowska et Wi-Ma, restent encore éloignées des sentiers battus, notamment parce qu’elles font l’objet de mécanismes de reconversion différents. Cette position au sein ou en dehors d’axes de tourisme majeurs est également relative et dépend de l’échelle de l’analyse, résultant des diverses pratiques touristiques dans ces sites.
Selon Dennis Judd (2003), la transformation des villes en destinations touristiques peut être facilitée par la réalisation de projets qui reproduisent des aménagements urbains et touristiques qui ont eu du succès dans d’autres lieux. L’exemple du réaménagement des friches industrielles le prouve – partout dans le monde d’anciennes usines sont adaptées pour accueillir des fonctions touristiques, culturelles et de loisirs. Ce processus est rendu possible grâce à la multiplication des types d’usagers de la ville, tels que les habitants locaux ou les touristes qui y cherchent des endroits insolites, non traditionnels et non conventionnels. C’est la tendance de la recherche de ce qui est vrai et authentique, donc très souvent hors des sentiers battus, qui rend des lieux tels que Łódź attrayants et, par conséquent, qui rend leur redéveloppement possible.
Remerciements : L’auteure tient à remercier Caroline Bouloc du Laboratoire Géographie-Cités (CNRS UMR 8504) pour son travail de relecture et ses conseils avisés ; merci aussi aux évaluateurs anonymes de la revue Téoros de leurs suggestions et commentaires précieux et utiles.
Appendices
Notes
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[1]
Toutes les entrevues ont été réalises en polonais et sont nos traductions.
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[2]
London Visitor Statistics 2003/04, Londres, VisitLondon, 2004.
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[3]
L’histoire industrielle de Łódź a été décrite en français par Coudroy de Lille et Wolaniuk (2005).
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[4]
Un exemple exceptionnel du réaménagement des friches industrielles à Łódź vers le tourisme et les loisirs est « EC1 Łódź – la ville de la culture ». Il s’agit d’un projet de reconversion de la plus ancienne centrale électrique de la ville. Cependant, le projet n’est pas encore terminé et c’est pourquoi il n’a pas été intégré à notre terrain de recherche en 2013.
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[5]
« [La Manufaktura] est l’interprétation commerciale du patrimoine industriel, pas vraiment cohérente avec son image réelle, mais peut-être que cela n’aurait pas pu être autrement ? » Propos recueillis lors d’un entretien personnel avec Bartosz Walczak en octobre 2013.
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[6]
Ces renseignements ont été obtenus lors d’une entrevue avec un représentant d’Orange Property Group, promoteur d’OFF Piotrkowska, réalisée par Adam Mielczarek en août 2013.
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[7]
Ibid.
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[8]
Ibid.
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[9]
Ce nom existait entre 1924 et 1938 pour le complexe usinier entier. Il a été repris en 1991 pour cette partie. <http://www.ochrona.zabytki.Łódź.pl/page/index.php?str=337&id=131>, consulté le 18 mai 2014.
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[10]
Il s’agit d’un partenaire qui, avec quelques membres du conseil de l’entreprise, a investi dans le projet par l’achat d’actions.
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[11]
Entretien personnel avec Stanisław Zaręba, vice-président de Wi-Ma, septembre 2013.
-
[12]
Paroles rapportées par Krzysztof Candrowicz, directeur du Łódź Art Center, activiste local, rencontré personnellement en août 2013.
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[13]
D’après des informations obtenues lors d’une conversation téléphonique avec le propriétaire en janvier 2016, le restaurant ouvrira de nouveau ses portes bientôt.
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[14]
Entretien personnel avec Walczak, octobre 2013.
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