Abstracts
Résumé
Cet essai exploratoire vise à contribuer à la discussion sur l’apport du tourisme au développement des régions pauvres. À partir de statistiques officielles du Pérou et de données secondaires de l’Observatoire touristique du Pérou, nous analysons le cas du département de Cuzco, principale région touristique du pays. La présentation de données sur les tendances de la pauvreté à Cuzco et l’analyse de l’offre et de la demande de la formation en tourisme sont discutées en relation avec le caractère informel de l’économie du tourisme. L’examen de ces données à la lumière des postulats de la littérature « pro-pauvre » du tourisme met en question la promesse d’enrichissement des régions et de participation au marché du travail.
Mots-clés :
- Tourisme pro-pauvre,
- pauvreté,
- développement,
- Pérou
Article body
Les dernières décennies nous ont livré la production d’un discours prometteur sur le tourisme responsable et durable en Amérique latine (tourisme communautaire, tourisme rural, agrotourisme, écotourisme, tourisme ethnique, tourisme durable, etc.), surtout dans les communautés avec des populations autochtones qui n’ont pas atteint un degré important de développement économique et industriel et qui, par conséquent, affichent des taux élevés de pauvreté et d’exclusion sociale (Sanchez Guzman et al., 2006). Dans ce contexte, le tourisme apparaît comme une pratique économique qui s’infiltre dans les régions les plus éloignées, marginalisées, et qui peut même intégrer dans l’industrie une population ayant une faible formation et sans compétences précises (Steel, 2008). L’écotourisme, par exemple, pourrait facilement atteindre des zones éloignées des centres urbains, des régions « intactes » ou « moins contaminées », habitées par des communautés rurales et plus « traditionnelles » qui pourraient devenir un objet culturel d’intérêt touristique (Ashley et al., 2000). Dans cette optique, la nécessité d’atteindre des niveaux d’éducation et de formation de base ne serait pas un prérequis, car porter des bagages, partager ses modes de vie et vivre dans une « ressource » naturelle serait suffisant pour s’intégrer au marché et ainsi raviver l’environnement économique déprimé en générant des sources de revenus et d’emplois. Tel est l’un des postulats du tourisme pro-pauvre, courant datant de la fin des années 1990, qui louange les bénéfices nets apportés aux régions défavorisées et perçoit l’industrie à travers son accessibilité et les opportunités d’alléviation économique qu’elle incite (Holden, 2013).
Dans ce contexte, le tourisme peut être envisagé comme un moteur de développement économique intéressant pour mettre en valeur la diversité culturelle, le patrimoine et le territoire (Huaita Alfaro, 2012). Pourtant, plusieurs auteurs s’interrogent sur la capacité du tourisme à contribuer au développement et à la réduction de la pauvreté chez les populations autochtones (Lima et al., 2012 ; Arellano, 2011 ; Gascon, 2011). Par exemple, Lima et al. (2012), dans leur examen sur le rôle du tourisme dans les pays en voie de développement à travers l’analyse du programme de Volontaires de l’OMT dans l’État du Chiapas au Mexique, remarquent une faible participation communautaire et une prise de décisions totalement concentrée autour des politiciens sur la base d’un modèle hiérarchique. Pérez Galán (2012) abonde dans le même sens et suggère que dans de nombreux pays où la population autochtone est importante, les activités touristiques n’ont toujours pas réussi à se constituer en instruments de diminution de la pauvreté. Harrison (2008) de son côté propose une critique approfondie en insistant sur le fait que la tendance du tourisme pro-pauvre est trop souvent associée au tourisme communautaire et à petite échelle, alors qu’elle devrait s’étendre aux discours sur le développement du tourisme de masse ainsi que sur la planification régionale, nationale et internationale.
Dans cet ordre d’idées, nous proposons un essai exploratoire qui vise à fournir quelques pistes sur la contribution socio-économique du développement du tourisme dans le contexte de régions moins développées. À cette fin, nous avons étudié le cas de la région de Cuzco, principale région touristique du Pérou, où les activités du secteur tourisme sont promues par l’État depuis les années 1960, avec le concours de plusieurs organisations internationales. En cherchant à clarifier la contribution du tourisme à la réduction de la pauvreté à Cuzco, nous nous sommes intéressées à l’analyse de données statistiques mesurant les tendances de la pauvreté au cours des dernières années, à l’offre et à la demande de la formation en tourisme, en liant le tout au caractère informel de l’industrie. La discussion qui sera présentée laisse entrevoir la complexité de l’analyse de l’apport du tourisme en tant que moteur de développement et véhicule de réduction de la pauvreté et des inégalités socio-économiques de la région. Inspirée par les travaux de Steel (2008) sur l’économie informelle et le tourisme à Cuzco, notre analyse propose une nouvelle lecture de la relation tourisme et pauvreté. Après une discussion conceptuelle de la problématique soulevée par le tourisme pro-pauvre, nous présentons le contexte de l’étude au Pérou. Nous discutons ensuite l’expérience de Cuzco à la lumière des données secondaires. Enfin, nous présentons nos conclusions.
Tourisme pro-pauvre et sa conceptualisation
L’encouragement du développement du tourisme comme instrument de développement durable et d’éradication de la pauvreté est généralement soutenu par des agences internationales pilotées par l’Organisation mondiale du tourisme (OMT). Cette approche a refait une apparition en force dans le discours du développement international, à la suite du « tournant » vers la durabilité, soutenu par le lobbying environnementaliste mondial des années 1980 (France, 1997). Ainsi, la plus récente tendance du développement du tourisme durable, suite à la Conférence des Nations unies en 1992 à Rio de Janeiro sur le sujet, a redonné une légitimité au tourisme comme instrument de développement dans les pays moins développés, proposant de nouveaux outils de planification et de gouvernance plus éthiques pour assurer un développement plus équitable (Burns et Holden, 1997). Les praticiens responsables de développer des initiatives de tourisme durable dans les pays pauvres devront donc porter une attention particulière à la réduction de la pauvreté, plutôt que de concentrer la plupart des ressources à la protection de l’environnement. L’échec du laisser-faire néolibéral dans l’industrie du tourisme a donc favorisé le développement de nouvelles orientations du système du tourisme, plaçant la pauvreté au cœur du processus de développement.
S’inscrivant tout de même dans la théorie de la modernisation par la croissance économique, le tourisme pro-pauvre met l’accent sur les gains financiers nets attribués aux régions les plus pauvres. En tant qu’approche générale du développement touristique, le tourisme pro-pauvre encourage la croissance de l’industrie certes, mais favorise une croissance orientée vers l’innovation dans la redirection de gains aux plus pauvres et vers la création d’opportunités favorisant l’accès au capital, à de nouveaux moyens de subsistance et à une plus grande participation aux prises de décisions (Ashley et al., 2001). « Increased growth can help to reduce poverty, reducing poverty also helps to increase growth through improving people’s capabilities and making them more productive members of the workforce » (Holden, 2013 : 120-121). Ceci entraînerait donc une participation accrue des pauvres à la productivité et au processus de croissance économique. Certains des bénéfices associés à cette approche du tourisme pro-pauvre sont la revitalisation des ressources naturelles et culturelles, la diversification de l’économie locale, l’intégration d’une main-d’œuvre peu spécialisée, le renforcement des capacités, la réduction des taux de chômage et de sous-emploi, l’accès à l’épargne, le développement de l’entrepreneuriat et de l’innovation et l’intégration au marché du travail des femmes dans un secteur ouvert, plus accessible et réduisant ainsi les inégalités liées au genre (Brown et Hall, 2008). La variété de ces avantages suggère une échelle de projets ou de stratégies de développement par le tourisme pro-pauvre qui varie de petites initiatives privées et communautaires à des programmes intégrés nationaux et politiques de lutte contre la pauvreté.
Malgré ce nouvel élan d’optimisme, Harrison (2008) suggère que les projets de tourisme pro-pauvre se limitent à des communautés plutôt isolées, ne possédant pas assez de ressources pour se lier à l’industrie et à la planification de façon plus large. Ces projets permettent encore moins l’intégration dans la gestion et aux prises de décisions ayant un impact au-delà de la communauté et des fournisseurs directs. À ce sujet, l’auteur cite un rapport du Department for International Development (DFID) du gouvernement britannique de 1998 selon lequel « […] pro-poor tourism cannot succeed without successful development of the whole tourism destination » (DFID, 1998, cité dans Harrison, 2008 : 254). L’auteur présente des arguments démontrant que cette approche ne discrimine pas assez les aspects négatifs du tourisme, tels que les problèmes liés au tourisme sexuel, et qu’elle néglige le contexte international de l’industrie et les structures de pouvoirs qui s’y rattachent. En d’autres termes, le tourisme pro-pauvre est une approche pratique, de terrain, qui n’a pas vraiment d’impact sur la restructuration de l’industrie et qui travaille plutôt à encourager des contributions sporadiques à l’alléviation de la pauvreté. Ce constat est parfois même perçu comme une manœuvre politique qui ne fait qu’encourager le statu quo de l’économie politique existante, voire même le développement d’un capitalisme prédateur (Holden, 2013). À l’échec de la justice distributive ou d’un programme politique plus radical s’ajoute donc la critique du tourisme pro-pauvre qui peine à présenter des données à grande échelle et se limite souvent à des communautés spécifiques, à des entreprises particulières ou à des initiatives distinctes (Jamieson, Goodwin et Edmunds, 2004).
Le tourisme pro-pauvre au Pérou
L’activité touristique au Pérou est concentrée dans la zone au sud des Andes, principalement dans l’axe Cuzco-Puno, une région dans laquelle la richesse culturelle de paysages architecturaux et archéologiques attire le regard des touristes. C’est justement au sein des communautés locales de cette région que l’on trouve les taux les plus élevés de pauvreté et d’exclusion sociale. Ces populations sont extrêmement vulnérables, car elles peuvent être prises au piège de la pauvreté et la transmettre aux générations futures (Roca Rey et Rojas, 2002).
Dans ce contexte, de nombreux projets et initiatives touristiques novateurs impliquant les populations locales voient le jour. Ces initiatives, promues par l’État et par des organisations internationales, visent à développer les compétences de la population en gestion de petites entreprises dans les zones rurales du Pérou et font partie des stratégies de nombreuses organisations internationales, notamment l’OMT (Figueroa Pinedo, 2014 ; Tello Rozas et Paredes Izquierdo, 2002). D’autres projets se développent aussi en lien avec le secteur privé. C’est le cas, par exemple, de l’initiative de tourisme rural communautaire et d’écotourisme dont le but est de développer l’activité touristique comme outil de réduction de la pauvreté. Huaita Alfaro (2012) rapporte, par exemple, le cas de la Posada Amazonas, une initiative née du partenariat entre l’entreprise Rainforest Expeditions et une communauté de la forêt péruvienne, la Comunidad del Infierno. L’initiative a servi à générer des capacités d’affaires chez la population locale et à encourager la naissance de nouveaux entrepreneurs locaux.
Dans le même sens, Pérez Galán (2012) analyse la relation entre le tourisme et le développement dans les Andes sur la base des principes de l’approche méthodologique du tourisme pro-pauvre. Plus spécifiquement, l’auteure étudie le cas du réseau de tourisme rural communautaire de Paqareq Pacha à travers des recherches ethnographiques menées dans cinq communautés quechuas de Cuzco et Puno, au Pérou. Ce projet de développement nommé « Corridor Puno Cuzco » a été créé en 2006 sous les auspices du gouvernement péruvien à travers le Fonds de coopération pour le développement social (FONCODES) et le Fonds international de développement agricole des Nations Unies (FIDA). Selon l’auteure, il s’agit d’un projet innovateur, car c’est le premier cas d’application des principes méthodologiques de l’approche du tourisme pro-pauvre au Pérou et en même temps il permet de lancer le débat sur le rôle du tourisme dans les pays pauvres (Huaita Alfaro, 2012 ; Pérez Galán, 2012).
Pérez Galán (2012) souligne cependant de nombreuses critiques sur le développement des différentes initiatives de tourisme communautaire et sur leur efficacité réelle pour contrer la pauvreté. Selon l’auteure, ces initiatives génèrent beaucoup d’attentes au sein des populations rurales autochtones en Amérique latine parce qu’elles prétendent qu’à la suite de leur mise en place, les gens pauvres en milieu rural deviendront des entrepreneurs à succès du tourisme. L’auteure propose alors une méthode pour l’analyse et la conception de ces projets à travers un « regard anthropologique réflexif » (Pérez Galán, 2012 : 173). Selon elle, « en réalité, les projets de TRC qui ont proliféré dans la dernière décennie au Pérou sont pour la plupart des initiatives privées ou avec une forte participation des entreprises de tourisme (agences de voyages et autres opérateurs du tourisme) et des organisations non gouvernementales de développement. Ils sont malheureusement caractérisés par le manque de coordination entre eux et par des critères disparates, voire contradictoires » (Pérez Galán, 2012 : 176, notre traduction).
Bien que ces études soient pertinentes, les cas étudiés représentent des initiatives isolées. C’est ce qui motive notre analyse. À partir de données statistiques plus générales, nous visons à apporter une image plus globale de la situation et à discuter de l’apport du tourisme au développement.
Tourisme dans la région de Cuzco
La région de Cuzco, localisée au sud du Pérou et ayant une grande partie de son territoire sur les Andes, a une population de 1 316 729 habitants. La capitale, la ville de Cuzco, est connue comme étant la cité impériale, cœur de l’Empire inca, où l’on retrouve le complexe urbain historique reconnu pour ses vestiges incas, mais aussi pour son syncrétisme architectural représentant deux mondes culturels distincts. L’un des monuments les plus importants de la région est Machu Picchu, symbole par excellence des cultures préhispaniques d’Amérique du Sud. Selon l’UNESCO, qui a inclus la ville de Cuzco et Machu Picchu dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité en 1983, le Sanctuaire historique « est l’une des plus grandes réalisations artistiques, architecturales et d’aménagement du territoire au monde et le plus important patrimoine matériel laissé par la civilisation inca » (UNESCO, 2014). Cuzco est l’une des régions les plus prisées d’Amérique du Sud et le cœur du développement de l’industrie du tourisme international au Pérou. Par ailleurs, malgré les contraintes d’accessibilité pour atteindre le complexe archéologique de Machu Picchu, attribuable à sa situation géographique éloignée et montagneuse, le nombre de visiteurs n’a cessé d’augmenter depuis le développement accéléré de l’industrie dans les années 1990, malgré une capacité de charge limitée (Desforges, 2000).
Les pratiques touristiques sont reconnues comme formant l’un des secteurs les plus importants de l’économie de la région de Cuzco. Dans les années 60 et ensuite vers la fin des années 90, on annonçait que le secteur du tourisme allait devenir le moteur du développement économique de la région, en partie grâce à la forte demande de main-d’œuvre. Malgré ces promesses, le secteur n’est toujours pas le moteur de l’économie de la région, notamment en raison des problèmes de gestion, de la surexploitation sans planification, de la piètre gestion de la part des acteurs politiques ainsi que de l’absence de plan de contingence en cas de catastrophes naturelles, entre autres (Arellano et Stuart, 2010). Ainsi, les attentes de réduction des taux de pauvreté par le biais de pratiques liées au tourisme tardent à se réaliser et, à l’inverse, les déséquilibres et les conflits sociaux semblent augmenter. C’est le premier constat qui met en évidence les contradictions cachées du discours sur les questions touristiques. Dans les lignes qui suivent, nous discuterons de l’apport du tourisme à l’économie de la région de Cuzco, de la pauvreté, du capital humain et du problème lié aux activités touristiques informelles.
Croissance du tourisme et participation dans l’économie locale
Selon les statistiques officielles et les chiffres de l’Observatoire touristique du Pérou (OTP), le nombre de touristes visitant la région de Cuzco a augmenté considérablement durant les dernières décennies : il est passé de 242 264 en 1992 à 1 184 188 en 2012, démontrant ainsi une croissance annuelle de 15,20 % (voir le tableau 1).
Une croissance est observée également dans une des principales activités économiques liées au tourisme : l’hôtellerie. Le nombre d’établissements hôteliers est passé de 351 en 1998 à 1314 en 2012, la plupart des établissements étant non classés (voir le tableau 2).
Cependant, lorsque nous considérons la participation du tourisme dans l’économie de la région, nous notons que la croissance du nombre de touristes et d’hôtels ne se traduit pas par une augmentation du pourcentage de participation aux activités du secteur tourisme de l’économie locale. Les données statistiques disponibles illustrent bien cette situation. Comme démontré dans l’illustration 1, l’industrie du tourisme, représentée par la restauration et l’hôtellerie, est le troisième contributeur au PIB de Cuzco, son apport à l’économie étant beaucoup moins important que celui de la première activité, l’agriculture.
Comme indiqué dans le tableau 3, le PIB net du secteur est passé de 353 millions de soles en 2001 à 747 347 millions de soles en 2012. Toutefois, les statistiques mettent aussi en évidence le fait que la part en pourcentage du PIB régional est en décroissance. En 1991, le taux de participation était de 13,57 % alors qu’en 2012, il a atteint 11,61 % (tableau 3). Ceci s’explique par la croissance de l’activité économique dans d’autres secteurs tels que l’exploitation minière et l’agriculture, lesquels ont donné un nouvel élan à l’économie du département. Quant à la génération de la richesse des hôtels dans la ville de Cuzco, les analyses de l’OTP indiquent que 95,25 % proviennent des hôtels classés (1 à 5 étoiles) et que celle produite par les établissements « non classés » ne représentait que 4,75 % du total. Rappelons que le nombre d’établissements non classés est plus important que ceux étant classés.
Concernant les emplois dans le secteur tourisme au niveau national, le ministère du Travail et de l’Emploi du Pérou indique que l’emploi dans ce secteur a totalisé 1 025 000 travailleurs en 2011, représentant 6,7 % de l’emploi total au Pérou (voir le tableau 4), il est donc considéré comme une activité à faible participation à l’emploi (MTEP, 2013). Par ailleurs, la même source affirme qu’il s’agit d’un secteur caractérisé par une faible qualité de l’emploi, centré principalement sur l’auto-emploi et la présence de petites unités de production. La structure de production est segmentée : d’une part, elle est constituée d’un nombre réduit de grandes chaînes qui fournissent des services aux normes de qualité élevées ; et d’autre part, la majorité est de petites unités de production avec des normes de qualité médiocres.
Ces données suggèrent que même si les activités liées au tourisme ont un poids dans l’économie de Cuzco, elles ne constituent pas le plus important contributeur pour la génération de la richesse dans le département.
Pauvreté et indicateurs sociaux
L’analyse des flux touristiques vers Cuzco signalait une évolution favorable des activités touristiques à partir des années 1990. De plus, le boom des secteurs minier et des hydrocarbures à l’origine d’importants revenus pour la région de Cuzco contribue aussi à diversifier l’économie de la région. Pourtant, le département de Cuzco est actuellement l’une des régions les plus pauvres et les plus vulnérables du pays. Les inégalités sont bien marquées, en particulier dans les zones rurales. Pour avoir un aperçu de la situation, nous considérons deux mesures différentes de la pauvreté : la pauvreté monétaire et la pauvreté alimentaire (Egg et Gabas, 1997 ; Subramanian et Deaton, 1996).
La méthodologie de mesure de la pauvreté monétaire est établie à partir du coût d’un panier alimentaire de base (dans le cas du Pérou, 257 soles par mois, soit l’équivalent d’environ 95 $ en 2010). Le tableau 5 présente les chiffres officiels de la pauvreté monétaire, tels qu’estimés par l’Institut national de statistique et d’informatique (INEI). On remarque que la pauvreté demeure un phénomène encore élevé et persistant dans la région. En 2004, la pauvreté représentait 53,1 % alors qu’en 2010, elle avait diminué à 49,5 %. Il faut remarquer que la pauvreté a augmenté entre 2006 et 2008 de 49,9 % à 58,4 %, malgré le fait que la région ait reçu d’importants revenus provenant de l’exploitation minière à partir de 2004. En ce qui concerne le taux d’extrême pauvreté, il était de 23,5 % en 2004, a augmenté à 27,8 % en 2007, puis a chuté à 20,7 % en 2009.
Concernant la pauvreté alimentaire (Egg et Gabas, 1997 ; Subramanian et Deaton, 1996), cette mesure nous donne une vision plus réaliste de la pauvreté parce qu’elle est basée sur la quantité de calories dont une personne a besoin (2 204 calories par jour). En considérant cette mesure, on constate que la pauvreté alimentaire a considérablement augmenté dans la région de Cuzco : de 24 % à 34 % entre 2006 et 2009, soit une augmentation de 10 points de pourcentage (Matuk, 2010).
Les effets néfastes des conditions climatiques qui ont affecté l’agriculture et l’élevage dans la région sont, en grande partie, à l’origine de l’augmentation de la pauvreté entre 2006 et 2008. En effet, les pluies excessives en début d’année et les gels en novembre 2007 ont donné lieu à de graves pertes dans la production des principaux produits dans la vallée de Cuzco, principalement dans les provinces des hauts plateaux qui sont les plus pauvres (Banco Central de Reserva del Peru, 2009 : 32). La même situation s’est reproduite en 2010, alors que les pluies diluviennes ont provoqué de lourdes pertes à la fois dans l’agriculture et le tourisme, ainsi que des dommages importants aux routes et aux autres infrastructures, le tout contribuant à augmenter encore plus la pauvreté et les conditions de vie difficiles de la population locale.
Par ailleurs, selon la Carte de pauvreté par province et par district (INEI, 2010), quatre districts du département de Cuzco sont parmi les dix districts les plus pauvres du Pérou, où une grande partie de la population vit dans une condition d’extrême pauvreté. Il s’agit des districts de Lares (province de Calca), où le taux de pauvreté totale est de 97,8 % et celui d’extrême pauvreté est de 89,2 % ; Omacha (province Paruro,) où le taux de pauvreté totale est de 97,8 % et celui d’extrême pauvreté est de 82,9 % ; Checa (province de Canas), où le taux de pauvreté totale est de 94,9 % et celui d’extrême pauvreté est de 69,7 % ; et finalement Colquepata (province de Paucartambo), avec un taux de pauvreté totale de 94,4 % et un taux d’extrême pauvreté de 67,8 %. Les districts les moins pauvres sont bien sûr la ville de Cuzco avec 25,5 % de pauvreté totale et 4,7 % d’extrême pauvreté, et le district de Yucay avec 10 % et 1,9 % de pauvreté totale et d’extrême pauvreté respectivement. Ceci corrobore les constats de Vásquez Huamán (2012) et de Castro et al. (2012) selon lesquels la pauvreté rurale au Pérou est particulièrement élevée dans les communautés vivant en montagnes. On peut constater ces niveaux de croissances inégales dans le département de Cuzco où la pauvreté est principalement concentrée dans les zones rurales et où le développement se concentre dans les villes comme Cuzco.
En regardant d’autres indicateurs sociaux, nous constatons les graves problèmes de développement. Les tableaux 6 et 7 montrent, par exemple, que la malnutrition chronique des enfants est très élevée. Bien qu’on observe une légère diminution de 2007 à 2010 (31,9 % et 29,1 % respectivement), nous notons que ce chiffre est supérieur à la moyenne nationale (17,9 %). On remarque également une légère baisse des taux d’analphabétisme qui sont passés de 12,1 % en 2007 à 11 % en 2011. Cependant, comme dans le cas précédent, ce taux est plus élevé que la moyenne péruvienne (7,1 %). Par ailleurs, la moyenne du nombre d’années d’études de la population de plus de 25 ans de Cuzco est de 9,2 années, un taux inférieur à la moyenne nationale de 9,8 ans.
Les chiffres officiels mettent en évidence également qu’une importante proportion de la population n’a pas accès à des infrastructures et services de base. Selon l’INEI, seulement 40,3 % du nombre total des ménages habitant dans des logements privés dans le département de Cuzco ont accès à un réseau public d’eau à l’intérieur de la maison ; 31,7 % des maisons ont des toilettes à l’intérieur de la maison, alors que 14,8 % des foyers ne disposent pas de ce service.
En somme, les données présentées ci-dessus montrent que la pauvreté en termes de statistiques officielles a diminué à Cuzco, mais à un taux plus faible par rapport à d’autres régions du Pérou. En outre, bien que les niveaux de pauvreté monétaire de Cuzco aient baissé, les niveaux de pauvreté alimentaire de la région n’ont pas eu le même sort. Dans le cas du tourisme, le nombre de visiteurs dans la région a considérablement augmenté dans la dernière décennie (un peu plus de 1 million de touristes nationaux et étrangers en 2012).
Cette évidence statistique nous amène à remettre en question l’impact du tourisme sur le développement de la région. De nombreuses initiatives ont été mises en place depuis les années 1960 pour développer des infrastructures touristiques, notamment dans la Vallée sacrée, porte d’entrée à Machu Picchu, pour que le tourisme devienne la principale activité économique de la région (Tello Rozas et Paredes Izquierdo, 2002), mais cette région continue à présenter de taux important de pauvreté (Vásquez Huaman, 2012 ; Verdera, 2007). On peut donc supposer que les activités touristiques n’ont pas encore réussi à apporter une correction significative aux déséquilibres socio-économiques provoqués par l’existence d’une population marginalisée et pauvre.
Capital humain dans l’espace touristique de Cuzco : le cas des hôtels
Étant donné que l’hôtellerie représente l’une des activités les plus importantes du secteur touristique, nous proposons d’utiliser les données sur cette activité afin d’analyser le lien entre le capital humain et le tourisme. Dans la ligne de Coleman (1988), nous considérons que le capital humain s’exprime par les habilités et les connaissances acquises par les individus. Cependant, contrairement à cette vision que considèrent l’éducation formelle et l’expérience comme les sources les plus importantes pour la création et accumulation du capital humain, nous tenons aussi en compte l’approche des capacités (Sen, 1999). Sous cette approche, le capital humain est enrichi par le développement de « capacités » des personnes ou de leur « ability to do things that they have reason to value » (Ansari et al., 2012 : 820).
Il est à noter que, pendant les dernières décennies, les responsables politiques du gouvernement de la région de Cuzco ont porté une attention particulière aux secteurs des transports et des communications. Ils ont investi un pourcentage plus élevé dans ce secteur qu’en éducation et en développement social. Par exemple, entre les années 2005 et 2007, le gouvernement régional a alloué seulement 1 % de son budget à la capacitation et à la formation des ressources humaines (Grupo Propuesta Ciudadana, 2009). Cette situation témoigne de l’absence d’une distribution équitable et diversifiée des dépenses publiques centrée sur le développement des compétences de la population et des secteurs de haute demande de main-d’œuvre.
Si l’on considère que pour atteindre des niveaux plus élevés de développement, la formation de capital humain doit accompagner la croissance économique (Sen 1999, 2000), on peut supposer que sans le développement de capacités, les acteurs sont incapables de s’intégrer à la vie économique. En utilisant les données de l’OTP issues d’une recherche sur le secteur hôtelier, réalisée en 2009 (Urbano et al., 2010), nous proposons de passer en revue quelques données sur la réalité du secteur. Dans les lignes qui suivent, d’abord, nous analysons la formation et l’offre des ressources spécialisées dans le secteur du tourisme et de l’hôtellerie dans la région de Cuzco. Puis, nous discuterons de la demande.
Selon le Ministère du Travail et de l’Emploi, il existait, en 2011, 47 carrières universitaires liées au tourisme dans 90 campus réparties à travers le pays avec une forte concentration à Lima. Concernant l’enseignement technique, 17 cours professionnels liés au tourisme étaient offerts au Pérou (MTEP, 2013). L’OPT indique que dans la région de Cuzco, douze institutions étaient consacrées à la formation de la main-d’œuvre dans le secteur du tourisme et de l’hôtellerie (voir les détails dans l’annexe 1), produisant en moyenne 480 diplômés par année (180 nouveaux diplômés universitaires et 300 diplômés des institutions et collèges professionnels non universitaires).
Malgré la présence de ce nombre important de centres de formation, on observe la présence de faibles niveaux d’éducation des travailleurs. Les données de l’Institut national de statistique rapportées par le MTEP montrent que 76 % des travailleurs de l’industrie du tourisme ont terminé l’école secondaire, alors que seulement 24 % ont un niveau d’enseignement postsecondaire. Dans ce sens, « le tourisme est confronté à un déficit de personnel qualifié. Ceci est expliqué par le manque de formation ou par une offre de formation pauvre […], par le caractère informel de l’activité qui génère des embauches de travailleurs dans des emplois de faible qualité : ils ne sont pas considérés dans la masse salariale, n’ont pas d’avantages sociaux et ont des taux de rotation élevés » (MTPE, 2013 : 76, notre traduction).
Concernant le cas concret de Cuzco et de son activité hôtelière, parmi les responsables d’entreprises interrogés durant les recherches menées au sein de l’OTP, 94,44 % pensent que les diplômés des institutions supérieures de Cuzco possèdent les compétences minimales requises pour occuper avec succès un emploi dans le secteur de l’hôtellerie. Cependant, lorsqu’ils sont interrogés à propos des compétences professionnelles des diplômés en tourisme pour postuler à un poste requérant des compétences particulières dans leur hôtel, la totalité des répondants affirme que les candidats de Cuzco n’ont pas les capacités nécessaires. Un détail tout aussi important est que tous les répondants sont d’accord pour dire que les hôtels ne possèdent pas la bonne information sur l’offre professionnelle des universités et des institutions supérieures. Cela suggère donc qu’il n’existe aucun lien entre les établissements d’enseignement et les entreprises pour diriger les ressources humaines locales vers les lieux de travail où ils devraient hypothétiquement trouver un emploi. Ces deux parties sont pratiquement divorcées.
Par ailleurs, en ce qui concerne le type de travail et la formation du personnel embauché qui sont privilégiés dans les hôtels de 5, 4 et 3 étoiles de Cuzco, les répondants à l’enquête de l’OTP ont déclaré viser en priorité les employés des services d’entretien ménager, ceux des aires de réception et de restauration, les serveurs, les femmes de ménage, les cuisiniers et les barmans, c’est-à-dire des employés qui sont en général peu qualifiés (voir le tableau 8).
Ce que ces informations semblent suggérer est l’existence d’une offre éducative de faible qualité provenant des établissements d’enseignement supérieur chargés de la formation en tourisme et hôtellerie. En d’autres termes, les diplômés des universités ou des institutions de formation professionnelle ne répondent pas à la demande de main-d’œuvre, en particulier dans les emplois qui exigent une plus grande préparation académique et des normes professionnelles plus pointues. Il n’y a donc pas de relation ni de coordination entre les exigences des entreprises hôtelières et du tourisme de Cuzco et les établissements d’enseignement qui forment les professionnels.
Les informations suggèrent également que les acteurs du secteur hôtelier et touristique de la région de Cuzco n’ont pas mis en place un processus formel de formation du capital humain permettant aux individus de répondre adéquatement à l’offre de travail du secteur. Ces professionnels font forcément partie du segment de main‑d’œuvre peu qualifiée et sous-payée, avec une conséquence inévitable : les postes de direction sont occupés par des professionnels provenant de l’extérieur de la région de Cuzco ou formés dans d’autres carrières universitaires ou techniques que celle du tourisme et de l’hôtellerie. Il y a évidemment une distorsion dans le marché du travail, où les groupes professionnels locaux formés en tourisme n’ont pas accès à la richesse générée par les activités touristiques. Au lieu d’offrir l’occasion de partager un marché du travail compétent et solidement installé, les systèmes universitaires et de formation professionnelle en tourisme et l’hôtellerie relèguent leurs diplômés locaux à des postes à faible impact économique et financier et les mettent dans une situation très frustrante, car les investissements nécessaires pour leurs études ne conduisent aucunement à un statut professionnel reconnu et bien payé.
Les activités informelles dans le secteur du tourisme
Aux faiblesses identifiées dans le développement du capital humain du secteur du tourisme de Cuzco, il faut aussi ajouter l’existence du caractère informel de l’emploi, c’est-à-dire l’absence de règles claires pour assurer que les activités économiques se développent de façon ordonnée et formelle. Une étude réalisée par Rodriguez et Higa (2010) affirme que le Pérou est l’un des pays de l’Amérique latine ayant la plus forte proportion de main-d’œuvre informelle. Selon une étude conjointe du Bureau international du travail et de l’Organisation mondiale du commerce (2009) : « l’économie informelle est caractérisée par une plus faible sécurité de l’emploi, des revenus plus bas, le non-accès à de nombreux avantages sociaux et une moindre possibilité de participer aux programmes d’éducation et de formation formels… » (Bachetta, Ernst et Bustamante, 2009 : 9). Malgré le fait que plusieurs études ont discuté du caractère homogène du secteur informel en se distinguant des positions plutôt fatalistes liant le secteur informel à la pauvreté et à l’absence d’accumulation de richesse (Bromley et Birkbeck, 1988), la plupart des études insistent sur la nécessité de réduire la proportion de l’informalité dans les régions plus pauvres, en favorisant l’inclusion sociale et l’intégration à la structure urbaine et formelle de l’économie locale (Bachetta, Ernst et Bustamante, 2009 ; Sethuraman, 1981).
Concernant le cas péruvien, Verdera (2007) a mis en évidence le problème du marché du travail informel qui, selon lui, alimente aussi la pauvreté en raison de l’absence de règles juridiques garantissant des salaires équitables et des conditions de travail décentes. Il est tout de même important de noter que de travailler dans l’informalité peut parfois aussi encourager l’accumulation de richesses ; c’est le cas des activités informelles dans le secteur minier de Cuzco, par exemple, qui ne sont pas nécessairement un signe de pauvreté, alors qu’elles permettent d’accumuler des sommes importantes de capital. Par contre, dans le secteur du tourisme, l’informalité est souvent ou presque toujours un signe de faible accès à l’éducation, de carence en investissements, de pauvreté et de vulnérabilité (Steel, 2008).
Selon les données de l’Association péruvienne d’Agences de Voyages et Tourisme (APAVIT) du Pérou, environ 60 % des agences de voyages seraient informelles, alors que près de 4 500 entreprises dans ce domaine ne font pas partie d’une association d’affaires ni ne figurent dans les registres du ministère du Commerce extérieur et du Tourisme (Hurtado de Mendoza, 2011). L’informalité est concentrée dans les destinations de circuits du sud, telles que Cuzco. Les prix des services de ces agences sont jusqu’à 50 % moins chers que ceux d’une entreprise formelle. Par ailleurs, cette situation serait à l’origine de nombreuses plaintes de touristes qui utilisent ces services. Selon IPERU (service d’information et assistance aux touristes) en 2009, 143 plaintes de touristes ont été rapportées quant à la violation des conditions offertes par les prestataires de services touristiques (APAVIT, 2010). À travers le chaos et le désordre soutenu de l’informalité, la concurrence déloyale à l’encontre des entreprises formelles est encouragée. Les conflits constants et les échecs de la gouvernance dans le secteur touristique de Cuzco/Machu Picchu semblent par conséquent accentuer continuellement les inégalités sociales entre les groupes locaux et régionaux.
Dans le domaine du tourisme, l’analyse d’Arellano (2011) sur les conditions de travail et le caractère informel des porteurs du Chemin de l’Inca dans la vallée de Cuzco présente un exemple pour lequel le gouvernement a tenté de formaliser et d’intégrer les travailleurs à un système règlementé afin de réduire l’exploitation. La loi définit le porteur comme étant une personne physique qui transporte sur son propre corps des provisions de vivres, équipement, effets personnels et d’autres biens nécessaires pour les expéditions touristiques, sportives ou autres, par des chemins interdits aux véhicules à moteur. Cet exemple démontre bien la complexité et les ressources nécessaires afin d’améliorer cette situation. Les porteurs sont généralement des paysans quechuas provenant des hauts plateaux d’Ollantaytambo. Ils sont employés par des agences de voyages pour la plupart informelles qui leur offrent la possibilité de travailler dans le marché du tourisme, mais dans des conditions socio-économiques très précaires. Une étude réalisée par Bauer (2003) sur les conditions de travail des porteurs résume les conditions de travail rapportées par ceux-ci : quantité excessive de poids à porter, vêtements inadéquats, nourriture de mauvaise qualité, aucune assurance maladie et salaires nettement inappropriés.
La Loi 27607 sur les porteurs a été promulguée en 2001 par le Congrès du Pérou. Cette loi reconnaît les porteurs comme travailleurs autonomes et établit les droits et leurs conditions de travail minimales : salaire minimum, fourniture de nourriture et de vêtements adéquats, assurance vie, limite de charge à transporter. Malgré ces tentatives de formalisation des conditions pour protéger les porteurs, on observe d’une part le manque de ressources pour faire respecter la loi et d’autre part, la grande quantité de porteurs disponibles pour travailler, en relation avec la demande contrôlée par les règlementations de conservation des sites. Cet état de fait freine sérieusement l’amélioration des conditions de travail de ces travailleurs qui, malgré les efforts, se retrouvent toujours dans l’informalité et dans des conditions souvent misérables (Arellano, 2011).
Il est à noter que l’intégration de paysans « porteurs » à l’industrie du tourisme a apporté des améliorations nettement visibles dans quelques-unes de leurs communautés (par exemple, de meilleures infrastructures, meilleur accès à l’éducation (Arellano, Espinoza Camus et Rollefson, 2012). Malgré le fait que cet emploi et l’intégration dans l’industrie se sont révélés essentiels pour la survie de ces familles, ces travailleurs sont perçus encore aujourd’hui, comme étant au plus bas de l’échelle socio-économique de la région, tous secteurs confondus (Arellano, Espinoza Camus et Rollefson, 2012 ; Rollefson, Espinoza Camus et Arellano, à paraître).
Discussion et conclusions : les leçons de Cuzco, production touristique des inégalités socio-économiques et reproduction de la pauvreté
Derrière la promesse de développement économique, d’accès au capital, de renforcement des capacités ou de la diversification des moyens de subsistance telle que postulée dans la proposition pro-pauvre du développement du tourisme (Holden, 2013), se cache la réalité des fournisseurs de services et de leurs pratiques quotidiennes caractérisées par l’embauche d’employés pour les hôtels de luxe, la multiplication d’agences de voyages à caractère informel, la prédominance d’un très faible niveau d’éducation et le besoin des populations d’émigrer et d’essayer de survivre ailleurs.
Étant donné l’importance de l’axe Cuzco/Machu Picchu dans le discours historique et symbolique national, on pourrait croire à tort que les activités touristiques sont classées au premier rang dans les contributions globales de pourcentage au PIB régional et national. Notre présentation statistique montre plutôt que les industries agricoles et minières figurent dans les premières positions, et que le secteur agricole contribue le plus substantiellement au PIB de la région. Les résultats de l’analyse que nous avons faite suggèrent aussi des conclusions moins positives que celles constamment suggérées dans la littérature sur le tourisme pro-pauvre (Ashley et al., 2001 ; Brown et Hall, 2008 ; Harrison, 2008 ; Holden, 2013) et dans le discours officiel des autorités locales, comme instrument de développement pour les régions pauvres.
Les pratiques de tourisme devraient hypothétiquement intégrer des flux de population, mais les niveaux d’éducation et de santé dans le département ne réussissent pas à développer les compétences personnelles et individuelles permettant l’accès aux postes de production et économiquement stables du marché du travail. En effet, le manque de main-d’œuvre formée localement avec le concours des institutions appropriées détourne la population vers l’informalité et la survie, gonflant ainsi les groupes sociaux considérés pauvres ou en dessous des niveaux de pauvreté. Bref, le paradoxe énoncé dans les critiques du développement par le tourisme pro-pauvre prend forme dans notre analyse :
Si les pratiques de tourisme constituent un réservoir mondial de flux de capitaux vers les zones défavorisées, le cas de l’axe Cuzco/Machu Picchu suggère que les disparités socio-économiques ne se sont pas améliorées, du moins dans le secteur de l’hôtellerie, de l’éducation et de la formation en tourisme, où règne le caractère informel des services touristiques ;
La promesse de redistribution du tourisme pro-pauvre se limite à l’extension du secteur informel qui demeure peu qualifié et qui ne semble participer à l’industrie que de façon précaire. L’inclusion de travailleurs non spécialisés diminue la productivité et la compétitivité, augmente l’informalité qui, en conséquence, reproduit la pauvreté ;
Dans le cas de certaines pratiques, comme celles liées au trekking, les activités touristiques font appel depuis plus de trois décennies à la main-d’œuvre pour remplacer les bêtes de somme pour porter les charges des touristes sur le chemin de l’Inca ; pourtant, on ne saurait considérer ces pratiques comme des modèles de développement humain d’autant plus que l’extrême pauvreté caractérise encore ces communautés. Malgré les efforts pour encadrer une situation qui, jusqu’à tout récemment, flirtait avec l’esclavage, les niveaux de formation n’en finissent pas de décoller dans une société qui exige de plus en plus de compétences basées sur l’éducation et la santé. Comme le déduisait Harrison (2008), la région bénéficie inévitablement de flux de capitaux alimentant le secteur informel, contribuant ainsi à une légère alléviation de la pauvreté. Néanmoins, la croissance ne semble pas restructurer l’industrie, intègre peu les pauvres et semble maintenir les inégalités ;
Cette absence d’une « bonne » formation aux niveaux moyen et supérieur redirige une partie de la population, en particulier les plus jeunes, vers les activités économiques à caractère informel. Ces groupes vulnérables sont poussés vers la marginalisation et la dépendance. De cette façon, l’informalité représente plus qu’un problème de gestion d’entreprise, mais plutôt l’alourdissement des inégalités socio-économiques tel que soutenu à travers le développement du tourisme.
Le cas de Cuzco est très intéressant en termes de leçons théoriques et pratiques sur l’activité touristique. À travers ce cas, cet essai a donné un aperçu de la contribution du tourisme au développement économique et à la réduction de la pauvreté. Bien que l’approche soit novatrice, deux limites doivent être soulevées. La première est une limite méthodologique : nous avons basé notre analyse uniquement sur des informations statistiques secondaires et des travaux précédents. La deuxième limite est en lien avec la contribution théorique. Compte tenu du type de données utilisées et du caractère exploratoire du travail, cet essai vise à faire une réflexion sur le développement et le tourisme qui puisse donner des pistes à de futurs efforts de théorisation. Les liens entre le développement humain, la pauvreté et l’informalité du secteur du tourisme sont importants et méritent donc des études plus approfondies.
Appendices
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