Axé sur les imaginaires littéraires de la télévision, le présent dossier souhaite apporter un nouvel éclairage sur la question suivante : en quoi l’univers des médias, modernes et contemporains, offre-t-il un espace conceptuel privilégié pour penser l’histoire de la littérature, d’un triple point de vue esthétique, éthique et social ? Corollairement, cette question repose sur un présupposé méthodologique soutenant que la littérature est elle-même un média appelé à se transformer au rythme des bouleversements et des innovations technologiques, dans la mesure où ces derniers influent aussi bien sur la forme que sur le contenu des productions littéraires. De nature intermédiale, une telle grille de lecture vise ainsi à insister sur l’importance des inventions médiatiques d’une époque pour analyser et mettre en perspective son canon littéraire, et ainsi resituer la littérature dans un schème épistémique plus large où le « littéraire », jusqu’à un certain point, est indiscernable du « médiatique » et coexiste avec lui dans la création d’un sens et de lieux communs. Au même titre qu’il existe une mémoire de la littérature par la littérature, on note également une mémoire littéraire des médias, dont le but premier est de dire quelque chose du présent, celui d’hier comme d’aujourd’hui. Par sa représentation – ou sa déconstruction – des dispositifs médiatiques, des appareils et des machines qui la rendent possible, la littérature pense ainsi son propre rapport au monde, à l’espace et au temps. Pour le dire avec les mots de Bakhtine, on remarque alors une forme de « dialogisme » des médias dans la littérature moderne et contemporaine : les « langues » diverses et multiples des médias viennent se réfracter et s’amalgamer dans le livre, afin de former un langage nouveau, capable de scruter et peser l’ensemble de l’existence humaine. Cette nécessité de penser la création littéraire de concert avec les innovations médiatiques et techniques qui viennent en bousculer les « genres » et les « catégories », Blaise Cendrars la souligne très bien dans « Les poètes modernes dans l’ensemble de la vie contemporaine », texte de 1931 publié dans le recueil Aujourd’hui : Au xixe siècle, la société industrielle va provoquer de nombreux changements dans le champ de l’image et de la pensée. Il s’agit, on le sait, d’une ère où les machines sont de plus en plus complexes et disponibles pour de larges pans de la population. C’est dans ce contexte de renouveau technologique que va émerger la culture visuelle moderne, de même que des courants littéraires comme le réalisme et le naturalisme, qui n’en sont rien de moins qu’indissociables. Le xixe siècle va produire une autre technique qui transformera profondément la littérature, à savoir l’électricité, invention qui sera au coeur de très nombreux textes de la fin du siècle, dont ceux de Villiers, Verne ou Robida. Après les paradigmes de la « reproductibilité technique » et de la « fée électrique », le modèle structurant autour duquel va se cristalliser l’épistémè moderne sera celui du cinématographe, en tant que nouvelle technique de reproduction massive des images qui poursuit, également, le rêve de la photographie. Pour comprendre les grands thèmes et les formes dominantes du corpus littéraire de la première moitié du xxe siècle, il est nécessaire de s’arrêter à cette invention, qui deviendra presque instantanément une référence marquante pour la majorité des écrivains de la période. Qu’ils soient « cinéphiles » ou « cinéphobes », les littéraires prennent position par rapport au cinéma, qui devient une référence universelle et un perpétuel sujet de débats. La technique cinématographique sert aussi d’image médiatrice pour donner à comprendre le fonctionnement de l’intelligence. Cette idée …
Appendices
Bibliographie
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