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Dans les pays anglophones, depuis les années 1990, la médecine narrative[2] encourage les patients à raconter leurs propres histoires, afin de remettre leurs récits au coeur des soins médicaux, via une collaboration active qui améliore les relations empathiques entre soignants et soignés. Si les humanités médicales investissent la formation interdisciplinaire des soignants et leurs conditions de travail, les Health Humanities souhaitent envisager les questions de santé publique de manière transmédiale, en étudiant comment les questions éthiques s’expriment dans les arts et la littérature. Lorsque l’on baigne dans une culture handiphobe, où les personnes en situation de handicap[3] relèvent d’une « étrangeté monstrueuse » ou doivent s’inscrire dans un récit de « résilience et de dépassement de soi[4] », poser les mots justes sur le handicap d’un enfant sans tomber dans les travers du misérabilisme ou du validisme s’avère particulièrement complexe. La littérature est parfois une zone où l’éthique est remise en question : en faisant du handicap un matériau de fiction inspiré du réel, il arrive que face à l’enfant handicapé qui l’entrave, la mère-écrivaine se trouve dans une position parfois immorale, caressant certains tabous, par exemple le fantasme d’infanticide[5]. Peut-être est-ce là ce qui distingue la création littéraire des Health Humanities : l’art permet l’articulation de tabous immoraux alors que la recherche s’attache à une vision critique du soin axée sur des questions bioéthiques. Les deux champs sont pourtant en dialogue dans la question du handicap en vue de changements sociaux urgents.

Cet article étudie trois romans sur le handicap d’un enfant écrit par des femmes et les choix esthétiques qu’impose le sujet de leurs oeuvres. La fresque cévenole de Clara Dupont-Monod, S’adapter (2021), fait le choix d’une focalisation singulière pour décrire les différentes facettes de l’enfant handicapé durant sa courte vie. Le point de vue du récit est celui des pierres de la cour qui témoignent avec pudeur et délicatesse de l’évolution de tous les membres de la famille, ceux-ci réagissant différemment à l’enfant. Dans Un enfant sans histoire (2022), Minh Tran Huy tente de raconter les premières années de son fils autiste[6] Paul, période marquée par une prise en charge attentionnée pour l’aider à accéder à la propreté et à faciliter ses échanges avec ses proches. Prenant conscience que Paul n’est pas un héros habituel (selon elle, il ne va pas évoluer comme un personnage de roman au travers de péripéties), elle choisit une narration duelle, alternant entre l’histoire de son fils et celle de la célèbre autiste Temple Grandin. Le handicap de l’enfant met à mal le geste d’écriture. Dans Le jour où je n’étais pas là (2000), Hélène Cixous se souvient qu’à la naissance de son fils trisomique, elle a cessé d’écrire. Ni écrivaine, ni mère, elle s’est absentée de l’écriture et porte le poids de la culpabilité, car son fils est décédé le seul jour où elle n’était pas à ses côtés.

Dans ces trois expériences littéraires, les autrices s’interrogent sur leur rapport au handicap de leur enfant, se rapprochant d’un rapport au monde crip tel qu’il est défini par les études sur le handicap. Crip est un mot blessé, une troncature de l’insulte désuète cripple qui signifie « infirme, invalide, boiteux ». Se revendiquer crip s’inscrit dans la réappropriation d’un stigmate par ceux qui en souffrent, une démarche cousine du queer. L’étymologie parallèle du terme – des creeps, créatures infiltrant les jeux vidéo sans en être les héros – signale une autre relation au genre humain, une évolution en sous-espèce du fait du handicap. Préférer le mot crip plutôt que disabled (handicapé) permet d’envisager un rapport ontologique et phénoménologique, à la première personne, au temps et à l’espace, sans pour autant s’aligner sur la temporalité linéaire de la médecine, rythmée par le diagnostic et les traitements en vue d’un potentiel soulagement des symptômes. Au-delà des dispositifs littéraires qu’induit le sujet du handicap, les autrices appellent à de nouvelles pratiques du « soin » (le care, souvent administré par les femmes) au point d’en faire une cause politique, jusque dans les mots choisis pour écrire sur le handicap. À l’inverse, qu’en est-il du rapport à la langue dans ces récits, et qu’est-ce que le handicap impose à la littérature ?

S’adapter : une fresque familiale au pays du non-dit

Après s’être illustrée dans la fiction historique, Clara Dupont-Monod a touché de nombreux lecteurs avec S’adapter, une fresque familiale organisée en triptyque, dont l’originalité principale est que le récit est empreint du regard bienveillant des pierres entourant la maison de la famille disloquée par la naissance d’un enfant handicapé. Cette focalisation inattendue place le drame familial dans un hors-champ plus large sans pour autant l’écraser : celui des imposantes montagnes bordant la vallée, ancrant la fratrie dans un rapport poétique au temps et à l’espace.

La première ligne de l’incipit rattache le texte au genre du conte : « Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté[7]. » Le titre de l’ouvrage désigne la trajectoire des différents membres de la fratrie face à l’enfant : l’aîné, qui prend l’enfant sous son aile et qui est affecté par sa mort subite à l’âge de dix ans, la cadette, qui rejette l’enfant puis tente de ressouder la famille marquée par la disparition du petit, et enfin le dernier, dont l’existence est hantée par son frère disparu avant sa naissance. Les personnages sans nom sont caractérisés par leur place dans la famille et par leur trajectoire de vie. Préservé par les attentions de l’aîné, l’enfant est confiné dans un univers de douceur, alors que les membres de la famille qui lui procurent des soins se heurtent à la violence d’un monde où les inadaptés n’ont pas leur place. Alors qu’un diagnostic est souvent la clef d’un traitement et d’une prise en charge, la difficulté (voire le refus) de nommer le handicap de cet enfant mystérieux demeure au coeur du récit littéraire.

Aucun des autres personnages n’apparaît en tant qu’enfant. La perte de l’innocence de l’aîné vient du regard porté sur son petit frère, qui reconfigure les relations qu’il peut tisser avec les autres : « Serait tracée l’invisible et immense frontière avec eux, forts de leur normalité conquérante » (A, p. 35 ; l’autrice souligne). L’absence de prise en charge de l’enfant relègue son existence dans le domaine de la charité, et l’exclut de la société civile. Au fil des démarches administratives chronophages, les parents sont sommés de justifier le coût de leur enfant et de prouver leur souffrance familiale, « ils découvr[ent] le grand no man’s land des marges, peuplées d’êtres sans soin ni projet ni ami » (A, p. 43). En l’absence de solution médicale concrète, l’existence de l’enfant se prolonge dans un lieu presque magique où la charité religieuse prend le relais : « Ils entendirent parler d’une maison. Une maison isolée, à des centaines de kilomètres d’eux, en forme de L, posée sur une prairie, remplie d’enfants comme le leur, choyés par des bonnes soeurs » (A, p. 45). On voit ici l’apanage de la littérature, dépassant les enjeux éthiques et politiques en se rattachant à un récit palimpseste apparemment intemporel. Alors qu’aux États-Unis, le mouvement crip s’est allié aux luttes pour les droits civiques, en France, depuis le Moyen Âge, la prise en charge du handicap semble relever de la bienfaisance publique, avec un traitement d’assistanat[8].

La narration de S’adapter oblitère les parents au profit de la trinité de la fratrie et de ses divers rôles pour préserver l’équilibre familial après la « fracture » (A, p. 15) qu’il est impossible de réparer. Le récit polyphonique décline de multiples stratégies d’adaptation du côté de ceux qui procurent du soin car, selon la cadette, « les bien portants ne font pas de bruit, s’adaptent aux contours cisaillants de la vie qui s’offre » (A, p. 94). Cette confidence permet un autre regard sur la place de l’entourage d’un enfant handicapé, les pierres figurant autant de personnes ayant été affectées mais réduites au silence dans leur rôle de proche.

L’enfant demeure pour toujours un « être sans langage[9] », à l’orée de la langue, à jamais un objet dans les bras des autres, sans accéder à l’indépendance ou à la capacité d’écrire son histoire à la première personne. Alors que les pierres tissent le récit, l’enfant semble dans un constant état de béatitude (A, p. 26). La bouche de l’enfant ne réclame rien, au contraire, elle est réceptacle lorsque l’aîné la stimule d’un souffle (A, p. 33). L’attention portée au petit être dans les efforts pour lui faire découvrir son propre corps s’inscrit dans la temporalité du conte, car il associe le miracle de la réaction de l’enfant à l’absence d’étiquette posée sur son handicap.

La temporalité plus large de la fresque n’aborde pas cette question de manière frontale. Rappelons que la notion de handicap dans son sens médico-social n’apparaît qu’à partir des années 1960. Étymologiquement, « le handicap n’indique pas tant le rejet de celui qui est écarté de la norme, mais au contraire il implique l’idée d’une égalisation des chances par un système de compensations, en donnant une charge supplémentaire aux meilleurs afin de limiter leurs performances[10] ». Les membres de la fratrie se nivellent dans un effort de compensation, se mettent à la hauteur de l’enfant. Comme les pierres du muret, leurs places restent fixes, celle de l’enfant qui ne grandira jamais faisant office de clef de voûte de la construction familiale.

Dans leur jeunesse, l’attitude du frère et de la soeur diffèrent dans leurs pulsions de violence envers l’enfant sans défense. Pendant la cueillette des pommes, l’aîné pose un torchon sur son frère pour le protéger pendant qu’il va acheter des beignets au camion ambulant (A, p. 38). Au retour, l’enfant au visage caché est une vision insupportable, trahissant son souhait de ne jamais montrer le handicap de son frère, mais aussi la honte de devoir le dissimuler à ses amis. Au contraire, la cadette évite de regarder l’enfant pour ne pas céder à l’envie de lui faire du mal, provoquée par son statut d’« être à mi-chemin, une erreur, coincée quelque part entre la naissance et le grand âge » (A, p. 71). En détournant son regard de l’enfant pour s’empêcher de profiter de son extrême faiblesse, la cadette exprime tacitement son souhait qu’il devienne capable de violence lui-même, pour qu’il puisse se défendre[11].

Par son état d’existence liminaire, l’enfant force ses proches à faire l’expérience de la limite, qu’il s’agisse de leurs capacités physiques (A, p. 104), de leur patience ou de leur éthique. Dans Éthique de la considération, Corine Pelluchon pose la considération comme la condition de la responsabilité. Elle ajoute que « le rapport à l’autre, en particulier lorsque sa vie est entre nos mains, est aussi l’occasion d’exercer notre pouvoir sur lui. Aussi la considération exige-t-elle que nous soyons conscients de la tentation que représente la domination[12] ». La déontologie médicale n’est donc pas suffisante pour bien (au sens d’adéquatement et éthiquement) traiter le handicap du fait de « l’asymétrie propre à la situation clinique[13] », asymétrie prompte à susciter un paternalisme bienveillant (quoique souvent toxique) de la part du personnel soignant.

Le cadre de la vallée perdue au milieu des montagnes ainsi que la communauté religieuse isolée se lisent comme une invitation à étendre le domaine du soin au-delà de la relation entre le médecin et le patient : on voit ici la transition du champ des Medical Humanities, destiné à éduquer les soignants, à celui des Health Humanities, qui englobent la santé sociale et se nourrissent des récits présents dans différents médias. Absents du récit, les médecins laissent place à l’environnement naturel qui « soutient » l’existence de l’enfant et de ses proches affectés par le handicap. Les vallées verdoyantes et les forêts sont souvent louées pour leurs bienfaits réparateurs, mais les activités de marche, de cueillette ou d’escalade posent la question de l’accessibilité de la nature pour les personnes handicapées. Paradoxalement, les sentiers qui découpent la montagne sont considérés comme naturels, alors qu’un fauteuil roulant est assimilé à une aliénation technologique[14]. Loin d’offrir un havre de paix, l’environnement naturel suppose un accompagnement humain de tous les instants pour l’enfant handicapé.

Dans Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Pelluchon remarque que « la rencontre avec un enfant en situation de polyhandicap est l’entrée dans un monde où les mots les plus simples, comme le mot pensée, n’ont plus le même sens qu’auparavant et peuvent être des pièges[15] », influant sur les paradigmes d’apprentissage et de comportement. En explorant les différents points de vue d’une fratrie, S’adapter considère le handicap comme un événement à actualiser suivant l’évolution des circonstances. Selon la cadette, pour mener une vie hantée par le handicap, « il fallait s’adapter comme on épouse les contours d’une guerre » (A, p. 76) dans l’espace et le temps. Quant au dernier fils, né dix ans après la mort de l’enfant, il semble compenser le handicap de son frère défunt : « Il fut exemplaire. Il pleura peu, s’adapta à l’inconfort […] il fut le fils parfait, afin de compenser celui d’avant » (A, p. 125). Ici, le verbe s’adapter retrace une trajectoire de vie lorsque le dernier enfant grandit, mettant sur le même plan la croissance physique et la grandeur d’âme.

L’enfant est la force centrifuge de la famille, celui qui sculpte la destinée des autres, même in absentia. Anne-Lyse Chabert soutient que parler de handicap « induit le risque de poser l’incomplétude […] des formes de vie dites handicapées[16] », affirmant qu’il faudrait « se défaire de la position du point de vue, de celui qui observe et celui qui est observé[17] ». Grâce au point de vue minéral choisi dans S’adapter, le mystère entourant l’enfant garantit le respect de sa vulnérabilité, mais également de sa puissance, par les modifications qu’il occasionne sur son entourage, celles-ci s’étendant sur plusieurs années. À son tour, après sa mort, il guide ceux qui lui ont procuré des soins, rendant compte de l’expérience des accompagnants qui comprennent petit à petit que leur rôle « consiste à laisser l’autre aller jusqu’au bout de ce qu’il doit faire, à le chercher là où il est[18] ». Corine Pelluchon reprend la philosophie éthique de Levinas, qu’elle oppose au care qu’elle considère comme trop limité et limitant pour les personnes handicapées. Dans son ouvrage fondateur, Carol Gilligan définit le care comme « un souci fondamental de bien-être d’autrui et [qui] centre le développement moral sur l’attention aux responsabilités et à la nature des rapports humains[19] ». Gilligan part de l’individu en tant que personne singulière plutôt qu’en appliquant des principes universels et généralistes[20]. Selon Pelluchon, la philosophie du care révèle les structures de domination sociale et interroge la prise en charge des patients, néanmoins elle présente une impasse car elle ne propose pas de nouveau modèle de société ou d’organisation politique[21], d’où sa propre proposition d’une éthique de la vulnérabilité.

Cette vulnérabilité affecte les trajectoires des personnages ainsi que la voix narrative. Au fil du temps, la maison se peuple de petits-enfants bien-portants, mais la photographie familiale finale n’apporte pas de réponse satisfaisante sur le nom du handicap : la cadette dit à ses parents qu’ils ont produit « un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier » (A, p. 171). Dans ces appellations, celle d’inadapté semble faire référence à l’expression « enfance inadaptée », désignant l’ensemble des enfants qui justifient des mesures éducatives différentes de celles en usage pour la plupart. Cette dénomination insinue que le handicap peut être compris comme étant localisé non pas dans les corps en soi mais dans des environnements inaccessibles nécessitant une adaptation, ce à quoi Robert McRuer oppose le crip, dont la défiance excessive et flamboyante le rattache à des modèles de handicap qui sont culturellement génératifs (et politiquement radicaux), à l’inverse d’un modèle social simplement réformiste[22]. En stimulant l’inventivité et la pluralité des devenirs de ceux touchés de près ou de loin par le handicap, S’adapter propose de retravailler la notion de norme ou d’anormalité.

Ambivalences de l’autisme dans Un enfant sans histoire

La romancière française d’origine vietnamienne Minh Tran Huy avait déjà utilisé un dispositif de récit à double focale dans La double vie d’Anna Song (2020), où la carrière d’une pianiste s’avérait construite de toutes pièces par son compagnon technicien du son, dans un geste de « ventriloquisme ». Un enfant sans histoire est, pour sa part, un récit d’inspiration autobiographique, dédié à son fils Paul (6 ans dans le roman, aujourd’hui âgé de 10 ans), atteint des troubles du spectre autistique[23]. Après s’être longtemps demandée comment raconter l’enfant qui sera pour toujours privé de langage, et donner une histoire à un petit garçon qui n’en avait pas, elle choisit de s’appuyer sur tout ce que Paul n’est pas, en enquêtant sur une personnalité autiste : la professeure de zootechnie et de sciences animales Temple Grandin, pionnière dans l’étude des animaux, qui a également écrit sur son autisme. Par cette double biographie entrelacée, la romancière souhaite toucher les personnes concernées (les patients et leurs proches) mais également celles qui ne le sont pas, s’élevant contre une méritocratie hégémonique qui « ne fait jamais que masquer un darwinisme […] un culte de la performance d’une indicible férocité[24] ». Le geste littéraire, même s’il creuse le désarroi d’une mère prise au dépourvu, qui doit abandonner ses espérances et sa foi en tel ou tel protocole, est finalement une consolation.

Minh Tran Huy considère que le personnage de Paul n’évolue pas selon les règles d’un récit de fiction traditionnel. Le témoignage du parcours des parents du petit Paul est donc enrichi par la biographie de Temple Grandin, qui selon l’autrice est partie « du même point que Paul », tout en évitant les travers de l’eugénisme des supercrips tels qu’ils ont été définis par Alison Kafer. Ainsi, la narratrice reconnaît se prendre à rêver de résultats similaires à ceux des familles qui ont témoigné dans l’enquête menée par le New York Times (ESH, p. 114). L’article, intitulé « Les enfants qui ont vaincu l’autisme », fait état d’autistes ayant tellement « progressé » (ce mot connote cependant une évolution linéaire qui n’est pas celle de l’autisme) qu’ils ne se distinguent plus des autres. L’étude n’aborde toutefois pas la question du recours au masking (camouflage social) de ces individus et des souffrances qui s’ensuivent. La connotation guerrière de l’expression « vaincre l’autisme » dissocie l’autisme de l’humain, en fait quelque chose d’extérieur que l’on peut annihiler par une méthode rigoureuse et répétitive, ce qui est loin de la réalité des personnes autistes.

Le supercrip est un individu handicapé glorifié par les médias pour sa résilience, tout en passant sous silence l’accompagnement nécessaire à son épanouissement[25]. Le sujet non valide devient alors un sujet apolitique doté d’une responsabilité individuelle souveraine. Minh Tran Huy prend le soin de retracer les difficultés du parcours universitaire et professionnel de Temple Grandin, les efforts de sa mère Eustacia luttant contre la volonté de son conjoint d’interner la petite fille. La romancière déplore le retard de la France, comparée à d’autres pays, rappelant que ce pays a déjà été « condamnée à cinq reprises par le Conseil de l’Europe pour discrimination à l’égard des enfants autistes, défaut d’éducation, de scolarisation et de formation professionnelle » (ESH, p. 48). Il est intéressant de constater qu’à l’inverse des histoires personnelles valorisées par les médias traditionnels[26] (notamment lors du Téléthon), les parents de Paul avouent leur impuissance face à l’autisme de leur enfant (ESH, p. 162). L’originalité du roman est que malgré la pudeur et les doutes intimes soulevés par l’autisme de Paul, l’autrice se réclame toutefois du modèle social du handicap tel qu’il a été conceptualisé par Vic Filkelstein et Paul Hunt au début des années 1970 lorsqu’ils créèrent l’Union of the Physically Impaired Against Segregation (UPIAS). Au-delà des causes biologiques du handicap, la société participe également à exclure la personne handicapée, et doit être réformée pour aller vers davantage de justice[27]. Par exemple, au lieu d’allouer des fonds de recherche destinés à déceler l’origine de l’autisme (pour éventuellement en proposer un traitement), la société pourrait rediriger ces fonds pour améliorer la vie des personnes autistes.

Les parents de Paul parviennent à ce diagnostic en se renseignant par eux-mêmes. La romancière soulève dès lors l’hypocrisie du milieu médical. La pédiatre du centre médico-psycho-pédagogique soupire qu’« aujourd’hui il serait à la mode de dire que Paul souffre de TSA » (ESH, p. 35), tandis que certains de ses collègues refusent de « mettre un mot sur la maladie de peur que cela n’“enferme” l’enfant dans ledit diagnostic et l’empêche d’évoluer » (ESH, p. 39). Les soignants se focalisent sur le symbolisme de l’autisme (un enfant enfermé[28]) au lieu d’aider les parents à trouver ce qui pourrait soulager leur fils au quotidien.

Au début du roman, Minh Tran Huy relate les premières consultations de la famille lorsqu’elle se rend compte que Paul ne répond pas à son prénom, ne pointe pas du doigt et ne regarde pas ses parents dans les yeux. Selon elle, l’obsession de la France pour la psychanalyse a contribué à retarder la prise en charge de son fils par des professionnels de l’autisme et de la petite enfance. Certains médecins soutiennent que son fils ne veut pas parler à cause d’une blessure psychique (ESH, p. 36), une prépondérance de la psychanalyse que Martin Winckler dénonce également dans Les brutes en blanc[29] et qui discrédite la parole des patients. L’autrice mentionne les fausses hypothèses psychanalytiques sur l’autisme, comme le mythe de la « mère frigo » (ESH, p. 169) popularisé par Bruno Bettelheim dans La forteresse vide. L’écrivaine déplore que le médecin se tourne uniquement vers elle pour déceler la cause de l’autisme de Paul dans l’histoire familiale maternelle, « les blessures et les difficultés de l’exil […] ainsi que la violence au Viêt-nam, théâtre de tant de guerres et conflits » (ESH, p. 34). La difficulté d’accéder à un diagnostic vient également du fait que les mères de jeunes enfants autistes font souvent un compte rendu chaotique et incohérent de leur expérience, une sorte d’anti-narration sans séquence ni causalité discernable. Comme on ignore son origine précise, la neurodivergence échappe à la logique narrative où un événement en entraîne un autre[30]. Cependant la littérature, contrairement à l’éthique, ne cherche pas à ordonner ou expliquer : ici, la désorientation chronologique de la double focale propose un parti esthétiquement éthique pour rendre compte de l’expérience de la narratrice. À la fin du roman, l’écrivaine s’aperçoit que sous son récit gronde « une nécessité intime dont [elle] n’étai[t] pas consciente encore […] celle de mettre des mots non plus seulement sur les tragédies de [s]es parents […] mais encore la tragédie de Paul […] luttant de toutes [ses] forces, précisément, pour que ce ne fût pas une tragédie » (ESH, p. 181-182) ; écrire sur le handicap permet ainsi d’entamer une tentative de fuir les récits à ficelle, les raccourcis émotionnels, et au contraire d’approfondir certains points de tension.

Un de ces points est l’avis des familles sur la méthode comportementaliste pour apprendre aux enfants autistes les bases de l’éducation, à l’aide de récompenses ou de renforçateurs, accusée de « vouloir dresser les enfants comme des singes savants » (ESH, p. 70). Temple Grandin et Paul ont tous deux été pris en charge avec la méthode ABA, l’Applied Behavior Analysis ou analyse comportementale appliquée. Dans son glossaire, Minh Tran Huy précise : « Le traitement ABA est un programme d’intervention pour les personnes avec autisme reposant sur les sciences du comportement. Il s’appuie sur la motivation de l’enfant pour modifier ses comportements et l’aider dans ses apprentissages » (ESH, p. 206). Les progrès de Paul sont laborieux, le protocole devant être répété des centaines de fois avec toutes ses encadrantes pour apprendre chaque geste, tout en risquant une régression au moindre changement de routine. Aujourd’hui, aux États-Unis, la méthode ABA est remise en question par les personnes autistes en raison de son histoire problématique, ses sources de financement, sa finalité (est-ce dans l’intérêt des autistes de les rendre plus adaptés aux normes sociales ?) et ses effets à long terme (notamment le non-respect de l’intégrité physique et psychique des patients)[31]. Si l’autrice reconnaît que dans le cas de Temple Grandin, « faire éclater des sacs en papier est une arme redoutable quand on veut être obéi par une petite fille hypersensible au bruit […] pour la plus grande terreur de l’enfant » (ESH, p. 26), en tant que mère, elle s’avoue soulagée par la prise en charge méthodique de Paul par les différents intervenants.

Dans Authoring Autism : On Rhetoric and Neurological Queerness, Remi Yergeau rappelle que le discours sur l’ABA reste contrôlé par les chercheurs, les soignants et les parents des enfants autistes, qui brandissent le motif éthique du bien commun et du vivre ensemble pour encourager l’accès à ces « soins » comportementalistes[32], sans que les premiers concernés aient voix au chapitre. Il est ainsi crucial que les autistes puissent produire leurs propres narrations, même si elles s’écartent d’une chronologie classique[33]. Yergeau soutient que l’autisme se réclame d’une certaine rhétorique, alors qu’il démantèle le concept même de rhétorique, au profit de narrations plus complexes. Mais qu’en est-il lorsque le handicap entraîne une écriture absconse, qui illustre l’incapacité de comprendre ce qui se manifeste dans le corps ?

La pulsion de mort dans Le jour où je n’étais pas là

Le jour où je n’étais pas là retrace l’arrivée et le départ prématuré du bébé trisomique avec un lyrisme puissant, en s’appuyant sur une réflexion éthique radicale qui dépasse les frontières du handicap. L’incipit joue sur l’homophonie entre l’adjectif substantivé niais (bête, ignorant, sot, mais aussi, dans son sens vieilli, l’oisillon qui réside encore au nid) et le verbe nier (ne pas reconnaître, mettre en doute) qui se prononcent de la même manière : « [E]st-ce que je savais que je niais qui je niais […] un nid où couve pour toujours mon petit niais[34] ? » Hélène Cixous avoue : « Devant lui […] tous les mots d’être, d’avoir, de pouvoir, d’aller, tous ont vacillé et plié. Voilà pourquoi il me fut toujours difficile d’en parler, faute de langue » (JPL, p. 12 ; l’autrice souligne). Le verbe s’incline. L’enfant interroge la langue dans son incapacité à s’y inscrire. Dans les faits, la narratrice a eu un fils trisomique, décédé soudainement durant sa première année lorsqu’elle s’est absentée brièvement. Le diagnostic posé par les médecins a des accents de cruauté :

Cet enfant a des traits mongoloïdes dit le pédiatre catholique en sortant.

Ça ? C’est un mongolien. Eh bien, votre petit client, on aurait mieux fait de le tuer. Un végétal. Au mieux un animal. J’en ai un dans l’immeuble. Il ne tient pas sa tête. Je l’ai attachée à une planchette, dit le pédiatre juif à la sage-femme ma mère.

JPL, p. 66

Le pronom « ça » a une fonction d’éloignement et de réification alors que le diagnostic eugéniste écrase l’ontologie de l’enfant incapable d’accéder à un degré d’humanité, en raison de sa passivité. Cruelle ironie d’entendre un médecin de confession juive revendiquer une pratique proche de la torture. En tant qu’il tisse le devenir familial avec l’héritage de l’Holocauste et les migrations de l’Algérie, le récit de Cixous ne comporte pas de date, mais la narratrice remarque que « de nos jours on ne dit plus mongolien. […] On dit trisomique c’est mieux, c’est moins voyant, c’est moins cru, c’est moins croyant, c’est plus savant et moins dieu. Trisomique, terme médical conseillé. Il n’y a plus de mongoliens dorénavant » (JPL, p. 67 ; l’autrice souligne). Empreinte du paternalisme bienveillant qui accompagne le projet d’assimilation de la France, l’actualisation de la langue ne vise pas tant à protéger les personnes handicapées qu’à préserver la bien-pensance des valides lorsqu’ils s’arrogent le droit de décider de la vie des plus vulnérables[35].

En souhaitant se placer du côté d’un glossaire clinique, Cixous fait allusion à la cytogénétique qui désigne la trisomie 21 comme une maladie génétique, la rattachant à un héritage chromosomique. L’écrivaine dénonce la langue blessée par la guerre et qui, sous couvert de bienséance, nomme l’ennemi à abattre. Elle le fait dans un cynisme décomplexé car elle annihile l’autre en prétendant respecter son intégrité. Le chiasme accentue l’hypocrisie de la politesse des hauts placés jouissant de leur droit de vie et de mort sur les autres : « En Algérie pendant la guerre mondiale chez les personnes délicates il y eut substitution également en 1940 et termes conseillés, au lieu de Juifs du jour au lendemain il y eut israélites conseillé au lieu d’arabe terme conseillé indigène, au lieu de “je veux” conseiller “je voudrais” » (JPL, p. 67 ; l’autrice souligne). Lorsque le diagnostic apparaît, Cixous tisse en toile de fond une réflexion sur la bioéthique et la question juive, mêlant son héritage familial à la tragédie du bébé, d’abord par les noms qu’elle lui donne : Adam (comme le premier homme), Georges (le nom du père disparu), Lev (le héros dont il partage la blondeur, tiré de L’idiot de Dostoïevski, roman qu’elle lisait avant son accouchement) (JPL, p. 56). L’existence de l’enfant est une double anomalie, puisqu’elle aurait dû être interrompue durant la gestation. En remarquant qu’il n’y a pas d’autres cas de trisomie 21 dans leur hôpital, le frère de la narratrice l’explique ainsi : « De nos jours on les détecte et on les interrompt dans l’oeuf. Bientôt il n’y en aura plus jamais […]. Sauf exception » (JPL, p. 116). Tout comme la narratrice qui vit les difficultés de l’héritage de l’histoire juive, l’enfant est hanté par l’absence d’une communauté, disparue pour des raisons eugénistes. Nommé ainsi par Francis Galton en 1883, l’eugénisme a été présenté comme la nouvelle science permettant d’améliorer la race humaine par la reproduction sélective[36]. Aujourd’hui, « le nouvel eugénisme[37] » vise à l’élimination du handicap et des personnes handicapées au nom de la santé et de la normalisation des individus, avec pour principal vecteur les technologies de reproduction. Jonathan Glover nuance cependant les accusations d’eugénisme qui visent l’avortement choisi, car « les valeurs poursuivies par les nazis n’avaient absolument rien de commun avec celles qui guident les parents voulant éviter que leur enfant soit handicapé[38] », ceux-ci s’attachant à la notion de qualité de vie. On peut s’interroger sur la portée éthique des examens durant la grossesse et sur l’avortement pratiqué sur des foetus trisomiques, courant au Canada et en France. Alison Kafer pose la question à l’envers, en prenant l’exemple d’un couple de lesbiennes sourdes qui choisissent un donneur sourd pour avoir un enfant sourd, envisageant le handicap comme quelque chose de désirable[39]. Vouloir éliminer le risque de handicap revient à éliminer la possibilité d’inventer de nouveaux moyens d’être au monde ; Kafer souligne que la rhétorique de la « qualité de vie » décline une vision simpliste du handicap[40].

En filant la petite et la grande histoire, le récit de Cixous pose la question de la vie et de la mort que l’on peut souhaiter à l’enfant handicapé lorsqu’il surgit tel une anomalie, faisant allusion à un fantasme inavouable d’infanticide[41]. Dans la France contemporaine, les débats autour de l’accessibilité des services publics s’enlisent et bien que les personnes handicapées soient considérées comme des citoyens en situation de minorité légale (notamment par la conjugalisation du calcul de l’Allocation adulte handicapé qui entrave leur indépendance financière[42]), l’avenir est difficile à envisager même pour celles et ceux capables de s’insérer dans la vie active[43]. Le temps de la narration est en suspens. Tout d’abord, la mère suspend son jugement sur son bébé malgré le diagnostic. Ensuite, elle injecte l’héritage familial de la migration forcée pour se distancer de sa situation actuelle, mais aussi pour trouver des éléments de réponse quant à l’attitude à adopter face au handicap. Enfin, Cixous se tient sur le « seuil » du handicap, dès les premières pages du récit[44], elle interrompt son histoire personnelle en ouvrant un courrier d’une ONG humanitaire officiant en Roumanie, contenant une photographie de deux fillettes souriantes toutes deux nommées Irina, souffrant d’une faim si intenable que l’une a dévoré le bras de l’autre. Dérangée dans son deuil par l’horreur recouverte du sourire innocent de l’enfance, la narratrice n’a pas d’autre choix que d’envoyer un chèque à cette association sans parvenir à s’imaginer le déroulement des événements dans cette prétendue histoire. Cixous fait poindre une critique du mercantilisme autour du handicap en montrant la corruption des principes au coeur de l’acte prétendument moral de collecter des fonds d’aide, car les motifs sont pervers : s’enrichir en instrumentalisant la détresse des enfants.

À l’inverse, l’attitude de la narratrice envers son enfant relève davantage de l’éthique (d’une pratique quotidienne proche des techniques de soi foucaldiennes[45]) que de la morale (des idées du bien et du mal brouillées par le handicap). L’attention portée au visage portant les stigmates de la différence fait allusion à l’éthique du visage développée par Emmanuel Levinas, dans laquelle le philosophe décrit le visage comme imposant une relation d’intersubjectivité, sans possibilité de « saisir » ou d’instrumentaliser le visage de l’autre[46]. Le dénuement du visage dévoile une vulnérabilité qui s’adresse à celui qui le regarde et lui interdit la violence, car « l’expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir[47] ». Le « visage extraordinairement paisible » du bébé montre l’impossibilité de l’appréhender au sens propre du terme, de le saisir au corps, puis de le comprendre par la raison, la narratrice ne pouvant que se tenir au seuil du handicap. Le lecteur est également invité à se tenir sur le même seuil pour envisager des questions complexes de bioéthique.

Au regard des normes et des injonctions autour de la maternité, la narratrice n’apparaît pas très maternelle : aucune description de gestes de soin pour le nourrisson, aucune indication sur son allaitement ou non. Il est intéressant de remarquer que c’est la narratrice elle-même qui évacue les soins maternels de la trame narrative, comme si elle ne trouvait pas sa place de mère. Alors qu’il est le centre de gravité du récit et qu’il impose un traitement éthique particulier, le bébé n’existe pas en tant qu’être de chair. Une communauté se dessine toutefois autour de lui (la mère de la narratrice, qui est ancienne infirmière, le frère de la narratrice) alors que la mère semble en proie à la dépression post partum et qu’elle est envahie de réflexions philosophiques sur son héritage familial et historique – ce que Talia Schaffer définit par « la communauté du care » en termes de « processus, durée et performance[48] », incluant par exemple ceux et celles qui s’occupent de l’enfant sans avoir de lien maternel de sang avec lui, favorisant le mothering (l’acte de materner) plutôt que le motherhood[49] (la maternité biologique). La narratrice convoque « l’armée qu’elle lève autour du petit garçon » en le nommant « tantôt Adam, ou Georges, ou Lev » (JPL, p. 56), tissant une continuité entre ces patriarches et l’enfant sans père. La dislocation du temps narratif par le handicap suit

le fantasme d’un espace qui ignore la hiérarchie sociale conventionnelle, [quand la communauté] permet des chronologies imprévisibles. Dans cette temporalité affective, l’expérience ressentie du passage du temps, nous pouvons parfois avoir une suspension apparemment sans fin, une sorte de présent perpétuel dans lequel l’histoire passée et les plans futurs s’effacent pour faire face aux besoins urgents de la personne soignée[50].

L’enfant naît le premier mai, fête du travail en France où il est permis de s’absenter de son poste. Durant l’accouchement à la maternité de Sainte-Foy, la narratrice sort de son corps et se voit de l’extérieur, par la fenêtre : « Elle, c’est moi qui ce jour-là vient de basculer hors de moi et plus question dans la maison de moi d’où je viens de tomber. Le temps pivote et tombe. Il n’y a plus de passé. Le futur pas encore » (JPL, p. 51-52). Dès les premiers regards échangés, la mère et l’enfant sont comparés à deux Sphinx mythiques, immobilisés dans leur face-à-face (JPL, p. 53). Elle remarque une différence subtile sur le visage « lisse, abstrait » de l’enfant, son « absence de méchanceté » qui force la mère à baisser les yeux.

Dans son opus dédié à son amie, H.C. pour la vie, c’est-à-dire…, Jacques Derrida écrit que contrairement à son désir mortifère, Cixous se situe du côté de la vie, ce qui témoigne selon lui d’un acte de foi[51]. Le récit autofictionnel porte sur les spectres et les petits « enfantômes » hantant le lien maternel : par l’écriture et la transmission des blessures familiales, la narratrice se déplace en pensée dans la clinique où travaillait sa mère en Algérie, institution habitée par la détresse des femmes aux grossesses difficiles, celles qui désirent faire passer un enfant, celles qui souhaitent adopter un futur orphelin, où l’administration fait loi et brise les clans, un lieu qui devient obsédant (JPL, p. 142). Dans Le jour où je n’étais pas là, les procédés narratifs tentent de placer le fils handicapé dans un héritage familial proche de la mort, mais qui ranime la notion de « vie » en resserrant les liens douloureux de la descendance.

Les potentialités du care s’établissent dans les marges, par les personnes concernées. Dans Care Work: Dreaming Disability Justice[52], Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha explore les multiples facettes intersectionnelles de l’activisme crip tel qu’il s’exprime dans le quotidien des personnes queer et racisées. Elle y défend la possibilité pour les personnes handicapées de se réclamer d’un lignage crip, de trouver des affinités en dehors de liens de sang. Les trois voix narratives du corpus retenu ont démontré que le handicap d’un enfant ébranle ses parents, mais aussi la notion de famille, en l’élargissant ou en la fracturant. Sur le plan du littéraire, le handicap, en tant que matière première (parfois autobiographique ou autofictionnelle), repousse les frontières de la narration, aussi bien en ce qui concerne la structure du récit que dans les thèmes abordés et les sentiments complexes que fait surgir l’enfant handicapé.

Les trois récits suggèrent que le handicap ne peut s’aborder d’une façon monolithique : on ne peut qu’en décliner certaines expériences. La langue s’avoue fragile, mouvante, elle peut parfois « trahir » l’enfant handicapé (dans son diagnostic, dans sa volonté de s’adapter). Sandra Laugier, « passeuse » de la notion de care en France, rappelle que cette notion anglophone souffre de la traduction en soin, sollicitude ou attention, car elle inclut toutes formes de souci des autres[53]. Parce qu’il est le plus souvent pratiqué (et réinventé) par des femmes, le care est associé au féminisme. Cependant, si le care outrepasse le champ médical, en favorisant la collaboration, l’intersectionnalité, et l’accessibilité[54], les questions éthiques qu’il pose s’accompagnent d’une réflexion politique révolutionnaire, où il s’agit de repenser les fondations de la société pour permettre à tout individu d’y prendre sa place. Les trois récits des autrices appellent à un nouveau modèle social où la prise en charge des enfants handicapés serait facilitée, en reconnaissant que le handicap fait partie de leur identité et de leur expérience corporelle, sans constituer quelque chose de repoussant à éradiquer, tout ceci s’éloignant donc du modèle médical qui prévaut en France[55]. Ces histoires repoussent les frontières du dicible en ce qui concerne le handicap, autorisant les parents et les proches à articuler leurs sentiments complexes et ambivalents qui surgissent dans la « gestion » du handicap de leur enfant. Dans notre monde marqué par la pandémie de COVID-19 (et le risque de contracter le COVID long), miroir grossissant du validisme[56], les narrations permettent de renouveler notre rapport individuel et collectif au handicap[57], non seulement dans un souci de futurité (la plupart des humains connaîtront une situation de handicap), mais également en se préoccupant de ceux qui n’ont pas le luxe de se projeter dans le futur. Sans se contenter d’inclure les personnes handicapées dans la littérature, le travail de justice sociale commence dès la conceptualisation de l’oeuvre. Loin des images édulcorées du Téléthon, les représentations éthiques du handicap tel qu’il est incarné embrassent parfois les paradoxes et les vertiges d’une langue poétique, qui permettent de rendre compte des émotions ambivalentes qu’il peut générer.