Number 133, 2023 La littérature et les humanités médicales : zones de tension d’une relation problématique Guest-edited by Daniel Laforest and Benjamin Gagnon Chainey
Table of contents (7 articles)
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Liminaire
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Humanités médicales et humanités tout court : un nouveau scénario
Vincent Bruyère
pp. 13–34
AbstractFR:
L’objectif de cet article est de montrer qu’afin de penser la relation entre littérature et les humanités médicales, il faut revenir sur les termes de cette relation pour en improviser d’autres dans le sillage d’un texte important de Eve Kosofsky Sedgwick écrit à la fin des années 1990, marqué à la fois par son expérience du cancer et son engagement auprès d’ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power). À une logique paranoïaque de la critique, Sedgwick oppose une logique de réparation. Lire de façon critique, explique Sedgwick, c’est se prémunir contre, se garder de. C’est faire en sorte de diminuer les effets de surprise et d’attachement. En mobilisant l’article de Georges Canguilhem, « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? » (1978), et le mémoire de Jean-Dominique Bauby paru la même année que le texte de Sedgwick, Le scaphandre et le papillon, l’article explore en quoi « réparer », ce n’est pas forcément revenir en arrière – par exemple, pour renier l’héritage herméneutique – mais peut-être envisager une autre relation au temps, à l’avant et à l’après, au temps comme horizon normatif, et en particulier au temps de la guérison. Se garantir de et se garder de c’est aussi, étymologiquement, guérir, explique Canguilhem. Bauby, lui, n’a pas guéri et ne guérira pas. Du moins, il ne guérit pas en termes qui signifient un mouvement de repli. Il développe une pédagogie du texte littéraire à l’ère de la réparation qui met l’accent sur l’affect et la surface.
EN:
This article aims to show that, to rethink the relationship between literature and the medical humanities, it will be necessary to revisit the terms of this relationship in order to improvise others following an important text written by Eve Kosofsky Sedgwick in the late 1990s and marked by both her experience with cancer and her engagement with ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power). To the paranoid logic of criticism, Sedgwick opposes the logic of reparation. To read critically, Sedgwick explains, is to guard against, to beware of. It is a way to reduce the effects of surprise and attachment. Guided by an article by Georges Canguilhem, “Is a Pedagogy of Healing Possible?” (1978) and the memoir by Jean-Dominique Bauby, The Diving Bell and the Butterfly, published the same year as Sedgwick’s text, the present article explores how repair does not necessarily mean to turn back—for example, to deny the hermeneutic heritage—but perhaps to envision another relationship to time, to a before and an after, to time as a normative horizon, and in particular, to the time of healing. To protect oneself and to beware of is also, etymologically, to heal, explains Canguilhem. Bauby, for his part, did not and would not heal. At least, he did not heal in terms that meant a turning inward. He developed a pedagogy of the literary text in the time of reparation that stresses affect and surface.
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Mère sauvage, fille manquée : le soin paradoxal d’une relation problématique chez Nelly Arcan, Sophie Calle, Marie Cardinal et Hélène Cixous
Léonore Brassard and Pascale Millot
pp. 35–62
AbstractFR:
Alors que le lien de la mère à l’enfant, particulièrement dans la petite enfance, est marqué par le lieu commun de la plus grande attention à l’autre – espace archaïque du soin, du souci constant, de la protection presque animale –, celui qui va de la fille à la mère est souvent appréhendé, et d’autant plus à mesure que la fille grandit, de manière problématique. Cette relation paradoxale, à la fois fusionnelle et distanciée, empreinte d’affects contradictoires et porteuse d’une longue histoire, préexistante à la naissance de la fille, serait liée à une difficile différenciation. Comment, sur ce socle fragile, la fille peut-elle à son tour prendre soin de sa mère ? La littérature peut-elle être cet espace de soin ? En interrogeant le lien entre la fille et la mère, dans leur écriture, Nelly Arcan, Marie Cardinal, Sophie Calle et Hélène Cixous ont su faire du texte un lieu paradoxal d’accueil et de soin de la mère. C’est ce lien et ce lieu que cet article tentera de circonscrire en interrogeant ce que pourrait être un « soin » littéraire de la fille à sa mère qui mêlerait bienveillance et dégoût, haine et amour, désir de fusion et de séparation et s’actualiserait dans une forme de cocréation fille-mère.
EN:
Whereas the bond between mother and child, particularly in early childhood, is characterized by the stereotype of the greatest attention to the other—archaic space of care, of constant worry, of almost animal protectiveness—, the bond between daughter and mother is often viewed problematically, and all the more so as the daughter grows up. This paradoxical relationship, at once intimate and distant, stamped with contradictory emotions and marked by a long history that pre-dates the daughter’s birth, is supposedly difficult to demarcate. How, on this fragile basis, can the daughter in her turn care for her mother? Can literature be this space of care? By examining the mother-daughter relationship in their writings, Nelly Arcan, Marie Cardinal, Sophie Calle and Hélène Cixous succeed in making the text a paradoxical place of welcome and care for the mother. This article attempts to define this relationship and this place by examining what might constitute a daughter’s literary “care” for her mother, one in which a mix of kindness and aversion, hatred and love, and the desire for merger and separation result in a new form of daughter-mother co-creation.
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Réinvestir le sensible en Sciences de la santé : les enjeux d’un nouveau Diplôme Universitaire de Médecine narrative à l’Université de Bordeaux
Isabelle Galichon and Jean-Arthur Micoulaud-Franchi
pp. 63–88
AbstractFR:
Dans le cadre de cet article, nous souhaitons, à partir de la mise en place d’un Diplôme Universitaire de Médecine narrative au Collège des Sciences de la santé à l’Université de Bordeaux, penser à nouveaux frais la possibilité d’une clinique des signes dans le soin. Il va s’agir de mettre en exergue les enjeux épistémologique, éthique et politique d’un tel diplôme, afin d’en dresser les principes pédagogiques pour enfin analyser la place de la littérature dans cette discipline et plus précisément dans le cadre de cette formation.
EN:
Subsequent to the creation of a Diplôme universitaire de Médecine narrative at the Collège des Sciences de la santé of the Université de Bordeaux, this article aims to rethink the possibility of a clinic of signs in care. The issue is to highlight the epistemological, ethical and political stakes of this type of diploma in order to outline its pedagogical principles and, finally, analyze the place of literature within this discipline and, more precisely, within the context of this training.
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The « villainous obstinacy and ugliness » of « a body of facts » : la création du personnage d’Alexis Saint-Martin par son chirurgien, le docteur William Beaumont
Maxime Raymond Bock
pp. 89–116
AbstractFR:
Originaire de Berthier au Bas-Canada, le voyageur Alexis Saint-Martin (1802-1880), à la suite d’un accident d’arme à feu, a servi de cobaye au chirurgien américain William Beaumont (Lebanon, CT, 1785-1853), dont les travaux sur son estomac blessé ont marqué la médecine et lui ont valu le titre de « Père de la physiologie gastrique ». Malgré le rôle primordial qu’il a joué dans le succès et la renommée de Beaumont, Saint-Martin demeure un personnage marginal, une note infrapaginale dans le grand livre de l’histoire médicale. Cet article analyse la première représentation de Saint-Martin, non seulement en tant qu’individu happé par un hasard de l’histoire qui l’a condamné à se définir en fonction de sa blessure, mais aussi en tant que figure réifiée de coureur des bois.
EN:
A native of Berthier in Lower Canada, the voyageur Alexis Saint- Martin (1802-1880), following a shotgun accident, served as guinea pig for the American surgeon William Beaumont (Lebanon, CT, 1785-1853), whose work on Saint-Martin’s wounded stomach marked the field of medicine and earned Beaumont the title “Father of Gastric Physiology.” Despite the vital role he played in Beaumont’s success and fame, Saint- Martin remains a marginal figure, a footnote in the great book of medical history. This article analyzes the first representation of Saint-Martin, not only as an individual condemned by an accident of history to be defined by his injury, but also as an objectification of the coureur des bois.
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Écrire le handicap des enfants : Clara Dupont-Monod, Minh Tran Huy, Hélène Cixous
Kaliane Ung
pp. 117–140
AbstractFR:
Le sujet du handicap des enfants reste tabou en littérature. Comment parler de ce qui laisse sans voix ? Comment puiser dans le langage les mots justes pour décrire l’injustice d’un enfant qui souffre sans que l’on puisse trouver un remède à son mal ? Que peut la littérature dans ce cas extrême ? Dans Le jour où je n’étais pas là (2000), Hélène Cixous se souvient qu’à la naissance de son enfant atteint de trisomie 21, elle cesse d’écrire, subissant « un alignement sur le non-aligné ». L’autisme de son fils Paul contraint l’écrivaine Minh Tran Huy à reconsidérer les possibilités de narration de son handicap, d’envisager Paul comme un personnage qui n’évoluerait pas selon les attentes de la société, ou même d’un roman. Dans S’adapter (2021), Clara Dupont-Monod fait le choix d’une focalisation singulière pour décrire les différentes facettes de l’enfant handicapé : celle des pierres de la cour qui témoignent de l’évolution des membres de la fratrie, chacun réagissant différemment au petit être aveugle et immobile. À travers leur écriture, les autrices étudiées explorent les tabous inhérents aux différentes relations de leur enfant respectif avec elles, leur famille et la société, tout en appelant à définir le handicap des enfants et le « soin » (le care, souvent administré par les femmes) en tant que cause politique.
EN:
The disabled child remains a taboo subject in literature. How can we talk about something that leaves us at a loss for words? How do we find the right words to describe the injustice of a child who suffers without the hope of a cure? What can literature do in such extreme situations? In Le jour où je n’étais pas là [The Day I Wasn’t There] (2000), Hélène Cixous recalls that at the birth of her child with Down syndrome, she stopped writing, enduring “un alignement sur le non-aligné.” Her son Paul’s disability forces the writer Minh Tran Huy to reconsider the possibilities of narrating his situation, of envisioning Paul as a character who will not evolve according to society’s expectations, or even those of a novel. In S’adapter, translated as And the Stones Cry Out (2021), Clara Dupont-Monod describes the different facets of the disabled child from a singular point of view: that of the stones in the yard testifying to the evolution of the family, each sibling reacting differently to the tiny blind and motionless being. The authors studied here explore the taboos inherent in the different relationships between the writers, their child, their family and society, while calling for a social and political definition of disability and “care.”
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Cesser de lisser le ton : la littérature, pour entendre les voix des malades hors des objectifs médicaux
Benjamin Gagnon Chainey
pp. 141–168
AbstractFR:
Par une analyse comparative de deux autopathographies contemporaines, Hors de moi (2008), où la philosophe française Claire Marin témoigne de son expérience de la douleur chronique, et Jardin Radio (2022), où l’autrice québécoise Charlotte Biron raconte ses années d’opération et de convalescence pour traiter un cancer à la mâchoire, cet article remet en question une certaine tendance des humanités médicales et en santé à instrumentaliser la littérature au profit d’objectifs thérapeutiques, éthiques et politiques, qui ne sont pas nécessairement les siens. Dans le contrepoint de cette tendance à vouloir policer le littéraire, voire à lisser ses aspérités discursives trop chaotiques, violentes ou négatives, cet article désire faire résonner la part de colère indissociable de l’expérience de la douleur chronique et de la maladie – suivant les deux autrices –, mais aussi, mettre en lumière une dimension inutile de la littérature qui, même si elle ne guérit pas, parvient néanmoins à accompagner les malades dans le silence, la souffrance et l’ennui de leur solitude, et dont on peine à percevoir les véritables échos.
EN:
Through a comparative analysis of two contemporary autopathographies, Hors de moi [Out of Myself] (2008), where the French philosopher Claire Marin testifies to her experience with chronic pain, and Jardin Radio (2022), where the Quebec author Charlotte Biron recounts her years of operation and convalescence for the treatment of jaw cancer, this article challenges a certain tendency of the medical and health humanities to instrumentalize literature in service to therapeutic, ethical and political objectives that are not necessarily its own to pursue. As a counterpoint to this wish to police the literary, even to smooth out discursive rough edges that are overly chaotic, violent or negative, this article proposes to highlight not only the part played by an anger inseparable from the experience of chronic pain and illness—following the two authors—but also a useless dimension of literature which, even if it fails to cure, nevertheless manages to accompany the sick in the silence, suffering and monotony of their solitude, a dimension whose genuine echoes are difficult to perceive.