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Il n’y a rien à voir

« Il n’y a rien à voir[1]. » Une plante au plateau est un non-événement. Son temps est autre, plus long ou plus court que le temps humain ; sa mobilité et sa capacité transformatrice, imperceptibles à l’oeil nu. La plante, parent pauvre de l’objet scénique et de la marionnette, déçoit par sa difficulté à rentrer dans le champ du spectaculaire. Elle est reléguée au rang de décor de fond de scène, renvoyée à un statut décoratif ou ornemental. Comment, dès lors, tâcher de figurer et de représenter le vivant végétal en scène ? Comment rendre compte de ce corps alter, de cette corporéité étrangère, ainsi que de son langage chorégraphique et plastique singulier ?

Dans ce texte, je propose de partager le récit d’un processus de recherche-création qui m’a amenée, ainsi qu’une équipe de collaborateur·trice·s artistiques et scientifiques[2], à la création de Bardane et moi (2021), une performance mettant en scène une femme de quarante ans, l’interprète que je suis, et une plante sauvage, la bardane. Je restitue cette expérience et la mets en perspective à partir d’un corpus théorique qui emprunte aux méthodologies de l’écologie politique et notamment à la pensée de l’historienne de l’art Estelle Zhong-Mengual, mais je prends également en charge cette expérience collective de recherche-création à partir de la situation interstitielle qui est la mienne. Chercheure en études théâtrales, théoricienne de la performance et artiste scénique, à partir de l’endroit de contiguïté, de porosité et de friction qu’autorise la position instable et indéterminée de l’artiste-chercheure[3], je pense et écris, avec les saillances et les impensés, les perspectives et les lignes de fuite qui informent la façon située dont je fais recherche. Aussi, si nous avions à notre disposition, dès les premières résidences de recherche[4], un ensemble de questions que nous avons mobilisées (« Qu’est-ce qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue ? Qu’est-ce que la relation fait à notre sentiment d’existence ? Qu’est-ce qu’habiter un espace commun ? »), ce n’est qu’à l’issue d’un processus de recherche de trois années, nourri d’échecs et d’essais, que les membres de l’équipe artistique et scientifique et moi-même sommes parvenus à formuler une hypothèse de recherche paradoxale. Cette hypothèse, que je tâcherai de résumer en quelques mots ci-dessous, nous permettait tout à coup d’articuler la difficulté à représenter la vie végétale en scène et le potentiel heuristique de l’illusion théâtrale.

Et si, pour écologiser la scène de théâtre, pour mettre en scène du vivant non humain, nous n’avions pas paradoxalement besoin de recourir à l’artificialité de l’objet scénique afin de rendre audible et visible la nature en scène ? Face au défi de représenter le vivant végétal en scène, le théâtre nous enjoint, précisément, à assumer l’artificialité qui le caractérise et, grâce à un jeu d’opposition paradoxal, nous permettrait d’avoir ainsi accès au vivant.

Figure 1

La bardane dans un studio de répétition au Centre National de la Danse, Pantin, mars 2021.

© Chloé Déchery

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C’est ce que j’appellerai, dans le cadre de cette démonstration, l’« hypothèse-Bardane », une expression qui désignera le processus de création et de fabrication d’une bardane – cette plante sauvage qui pousse à l’ombre, le long des chemins, dans les forêts tempérées – une bardane pensée ici à destination de la scène.

Après avoir tenté de (et échoué à) représenter de représenter la bardane vivante sur scène – à travers une série de tentatives sur lesquelles je reviendrai –, nous avons décidé de concevoir et construire un objet scénique hybridé ; un artefact composé d’éléments végétaux, robotisés et anthropomorphisés ; une créature augmentée pas-tout-à-fait-plante ou plus-que-plante ; une sorte d’objet marionnettique végétalisé. Mais arrêtons-nous un instant sur ce jeu de dénominations, par lequel, de glissement en glissement, je tâche de circonscrire ce qui nous intéresse : soit à la fois l’actant et la partenaire de jeu du spectacle Bardane et moi et l’objet de cette présente étude, la bardane. La bardane, en tant que représentante – à son corps défendant – de son espèce sur scène, résiste à la nomenclature traditionnelle des études théâtrales : ni actrice ni accessoire, ni marionnette ni masque, elle est un peu tout cela à la fois, et en-deçà aussi. Les variations successives que met en jeu ce miroitement terminologique rendent compte d’une appétence, chez moi, chez d’autres, chez tous·tes ceux et celles qui écrivent sur et avec les plantes, du désir de refonder un langage poétique et technique, sensible et informé, qui puisse rendre compte de la possibilité d’une écoute et d’une attention interspécifiques. Que signifient ces efforts de dénomination dont nos balbutiements rendent compte ? Quel est le mouvement de cette poussée que le désir de langage impose à nos corps ? De quelles façons cette recherche du langage juste, un langage en résonance[5], révèle nos corps ; machines imageantes, désirantes et babillantes ?

Il n’y a rien à voir.
Ça ne parle pas.

Et pourtant, la résistance que m’offre la bardane est une invite à modifier ma disponibilité, à re-calibrer mon attention et à oeuvrer à un « rééquipement en sensibilité[6] ». Alors que Marielle Macé voit en l’oiseau qui s’est tu le silence du subalterne ainsi que l’effondrement de nos écosystèmes, la nécessité de prêter attention à cet appel demeure pressante. Et je pourrais écrire de la bardane, comme Marielle Macé dit de l’oiseau : « Alors écoute ce que te dit [cette bardane] qui non-parle et non-[danse], mais qui conjugue, et qui tombe[7]. » Cela n’est rien de plus qu’une tentative, je l’ai dit.

Dans un deuxième temps, je tâcherai de mettre le récit de recherche en perspective en ouvrant sur les travaux d’autres artistes ; des artistes femmes qui invitent le végétal sur scène soit en mettant une plante en scène, dans une version organique et non modifiée (Conversations déplacées d’Ivana Müller), à travers une prolifération d’images et de gestes enchevêtrés (Estado vegetal de Manuela Infante), ou, au contraire, en dédiant une pièce à une plante qui est absentée de l’espace scénique mais représentée par le truchement d’images vidéoprojetées ou incarnée par un agent humain (Sofia Teillet, La sexualité des orchidées). Ce faisant, je proposerai une typologie des modes de représentation de la plante au plateau, selon un continuum qui vise, selon les projets artistiques, à présentifier la plante de façon incarnée ou à rendre compte de la plante autrement, par la force allusive du discours ou à travers le processus d’incarnation d’une entité alter[8] prise en charge par une interprète.

La plante, étrangère à la scène

Commençons par une expérience pratique.

Imaginons que je pose une plante sur un plateau ou dans un espace de répétition – disons un studio – et que je la regarde, que se passe-t-il ? Si Peter Brook affirme : « Quelqu’un traverse cet espace vide [une scène] pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé[9] », qu’advient-il si c’est une plante non pas qui traverse mais qui est déjà là, au plateau, et si c’est une femme qui l’observe ? L’équation vaut-elle toujours quand les coordonnées sont déplacées de la sorte ? Une rencontre peut-elle naître de ces deux subjectivités alter, situées et se tenant face à face (plante/spectateur·trice) ou côte à côte (plante/interprète) ?

La première impression, fulgurante, décevante, est qu’il n’y a rien à voir. Pas grand-chose d’intéressant, tout du moins. La plante, hors-sol, arrachée à son milieu naturel et à son habitat, est posée là, loin de son écosystème. Elle apparaît esseulée, plus petite, anecdotique même. S’il n’y a pas de projecteur scénique unilatéral qui la mette en lumière (mais dont l’intensité du flux lumineux risquerait de la faire dépérir), il est difficile de percevoir les détails qui fondent sa singularité : ses couleurs, son relief, sa structure, l’organisation des différents éléments qui la composent – racines, tige, feuilles, fleurs, capitules, bractées –, la forme de ses feuilles ou la qualité de sa texture. L’acte d’appréhension est rendu plus difficile par la distance physique dans laquelle nous tient l’organisation spatiale propre à l’espace théâtral, que l’on soit interprète au plateau, à quelques mètres déjà, ou spectateur·trice, assis du côté des gradins, plusieurs rangs derrière, vers le fond de la salle. Sur scène, la plante, qui est donnée pour ce qu’elle est, n’est jamais spectaculaire. Son mouvement est imperceptible, ses couleurs apparaissent fades sous la lumière crue des projecteurs.

Il n’y a rien à voir.

La plante est ce corps étranger sur la scène théâtrale ; exogène, non responsif[10] et rétif au dynamisme des relations dans lesquelles sont engagés les autres actants vivants, animaux humains et animaux non humains, en coprésence sur le plateau. Plus encore, si la plante n’est pas théâtrale au sens où elle fait rarement spectacle, elle n’est pas non plus dramatique. Certes, la plante génère et subit une série d’actions continues ou ponctuelles (poussée des racines, processus bioénergétique de photosynthèse, croissance de la tige et des feuilles), mais ces actions sont imperceptibles pour l’oeil humain.

Il n’y a rien à voir.
Il ne se passe pas grand-chose.

De là où je me trouve, sur le bord du plateau, à une dizaine de mètres de la plante, avec le système perceptif limité dont je dispose, je ne peux pas voir la plante s’accroître et grandir ; je ne peux pas la voir transformer du monoxyde de carbone en oxygène en temps réel, je ne vois pas ses racines s’enfoncer plus avant dans la terre et chercher les nutriments nécessaires à sa croissance. J’ai beau connaître intellectuellement ces phénomènes physiques et biologiques, je ne suis pas en mesure de les percevoir alors que je regarde et appréhende la plante située à quelques pas de moi sur le plateau, cette « scène ontologique et politique[11] » que nous partageons et sous laquelle se trouve, peut-être, du humus, et, peut-être, dessous, à un autre niveau, le réseau Hartmann, et dessous, peut-être encore, des lignes énergétiques et des forces telluriques qui façonnent et informent nos existences de mille autres façons encore inconnues de nous, les animaux humains. Mon corps n’est pas équipé de ressources perceptives suffisamment fines pour me permettre de faire l’expérience de ces phénomènes. Pire encore, mon regard flottant, mal ou non-informé, confond peu à peu la plante, cette entité animée, cet être vivant non-animal, ce corps alter, avec un « décor[12] », me forçant à reconduire la distinction binaire et réductionniste nature/culture, ce « grand partage » qui aurait fondé la pensée du modernisme[13]. Élément de décor ou de fond de scène, plante en pot ou plante d’intérieur, l’être végétal disparaît alors que mon regard le réifie et le réduit à un ensemble de constructions et d’images culturelles sous lesquelles je le recouvre et l’appréhende désormais, faute de pouvoir le percevoir pleinement.

Plus je regarde la plante, plus je l’invisibilise.
Il n’y a rien à voir.
Il ne se passe pas grand-chose.
Ça ne parle pas.

Car, rendons-nous à l’évidence : le langage des fleurs ne nous suffira pas pour entrer en communication avec la vie végétale. Les tentatives les plus sophistiquées aujourd’hui, en bioacoustique[14] notamment, ont encore peine à isoler ce qui pourrait relever d’un langage de la plante qui soit perçu indépendamment de la production sonore de son milieu telle qu’elle est générée par les différents éléments qui la composent (oiseaux, vent, insectes). « Elles [les plantes] ne parlent pas et elles ne réagissent pas non plus : elles semblent inertes, elles sont immobiles, simplement là, indifférentes donc, à faire leur vie sans nous. » (APV, p. 97)

Sur scène, la plante ne se distingue pas. Elle est l’antithèse de l’actrice, son pendant inversé. Or, je peux m’efforcer, avec toute la bonne volonté qui est la mienne, de la considérer[15], autre chose surgira et captera mon attention : la traversée d’une souris sur le plateau, une plume qui tourbillonne dans la lumière en descendant des cintres, l’entrée d’une actrice.

La difficulté, lorsque l’on s’attache à mettre en scène du vivant végétal, il me semble, est que la plante, avec sa vie organique, son mode d’existence relationnel et intrinsèquement attaché à un environnement, saisie « par le milieu[16] » et aussitôt prise dans un rets de dynamiques d’interdépendances, est foncièrement étrangère à la scène, réfractaire à la spectacularisation, peu encline au hors-sol[17].

Une solution envisageable serait d’assumer la non-visibilité de la plante et d’ouvrir l’expérience du public sur de l’ennui. Ne rien faire qui aille à l’encontre de ce qui fait la spécificité de la vie végétale. Ne pas chercher le jeu, la distraction, la vitesse ou l’effet. Confronter les spectateurs à leur ennui. Duchamp y trouverait certainement son compte, lui qui enviait à Kaprow[18] la trouvaille de l’ennui dans les protocoles qui donnaient lieu à ses happenings. À travers l’expérience étale de l’ennui qu’offre le spectacle d’une vie végétale pourrait émerger la possibilité d’une activité autre que celle d’une attention captée et rassasiée ; une occasion de ruminer, de rêvasser, de veiller, de s’absenter. Mais cela est un pari risqué au théâtre.

L’« hypothèse-Bardane » : quelques pistes pour une recherche-création dans le théâtre des plantes

Pour ceux et celles qui ne sont pas familier·ère·s avec le spécimen, la bardane est une plante sauvage aux vertus thérapeutiques et médicinales reconnues qui pousse à l’ombre des arbres, le long des chemins, dans des milieux semi-ouverts ou ouverts, majoritairement nitrophiles, originellement dans les forêts tempérées de l’hémisphère Nord. La bardane est une herbacée bisannuelle commune qui se distingue, d’une part, par la taille et la forme de ses grandes feuilles alternes et, d’autre part, par ses fleurs groupées dont les bractées munies de crochets – et c’est là un de ses traits les plus connus – se fixent aux vêtements des humains ou au pelage des animaux, assurant ainsi la distribution de ses graines et sa reproduction. La description botanique est ici importante non parce qu’elle permet de figer l’identité d’une espèce et de soulager l’effort descriptif mais parce qu’elle met en jeu un certain nombre de paramètres nécessaires à la compréhension globale de ce qui constitue le mode de vie spécifique de la bardane : son milieu, son mode de reproduction, son aspect et sa surface d’exposition[19] qui informent, à leur tour, la façon dont elle se déploie dans son environnement.

Lorsqu’a émergé, tôt dans le processus de recherche de Bardane et moi, la nécessité de travailler avec une plante qui soit le binôme, la partenaire et l’adresse de l’interprète humaine, déplaçant les lignes du solo vers une « tentative de dialogue[20] », plusieurs options ont été considérées. La sélection de la plante la plus idoine pour les besoins du spectacle s’est apparentée à une distribution théâtrale : une procédure de sélection traditionnelle empruntée à la production de spectacle vivant. Les critères d’éligibilité portaient sur la taille et le volume de la plante, les qualités architecturales et plastiques de ses feuilles, la capacité de la plante à faire corps de façon individuée et non pas collective (un bosquet ou un pied contenant plusieurs plantes n’allaient pas convenir) et l’imaginaire culturel dont était porteuse la plante. Après avoir écarté les sèmes de toxicité et de parasitage, je me suis arrêtée sur les caractéristiques suivantes : le sauvage, le curatif, l’invasif. En raison des thématiques d’encapacitation et d’inversion des schémas de représentation du féminin présentes dans la pièce, il me semblait intéressant que la plante puisse être la dépositaire de projections anthropomorphisées contradictoires. En d’autres mots, il nous fallait une plante aux vertus médicinales reconnues mais qui soit aussi une « mauvaise herbe ». Si j’ai un temps considéré l’ortie, très présente dans l’imaginaire populaire et plus connue que la bardane, j’ai préféré opter pour la bardane dont le volume et la présence matérielle me semblaient manifester une singulière puissance d’existence au plateau. En tant qu’autrice impliquée dans le projet, je n’étais pas non plus insensible aux sonorités du substantif par lequel on désigne la plante dans la langue française.

Je m’appelle Bardane. B-A-R-D-A-N-E[21].

Le mot, avec son assonance en -a et le glissement moelleux en clausule offert par le -n, promet de possibles jeux de mots et glissements de signifiants (« banane », « barde », « barda », « bardot », « bardeau », etc.), ouvrant sur des frictions entre différents registres de langue et de genre.

Dès que j’ai décidé de mettre en scène une bardane vivante, outre les difficultés pratiques que nous allions rencontrer, nous avons aussitôt été confronté·e·s aux écueils et aux dangers qui apparaissent lorsque l’on entreprend de faire exister une plante sauvage sur une scène théâtrale.

Le premier danger consiste à considérer la plante comme décor, donc dépourvue d’intériorité, inutile, passive et seul « support de projection symbolique ou émotionnel » (APV, p. 92). La plante n’est présente sur scène que parce qu’elle renvoie aux états intérieurs de celui ou celle qui la regarde (l’interprète, les spectateur·trice·s). Grand cas sera fait, dans la fiction dramatique, des états de proximité et de similitude entre la plante et l’interprète. On insistera sur une interpénétration des imaginaires identitaires ou affectifs entre la plante et les interprètes. L’intériorité supposée de la plante (sa supposée tranquillité, son apparente immobilité, sa propension à la passivité) est récupérée par l’interprète au gré de divers développements narratifs ou dialogiques. Lors de l’écriture scénique, diverses stratégies de mise en scène et de jeu sont déployées : mimétisme des positions (verticales et immobiles, horizontales et au sol), contamination des micro-actions (respirer, pousser, ployer). Ce mode de rapport à la plante et à la vie végétale reconduit une logique anthropocentrée qui ne vient en rien influer sur une nouvelle politique des vivants[22] ou une véritable biocratie, « une démocratie où le bios, le vivant se substituerait au demos comme puissance constituante[23] ».

Le deuxième danger serait d’approcher la plante comme merveille et de l’apprécier uniquement pour ses qualités esthétiques. La plante devient un objet de contemplation, le support d’une rêverie lyrique qui ne vient, une fois de plus, que conforter la puissance et la vigueur de la vie intérieure de celui ou de celle qui la regarde. Ce mode de rapport à la plante repose sur une idéologie sentimentale et poétique de la vie végétale.

Un autre danger, moins réductionniste que ceux mentionnés précédemment, consiste à aborder la plante comme monde. La plante présente des rapports de convergence et de différence avec celui ou celle qui la regarde et avec qui elle partage le même monde terrestre. Ce rapport repose sur une idéologie relationnelle et cosmologique que l’on trouve notamment dans les systèmes de pensée animiste ou magique. Le sujet qui appréhende la plante la perçoit par analogie et par correspondance et établit des réseaux de significations qui les relient, plante et sujet, au même cosmos. Cette tendance, si elle a le mérite d’inscrire la plante dans un champ de relations responsives et dynamiques, risque pourtant d’écarter la dimension matérielle de la vie végétale et de passer outre la réalité biologique de ses conditions d’existence, réduisant ainsi la complexité et l’altérité radicale de l’être végétal.

Car, il faudra insister là-dessus : la plante est autre que l’humain. Radicalement autre. Les plantes, comme l’écrit Emanuele Coccia, « vivent à des distances sidérales du monde humain[24] ». Face au constat de cette altérité radicale, il convient de se demander si la scène, un environnement hostile, sombre et mal ventilé, pourvu de dimensions contraintes, d’une cage de scène, d’un plateau sans profondeur tellurique, d’une lumière artificielle et nocive, est bien le lieu propice pour accueillir la vie végétale. En d’autres mots, est-ce que la bardane est susceptible de vivre et de croître sur scène, ou, tout du moins, de lui survivre ?

Du kidnapping à la voiture-télécommandée : le récit d’un processus erratique de recherche

Lorsque je choisis de travailler avec une bardane, je crus initialement qu’il nous faudrait convoquer une bardane vivante dans le studio de répétition. Mettre à l’épreuve une relation supposait de faire se rencontrer deux êtres vivants. Pour rendre compte de cette réalité dans l’écriture scénique, il fallait avoir vécu cette expérience dans les conditions de l’espace théâtral. Tel était le présupposé, discutable, on s’en doute. Mais la bardane ne se prête pas à l’exhumation. La bardane ne s’empote pas ; ce n’est pas une plante d’intérieur. Si l’on souhaite la cultiver en pleine terre, la bardane, en raison de sa très longue racine pivotante, nécessite un ameublement du sol sur 50 centimètres. Le sol doit également être enrichi avec du compost ou du fumier de culture et la plante doit, de préférence, pousser à l’ombre. Nous sommes loin des théâtres.

Malgré les conseils que m’avaient prodigués différent·e·s expert·e·s (une architecte paysagère, une cueilleuse et phythothérapeute), j’entrepris d’aller rencontrer une bardane dans la forêt de Compiègne au mois de juin, avant la période de floraison. Ou plutôt : je pris la décision d’enlever une bardane. J’avais avec moi la parfaite panoplie du kidnappeur amateur ; une pelle, un grand sac poubelle et j’avais oublié mes gants. Outre le problème légal que l’entreprise posait immédiatement (tout arrachage de plants et de plantes est interdit par la loi), j’enfreignais une série d’interdits plus problématiques les uns que les autres. D’une part, je prenais le risque de dégrader la forêt (risque écologique) et, d’autre part, je séparais un être vivant de son milieu, le condamnant certainement à une mort prochaine (responsabilité éthique). Bref, j’agissais à l’encontre de tous les principes que j’espérais mobiliser à l’occasion du processus de recherche-création de Bardane et moi. La possibilité d’une scène théâtrale trouvait ses origines dans une scène de crime. Le travail était mal engagé et ce ne serait pas là une de mes seules erreurs – ou errement.

Après mon rapt honteux, comme on me l’avait prédit, la bardane ne survécut pas longtemps. J’envisageais un temps de planter des graines de bardane dans une jardinière sur le balcon, orienté au sud, de mon appartement en ville. Mais je dus me résoudre à ce que je n’avais pas osé envisager jusque-là. Si nous voulions représenter une bardane sur scène, elle ne pourrait pas être vivante. Je consultai alors une scénographe, Soline Portmann, qui avait une formation en paysagisme et qui était dotée d’une solide culture botanique. Soline entreprit aussitôt de construire une bardane pour la scène en combinant des éléments végétaux originaux (les fleurs, la tige), qui furent fixés avec un liquide de stabilisation leur permettant de ne pas faner, avec d’autres éléments factices dont des feuilles empruntées à une plante en plastique identifiée sur un catalogue. La bardane fut assemblée autour d’une architecture de tiges en métal qui offrait une structure pérenne sur laquelle il serait toujours temps de piquer une nouvelle fleur ou une nouvelle feuille. Les dégradés verts des feuilles en plastique furent rehaussés, de même que le rouge carmin des fleurs en forme de boules (à l’origine de l’invention du Velcro) fut intensifié.

En même temps que Soline travaillait à la conception de la bardane scénique, Alix Boillot, la scénographe associée au spectacle, proposa d’utiliser une voiture télécommandée que nous monterions nous-mêmes et sur laquelle nous fixerions la bardane une fois achevée. On choisit un modèle de voiture tout-terrain, proche d’une voiture 4 x 4, avec des roues motrices et une carrosserie transparente, permettant de laisser apparente la robotique de la voiture télécommandée. Il n’était pas question de faire disparaître l’hybridité de la construction mais, au contraire, de laisser apparentes les boutures et les endroits d’articulation. La voiture révélait les secrets de fabrication du spectacle et relevait d’une esthétique de dénudation des procédés chère à Brecht.

Dans sa version finale, la bardane est fixée dans un pot rempli de fausse terre qui est attaché avec des crochetons et des élastiques à la carrosserie de la voiture télécommandée. L’ensemble est bricolé et apparaît fragile. Mais ce que permet cet assemblage incertain, c’est de donner l’illusion de l’agentivité de la plante. Grâce à la voiture, la bardane peut se déplacer et dispose de la même mobilité que l’interprète humaine sur le plateau (ou presque). Grâce à la voiture, la bardane fait des entrées et des sorties, l’apparition étant le privilège de l’acteur·trice. Que l’on ne s’y trompe pas : cette agentivité n’est qu’un leurre ; le régisseur qui opère le spectacle manipule à vue la télécommande à laquelle répond la bardane. Mais l’illusion, précisément parce que dénoncée, opère.

Alors que je reprends le parcours qui nous a mené·e·s à progressivement abandonner l’idée de mettre en scène une bardane vivante pour fabriquer une bardane scénique hybridée qui mêle le végétal et la robotique à de la matière inanimée (plastique, coton, plexiglas), je comprends une chose : l’écriture que je fais de ce récit m’échappe. Je constate que, de la même façon que la bardane s’est autonomisée dans le processus de recherche pour s’incarner en une forme mélangée et poreuse, elle génère et exige une écriture mélangée, elle aussi ; une écriture qui se distingue de l’écriture scientifique et qui se rapproche de celles du conte, du cahier de régie ou de l’herbier, soit une écriture factuelle, descriptive, minutieuse, attentive aux détails.

Quand j’écris à son sujet, je note que la bardane « entre à cour ». Dans le texte de Bardane et moi, les didascalies sont saturées par les notations de déplacements de la plante.

La bardane entre à cour et avance jusqu’au centre plateau.
[…]
La bardane repart, quitte le plateau et se cache derrière le cyclorama.
[…]
La bardane entre à nouveau sur scène à cour, rapidement, et bute contre la boîte de la voiture télécommandée.
[…]
La bardane fait un déplacement rapide, de jardin à cour, et s’arrête près de la boîte en carton.

En raison de son mode d’être au plateau, la bardane scénique me force à parler d’elle de façon déplacée. Ce faisant, je reconnais que je ne peux la décrire par le truchement de ce pronom de la troisième personne – « elle » –, entrant par là dans un mouvement de subjectivation anthropomorphique dont je ne peux tout à fait me défaire. Ni sujet, ni objet, ni actrice, ni complice, elle, la bardane, m’invite à prendre en compte la narration de sa fabrication – le récit de ses origines –, mais également son altérité et le fait qu’elle ne saurait se confondre avec moi (si « je est un autre », « elle » n’est pas « je »). Dans le même temps, elle, la bardane, m’oblige à reconnaître la difficulté que j’éprouve à la saisir, jusque dans le geste de l’écriture.

L’élaboration scénique de l’objet-bardane, conçue avec les deux scénographes, Alix Boillot et Soline Portmann, est passée par une nécessaire adaptation à l’espace théâtral par le truchement d’une technique robotique qu’autorise un savoir-faire scénographique et plastique. La bardane, montée et fixée sur une voiture télécommandée tout-terrain, apparaît.

Figure 2

La bardane en scène, Bardane et moi de Chloé Déchery

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Douée de sa propre mobilité, la bardane motorisée fait une entrée en scène à partir des coulisses. Plus tard dans la pièce, la bardane disparaît derrière un cyclorama situé en fond de scène, ce qui permet à la bardane de faire une nouvelle entrée en scène et, ainsi, de redynamiser son parcours scénique. L’artificialité de l’objet végétal et le jeu de ses potentialités scéniques et théâtrales – qui reposent sur sa mobilité, son parcours, son ballet d’entrées et de sorties – rendent le vivant sensible. La plante bouge et se déplace ; elle apparaît et disparaît. Sans que je ne la touche ni ne l’anime.

À son tour, selon une logique responsive et rétroactive, la plante m’apprend, en tant qu’interprète présente au plateau en sa compagnie, à m’hybrider.

LA BARDANE :

Vous me regardez et
vous constatez que je suis à la fois proche et loin de vous.
Il y a, comme ça, une certaine distance qui nous sépare.
Chacun, sa place.
Ensemble, tâchons de viser une « intimité sans proximité »
(Comme le dit Vinciane Despret)
Et comme ça, avec cette « intimité sans proximité »,
vous allez apprendre à me connaître
sans me toucher,
sans me caresser[25].

Pour ce qui est du registre de jeu et de l’expérience somatique, je cherchais à développer avec la bardane une « intimité sans proximité », l’axiome de Vinciane Despret qu’elle-même emprunte à Donna Haraway[26]. J’entre en relation avec la plante selon une logique de proximité qui n’est que rarement tactile ou haptique ; une forme de proximité-proxémie qui repose sur la conscientisation de l’espace physique et mental qui nous rapproche et nous sépare tout à la fois et qui pourtant fonde notre relation. Quand cela est possible, l’oeil et la main sont délaissés pour privilégier des formes de rapprochement qui s’appuient sur des mouvements lents d’approche, une écoute dermique ou une attention réfractée sur l’ensemble de l’enveloppe corporelle. Du dos, je sens la bardane derrière moi. Quand je bois de l’eau dans une carafe posée sur le plateau, je pense au taux d’humidité nécessaire pour que la plante croisse harmonieusement en forêt. Sans toucher la bardane, sans même la regarder, je tâche de prendre acte du fait qu’elle est là et que nous partageons un même sol, la scène, et à un niveau fictionnel, tout du moins, des ressources communes : l’eau, la terre, la lumière.

Sensible à ce mode de coexistence qui mobilise diverses formes d’attention non unidirectionnelles, de l’indifférence à l’observation discrète en passant par le pistage, je sens mon centre de gravité descendre. Les contours se floutent ; je deviens plus liquide. Des yeux, de la peau, je cherche des points d’eau ou une source de lumière. Je suis davantage consciente de mes assises et de la façon dont le poids de mon corps se distribue sur le sol. Je respire dans mes points d’ancrage – talons, orteils mais aussi, selon les configurations posturales : ischions, coudes, épaules ou poignets.

Entre la bardane et moi, il n’y a pas de danse, de duo ou de parcours chorégraphique sophistiqué. La bardane résiste à mes tentatives d’incorporation et s’érige contre toute forme d’intentionnalité. Si la bardane est bien dirigée par télécommande par le régisseur et créateur sonore du spectacle, Matthieu Canaguier, assis à vue à un bureau de régie, la bardane entre là où on ne l’attend pas[27] :

La bardane entre à nouveau sur scène à cour, rapidement, et bute contre la boîte de la voiture télécommandée.

LA BARDANE :
Oups. Je voulais rentrer à jardin.
C’est raté.

Plus tard, la bardane se déplace alors je prends la parole, interrompant le flux de mon discours et captant l’attention du public. Que ce soit dans le tracé de ses déplacements ou dans l’arythmie de sa mobilité – deux procédés qui ont été écrits scéniquement à son intention –, la bardane résiste à toute tentative de récupération.

Elle ne joue pas le jeu.

Des végétaux au plateau : une rencontre entre des « corps-perspectives[28] »

Parce que la bardane, dans son corps et son silence, m’apparaît tout à fait autre, le rapport que je tente de nouer avec elle se confond avec la dynamique dont il émerge ; le mouvement de l’effort l’emporte sur le succès potentiel de la relation entre la bardane et moi, la performeuse, la femme de quarante ans ; il s’agit d’un effort dont la distance ne sera pas comblée. Aussi, loin de s’apparenter à une forme de complicité ou d’entente, la qualité de la relation de jeu entre la bardane et l’interprète que je suis en scène s’apparente à une forme de « devenir-rapport » deleuzien. Non pas devenir-plante ou devenir-bardane, mais devenir le rapport qui me lie et me délie à elle. Aussi, si « devenir c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules[29]… », la relation que j’ouvre à la bardane repose sur un mouvement d’expansion qui est susceptible d’oeuvrer à une dynamique poreuse et d’engager des échanges de particules entre les êtres.

Et ce soir, quand ceci, quand tout ceci sera fini, quand nous ne nous verrons plus, quelques-unes de mes cellules continueront de faire leur chemin en vous. Un petit bout de moi vivra en vous et j’aurai, moi aussi, de petits bouts de vous en moi, circulant librement dans mon sang, dans mes eaux.
Et, ce soir, quand vous allez partir,
Vous me manquerez.
Mon corps appellera le vôtre.
Mes cellules appelleront vos cellules, ses semblables :
« Reviens ! Ma soeur ! »
Ainsi, sans le savoir encore, sans le vouloir, nous serons déjà lié·e·s les uns aux autres[30].

Que se passe-t-il quand la relation s’ouvre à la logique du devenir ? Ce qui apparaît, c’est la possibilité de la réversion de la subjectivité dans l’intersubjectivité, ouvrant à une désubjectivation par matérialisation (en partie virtuelle) de l’entre-deux. Dans la distance qui nous sépare et nous relie, ce qui apparaît en relief dans l’espace de l’entre-deux re-matérialisé, c’est la commonalité de nos altérités : nous sommes étrangères l’une à l’autre et nous partageons cette expérience. Or, c’est parce qu’il y a indisponibilité de la part de la plante, parce qu’elle fait « corps » et qu’elle impose sa résistance, que je suis en mesure de devenir davantage attentive aux effets de différence et à la singularité du corps végétal que je côtoie et dont je fais l’expérience sur scène et en répétition : « Face aux plantes, nous n’avons affaire qu’à leur corps, mais cela n’est pas un manque, c’est déjà tout. […] C’est leur corps vivant non moderne, leur corps-perspective, qui institue “quelqu’un”, là où il n’y a que nous. C’est ainsi au plus près des corps, […], qu’une connaissance qui relie devient possible. » (APV, p. 116)

Dans les spectacles qui oeuvrent à un rapprochement interspécifique et qui mettent en scène des plantes et des interprètes humain·e·s – dans nos exemples, presque uniquement des interprètes féminines –, les techniques diplomatiques[31] sont diverses : attention flottante, sensibilité somatique ou désir d’incarner, même partiellement, la gestualité de la plante. Dans tous les cas, il s’agit de donner à voir des corps qui cherchent – épient, sentent, approchent, doutent, tergiversent, rodent, encerclent – d’autres corps. Dès que l’intentionnalité humaine est en jeu – et comment ne la serait-elle pas au théâtre ? –, nous avons affaire à un « corps-perspective qui enquête sur un autre corps-perspective » (APV, p. 116). Estelle Zhong-Mengual propose une distinction entre le corps-perspective hérité et celui qui est assigné, notamment lorsque ce dernier est construit culturellement et le fruit de restrictions, d’injonctions morales et de prescriptions sociales. Toute formation d’acteur·trice consiste à dégager un schéma corporel non pas neutre mais empuissanté et plein. Mais le corps de l’interprète est avant tout un corps vécu qui arpente le monde et la scène et « dessine un monde vécu particulier, dont la teneur, l’extension, l’intensité dépendent de son sentiment de puissance et d’impuissance » (APV, p. 117). Un corps vécu qui s’engage dans un processus relationnel est en prise avec un terrain, ici, la scène dont les paramètres – la taille, les contours, la profondeur, la matière, la lumière, l’air – contribuent à la caractérisation de ce qui est appréhendé : la plante. Une scène recouverte d’un lino miroir, à la surface lisse et égale, sera à même d’accueillir une plante fragilement montée sur une voiture télécommandée. Une scène tapissée d’une lumière diffuse d’où seule émerge, dans l’ombre, une grande plante dépotée appelle l’arrivée tardive des humain·e·s. Une scène dominée par un écran de vidéo-projection aura évacué la plante, qui réapparaîtra peut-être, plus tard, sous d’autres formes.

La sexualité des orchidées (2018), Conversations déplacées (2017), Estado Vegetal (2017) : des corps qui enquêtent sur d’autres corps

Dans sa conférence-performance La sexualité des orchidées (2018), Sofia Teillet, contre toute attente, ne présente aucune plante sur scène bien que la pièce soit entièrement dédiée aux orchidées et à leur système de reproduction. L’autrice et interprète a recours à deux techniques différentes, voire divergentes, pour présentifier la plante sur scène. Dans un premier temps, l’actrice présente une photographie qu’elle a prise d’une orchidée chez elle, dans son appartement, avant qu’elle ne se mette à écrire le spectacle, nous dit-elle. La photographie est floutée, mal cadrée. On voit l’orchidée en gros plan sans avoir la possibilité d’appréhender sa structure globale ni sa taille. C’est une photo souvenir que l’on prend sans y penser. Elle n’a aucune visée spectaculaire et son contenu informationnel est quasi nul.

Figure 3

La sexualité des orchidées, Sofia Teillet, 2018.

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Ce premier visuel est suivi de plusieurs autres photographies en couleur qui empruntent au langage visuel de la planche botanique. Plus descriptives et didactiques, ces images sont pourtant dépourvues de toute charge émotionnelle. Les images sont vidéoprojetées sur un écran de grande dimension situé en fond de scène. L’articulation entre le texte de la conférence scientifique, dense, informé, et ces visuels, dont les qualités plastique, graphique ou compositionnelle restent médiocres, est en cela caractéristique des logiciels de présentation (PowerPoint ou Keynote) trop souvent usités dans les leçons magistrales ou les cours à l’université. L’effet est ironique, bien entendu, et témoigne de la persona de l’interprète en scène ; elle est en maîtrise de son sujet, passionnée par ses matériaux et soucieuse de transmettre des contenus informationnels auprès de son public. Dans le deuxième temps de la performance, cependant, les images vidéoprojetées disparaissent et c’est le corps de l’interprète qui se trouve peu à peu subtilement modifié. Lors de ses rares déplacements sur scène, Sofia Teillet se meut à petits pas rapides et rapprochés, pointes des pieds tournées vers le sol, talons levés comme si juchés sur des échasses invisibles. Les mains de l’actrice se contournent et se recroquevillent de sorte à former des crochets ou des mandibules. Alors que Sofia parle au public de la pollinisation des orchidées par les abeilles, son corps apparaît peuplé par d’autres espèces : abeilles, sauterelles, graines ou pistils.

À d’autres moments et de façon répétée au cours du spectacle, Sofia Teillet glisse la main sous le tissu de sa combinaison, au niveau du plexus solaire. On a l’impression qu’elle se touche le sein – ou le coeur. Comme pour vérifier qu’elle est bien là ; corroborer un sentiment d’existence. Ou peut-être s’agit-il d’un geste d’auto-toucher dans la vertu serait de générer un plaisir dermique ? Se toucher pour vérifier qu’on est là quand on parle d’autres que soi. Ou bien encore, sous la couche de la combinaison que porte l’interprète, une autre peau plus fine, une membrane serait susceptible d’apparaître sous la carapace, appelant une mue ou une métamorphose de ses voeux ?

Si, dans la première partie, la vidéo-projection des images de basse qualité rend compte d’un désir (avoué ou implicite, peu importe) d’évacuer l’orchidée de l’espace de représentation scénique et de la recouvrir sous un discours scientifique très construit, la seconde partie, en revanche, propose de translater l’entité-orchidée autrement en proposant différentes formes d’incarnation, non pas de l’orchidée elle-même mais de ceux et celles qui la font exister ; ses prédateurs comme ses pollinisateurs. Ainsi, par la seule puissance évocatrice de son corps, sa capacité à imager un geste et à silhouetter des corporéités autres que la sienne, l’actrice donne à voir non pas l’orchidée mais son milieu de vie et le faisceau de relations vivantes et dynamiques dans lequel l’orchidée sauvage est prise. Médiatisée, aplatie et contrainte dans les dimensions de l’écran de la première partie, puis convoquée de façon métonymique par l’intermédiaire d’un soma humain, l’orchidée est la grande absente de la pièce. Mais elle n’est jamais rendue aussi sensible que lorsque Sofia Teillet, dans la scène finale de la pièce, se recroqueville sur son bureau, pieds relevés, genoux serrés sous le menton, à l’endroit exact où une orchidée en pot aurait pu être placée au début du spectacle si le geste scénographique avait été moins subtil. Dans La sexualité des orchidées, il n’y a pas de rencontre entre deux altérités mais un seul corps-perspective qui enquête et qui tâche d’incorporer peu à peu l’expérience de vie de l’orchidée. Degré quasi zéro de la représentation scénographique, incarnation partielle et métonymique, le « donner à voir » de l’acte théâtral intervient ici à travers le croisement entre la fable scientifique et le langage chorégraphique, à mi-chemin entre la notice encyclopédique, le bestiaire animal et le geste dada.

Dans Conversations déplacées, une pièce collective créée par la chorégraphe Ivana Müller en 2017, la plante est déjà là. Elle est là avant l’apparition de quatre interprètes humain·e·s ; de grande taille (environ 1,80 m), dépotée, à cour, au milieu du plateau.

La plante change selon les dates de représentation. Le plus souvent prêtée ou louée, très rarement achetée (et alors ce ne sera qu’à condition qu’elle soit sourcée dans une pépinière à proximité du théâtre qui accueille le spectacle), la plante est ensuite confiée à un hôte (la pépinière, un agent du théâtre, un amateur de plantes) qui l’hébergera après les représentations. La plante « qu’on utilise est toujours locale, elle ne voyage pas plus que quelques rues[32] », dit la chorégraphe. On est en circuit court, idéalement dans un rapport non-marchand à la plante, en accord avec une logique de tournée qui repose sur l’éco-conception. Si la plante varie selon les lieux et les dates des représentations, l’espèce reste la même ; Monstera deliciosa. Mais pas besoin, dans Conversations déplacées, d’une plante unique et individuée. Il ne s’agit pas tant d’identifier les conditions d’existence précises d’une plante en particulier que de considérer l’être végétal par la bande, de façon « déplacée » en tant qu’il évoque, de façon métonymique, un espace-temps et un écosystème (la forêt[33], ou tout du moins, une forme de vie végétale) d’où émergera la fiction. La plante, déplacée, hors de son habitat naturel, loin de son biotope d’origine, est convoquée en tant qu’elle instaure un espace de représentation et un régime discursif autre entre les quatre humain·e·s qui la côtoient et circulent autour d’elle sans la frôler ni la toucher. Ici, la rencontre entre la plante et l’être humain se fait sur le mode de l’« à-côté ». La relation nouée entre les deux espèces est marquée par une distance spatiale et par un effort discursif qui vise à qualifier la plante de façon intermittente, sans varier les efforts descriptifs ni rechercher une forme de précision botanique dans la dénomination. Mais le volume, la taille, les dimensions conséquentes de la plante font acte de présence et témoignent d’une puissance d’exister ainsi que d’une opacité qui confère aux échanges discursifs une épaisseur expérientielle, voire ontologique. À côté d’une plante non nommée, des êtres humains parlent… depuis la nuit des temps et pour les siècles à venir. Les interprètes parlent et se parlent… à côté de la plante, à travers elle, souvent malgré ou en dépit d’elle mais toujours dans son périmètre. Témoin muet, involontaire et peut-être récalcitrant, la plante apparaît comme un double minoré de la figure du spectateur. Convoquée sans qu’on lui demande de prendre la parole, la plante-spectatrice fait corps, et témoigne de paroles échangées devant elle ainsi que d’affects qui circulent et dont elle est déjà partie prenante.

Dans Estado Vegetal, une pièce de Manuela Infante, autrice et metteuse en scène d’origine chilienne, le dispositif de représentation de la plante et la mise en jeu de la relation entre l’interprète et la vie végétale sont tout autres. La comédienne Marcela Salinas, seule au plateau, porte la parole de dix personnages qui discutent au sujet des plantes. Dans ce seule-en-scène polyphonique, les modes d’incarnation et de représentation des plantes se déploient de façon plurielle et proliférante. Des plantes organiques sont présentes sur le plateau. Des objets textiles, sous la forme de larges boules de feutre vert, sont vecteurs d’une vie végétale par des effets d’associations et de translation de volume, de matière et de couleur. La comédienne, enfin, emprunte par moments sa gestuelle au vivant végétal ; lente torsion des bras qui évoquent les mouvements de la tige, dynamique d’expansion et de contraction du buste et de la cage thoracique qui évoquent les gestes d’ouverture et de fermeture des fleurs aux différentes heures de la journée. La scénographie de la pièce, d’une grande inventivité formelle, atteste du refus d’adopter un seul régime de représentation. Les images et les gestes se succèdent sans se ressembler. L’impression qui en résulte, outre la grande plasticité scénographique, est que la figuration de la vie végétale dans Estado Vegetal repose sur les principes de labilité et de métamorphose. La plante n’est jamais identique à elle-même, elle ne cesse d’évoluer. L’actrice en scène est tour à tour marionnettiste, metteuse en scène, partenaire de jeu, doublure silencieuse, ombre. Elle est une parmi la multitude d’espèces végétales, réelles et fictives, représentées sur scène. Mais sa présence humaine est comme nivelée ou minorée en regard de la masse de plantes qui l’entourent et l’enveloppent. Une parmi les autres, l’interprète humaine investit avec ses plantes compagnes un modèle de relation incorporée et immersive.

Essai de typologie des modes de représentation du vivant végétal en scène

Pour finir, je voudrais tâcher de modéliser les différents modes de représentation de la vie végétale tels qu’ils sont à l’oeuvre dans les exemples scéniques convoqués. La typologie qui suit permet de rendre compte, du moins de façon fragmentaire et partielle, de l’inventivité des créateur·trice·s scéniques contemporain·e·s qui présentifient la plante sur scène sans renoncer pour autant à l’altérité de son corps, à sa différence irréductible, à son silence[34] :

  1. La plante, congédiée du plateau, est médiatisée par un écran et par le biais d’images et de photographies la représentant. Le mode de représentation dominant est celui de l’image virtualisée (La sexualité des orchidées, Sofia Teillet, première partie).

  2. La plante, congédiée du plateau, est réincarnée de façon associative ou métonymique par l’interprète humaine présente sur scène. Les qualités de la plante et de sa corporéité sont données à voir sous le mode d’une contamination imaginante (La sexualité des orchidées, Sofia Teillet, seconde partie).

  3. La plante est figurée par elle-même dans une apparente identité entre l’entité naturelle, extraite de son milieu naturel, et sa version scénique. Un certain nombre de techniques scénographiques et de mise en scène sont cependant requises et mobilisées pour re-cadrer le vivant végétal et le spectaculariser davantage. Dans Conversations déplacées d’Ivana Müller, ce sont l’échelle et les proportions du végétal mises en valeur par la lumière qui permettent d’animer la plante.

  4. La plante est représentée par un objet scénique artificialisé. Elle est donnée comme vivante et digne d’être regardée précisément parce qu’elle a été partiellement reconfigurée et augmentée de qualités techniques, technologiques, scénographiques telles qu’une sonorisation, ou une mobilité qui lui confèrent une apparente agentivité (Bardane et moi, Chloé Déchery).

  5. La plante est figurée et représentée par le biais de différentes images scéniques enchâssées les unes dans les autres et sans qu’une image ne fixe l’identité de la plante ni n’interrompe le flux de l’activité imaginante des spectateur·trice·s. Dans Estado Vegetal de Manuele Infante, ce sont des procédés extrêmement divers qui sont mobilisés, de sorte que les différents corps de métier propres au théâtre s’adjoignent les uns aux autres pour créer des effets de synthèse chimérique : le théâtre d’objets (avec les jeux de manipulation, de transformation et de circulation de la matière), la création scénographique qui alterne différents niveaux de réalité spatiale (la réalité plane de la table ou la réalité bifrontale des couloirs de lumière dessinés au sol, par exemple), la création costume (le costume de feuilles vertes créant des effets de parenté entre l’actrice et la plante en pot qui lui fait face). Ce dernier cas de figure relève d’un mode de représentation pluriel qui procède par étagements successifs et qui privilégie une logique de la métamorphose.

Pour une pensée de la scène comme pratique de terrain

Dans les exemples mentionnés, on le voit, la scène ne suffit jamais, à elle toute seule, à visibiliser la plante. La puissance de concentration et la qualité d’une attention unidirectionnelle propres au dispositif scopique et architectural que suppose une organisation spatiale frontale ne suffisent pas à rendre visible la plante – telle quelle – aux yeux des spectateur·trice·s humain·e·s.

Il n’y a rien à voir ?
Ou plutôt :
Que faudra-t-il faire pour apprendre à voir ce qui est déjà là ?

Si l’on se risque à extraire une plante de son habitat pour la mettre en scène, il est intéressant de se demander à l’inverse comment opérer, de façon radicale, un mouvement de conversion par lequel on pourrait translater le dehors – la forêt, la montagne, la rivière, les marais – sur scène. Plutôt que d’arracher un élément à son environnement pour le ré-implanter dans ce milieu hostile qu’est la scène, et de produire ainsi, de façon non critique, un geste extractiviste, exploiteur et utilitariste qui viserait à séparer une entité de son milieu de vie, il serait fructueux de se demander comment inviter le dehors à l’intérieur des théâtres et tenter d’approcher la scène comme terrain. On ne jouerait plus le même spectacle au gré de tournées dans des théâtres qui ne se ressemblent pas mais dont on feint de confondre les espaces scéniques. On approcherait chaque scène théâtrale comme un terrain absolument nouveau, avec ses coordonnées géographiques, son altitude et sa déclivité, sa longitude et sa latitude, sa qualité d’air, la nature de son sol, et chaque nouvelle représentation serait une création in situ, en réponse au lieu. Plutôt que d’arracher des spécimens à leur environnement naturel ou de faire circuler des transfuges hybridés – bien que ce mode de tentatives, on l’a vu, puisse être tout à fait conceptuellement et esthétiquement réjouissant –, plutôt que de segmenter et de séparer les constituants interrelationnels de ce qui fait nature et d’exiger que l’un de ces éléments (la bardane, l’orchidée, la Monstera deliciosa) représente à lui seul son espèce, il faudrait s’atteler à penser le dehors et les conditions d’existence du vivant végétal à partir du cadre conceptuel, symbolique, scopique et architectural qu’offre la scène, avec son lointain, son fond de scène et son avant-scène, ses entrées et ses sorties, ses cintres et sa cage de scène, et son vis-à-vis de spectateur·trice·s.

Que peut la scène pour la plante ?
Que peut la boîte noire pour la bardane ?

Si l’on tâche d’opérer cette révolution copernicienne et de modifier nos modèles de représentation anthropologiques et scéniques, nos systèmes de pensée et nos structures imageants, plutôt que de se contenter de quelques oripeaux décoratifs, ici une toile peinte représentant un paysage romantique, là une tente Quechua[35], l’espace théâtral serait susceptible de devenir le lieu à partir duquel on puisse imaginer, dans un même temps, se tenir sous les cintres et marcher à ciel ouvert ; mélanger nos respirations et respirer en forêt ; tomber sur une clairière et examiner une nouvelle scène qui s’offre à nous.