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toute la merveille toute l’énigme
me pénètrent comme le soleil
pénètre notre petit peuplier

Michel Garneau[1]

Présence ténue mais insistante, un petit peuplier faux-tremble apparaît-disparaît entre les pages de la pièce Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone de l’auteur québécois Michel Garneau. Librement inspiré de l’oeuvre et de la vie de la poétesse états-unienne Emily Dickinson, le texte, par touches furtives, entretisse les gestes et les paroles du personnage – Émilie – et des existences autres qu’humaines – abeilles, chèvrefeuille, amélanchier – avec lesquelles celle-ci cohabite. Dans la « serre-jardin d’hiver[2] » où se déploie l’action, le jeune tremble se détache de l’ensemble, et « parfois […] devient particulièrement présent[3] », évoqué en alternance dans le texte énoncé et le discours didascalique. Dans celui-ci, en particulier, l’arbre est convoqué chaque fois que le personnage d’Émilie est saisi par le « pouvoir étourdissant d’être[4] » ou surpris par « le petit vertige / que chacun porte/dans le vulnérable[5] ». N’indiquant souvent que le seul mot « tremble », et jouant ainsi de la double acception de celui-ci – forme impérative du verbe « trembler » ; arbre –, les didascalies créent un effet de connexion, voire d’indiscernabilité, entre le corps vibrant du personnage humain et le peuplier. Lors de l’expérience de la lecture, et parce que je suis particulièrement interpelée par « la qualité d’attention qui se développe au contact du végétal[6] », ces marques d’emmêlement, d’indistinction poreuse entre les corps, ont fait saillie, ponctuant le parcours lectorial de moments où l’attention portée aux êtres de fiction s’est trouvée agrandie, élargie aux présences autres qu’humaines foisonnant dans le texte. Cet élargissement relève de la qualité d’être du petit tremble dont les apparitions « brillent » dans le texte, se greffent aux êtres et aux choses qu’elles illuminent[7]. Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone ne saurait par ailleurs être qualifiée de pièce post-anthropocentrée : le personnage de l’écrivaine demeure au centre de la fiction mais ce centre est un espace qui m’apparaît mouvant, fait d’enchevêtrements complexes entre diverses modalités de présences. Ces « assemblages constitutifs avec le vivant », pour le dire avec Baptiste Morizot[8], sont bien évidemment, ici, exprimés sur le plan symbolique, discursif, à travers la représentation d’êtres de papier. Or, que se produit-il lorsque l’on change de plan et que ces alliages sont mis en actes en régime performatif à travers une coprésence effective des êtres et des matériaux ? Comment se modulent, dans un espace et une durée partagée, ces enchevêtrements et leurs diverses combinatoires ? Surtout, quelles pratiques attentionnelles induisent ces dispositifs ?

C’est habitée par le petit tremble rencontré dans la pièce de Garneau, sédiment de lecture qui imprègne l’abord d’autres territoires de fiction et s’entrelace avec ceux-ci, que j’ai souhaité me pencher sur l’expérience de réception de deux oeuvres performatives récentes qui s’attachent à mettre en relation des êtres humains et des végétaux : j’aborderai en premier lieu Branché (2021), une création circassienne des compagnies Acting for Climate – Montreal et Barcode, et, plus modestement et succinctement, We Move Together Or Not At All (2022), une performance-installation chorégraphique élaborée par Sasha Kleinplatz avec la collaboration de Navid Navab, Angie Cheng et Odessa Dobbie. Afin de rendre compte de l’expérience spectatorielle rencontrée devant ou, devrais-je dire, dans et autour de ces dispositifs, j’ai choisi d’ancrer en partie cet article dans une perspective soma-esthétique, poursuivant par là une démarche que je mène depuis quelques années autour des formes de l’engagement spectatoriel au sein de productions immersives, ambulatoires ou in situ[9]. Élaborée par Richard Shusterman, la soma-esthétique fait du corps « vivant et sentant […] le médium fondamental et inaliénable de la perception, de l’action et de la pensée[10] ». Entremêlant la théorie et la pratique, cette approche, fondée sur l’affirmation d’un ethos subjectif, met de l’avant l’expérience et l’usage du corps en tant que site d’appréciation sensorielle et espace de façonnement créateur « à la fois dans la stylisation de soi et dans l’appréciation des qualités esthétiques d’autres soi et d’autres choses[11] ». Se mouvant entre soi et les diverses formes d’altérités composant nos environnements, cette conscience corporelle réflexive fait de la subjectivité, de la sensorialité et de l’autoréflexivité les agents de toute élaboration de pensée – et la condition même de son surgissement.

En abordant ici deux expériences de réception singulières, il va sans dire que je ne cherche pas à faire émerger quelque principe général. Il m’importe plutôt de tenter de mettre au jour, à partir des dispositifs de mise en présence des humains, des arbres et des plantes rencontrés dans Branché et dans We Move Together Or Not At All, quelques traits significatifs quant aux dynamiques de coprésence et aux pratiques attentionnelles que peuvent mobiliser des oeuvres participant du « tournant végétal[12] » des arts vivants. Sur le plan épistémologique, ma démarche cherche à refléter la dimension plurivoque de l’expérience, celle-ci se posant comme un feuilleté de données objectives et subjectives, d’impressions, de perceptions sensorielles et kinesthésiques. Cette démarche s’inscrit donc dans ce qu’Alex Mucchielli désigne comme un paradigme « compréhensif », lequel engage une posture de recherche et d’analyse qui « met l’accent sur le recueil des données subjectives pour accroître la signifiance des résultats et choisit une orientation “interprétative” qui prend en compte le fait que le chercheur [la chercheuse] est aussi un acteur [une actrice] et qu’il [elle] participe donc aux événements observés[13] ». Une composante auto-ethnographique irrigue donc la présente réflexion : celle-ci est rendue perceptible et signifiante à travers l’insertion, dans le texte, de fragments tirés de mon carnet d’observations. Ces morceaux constituent les traces écrites de l’expérience spectatorielle ; ce sont des données qui se trouvent ici ressaisies à travers un travail de tri, de découpage, de montage, de réécriture et de mise en dialogue avec les divers segments de l’analyse. Cette démarche relève des pratiques analytiques créatives (PAC), une méthodologie qui fait du travail avec des matériaux narratifs ou poétiques le moteur de l’analyse des phénomènes, posant la pratique de l’écriture comme un trajet vers la connaissance, voire comme une forme de connaissance, ainsi que l’affirme Laurel Richardson dans son article phare « Writing : A Way of Inquiry » :

Alors que nous considérons habituellement l’écriture comme une façon d’élaborer des « récits » à propos du monde social, l’écriture ne constitue pas une simple activité de mise en forme qui surviendrait à la toute fin d’un projet de recherche. Écrire est aussi une façon de « connaître » – c’est une méthode de découverte et d’analyse. En mobilisant l’écriture de différentes façons, nous découvrons de nouveaux aspects liés à notre sujet de recherche et à notre relation avec celui-ci[14].

Comme le précise la chercheuse, cette méthode repose sur l’inséparation du fond et de la forme de l’écriture et sur un effritement des frontières entre la réflexion et la perception sensorielle, entre l’étape de l’analyse et celle de l’émergence des résultats[15].

Ici, à travers un travail d’agencement et de reconfiguration, les fragments de carnet participent d’une réécriture de l’expérience, rendent manifeste sa dimension perceptive et sensible. L’écriture déplie ainsi une trajectoire du sens – et des sens – dont la visée est de rendre compréhensibles, partageables et signifiants des phénomènes de mise en présence des végétaux dans le champ des arts vivants. Tout en reconnaissant la singularité irréductible de chaque expérience spectatorielle, je me permets d’avancer ici, avec Carolyn Ellis et Arthur Bochner, que toute écriture autoethnographique est en partie transférable, liant l’intime au collectif[16]. Ainsi, accompagnée par le petit tremble d’Émilie dont l’empreinte, en filigrane, innerve ce parcours réflexif, je souhaite que celui-ci puisse trouver quelque écho signifiant chez le lecteur, la lectrice, invité·e à s’insérer dans ce tracé.

Branché : trajectoire en trois temps

Station 1

Un frémissement.

Le vent passe entre les branches des arbres et fait s’agiter les feuilles, couche les herbes, effleure les corps.

(dans le bruissement s’immiscent d’autres sons craquements de brindilles bourdonnements d’abeilles bruit des voitures au loin mésange qui zinzinule)

Les sons enveloppent, accompagnent, le bougé des corps des huit interprètes qui se hissent haut, s’accrochent aux autres corps, aux branches des arbres, se nouent aux présences enracinées – ce sont des conifères, je voudrais pouvoir les nommer sans faire d’erreur, pin blanc, épinette noire, sapin baumier.

(me revient un passage de l’ouvrage Femme forêt[17] où les enfants devant des branchages identifient les essences de conifères en observant la forme et la taille des aiguilles – ce savoir m’échappe glisse je ne peux ici rien nommer avec certitude – pensée fugitive qui à la fois m’extrait du présent du spectacle et avive mes perceptions)

Je lève les yeux. Les corps qui, il y a quelques instants, se dressaient droits comme des épinettes – je connais au moins cette expression – sont maintenant au sol, immobiles. Puis, l’un des interprètes se relève, suivi d’un autre, des autres ; ils et elles s’engagent dans un sentier. Il faut les suivre.

Créé à Montréal, le spectacle Branché est issu d’une collaboration entre les compagnies circassiennes Acting for Climate – Montreal et Barcode[18]. Il s’agit d’une oeuvre nomade qui, dans la tradition du Site Specific Theatre, s’adapte aux particularités géophysiques et matérielles des lieux où elle est présentée : forêt, boisé, parc, terrain vague, littoral, zones planes ou escarpées, espaces à la végétation dense ou clairsemée. La représentation à partir de laquelle découle ma réflexion a été présentée à l’été 2021 dans le cadre du Festival Montréal Complètement Cirque. Il s’agit d’une création ambulatoire en trois stations qui débute sur une étroite bande gazonnée parsemée de quelques conifères près de la TOHU[19], se transporte ensuite dans les sentiers herbeux du parc Frédéric-Back et se termine sur une petite colline située derrière le siège social du Cirque du Soleil. Comme je l’ai remarqué ailleurs, l’expérience proposée

relève de l’immersion dans l’espace et du déplacement : mouvements de nos corps sur les chemins, de lieu en lieu ; délocalisation de nos perceptions, décentrement de l’attention sur ce qui transperce le tissu de la représentation : branches qui craquent, bourdonnements, rayons du soleil, obliques, qui traversent les feuillages et se déposent sur les corps. Un déplacement attentionnel de la périphérie vers le centre, pour dire, dans l’entrelacement des présences, le monde qui court à l’effondrement, s’effondre, se relève (peut-être)[20].

Le spectacle aborde la question de la crise environnementale à travers les enjeux sociaux qui en constituent l’un des fondements. Comme l’écrit Marie Labrecque, « Branché – allusion aux arbres, mais aussi à la connexion, avec la nature et entre humains – illustre la course effrénée à la croissance dans laquelle nous sommes pris. Il retrace l’évolution du groupe d’acrobates-danseurs, dont les interactions s’emballent de plus en plus […] jusqu’à une cascade de chutes[21] ». Dans cette dramaturgie en trois temps, la connivence manifeste d’abord démontrée, avec les partenaires comme avec l’environnement, se trouve en effet ébranlée peu à peu alors qu’elle le cède à la compétition, au désordre, à l’inattention. Dans la dernière portion du spectacle, « [l]e vent semble avoir tourné et l’ambiance a changé. L’effort de groupe fait place à l’individualisme ; la cohésion, au chaos. Les acrobates-danseurs affichent des mines sombres, se chamaillent pour un rien, se bousculent. Le rythme devient fou, insoutenable, jusqu’à ce que les huit corps s’effondrent, vidés[22] ». Après l’écroulement, et après un long moment de silence percé uniquement du chant de quelques oiseaux et du bruissement des feuilles mues par le vent, chacun·e se relève, mains tendues vers l’autre, regard porté au loin vers les cimes, vers de possibles recommencements. Au-delà de cette trajectoire dramaturgique (dont le contenu sémantique peut sembler par trop appuyé), ce qui retient mon attention touche à la façon dont la coprésence avec les végétaux a été mobilisée dans l’imaginaire proposé ; je m’intéresse également à la façon dont les perceptions sensorielles, plurielles, diversement intriquées, participent d’une co-construction de celui-ci.

Station 2

« Psithurisme »

Ce mot – qui peut désigner à la fois le bruit du vent dans les feuilles ou le tremblement de celles-ci – me revient alors que j’avance dans l’un des sentiers du parc Frédéric-Back.

(le tremble tient son nom de ce frémissement y a-t-il ici dans ces friches herbeuses parmi les bosquets les liliacées les troncs malingres un tremble plusieurs peut-être qui s’énoncent qui manifestent leur présence à travers le vent)

Le paysage sonore est mouvant, nappe phonique qui ondoie au gré de mes pas. Ce mouvement rend mon attention dispersive : le regard et l’écoute coexistent mal – yeux rivés sur les corps des danseurs-acrobates plantés au sol, arrosés d’eau, recouverts de terre, enroulés autour des troncs de conifères ou suspendus par-dessus les bosquets qui longent un escarpement rocheux ; oreille tendue vers le ciel où passe un faucon émerillon – je le reconnais à son cri.

(pensées furtives pour les faucons que l’aménagement du parc a chassés a repoussés au sud et à l’est désorientés comme dit-on les coyotes chassés aussi mis en fuite certain·e·s d’ailleurs les auraient vus qui)

J’entends des pas qui frappent le sol, me ramènent au présent de la performance. Les deux danseurs-acrobates qui fermaient la marche me dépassent sur le sentier et bifurquent à droite vers une colline. Je presse le pas pour les rejoindre.

Dans leur introduction au dossier « Plant Performance » de la revue Performance Philosophy, Prudence Gibson et Catriona Sandilands nous rappellent que les végétaux performent de diverses manières. Elles écrivent :

Si nous comprenons que les plantes performent – qu’elles le font d’une façon semblable, et pour des raisons similaires, à la manière dont les êtres humains performent aussi –, alors nous pouvons commencer à comprendre que les plantes sont actives, interactives, et à l’écoute au sein des relations multispécifiques auxquelles elles prennent part[23].

Les chercheuses, qui reconnaissent l’importance de l’interconnectivité des plantes entre elles, insistent aussi sur les dimensions interspécifiques de cette performativité, faite d’intrications multiples avec les présences biotiques et abiotiques – humaines, animales, végétales, minérales, élémentaires – qui composent nos écosystèmes. Gibson et Sandilands avancent ainsi que les plantes performent parmi et avec les gens dans des agencements qui invitent à repenser nos pratiques attentionnelles : « Lorsque les plantes performent à travers des modalités que les gens trouvent intéressantes, elles peuvent faire de nous les vecteurs de leurs propres aspirations, parfois avec des résultats qui changent le monde[24]. »

Or, en régime artistique, alors que les végétaux sont intégrés à un dispositif visuel et sonore – et, dans le cas de Branché, à un parcours ambulatoire –, n’y a -t-il pas un risque de détournement ou de confiscation de leur agentivité ? À quoi, d’ailleurs, tient celle-ci ? Pour le comprendre, il faut, je crois, passer par la notion de bioperformativité telle que la conçoit la chercheuse en arts vivants Lisa Woynarski. Cette dernière, rappelant que toute forme de performativité engage des questions liées au politique, au vivre-ensemble, et se rattache ce faisant à des enjeux relationnels et à leur dimension incarnée, définit ainsi la notion qu’elle propose :

La bioperformativité vise à critiquer et à interpréter la façon dont l’humain et le plus-qu’humain sont construits et catégorisés en situation de performance ; il s’agit de reconnaître la performativité du plus-qu’humain à travers une attention accordée aux relations écologiques, aux émotions, aux idéologies et aux effets politiques, depuis une perspective incarnée (embodied)[25].

La chercheuse précise qu’elle ne recourt pas au terme « agentivité » dans son acception commune d’intention ou de choix mais plutôt au sens d’une capacité expressive : une faculté de générer des effets et des affects, d’altérer un environnement et les réseaux de présences (et de sens) qui le traversent. Elle précise, en empruntant le terme à la philosophe, physicienne et théoricienne en études féministes Karen Barad, que l’agentivité est toujours une mise en actes (enactment) et que celle-ci peut mobiliser les humains comme les autres qu’humains. Ainsi, une « bioperformativité en actes[26] » se manifeste, en arts vivants, dès lors qu’un croisement d’affects et d’effets physiques et symboliques – ou potentiellement vecteurs de significations – est convoqué dans un dispositif où se rencontrent et s’entretissent des présences humaines et autres qu’humaines.

Dans Branché, bien que les arbres, plantes et bosquets puissent paraître au premier abord instrumentalisés, mis au service d’un discours engagé sur la crise environnementale et sur l’importance de la reconnexion avec l’humain et avec l’autre qu’humain, il me semble qu’une bioperformativité se manifeste, par incisions plus ou moins prononcées, dans le déroulé du spectacle : l’espace – parcouru, habité – n’est pas modifié[27] par les artistes qui tantôt interagissent avec les arbres, tantôt se placent en retrait, disparaissent, reparaissent plus loin ; le paysage acoustique se module aussi à ce qui, sur le moment, imprègne le champ sonore – bruissement du vent dans les feuilles des arbres, craquement des branches, silence que déchire une superposition de chants d’oiseaux. Surtout, ce sont dans les fluctuations de l’attention que ménage tout parcours ambulatoire, dans ce qui saisit et déplace momentanément le regard ou l’écoute, et qui ce faisant écrit une dramaturgie différente de (ou complémentaire à) celle imposée par la trajectoire, que s’exprime, par petites touches, la bioperformativité des présences réunies.

Station 3

Sur la colline.

Le soleil, plus bas que tout à l’heure, perce entre les branches, éblouit, fait cligner les yeux. Mon regard passe des danseurs-acrobates au sol jonché d’aiguilles et de pommes de pin, revient se poser sur les interprètes.

Pendant un moment, ils, elles, retiennent toute mon attention : je n’entends plus le paysage sonore – je percevrai, plus tard, son retrait – ni les autres composantes de l’environnement.

(sauts voltiges portés et mains à mains toujours plus vertigineux bruits des corps qui s’élancent attrapent les branches se frottent à vif contre l’écorce recommencent recommencent tout s’accélère et bientôt s’effondre se défait)

Les corps demeurent immobiles par terre. Longtemps.

Puis un silence s’installe que bientôt transpercent des chants d’oiseaux. Ceux-ci viennent clore le spectacle et, tout à la fois, le prolongent, l’inscrivent dans une durée sans bords.

(les oiseaux chantent et ce n’est pas la fin)

Dans Branché, la mise en présence des végétaux, en particulier des arbres rencontrés à chaque étape du parcours, permet l’expression d’une bioperformativité étendue, certes, aux interconnexions « anthro-végétales[28] » mais aussi à tout ce qui compose nos environnements partagés. Entrelaçant leurs corps aux troncs, branches et feuillages des arbres, déployant par leur rencontre avec eux, dans l’espace, une dramaturgie faite d’une succession d’assemblages composites et étonnants, les interprètes attirent notre attention sur ceux-ci. Or, porter attention aux arbres, c’est également accorder de l’importance aux myriades de formes de vie qui s’intriquent à ceux-ci provisoirement ou durablement. Ainsi, dans les friches, sur les sentiers ou au sommet de la colline, je ne m’attendais pas à me trouver si vivement capturée par le chant des oiseaux perchés sur les branches des conifères ou nichés dans les bosquets. Au point de vue de l’écoute, ces chants se sont mêlés aux affects et aux effets performatifs du bruissement des feuilles et de la rencontre des corps. Ils ont jeté un éclairage vif, immédiat, sur l’expérience de la cohabitation telle que la pensent notamment les philosophes du lien avec le vivant comme Olivier Remaud, Baptiste Morizot ou Vinciane Despret. Pour cette dernière, en effet, « il n’y a aucune manière d’habiter qui ne soit d’abord et avant tout “cohabiter”[29] ». Dans son ouvrage Habiter en oiseau, la philosophe s’attache à (re) penser nos pratiques et politiques attentionnelles, qu’elle associe au geste volitif d’accorder de l’importance aux différentes présences avec lesquelles nous cohabitons, des présences – comme celle d’un merle qui chante dans le jardin – souvent reléguées à l’imperceptible, à l’impénétrable, à ce que nous ne remarquons pas ou ne remarquons que furtivement. Elle écrit : « Accorder prend ici en charge le double sens de “donner son attention à” et de reconnaître la manière dont d’autres êtres sont porteurs d’attentions. C’est une autre façon de déclarer des importances[30]. » Ces « déclarations d’importances » se sont rendues manifestes, dans mon expérience de réception de Branché, par cette saisie au vol des chants d’oiseaux qui ont persillé le parcours ambulatoire, ont isolé des moments perceptifs qu’ils ont contribué à intensifier. Au sujet de l’expérience de l’écoute des chants d’oiseaux, et de la cohabitation avec ceux-ci, la chercheuse en littérature et essayiste Marielle Macé avance d’ailleurs : « Il y a là comme une joie prise à ce qu’il y ait ces autres, à ce qu’ils soient tels : un courant d’intensités, de ricochets d’affections, une intensification de l’attention, la reconnaissance d’une importance, d’une rareté, et le désir de tourner vers elle tout l’effort de la compréhension[31]. » Pour Macé, les chants des oiseaux – et les oiseaux eux-mêmes – sont des « émerveillants » (PO, p. 91). Ceux-ci sont vecteurs d’attention et, à travers elle, porteurs de reliances et d’attachements concrets. Dans les relations nouées avec eux, aussi fugitives soient-elles, doit entrer, affirme-t‑elle, « quelque chose d’une philia : une amitié pour la vie elle-même, une passion pour la multitude de ses phrasés, un concernement, un souci, un attachement à l’existence des autres formes de vie et un désir de s’y relier vraiment » (PO, p. 94).

Dans la traversée ambulatoire de Branché, au gré des modulations perceptives de l’expérience, ce désir de reliance s’est en quelque sorte trouvé activé chez moi par la présence sonore des oiseaux faisant ponctuellement irruption dans le parcours. Cette présence intermittente, génératrice d’une accentuation attentionnelle, n’a pas, pour autant, éclipsé « l’importance » (pour reprendre le terme cher à Despret) des arbres dans le dispositif. Au contraire, il me semble que la force agentive de ceux-ci s’est trouvée amplifiée du fait de ces moments d’intensification, lesquels entraient en dialogue poreux avec les actions (sauts, portés, roulades) et liaisons anthro-végétales (suspensions, enroulements, enchevêtrements) proposées. Ce sont des interconnexions pour ainsi dire « augmentées » qu’ont mises en lumière ces chants et la vive attention qui leur a été accordée. Il y a là, peut-être, comme un rappel de la dimension inséparée, inextricable, de notre rapport avec l’ensemble du vivant. Penser, éprouver la relation avec les arbres, c’est aussi prendre en compte toutes ces autres relations qui la traversent, l’altèrent, la co-constituent – d’autant, serait-il possible d’ajouter, que la relation interspécifique entre les arbres et les oiseaux apparaît consubstantielle et repose, au-delà de sa fonction collaborative, et mutuellement bénéfique, sur des pratiques qui les enrôlent « dans un partenariat affectivement chargé et multisensoriel[32] ». Cette alliance est par ailleurs toujours mouvante et se module au gré des enchevêtrements ponctuels avec d’autres présences qui, s’entretissant à celle-ci, composent une provisoire « pelote de vies » (PO, p. 375).

Par ailleurs, à travers le parcours de Branché, il ne s’agit pas de tenter de dialoguer avec les arbres ou les oiseaux, ni de les « faire parler » au risque d’une ventriloquie malvenue[33]. Il ne s’agit pas non plus de prétendre écrire ou chorégraphier avec ceux-ci en les plaçant uniquement au service des signifiances humaines, notamment du discours effondriste. Ainsi, la performance inscrite dans l’environnement, et l’expérience sensible qu’il est possible de faire de celle-ci, ne s’épuisent-elles pas dans un geste de démonstration symbolique et de sémantisation relevant de la seule activité humaine. S’ajoutent et se mêlent à ces conduites constructrices de sens une myriade d’activités et de signifiances qui, prenant appui sur des formes de bioperformativité propres aux présences autres qu’humaines, nous invitent à nous en saisir tout en leur préservant une part d’opacité sémantique[34]. Consentir à cette opacité porte à l’humilité, au décentrement, et invite à une pratique différente de l’attention, élargie à ce qui, en partie, lui échappe.

We Move Together Or Not At All : reconfigurations sympoïétiques

En décembre 2022, par une soirée de grand froid, j’assiste à We Move Together Or Not At All, une installation chorégraphique de longue durée créée par la chorégraphe Sasha Kleinplatz et ses collaborateurs et collaboratrices au centre Montréal, arts interculturels (MAI)[35]. Créant un contraste avec la température extérieure, une petite serre est installée, sur un rectangle de gazon synthétique, au centre de la salle de spectacle – un cube noir dans lequel il est loisible de se déplacer. Dans cette serre minuscule, à travers la fine pellicule translucide me séparant d’elles, j’observe les plantes en présence : orchidées, bromélias, fougères, pothos, anémones. Celles-ci sont maintenues en vie dans cet environnement artificiel par l’activité thermodynamique des performeur·euse·s qui se relaient dans la serre et, en dansant, créent de la sueur et de la condensation. Ici, écrit Kleinplatz, « une scénographie réactive transforme les variables de la performance en son, lumière, vibration et condensation, comme des gestes multimodaux vers une compréhension non linéaire de la façon dont les plantes peuvent faire l’expérience des événements dans l’espace, encadrant et compliquant affectivement les soins entre espèces[36] ». Cette prise en compte de la réactivité des plantes au son, à la lumière et aux qualités vibratoires des corps en présence fait bien sûr écho aux études en biologie végétale s’intéressant à l’intelligence des plantes et démontrant, par exemple, que « [l]a recherche de la lumière est […] l’activité qui influence le plus la vie et les comportements stratégiques de toutes les plantes[37] ». Parmi d’autres tactiques développementales et comportementales, le phototropisme – mouvement où la plante modifie sa position et la disposition de ses feuilles en fonction de l’orientation de la lumière – se révèle ainsi crucial pour le maintien du végétal dans un environnement traversé d’événements ou de micro-événements de nature diversifiée – climatologiques, par exemple, ou liés à des interactions intraspécifiques ou avec d’autres formes de vie. Dans We Move Together Or Not At All, ces interactions, nouées avec l’équipe de création, s’organisent autour d’un « prendre soin » (care) des végétaux en présence, une pratique caractérisée par une activité nourricière (pendant mais aussi avant et après la performance) et par un travail chorégraphique humble où le corps, le geste, privilégient l’équilibre, le jeu d’alternance, entre discrétion et affirmation[38]. Pour sa part, invité à se déplacer dans l’espace autour de la serre (mais pouvant choisir de demeurer immobile), le public peut aussi tisser sa propre relation avec les végétaux en présence et choisir les paramètres de celle-ci : déterminer son degré de proximité avec la serre, la position de son corps, sa vue (opacifiée ou non par la buée se formant sur la pellicule plastique), la durée de sa présence (longue, courte, intermittente) et la qualité d’attention accordée aux formes de vie vibrant et s’entremêlant dans le dispositif scénographique. Ainsi, bien que les spectateurs et spectatrices demeurent séparés des végétaux – les murs translucides de la serre faisant partiellement barrage entre celle-ci et l’extériorité –, et qu’ils, elles, n’agissent pas directement sur leur environnement, il leur demeure loisible d’habiter différents états de disponibilité à ceux-ci, de varier leur écoute et leur sensibilité et de les accorder à leur qualité de présence.

Par ailleurs, la création se garde bien, il me semble, d’inférer à la représentation une saisie de l’expérience ou un point de vue qui serait celui, supposé, des végétaux en présence. Ce qui se trame sous nos yeux, dans une coprésence d’échelles temporelles – cyclicité du paysage sonore, accélérations/décélérations et répétitions des mouvements de la danseuse Erin Hill qui performe en solo[39], apparente immobilité des plantes –, c’est plutôt un entretissage d’effets, d’affects et de relations. Cherchant à susciter « des états de syntonie sensorielle avec les gestes des participants, humains ou autres[40] », le dispositif déplie furtivement des « formations émergentes[41] » faites de composés sonores, visuels ou sensoriels – un ruisseau lointain se fait entendre, des tiges tremblent, une odeur de lavande se manifeste fugacement – qui traversent une durée et un espace communs, font ricochet chez le public, immobile ou mouvant, qui se tient aux abords de la serre, se laisse atteindre par l’environnement sonore comme par la présence matérielle et olfactive des plantes. Comme le petit tremble qui se manifeste par intermittence entre les pages d’Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone (et qui, têtu, m’accompagne ici aussi), comme les oiseaux qui percent le silence de Branché, les végétaux qui font ici saillie dans l’expérience sont surtout rendus agissants – bioperformatifs – à travers les multiples entrelacs d’une coprésence au monde, une mutualité, plurielle, qu’ils contribuent à créer et mettent en évidence.

Cette mutualité est bien sûr enclose dans le titre de la pièce, We Move Together Or Not At All, qui fait écho aux travaux de Donna Haraway, laquelle écrit, dans Staying with the Trouble : « Nous avons besoin les uns des autres dans des collaborations et des agencements inattendus, dans des tas de compost chaud. Nous devenons-avec les uns les autres ou ne devenons pas du tout[42]. » Ce « devenir-avec », qui recouvre aussi un « faire-avec » – que Haraway désigne sous le terme de sympoïèse – serait l’une des voies permettant l’établissement de nouvelles formes de relations à l’autre. Dans Branché comme dans We Move Together Or Not At All, les végétaux, comme les autres composantes de l’environnement, participent, il me semble, de cette dynamique sympoïétique dans les incessants nouages établis, à différents degrés de perceptibilité, avec les autres êtres en présence – humains comme autres qu’humains.

Méfiantes à l’égard de pratiques artistiques qui visent une seule esthétisation du végétal et qui, par là, le détournent ou lui confisquent sa part d’agentivité, Prudence Gibson et Catriona Sandilands leur préfèrent des pratiques fondées sur l’établissement de telles dynamiques relationnelles. L’équilibre entre les diverses forces actives au sein de ces relations est précaire, mouvant, toujours à réinventer. Les assemblages valorisés par les chercheuses ne mettent ainsi ni de l’avant une instrumentalisation des plantes assujetties à un dispositif sémantique préétabli par des artistes, ni une éviction de l’humain hors de la structure spectaculaire ou performative au profit de la seule présence agentive des plantes. Pour elles, tout se joue dans la collaboration, dans une éthique de la mesure et du retrait, dans l’établissement de structures qui brouillent les limites entre l’humain et la nature, entre la personne et la plante. Les enchevêtrements proposés, en établissant de nouvelles formes de reliance ou en attirant notre attention sur celles-ci auraient même une portée transformatrice. Elles écrivent :

[L’]acte esthétique – dans les arts visuels et performatifs – pourrait agir comme le médiateur de nos difficiles et post-édéniques relations avec les plantes et aider les spectateurs à entretenir une relation plus humble avec le végétal ; il pourrait aussi changer nos perceptions des plantes comme « autres » et conduire l’humain à retourner au monde végétal[43].

Cette invitation à changer nos pratiques attentionnelles, à opérer « un déplacement des seuils qui commandent ce qui mérite notre attention[44] » à l’autre, est éminemment politique. Pour Baptiste Morizot, en effet, comme pour plusieurs chercheurs et chercheuses en humanités environnementales, la crise écologique actuelle constitue aussi (surtout) une crise de l’attention politique. Il avance :

On pourrait […] défendre que dans une certaine mesure, dans des sociétés démocratiques traversées par de grands flux d’information, le politique est en aval de la culture : au sens des représentations de la vie désirable, des seuils du tolérable et de l’intolérable. Conséquemment, pour changer le politique, il s’agit aussi (en plus de militer, lutter, s’organiser autrement, lancer l’alerte, faire levier au plus près du pouvoir, inventer d’autres manières d’habiter) de transformer le champ de l’attention à ce qui importe[45].

Déplacer et reconfigurer nos pratiques attentionnelles relève, pour Maylis de Kerangal et Vinciane Despret également, d’un agir politique. Dans la préface qu’elles signent pour l’ouvrage Le ravissement de Darwin : le langage des plantes, coécrit par la chercheuse en technosciences Carla Hustak et par l’anthropologue Natasha Myers, et brièvement évoqué plus haut, les autrices soulignent en effet la dimension politique inhérente à la démarche des chercheuses qui, nous l’avons vu, afin de repenser les relations interspécifiques et de délocaliser les frontières avec l’autre qu’humain « fabriquent d’autres récits[46] ». Ces élaborations, qui réorientent notre regard, activent des possibilités de réinvention, mettent en marche des façons de reconsidérer et de métamorphoser ce qui, du monde vivant et de nos environnements partagés, est pris en compte. Elles écrivent : « [M]ultiplier des récits qui multiplient des mondes, c’est renouveler et modifier notre attention à nos milieux de vie, à ce qui les nourrit, à ce qui y circule et s’y rencontre, à ce qui en fait l’inventivité, la beauté, à tout ce qui les peuple : c’est agir politiquement sur le monde[47]. »

Les oeuvres abordées ici, et les expériences de saisies sensibles qu’elles induisent, participent il me semble d’une co-construction de ces « autres récits » qui nous permettent, « en se déplaçant, en se déroutant, en se détournant – autrement dit en pensant “ailleurs”[48] », de changer ou de « troubler » (écrirait Haraway), provisoirement ou durablement, nos modes de cohabitation. Les « déclarations d’importance » qui parsèment la trajectoire de Branché, les présences « émerveillantes » qui se manifestent par intermittence dans la serre de We Move Together Or Not At All ou celles qui tremblent, friables, entre les pages d’Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone, nous convient en effet, à travers chacun des dispositifs singuliers mis en place, à refaire, ou du moins à considérer autrement, la trame du vivre-ensemble. Cette cohabitation, diversement mise en relief par des propositions artistiques qui reconfigurent nos relations avec l’autre qu’humain « à l’écart des hiérarchies verticales[49] », et pour peu qu’on y accorde valeur et attention, nous invite à investir, depuis nos corps et à partir du prisme de nos sensations, de nouvelles zones de porosité avec les entités avec lesquelles nous cohabitons. Elle nous invite à inventer, peut-être, depuis cet espace commun, des alliances, des « alliage[s] incandescent[s][50] » et pluriels.