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Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde.

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

Anthropocène, Plantationocène

Ce dossier entend explorer comment les scènes de théâtre contemporaines composent avec les plantes, à une époque qu’on pourrait considérer comme rattachée à la seconde redécouverte du vivant végétal. Au début du xxe siècle, les populations occidentales redécouvraient une première fois les plantes comme êtres vivants : les biologistes observaient les phénomènes de respiration et de photosynthèse, des photos prises tout au long des journées capturaient le mouvement de croissance des fleurs, des images micro-cellulaires étaient diffusées au grand public[1]. Sir Jagadis Bose entreprenait même « de lire les plantes » grâce à des capteurs articulés aux vibrations de leur tige ou aux impulsions électriques[2]. Il est troublant de constater que ce vaste mouvement de redécouverte de vie dans le végétal, qui a inspiré de nombreuses oeuvres notamment en peinture et en danse[3], a accompagné le déploiement des connaissances biologiques au cours du xxe siècle, sans freiner ce qu’Emanuele Coccia, avec Iain Hamilton Grant, dénomme le physiocide : « meurtre de la nature » par les philosophes[4], et plus largement par la culture – l’étude et la contemplation de la nature n’étant plus, à compter du xixe siècle, considérées comme dignes d’intérêt par les sciences humaines et se trouvant reléguées aux diverses sciences biologiques[5]. Ce physiocide, fort d’une méconnaissance radicale des espèces et de leurs qualités de vie, serait une sorte de manifestation ultime de la pensée dualiste opposant nature/culture, notamment redevable, selon Philippe Descola, à la malheureuse proposition cartésienne appelant les hommes à se rendre « maîtres et possesseurs de la nature[6] ». La pensée occidentale moderne, alors fondée sur la différence ontologique entre nature et culture, s’est ensuite étendue avec le colonialisme, en promouvant sur toute la planète la libre exploitation des ressources dites naturelles. Alors que l’Anthropocène est communément daté de l’ère de la révolution industrielle, Anna Löwenhaupt Tsing préfère, quant à elle, dater la scission d’avec l’Holocène au moment de la colonisation. Elle préconise le terme de Plantationocène[7], en référence à l’essor des grandes plantations. Force a été de constater depuis l’efficacité de cette objectivation du végétal, qui a abouti in fine à diviser par deux « la biomasse végétale totale […] par rapport à sa valeur avant le début de la civilisation humaine[8] ».

La présence des plantes sur scène se joue à l’aune des menaces qui planent sur l’humanité et la biosphère réunies (réchauffement climatique, extinction du vivant), ainsi rappelées à leurs liens vitaux. Ce contexte de crise n’est pas près de se clarifier en regard des bouleversements à venir, comme le font apparaître Léna Balaud et Antoine Chopot :

La nature ne peut plus être vue comme ce cadre stable et intemporel à l’arrière-plan du confort moderne : les puissances de la Terre réagissent aux actions humaines, de plus en plus violemment et à plus grande échelle. […] Or la réaction de ces puissances à la monoculture capitaliste est massive, tellurique[9].

Un héritage théâtral ambigu

L’artiste-chercheuse Annette Arlander, qui poursuit un projet de recherche-création Performing with Plants, élabore de son côté une première catégorisation aussi simple qu’éclairante des principaux modes théâtraux et performantiels qui engagent actuellement humains et végétaux. Cette taxinomie s’articule autour des relations interspécifiques :

  1. les plantes performent pour les humains

  2. les humains performent pour les plantes

  3. les plantes jouent les humains

  4. les humains jouent les plantes

  5. les plantes performent avec les humains[10].

La dernière catégorie est indiscutablement la plus nourrie en exemples et en déclinaisons contemporaines. Pourtant, malgré l’urgence bioclimatique, et malgré la longue tradition de représentation du non-humain au théâtre, en danse et à l’opéra, le nombre de spectacles ou de dispositifs performatifs mettant des plantes en scène reste étonnamment faible. Une telle rareté est sans doute en premier lieu à mettre au compte des héritages théâtraux. Est-il besoin de rappeler que théâtre ou opéra sont des arts anthropocentrés par excellence, souvent logocentrés par ailleurs ? Non seulement la scène semble encore très majoritairement tourner autour des acteurs comme le soleil tournait autour de la Terre dans le géocentrisme aristotélicien, mais elle place tout ce qui l’habite dans le sillage de l’humain. Si les plantes ont bien des fois performé pour les hommes, elles l’ont fait, et le font encore fréquemment dans le cadre de paradigmes anthropocéniques : la terre et les végétaux constituent des accessoires de scène depuis la plus haute Antiquité jusqu’à Pina Bausch ou jusqu’aux pièces de la Belle Meunière[11] ; dans les théâtres de nature[12] ou les théâtres paysages, elles sont même d’office réduites au décor.

Elles courent le risque de l’être jusque chez des artistes très écologiques tel Mathias Brossard[13] : alors que les êtres autres qu’humains sont indiscutablement dotés d’une forte performativité, accrue chez Brossard par la dimension durationnelle du spectacle qui dure onze heures, la concentration sur les actions humaines fait malgré tout courir le danger de percevoir la forêt avant tout comme un décor particulier, aux forts effets atmosphériques. De tels dispositifs posent la question de savoir à partir de quel moment on ne recourt plus à l’objectivation et à l’instrumentalisation généralisées des plantes. Malgré leur agentivité propre, il reste difficile de ne pas laisser les végétaux s’abimer dans l’inanimé. De par leur statisme et leur silence, ils apparaissent souvent comme des témoins discrets plutôt que des protagonistes, alors qu’ils jouent un rôle clé dans l’ambiance. Cela advient même au sein de théâtres dénonciateurs, qui présentent la catastrophe contemporaine et des fictions futures, tels Swamp Club de Philippe Quesne ou Impatience (rien n’aura eu lieu que le lieu)[14] de Mathilde Delahaye. Les plantes y sont présentes comme artefacts (qui, certes, ne déplacent ni ne blessent des végétaux réels). Les pièces se contentent de dénoncer leur statut objectal et décoratif dans nos sociétés et représentations, en mettent sur la voie d’alternatives mais sans faire d’elles des figures actives[15]. A contrario, quand les humains tentent de les « activer » et les font jouer, la ventriloquie s’apparente facilement à un procédé enfantin, ou du moins léger et didactique : par exemple dans Arborescence programmée, Muriel Imbach injecte une portion de fiction assez radicale, en faisant de la sonification un procédé de traduction directe du langage de la fougère[16]. Le présupposé de communication pourrait nuire au reste des échanges d’abord placés sous le signe de la fiction et de l’arbitraire humain – d’ailleurs la plante semble retrouver une étrangeté abyssale quand la voix s’éteint. Dans Radio Arbres de Laetitia Dosch, la jouissance des acteurs qui jouent des arbres discutant au sein d’une émission est assez contagieuse, mais la ressemblance des individus arboricoles avec leurs homologues humains paraît un peu suspecte[17]. Dans ces deux pièces pourtant bien documentées, les plantes semblent devenir des prétextes ou des allégories, tant elles sont appréhendées dans une perspective didactique, et suivant des dimensions anthropomorphiques : faim, désir de connaissance et de communication, sexualité sont mis en scène, ce qui ne va pas sans rappeler la description fleurie de la sexualité végétale au xviiie siècle par Carl von Linné[18]. À la différence de ce que l’on peut lire chez Linné, les pièces n’en restent pas au désir de faire la leçon et multiplient les clins d’oeil humoristiques, mais l’humour achève de situer le théâtre sur le plan de la communication interhumaine, promouvant dans un même élan la reconnaissance des végétaux et leur enlevant, avec la capacité de répondre, le statut de sujet.

Plantes performeuses dans le théâtre du monde

Pourquoi devraient-elles cependant être investies du statut de sujet ? Une des hypothèses de ce dossier est que ce souci répond à un double besoin : d’une part, les savoirs biologiques développés depuis la fin des années 1990 ont constitué une forme de « révolution biologique[19] ». Il importe d’autant plus de prendre ce tournant végétal en compte qu’il révolutionne la vision des plantes comme êtres sensibles et pensants, aiguisant encore l’impératif d’un positionnement éthique envers l’ensemble des vivants végétaux menacés. Il se peut d’autre part que cela ouvre de nouvelles perspectives en termes esthétiques, en donnant aux plantes une place plus active, de ce point de vue moins silencieuse et silencée. Des études végétales critiques se situent d’ailleurs dans le prolongement des autres tournants critiques des trente dernières années, ayant trait au genre et aux problématiques postcoloniales, puisque femmes, nature, de même que civilisations aborigènes et autochtones, ont été minorées, exploitées, soumises suivant des lignes argumentatives et politiques apparentées. Il n’en reste pas moins que l’on doit réfléchir rigoureusement aux termes de l’agentivité végétale, que ce soit sur un plan esthétique, éthique ou biologique.

De nombreux éléments de cette révolution ont été amplement vulgarisés, notamment grâce aux travaux de la chercheuse canadienne Suzanne Simard et du forestier Peter Wohlleben[20], mais il convient d’en rappeler les principaux axes qui réservent encore matière à de nombreuses explorations scientifiques et moins scientifiques. D’une part, les infinies connexions entre les formes de vie ne laissent pas d’étonner. Il est établi désormais que les arbres communiquent, à l’instar des autres plantes, par le biais de particules chimiques envoyées dans les airs ou transmises par les mycorhizes, au point que Simard qualifie le réseau de communication des plantes dans le sol de Wood Wide Web. Les formes de symbioses semblent infinies, et comprennent les humains ; ainsi, les promenades en forêt sont un bienfait non seulement parce qu’elles nous apportent détente et sérénité, mais parce que les arbres libèrent des particules chimiques bénéfiques à notre santé. Prendre connaissance de la place fondamentale des organismes dans le maintien de la vie du sol et dans les corps humains a par ailleurs radicalement modifié la perception des micro-organismes. Ces découvertes ont enfin contribué à fonder des hypothèses émises depuis des dizaines d’années, comme celle de la biophilie humaine, constatée dans de multiples circonstances (les malades guérissent plus vite par exemple dans des chambres entourées d’espaces verts).

Le retournement ontologique et épistémologique a été particulièrement remarquable quand les plantes se sont révélées dotées de sensibilité, de faculté communicationnelle, mais aussi de mémoire, de capacités d’adaptation et même de décision, comme le montrent les études de nombreux biologistes, biosémioticiens et philosophes[21]. Les débats sur la pensée végétale notamment se poursuivent[22], mais on sait désormais ce dont certaines populations avaient depuis longtemps l’intuition, à savoir que les espèces ne se contentent pas de s’adapter phylogénétiquement, et que chaque plante perçoit une multiplicité de signaux qu’elle interprète et qui l’amène à réagir de manière extrêmement différenciée. Elle apprend et est capable d’agir en vue d’« atteindre des objectifs[23] ». Andreas Weber appelle ainsi chaque existence vivante une « solution créative improvisée ». Il n’hésite pas à « appeler sensibilité cette manière de créer un monde guidé par le sens », et ajoute que chaque être « se déploie comme l’imagination poétique de son existence », appelant des « actes d’imagination réciproque » entre les vivants[24].

Tout être est donc signe pour les autres êtres, de même que le sont vent, lumière et eau[25]. Le « théâtre de la vie » se révèle plus littéral encore qu’on ne pouvait le supposer : chacun·e en participe littéralement, ou contribue à une « performance multispécifique continue[26] ». Par ailleurs, pour prendre part à la « communication sensible » avec les plantes, nul besoin de disposer d’un alphabet rigoureux, ou de cultiver potagers ou forêts ; il importe tout d’abord de cultiver son attention, et de pratiquer, comme le suggère Anna Tsing, « les arts de la perception[27] ».

Enfin, comme en témoignent Maria Puig de la Bellacasa et Andreas Weber à l’aune de leur propre expérience permacole ou jardinière, la pensée philosophique – et pourrait-on ajouter, la pensée de manière générale – ne manque pas d’être profondément marquée de ces nouvelles formes d’interconnexion avec le vivant : dans son écriture, empreinte de soin, de conviction mais aussi d’une certaine liberté poétique, comme dans ses attendus éthiques. On peut gager qu’il en va de manière semblable dans le spectacle vivant, où on assiste désormais à une prolifération inspirante de dramaturgies conçues avec les végétaux (davantage que sur eux), outre celles déjà évoquées précédemment.

À l’aune du tournant végétal, la question de la représentation se pose à nouveaux frais, ou se pose de manière plus précise.

Qu’est-ce qui parle ?

Parmi les exemples déjà présentés dans cette introduction, Arborescence programmée et Radio Arbres tiennent déjà compte des recherches sur la pensée et la communication des plantes. Faire des arbres du parc ou d’une fougère les protagonistes d’un spectacle, c’est déjà faire un pari audacieux qui fait écho aux ruptures ontologiques, y compris dans leur dimension relationnelle, les plantes interagissant entre elles et avec les humains. Les deux pièces montrent que la question n’est sans doute pas tant de savoir si les plantes muettes et immobiles peuvent être actantes, et ainsi sujets esthétiques, politiques et sociaux, mais comment elles le sont. Si les artistes Muriel Imbach et Laetitia Dosch résistent au danger de l’esthétisation, au sens où elles évitent de renouer avec des imaginaires mythologiques ou harmonieux, certains risques du théâtre dans la mise en voix de l’Autre apparaissent clairement : le devenir-humain des plantes (quand celles-ci rappellent avant tout des travers humains), le devenir allégorique qui y est souvent lié, et le comique (qui penche vers le grotesque). La stylisation théâtrale tend à la distorsion[28]. Il s’agit par ailleurs d’une approche biocentrée, mettant en scène des individualités. Enfin, donner une voix à un ensemble vivant, ou à un projet, ne consiste pas seulement à créer une « marionnette avec une voix[29] », écrit Bruno Latour. Le théoricien de l’acteur-réseau souligne les effets de retour de la créature sur le donneur de voix, analogues à ceux d’une marionnette sur le marionnettiste – effets qui pourraient eux-mêmes être thématisés. La place à considérer n’est donc pas seulement celle qu’y tiennent des plantes sur scène, mais la part des acteurs, du dispositif lui-même et de ses conséquences.

Y aurait-il un souci avec le concept théâtral en soi ? On pourrait en effet émettre l’hypothèse que la scène creuse davantage l’écart ontologique que ne le fait par exemple la littérature. L’écopoétique et les bionarratologies frayent des accès subjectifs aux plantes, parfois fortement ancrés dans des expériences empiriques et objectives. Elles leur prêtent littéralement une expression individuelle, ou les montrent comme actantes d’un environnement plus large (la montagne chez Nan Shepherd, des fleuves chez Matthieu Duperrex). Mais, à la différence des théâtres de Dosch et Imbach, nulle présence végétale silencieuse ne vient en contrepoint de la voix, nul stratagème technique de mise en voix ne vient détourner l’attention, parce qu’à la lecture, chaque lecteur·rice prête aux êtres fictionnels sa propre voix ou celles de voix intégrées. Le théâtre opère en revanche un geste démonstratif et souligne l’extranéité des plantes. En outre, comme le dit Lena Kussman dans sa performance Connexion (2020)[30], ce sont les plantes qui nous ont accueillis au sein de leur monde. Or la scène qui les accueille inverse l’ordre des habitations historiques de la Terre, et se montre tout à fait anthropocénique de ce point de vue. Elle peut même sembler particulièrement « artificielle » en ramenant le « naturel » dans la boîte noire, cette boîte à tous points de vue hostile à l’existence végétale, creusant ainsi le dualisme en même temps qu’elle prétend vouloir le dépasser par d’autres voies. Même chez Dosch qui plante la scène dans le parc du théâtre de Vidy, la mise en voix est artificielle, et le medium, très présent. Le geste théâtral d’animation des plantes reste donc un geste paradoxal, qui contribue à leur étrangéification, et il convient sans doute de prendre la mesure de ces animations/étrangéifications à l’échelle de chaque spectacle pour étudier précisément comment elles peuvent contribuer à la reconnaissance du végétal, ainsi qu’à celle des interrelations qui dépassent des individus isolés ; comment elles peuvent faire surgir des questions persistantes, voire des désirs, ou mettre en place de facto d’autres relations. La mise en abyme du dispositif lui-même ainsi que celle des écueils (instrumentalisation, recours à la technologie) pourraient contribuer à un positionnement et à un questionnement complexes.

L’art théâtral invite par ailleurs à faire des plantes des actrices isolées – comme l’est la fougère starisée d’Imbach. Or cette mise en avant d’individualités concourt également à des malentendus, d’autant qu’elle pourrait étayer sans le vouloir des valeurs néolibérales (adaptabilité, flexibilité, créativité !)[31]. Comme toujours, les enjeux de représentation recoupent des enjeux éthiques et politiques. On pourrait considérer qu’il serait préférable de présenter les plantes à l’intérieur de l’ensemble vivant auquel elles appartiennent, et qu’elles contribuent à former et à transformer. Cela impliquerait des théâtres à l’échelle 1:1. Voilà peut-être la voie, ou le terrain devrait-on dire, qui ouvre le plus d’alternatives relationnelles, processuelles et énonciatives, propre à faire des scènes non seulement « le théâtre d’une reconfiguration énonciative[32] », mais aussi relationnelle. Un tel cadre scénique serait à même de promouvoir et de concevoir une anthropologie élargie, cosmomorphe et poétique, qui participe d’une intensification de la métaphysique :

[Elle] se tisse alors dans un lien fragile entre désir de restituer la parole, de traduire des voix inouïes, de s’en faire les diplomates, et écoute du silence, silence de cette terre devenue inaudible, silence des oiseaux après leur tragique disparition, mais aussi silence des langues disparues avec ce qu’elles représentent désormais de raréfactions de visions du monde, puisqu’écocide se conjugue aussi avec épistémocide[33].

QP, p. 56

Il reste néanmoins à considérer les soucis d’accaparement ou d’instrumentalisation de la parole non-humaine, d’aucuns diraient « de colonisation », soulignés par Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, qui distinguent cinq démarches d’intégration des non-humains comme sujets des arts (plastiques et visuels) : les parlements, les témoignages, la traduction, la métamorphose et la transparence[34]. Si les auteurs ont une affection particulière pour les approches parlementaristes, qui esquissent des négociations stratégiques et demandent aux humains d’entrer dans l’arène, ils préviennent néanmoins que « la représentation construit toujours la norme même du représentable, et que l’audibilité de la parole exprimée dans l’espace public dépend toujours du degré de conformité à cette dernière » (QP, p. 59). Si ce risque vaut pour des procédures institutionnalisées, il ne vaut pas cependant pour les arts, où tous les registres de la fiction ainsi que tous les registres langagiers sont envisageables. Par ailleurs, les voies artistiques qui assument leur allégeance à la fabulation peuvent par ce biais être heuristiques et ouvrir de nouveaux possibles. Fabuler, c’est « créer des mondes » (worlding) selon Donna Haraway. Seule la démarche de la « transparence » se soustrait à la représentation pour Imhoff et Quiros, qui entendent par là « une nature qui se représenterait elle-même ». La transparence serait « une prétention à faire émerger, non sans médiation, des voix non humaines, à accéder aux choses elles-mêmes, à restituer leur point de vue, ou plutôt, […] leur point de vie » (QP, p. 66). S’ils analysent moins cette voie que les autres, celle-ci va prendre une place singulière au sein des spectacles vivants, où la part des corps, du vivant et des savoirs incarnés est sondée avec un intérêt particulier.

Revenons, pour conclure cette partie, sur les potentialités des arts scéniques. Il convient de souligner combien les écritures fictionnelles et poétiques sont tout à fait à même de traiter, de recomposer des savoirs non incarnés, voire tout à fait théoriques, ainsi qu’en témoignent les multiples et vivifiantes entreprises écopoétiques, qui cultivent souvent l’ambiguïté. Il importe alors d’étudier comment les dispositifs théâtraux transmettent ces savoirs, et à quels langages ils recourent. Comment ils nomment les plantes, parlent de leurs caractéristiques, des relations que nous entretenons ou désirons entretenir avec elles, sans pour autant reproduire les séparations nature/culture ou privilégier des associations humaines/non-humaines « sous complexes ». Il se peut enfin, comme le suggèrent Imhoff et Quiros, que les langues du théâtre nous rapprochent d’une « langue pure » évoquée par Walter Benjamin, qui constituerait d’une certaine manière l’horizon idéaliste de la totalité à l’arrière-fond des différAnces derridiennes[35].

Comme les dispositifs ne peuvent non plus être purement autoréférentiels en termes d’espaces et de temps, il conviendra d’étudier enfin quelle part ils font à la contextualisation, à l’évocation de désastres ou du moins, de troubles[36], de pertes, de colères, ou encore d’enchantements, toutes choses susceptibles de fonder le désir et l’action, individuelle ou collective.

À l’intersection entre les langues et la langue pure, se situe peut-être le théâtre du signe, décrit par Flore Garcin-Marrou[37] : un théâtre performatif où la rupture avec les signes connus n’implique pas pour autant l’impossibilité de voir et de déchiffrer, modestement, à son échelle, les signes délivrés par le non-humain. Une autre présence des végétaux sur scène s’accompagne évidemment de la question de savoir plus largement ce qu’il advient de la présence humaine, et des signes humains extra-langagiers (et extra-gestuels). La question des langues continue à se poser par ailleurs jusque dans les approches somatiques ou contextuelles, tant notre perception est matricée par le langage. Et si les dispositifs mettent l’accent sur les relationnalités, intervégétales, interhumaines, ou anthropovégétales, on peut se demander dans quelle mesure il est possible d’expérimenter les interdépendances ou d’en prendre conscience de façon qui soit non seulement cognitive ou imaginative, mais qui s’ancre peut-être dans l’ordre de l’expérience : un ordre plus large, qui déborde le sensible et l’idéel pour s’inscrire dans le sujet (Benjamin[38]).

Cartographie provisoire des performances anthropo-végétales

En dehors des catégories précédemment évoquées (théâtres de la nature, plantes en scène comme objets marionnettiques ou affordances, spectacles frontaux portant sur les végétaux), se développent de nombreuses théâtralités habitées de ces questions induites par les études végétales, dont j’esquisse une cartographie non exhaustive et temporaire.

1. Expérimenter les relations par le bio-art

Dans le bio-art, né avec l’essor des biotechnologies au cours des années 1990, « les artistes détourn[ent] les biotechnologies actuelles pour en faire leurs nouveaux médias d’expression. Ils travaillent sur la transgénèse, la culture des tissus et des cellules, l’hybridation et la sélection végétale et animale[39] ». Le domaine du bio-art est connu pour son ambiguïté, puisqu’il pourrait paraître technophile et manipulatoire. Néanmoins, depuis quelques années, certains projets se situent moins dans le prolongement de la recherche génétique, et davantage dans le champ de travaux arts-sciences. Olga Kisseleva développe par exemple des dispositifs participatifs interconnectant humains et plantes : après avoir opéré dans le cadre de son projet Eden des croisements génétiques humains-arbres donnant lieu à de nouvelles espèces arboricoles, l’artiste invite, dans la dernière étape du projet, les participants à développer les contacts sensibles avec les arbres. Tandis que le son permet de percevoir des informations (communications) délivrées par des individus, un dispositif de capteurs-transmetteurs permet aux participants de ressentir des vibrations lorsqu’ils touchent le tronc d’un arbre[40]. Les travaux de Spela Petric pourraient quant à eux être rattachés au design critique ou écologique, si ce n’est qu’ils ont une dimension performative et/ou participative. Dans Institute for Inconspicuous Languages : Reading Lips, un scientifique performe en interprétant les ouvertures des stomates, semblables à des bouches, tandis que dans Skotopoiesis la performeuse influence par son positionnement la croissance du cresson. Enfin, dans Vegetariat une installation invite les visiteurs à se saisir des moyens mis en place pour résister à la surveillance par le biais des multiples algorithmes du Net ; dans le même temps, les spectateurs prennent conscience de la communauté biotique humains-végétaux, le « végétariat » qu’ils forment vis-à-vis de ces surveillances. Ces oeuvres mettent donc les spectateurs en contact direct ou indirect avec des communautés anthropo-végétales et leur vulnérabilité.

2. Devenir plante, devenir montagne

Historiquement, l’expérimentation artistique des interconnexions avec les végétaux est beaucoup passée par le corps, comme en témoignent les exemples du début du xxe siècle mentionnés plus haut. Dans les années 1960-1970, de nombreuses performances alertent déjà la population des menaces qui pèsent sur l’environnement et certaines sont déjà placées sous le signe de l’écoféminisme : Ana Mendieta fait fusionner son corps visuellement avec le sol ou des arbres, Anna Halprin se recouvre de feuilles, de sorte qu’on distingue à peine son visage ou son corps allongé sur le feuillage[41]. En regard des dangers écologiques, la philosophe et psychologue Joanna Macy et le forestier John Seed instituent quant à eux dans les années 1980, des conseils de tous les êtres[42]. Jusqu’à aujourd’hui, de nombreuses danseuses-performeuses, telle Armelle Devignon, aiment à se projeter dans les différents végétaux, ou développent des mouvements fusionnels avec eux qui s’apparentent à des devenirs. Si l’on peut penser que l’imagination corporelle et la communication sensible sont moins freinées que le dialogue par des distinctions langagières, gestuelles et culturelles, il convient aussi de souligner avec Esa Kirkoppelto que danser, c’est toujours « danser-avec[43] » : avec l’espace et avec les corps qui l’habitent, si bien que la projection dans les plantes n’est sans doute pas nécessaire à la prise en compte de leur performativité.

De plus en plus de performances activistes recourent quant à elles à des figurations du devenir plante. Ces dernières années, le collectif becomingspecies s’allonge sur les chaussées des rues de Copenhague, pour rappeler aux passants la mort à venir de l’humain végétalisé. Les herbes se substituent aux cheveux pour montrer l’intime dépendance du végétal. En 2019, Yann Toma dessine de son côté des manteaux de feuilles, et se poste devant le Centrul de interes à Cluj puis dans les couloirs de l’assemblée générale des Nations Unies à New York.

En inscrivant l’humain dans le vivant, ces actions évitent l’écueil du sublime, où l’humain serait en prise avec la transcendance de la nature. Elles n’en recourent pas moins à des symboles ou allégories très lisibles d’une part, qui reprennent des motifs anciens d’autre part : dans les deux cas, on a l’impression de faire face à des avatars d’elfes ou d’êtres de la forêt, et les récurrences mythologiques sont manifestes. Leur stratégie en devient ambivalente. Elle permet aux performances d’être séduisantes et efficaces, en manifestant clairement l’horreur du massacre écocidaire, ou l’harmonie à atteindre. La question ne s’en pose pas moins de savoir si les messages ne courent pas le risque d’être ramenés à une idéologie New Age. Elles mettent par ailleurs l’accent sur une culture et des êtres humains, ce qui est compréhensible dans le contexte d’un engagement politique. Enfin, elles jouent sur une certaine beauté post-romantique, qui, comme le font remarquer Gibson et Sandilands[44], peut opposer des freins à la réflexion : ne font-elles pas miroiter malgré la catastrophe une maîtrise de l’homme, voire une fin heureuse, relayant qui plus est en pointillés l’esthétique idéaliste ou romantique du génie ?

3. Les dialectiques de l’image

Certains spectacles préfèrent miser sur la force des images de plantes. Les spécificités du medium filmique et les infinies variations d’images interdisent en vérité de traiter du sujet en quelques mots, tant le périmètre des recherches sur les films de plantes et, plus largement, des non-humains est vaste. Mais on peut observer un retour des images « vertes » sur scène, car les artistes évitent ainsi de déplacer des végétaux dans un milieu si inhospitalier pour eux. Ils misent en particulier sur trois effets : la dialectique de la présence et de l’absence, de l’apparaître et du disparaître aussi, qui fait écho à celle de l’Anthropocène ; celle-ci est servie par la force de suggestion et d’immersion d’images très imposantes ; elle s’appuie aussi très souvent sur des effets particuliers de déconstruction, en sorte que la grammaire de l’image n’obéisse pas aux usages. Ainsi, dans le spectacle La lune est en Amazonie de la compagnie Mapa Teatro[45], les spectateurs font face à une image de jungle, dont le coeur vibre de manière caléidoscopique, s’ouvrant, se refermant, comme une fleur impénétrable qui garde pour elle son secret. D’une part, cette image inachevable est signe de l’impossibilité d’enclore ou de maîtriser l’image de l’Amazonie, écosystème sans bord et sans système. D’autre part, et la deuxième idée découle de la première, l’image qui se dérobe signe la perte de repères, l’impossibilité d’une orientation fiable dans ces pensées amazoniennes. Eden[46] est quant à lui mû par le désir de faire perdre tout repère aux spectateurs physiquement, hic et nunc, suivant un principe d’immersion radicale : c’est le·la spectateur·trice muni·e d’un casque VR qui, en dirigeant son regard, fait apparaître et croître des plantes, lesquelles poussent à sa hauteur mais en développant également par le bas leurs racines, si bien qu’elles semblent flotter dans le vide[47]. Plus iel attache son attention à une plante, plus celle-ci se développe, dans une métaphore incarnée de la réciprocité (du soin). Dans la performance Macacada de Maïra de Oliveira Aggio[48], un semblable effet d’émerveillement édénique se produit à la vision d’une forme humaine qui se dégage sinueusement des branches, prise dans le mouvement de balancier des lianes, glissant de manière subtilement entrelacée d’une branche à l’autre au sein d’un arbre immense. Dans ce cas, la perte d’orientation fait écho aux enchevêtrements sans fin des vivants et peut affecter les spectateurs, ainsi qu’en témoignent Imhoff et Quiros : « [L]’enchevêtrement entre le spectateur et l’image met le corps sens dessus dessous, rendant l’approche phénoménologique du film à la fois physique et mentale, se dissolvant dans la complexité des formes de branches, des troncs, des feuilles[49]. » À l’opposé, Annette Arlander témoigne de ses moments en forêt en adjoignant des plans fixes. Les images permettent de montrer les changements du vivant dans la durée, sur plusieurs mois, et de mettre l’accent sur zoe comme principe structurant de vie et de performance[50].

Il conviendrait peut-être d’interroger la part d’esthétisation de ces travaux, traversés par une forme de pensée édénique qui paraît un peu oublieuse du trouble. Mais hormis Eden, ils ne se focalisent pas exclusivement sur les plantes et recourent également à un langage fragmenté, suggestif, voire poétique, qui complexifie beaucoup les dispositifs et leurs messages.

4. Traces et deuil, au passé ou au futur

De nombreuses oeuvres se confrontent radicalement au trouble en rappelant les espèces disparues ou en grand danger, telles les installations performatives conçues par Kris Verdonck, Exote, ou Pierre Huyghe, After a Life Ahead. Le rappel du deuil passé ou à venir s’effectue également par le biais de sciences-fictions, telle Connection, qui montre une humaine survivant seule avec ses plantes dans un espace de vie réduit. Certaines performances lient ces confrontations à l’activisme, ainsi que le fait Martha Hincapié dans Amazonia 2040, s’appuyant sur la culture et le souvenir de sa grand-mère quimbaya pour combattre un mode de vie occidental mortifère, dévastations amazoniennes à l’appui. Ces derniers spectacles recourent d’ailleurs à nouveau à des images fragmentées, signalant l’absence de vision d’ensemble ou l’impossible maîtrise de la représentation[51].

On assiste aussi au développement de pièces sonores telle La souffrance des écosystèmes était-elle audible ?[52], la radio étant un autre medium permettant de jouer sur les doubles effets de présence et d’absence ; ce medium signifie la présence vocale de corps autant qu’il nourrit la conscience de l’absence visuelle, somatique et parfois terrestre de ces corps.

5. Théâtres de permaculture

J’évoquerai très rapidement les catégories suivantes, car les études du présent dossier y auront trait et interrogeront des dynamiques essentielles à ces formes de performances.

Avec le développement des lieux de vie qui explorent de nouvelles cultures avec les plantes, notamment permacoles et agroforestières, on assiste à l’essor de projets performatifs initiés par les agriculteur·trice·s, ou par des artistes familiers de l’agriculture. Si des études se développent dans le champ des arts plastiques (mentionnons celles de Nathalie Blanc et Clara Breteau, ou encore celles d’Anne Kersten[53]), elles sont encore rares dans le champ théâtral. Les aspirations des artistes – agriculteur·trice·s ou artistes semblent néanmoins aussi multiples que les dramaturgies : si certain·e·s désirent partager leurs expériences, d’autres entendent les prolonger par l’art ou l’écriture, ou promouvoir des cultures réparatrices[54]. Certain·e·s développent des dispositifs participatifs, dans des espaces peu déterminés ou au contraire très contraints.

6. Parcours, déambulations, danses in situ

De nombreuses performances ont lieu en extérieur, ce qui permet de ne pas déplacer les végétaux, mais aussi de développer hic et nunc des relations avec les humains. Les études sur les pratiques écosomatiques, dirigées par Joanne Clavel et Isabelle Ginot, ont retracé de multiples expérimentations qui sondent les rapports entre les corps humains, végétaux, paysagers[55]. Ces dernières années se développent par ailleurs des projets de danse plus systémiques, où les artistes cherchent à approcher les larges échanges symbiotiques qui caractérisent la vie de tout un espace naturel. Ainsi, le projet de Simone Kenyon Into the mountain relève d’une cosmodramaturgie, touchant à toutes les échelles à défaut de les rassembler, et donne lieu à une série de pratiques elles aussi entremêlées, des performances, des ateliers avec les habitantes, des conférences et des films[56].

On notera le développement in situ de formes plus chargées de symboles, souvent plus politiques, telle la marche activiste no border plants : dans les rues d’Hanovre, les comédiens ont simulé un nouveau culte des plantes par des humains enfermés dans des costumes eux-mêmes reliés à des arbustes[57]. Les passants étaient conviés à les rejoindre, en sorte que la marche se muait en manifestation.

7. Spectacles et performances participatifs

Ainsi que le font apparaître les exemples précédents, de nombreux artistes invitent désormais les spectateur·rice·s à se joindre à leurs explorations végétales, quand il·elle·s n’appellent pas ces dernier·e·s à accomplir seul·e·s des actions. Cela permet de suggérer davantage que d’imposer des relations reconfigurées au vivant, en laissant plus d’autonomie aux spectateur·rice·s, voire en contribuant à la multiplication des possibles. Ainsi, par exemple, au domaine de Rentilly en 2019, Anaïs Lelièvre propose aux spectateur·rice·s de Populus de faire surgir la scénographie d’un théâtre d’arbres dans laquelle il·elle·s peuvent se déplacer et inventer des modes de co-habitations.

Un groupe de chercheuses-cueilleuses

Au-delà de ces dernières catégories d’oeuvres, et parce que la forme ne saurait préjuger du contenu, ce dossier aimerait se concentrer sur certaines questions maîtresses dégagées au cours d’une résidence de recherche à laquelle se sont jointes huit chercheuses et artistes-chercheuses en septembre 2022, au lieu de résidence en arts Open, au lieu-dit de Kerminy. Il comprenait six autrices de ce dossier, Alix de Morant, Marina Pirot, Flore Garcin-Marrou, Chloé Déchery, Pascale Weber, et moi-même, ainsi que Barbara Bonnefoy, psychologue de l’environnement, Tilhenn Klapper, artiste performeuse, et Alice Barbaza, doctorante en performance à l’EHESS. Il leur importait à toutes d’échanger au sujet de leurs études et expérimentations performantielles tant dans le cadre de discussions ouvertes au long cours, ouvertes également aux inspirations des plantes environnantes, nourrissantes, revigorantes dont elles pouvaient apprécier diverses qualités de présence et d’interaction, que dans le cadre d’exercices performatifs divers, proposés par Marina Pirot, Alix de Morant, Tilhenn Klapper et Pascale Weber. C’était une manière de suivre l’appel de Maria Puig de la Bellacasa : si on « affirm[e comme elle] que ce qui relève du fait relève de la préoccupation, [cela] encourage la conscience de la vulnérabilité des faits et des choses que l’on se propose d’étudier et de critiquer[58] ». L’originalité de ce dossier de recherche réside ainsi dans l’essai de faire converger préoccupations théoriques et pratiques, de donner un prolongement universitaire à des savoirs incarnés ou de nourrir les analyses de l’expérience et des subjectivités, vis-à-vis de cet objet aussi novateur que complexe que constituent les dramaturgies végétales émergentes.

De même que Chris Bell évoque « des modes de connexion et l’établissement d’affinités qui contribuent à la formation d’espaces pédagogiques », de même les chercheuses ont développé des connexions et affinités entre elles et avec les plantes qui « peuvent préparer la formation d’espaces [de recherche et de recherche-création], par-delà les limites [tant spatiales que temporelles] des espaces institutionnels[59] ».

Le groupe de chercheuses a été guidé par la question nodale de savoir dans quelle mesure la scène peut être un lieu de connaissances et d’expériences liées aux plantes. Il a plus précisément désiré étudier comment théâtres et performances peuvent promouvoir le respect de la vie végétale, et même contribuer à la vie. En somme, il s’agit de voir quelle peut être la contribution du théâtre au planthroscène, cette nouvelle épistémè que Natasha Myers appelle de ces voeux, « pour faire pousser des mondes vivables ». Il est révélateur qu’à cet égard, la chercheuse canadienne privilégie une terminologie théâtrale : il lui importe que « nous mettions en scène autrement nos relations avec les plantes », l’acte de mise en scène étant ici entendu comme acte de création d’un espace, de négociations de relations et de réflexion[60]. En ce sens, la plupart des travaux analysés dans ce dossier mettent moins les plantes au centre de leur réflexion et de leurs explorations (comme le font les processus étudiés dans la revue Performance Philosophy, vol. 6), que les relationnalités elles-mêmes. Ces performances multispécifiques invitent à développer des agentivités en co-évolution, ce qui a également pour conséquence une réflexivité accrue des dispositifs, interrogeant les spectateur·rice·s et se questionnant comme scènes-laboratoires de possibles. Ces théâtralités ouvertes, souvent participatives, sont peut-être mieux à même de promouvoir la responsivité[61] des spectateur·rice·s, tant sémiologique que sensible, les mettant ainsi sur la voie du devenir-avec et du faire-avec, chers à Donna Haraway car nécessaires à de nouveaux « faire monde » (worlding)[62].

Les premiers articles se concentrent sur le tissage subtil de nouvelles reliances[63] dans le cadre de performances in situ, où les spectateur·rice·s sont invité·e·s à partager des environnements et les liens d’interdépendance qui s’y déploient.

Dans l’étude de Branché et We Move Together Or Not At All, Catherine Cyr entreprend d’étudier la part que prennent les communications sensibles avec les plantes et les artistes au cours de deux performances qui mettent en regard et en jeu les équilibres environnementaux. Privilégiant une pratique analytique créatrice, elle suit les fils ténus qui relient la spectatrice à toutes les présences qui l’entourent. Mettant ainsi en évidence la part autonome et signifiante de la bioperformativité des plantes, elle montre comment s’esquissent des liens insistants à leurs délicates présences.

Dans « S’enforester », Alix de Morant réfléchit aux processus esthétiques qui adviennent quand le corps s’aventure dans les bois et bosquets, comme il le fait durant l’atelier Devenir végétal de Marina Pirot. Elle souligne notamment les dynamiques attentionnelles lors de l’appréhension du paysage, qui est ambiantale et holistique. L’entrelacement des subjectivités se fait également par les corps, mus par des élans météorologiques, comme le montre la méthode du Body Weather.

Marina Pirot retrace son parcours d’artiste-chercheuse en prise avec la permaculture et les déambulations en forêt dans un vaste retour d’expérience qu’elle intitule « Artiste maraîchère ». Elle fait part de divers dispositifs, les Intermissions Body Mind, le parcours Devenir végétal, et la serre-laboratoire, par lesquels elle combine les savoirs de pratiques écosomatiques et les connaissances des plantes, concevant des parcours à strates variables, nourris d’impressions corporelles, ambiantales, végétales, aussi bien que de lectures scientifiques ouvertes aux signes livrés par les environnements.

Les contributions suivantes prennent davantage en compte des dispositifs sémiologiques, où l’interaction avec la présence végétale reste centrale.

Pascale Weber compose son article « Corps et plantes : porter ou adopter » en revenant sur les multiples recherches-créations qui l’ont amenée à développer des gestes de solidarité, de soin et de co-évolution historique avec les plantes. Elle se nourrit des paradigmes du portage et de l’adoption des plantes suivant diverses déclinaisons. Ainsi sont conçues des performances qui mettent en jeu, au-delà de l’attention, l’action sur les plantes, développant un éthos esthétique de la responsabilité et du co-devenir.

Au cours du processus de création du spectacle Bardane et moi, Chloé Déchery fait part des nombreuses questions qui l’ont animée vis-à-vis de sa partenaire végétale, une bardane. Elle sonde les dynamiques complexes qui peuvent être mises en place dans la subjectivation et la spectacularisation d’une plante, et complète la première étude de cas génétique par trois autres analyses de conférences performées avec ou sur des plantes. Quatre modalités de la présence végétale en boîte noire se dégagent ainsi, qui appellent les spectateur·rice·s à une responsivité renouvelée tant vis-à-vis des plantes que du théâtre.

Dans son article « Éprouver le végétal au théâtre : sortir de la boîte noire ou y rester ? », Flore Garcin-Marrou élargit la réflexion sur la présence des végétaux en scène dans une double perspective : elle étudie des théâtralités élargies de plantes, faisant apparaître des ensembles de végétaux, et analyse de manière comparative théâtres paysages, in situ et théâtres en boîte noire. Elle se demande si l’éco-drame n’implique pas d’autres rôles, d’autres dialogues, d’autres crises, d’autres résolutions, qui requièrent à leur tour des mises en situation de personnes et de contextes. Mais quand des plantes sont en jeu sur un plateau noir, peuvent-elles vraiment déployer une puissance d’agir ?

Les performances de Marina Pirot et de Pascale Weber, qui s’appuient précisément sur cette puissance, pourraient constituer des exemples emblématiques d’un faire-avec les plantes qui engagent l’ensemble des sens et des savoirs dans un « faire équipe » avec elles. Dans ma contribution éponyme, j’interroge le faire-équipe à l’aune d’autres dispositifs, tous participatifs, et plus théâtraux, puisqu’ils mettent aussi en scène des textes. Il s’agit aussi bien de parcours audioguidés (Woven Land de Vanessa Grasse, L’attraction des arbres, de Moritz Frischkorn, Plantoon de Johannes Fast), que d’une démocratie des organismes sur une friche berlinoise. Je pose la question de la possibilité, pour les arts participatifs, de développer des modes de reliance complexes, sensibles aussi bien que sociopolitiques, qui engagent les spectateur·rice·s comme citoyen·ne·s, et attisent leur désir d’engagement, voire d’action. Pour cela, j’analyse dans un premier temps les formes de proximité et de familiarité promues par les dispositifs, puis les reconfigurations cognitives, et enfin les invitations par la participation à nouer dans l’incarnation expériences et savoirs.

Enfin, Bojana Kunst souligne l’importance d’accorder les savoirs scientifiques avec les savoirs vécus et poétiques, tel que le suggère Robin Kimmerer. Des performances peuvent nous mettre sur la voie de ces nouveaux accordages, comme le montre le travail de Vera Mantero, permettant à chacun·e de tisser de nouvelles relations avec les plantes. Mais pour se remettre à co-vivre avec elles, y compris durant la performance, il conviendrait également de dépasser le fort antagonisme qui oppose la boîte noire à la vie végétale. Bojana Kunst en vient à imaginer des espaces théâtraux de nouvelles communautés anthropovégétales, qui ne manqueraient pas d’infléchir la façon de faire du théâtre.