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Baroque, vous avez dit baroque ? Rares sont les spécialistes du poète lyonnais Maurice Scève à avoir recours au terme de « baroque » pour qualifier sa poésie. Le reproche d’anachronisme, en effet, fait peur : Scève n’est-il pas mort (même si l’on ne sait pas exactement quand) bien avant la période que l’on désigne habituellement sous le nom de « baroque » ? À moins donc de s’aider de « quelques téléologies[1] », il paraît difficile de faire du poète de Délie et du Microcosme un auteur baroque, même au sens le moins strict. Mais est-il pour autant plus simple de faire de Scève un autre Mallarmé ? ou un précurseur des avant-gardes les plus radicales ? Dans ce qui suit, nous nous proposons de passer en revue trois moments, dont certains anthologiques, qui lisent Scève tour à tour à la lumière de Mallarmé, des avant-gardes et du baroque. Trois moments qui éclairent, chacun à sa façon, ce que lire Scève dans la seconde moitié du xxe siècle a pu vouloir dire, qui mettent en évidence en quoi ce dernier a pu devenir une ressource essentielle dans l’aventure de la pensée littéraire de cette époque. Trois moments qui, nous l’espérons, éclairent aussi, ce faisant, un pan de l’histoire littéraire et éditoriale, laquelle, pour le meilleur et pour le pire, n’est plus tout à fait la nôtre.

L’anthologie GLM de 1947 : un Scève « victime de temps inhumains »

Pourquoi une petite maison d’édition parisienne, qui depuis le milieu des années 1930 publie avant tout des poètes proches du mouvement surréaliste, choisit-elle, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’éditer une anthologie consacrée au poète lyonnais Maurice Scève ? Qu’est-ce qui amène le typographe, éditeur et poète Guy Lévis Mano (1904-1980) à élargir le catalogue de ses éditions GLM dès cette époque en direction, entre autres, de la poésie de la Renaissance et de celle associée à la notion de « baroque[2] » ?

L’anthologie des poésies de Scève qui sort des presses de GLM en avril 1947 est le fruit d’une intense collaboration, débutée en 1942, entre l’homme de lettres suisse Albert Béguin (1901-1957) et Guy Lévis Mano, alors même que ce dernier est prisonnier de guerre en Allemagne depuis la débâcle de mai 1940, et le reste jusqu’en 1945. Sous le pseudonyme de « Jean Garamond », Lévis Mano rédige à l’époque des poèmes de captivité qu’il réussit, durant l’été 1942, à faire parvenir, par l’intermédiaire de la Croix Rouge suisse, à Béguin. Celui-ci, qui est alors en train de préparer un cahier de poèmes de captivité[3], est impressionné par ces textes d’une force inhabituelle, sans pour autant y reconnaître le style de Lévis Mano, dont il avait fait la connaissance deux ans plus tôt. Béguin transmettra également les poèmes de « Garamond » à Pierre Seghers, qui les inclura à son tour dans son recueil de Poètes prisonniers publié en 1943.

La parution du volume anthologique de Scève en 1947 est à plus d’un titre inséparable du contexte de la guerre et surtout de la poésie de la Résistance à laquelle Béguin apporta, à travers notamment la création de la collection des « Cahiers du Rhône », un soutien essentiel. C’est là que parurent, entre 1942 et 1945, de nombreux recueils poétiques (de Pierre Emmanuel, Louis Aragon, Paul Éluard, Jean Cayrol, etc.), parmi lesquels, en avril 1943, Images de l’homme immobile de Jean Garamond, présenté par Pierre Jean Jouve[4]. La collection des « Cahiers du Rhône » s’était ouverte, un an plus tôt à peine, par une longue préface programmatique de Béguin au premier numéro, dans laquelle il avait manifesté son désir, avec d’autres jeunes intellectuels suisses et français, d’entrer « dans le combat spirituel de leur génération et de [leur] temps » pour ne pas « rester plus longtemps les spectateurs consternés et inertes du désastre européen[5] ». C’est pour souligner l’appartenance historique et politique des Romands à l’espace rhodanien et plus généralement à la France que Béguin choisit alors de faire suivre cette profession de foi par ce qu’il appelle, non une « anthologie des poètes du Rhône » à proprement parler, mais simplement quelques textes formant « une suite de symboles profonds et un discours cohérent, bons à méditer aujourd’hui[6] ». Parmi les auteurs figure, à côté de Guillaume Apollinaire, Charles Ferdinand Ramuz, Aragon, Pierre de Ronsard, Pétrarque et Paul Claudel, le poète Maurice Scève, dont Béguin choisit de reproduire, sans autre commentaire, cinq dizains de Délie (xvii, ccviii, cccxlvi, cccxcvi, ccccxii) suivis d’un extrait de Saulsaye (v. 117-188), tous évoquant le Rhône et la Saône[7].

Deux ans plus tard, en 1944, Béguin publie dans la revue lyonnaise Confluences, à l’occasion du quatrième centenaire de la parution de Délie, un essai intitulé « La mystique de Maurice Scève[8] ». En note à son introduction, Béguin renvoie pour les textes cités aux éditions d’Eugène Parturier (Délie, STFM, 1916) et de Bertrand Guégan (Oeuvres poétiques, Garnier, 1927) – ce qui, on le verra, ne sera pas sans importance pour la suite. Car lorsque Béguin reprendra son essai en 1947, cette fois-ci en guise de préface à l’anthologie GLM de Scève[9], il le fera précéder de la dédicace suivante :

À la mémoire de

Maurice Scève, Lyonnais

Et de son parfait éditeur

Bertrand Guéguan [sic]

Mort dans un bagne allemand

L’un et l’autre victimes de temps inhumains[10]

L’idée que Scève serait une « victime de temps inhumains » fait probablement allusion à l’hypothèse lancée par Guégan dans son édition, selon laquelle le poète serait mort durant l’épidémie de peste qui sévit à Lyon en 1564 : « Scève était à Lyon, il y est mort, et, pour que cette mort soit passée inaperçue, il faut qu’elle se soit produite dans des circonstances exceptionnelles[11]. »

Par une singulière ironie du sort, la mort de Bertrand Guégan s’est produite, elle aussi, dans des circonstances à la fois exceptionnelles et tragiques. On apprit en effet seulement après la Libération que Guégan, qui avait été arrêté en octobre 1941 avec son frère pour faits de résistance, puis interné à Fresnes et déporté en Allemagne, était décédé en août 1943 à la prison berlinoise de Moabit[12]. D’une certaine façon, on pourrait même ajouter que la dédicace de Béguin à Scève et Guégan en cache encore une autre : celle à l’éditeur Guy Lévis Mano, qui fut lui aussi victime de temps inhumains dans la mesure où il passa cinq ans en captivité allemande avant de rentrer à Paris à la fin de la guerre et de reprendre son travail d’éditeur. On notera en tout cas que l’anthologie de Scève préparée par Béguin a paru au même mois d’avril 1947 que le recueil Ont fait nos coeurs barbelés de Guy Lévis Mano alias Jean Garamond, préfacé par le même Albert Béguin.

Revenons à l’anthologie des poésies de Scève. Le choix des textes de la part de Béguin répond plus ou moins directement à celui que Thierry Maulnier avait effectué pour son Introduction à la poésie française de 1939[13]. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve un choix de dizains de Délie (30 chez Maulnier, 80 chez Béguin) accompagnés d’extraits de Saulsaye et du Microcosme, mais pas de blasons (probablement parce que ces derniers étaient repris, à la même époque, dans plusieurs anthologies à caractère érotique). Mais tandis que Maulnier voyait, dans le Scève de Délie, un poète d’une « intensité mallarméenne[14] », Béguin, dans sa préface, refuse quant à lui d’entériner un tel rapprochement : « [L]a poésie de Scève apparaît très différente de l’oeuvre mallarméenne, et explicable par de toutes autres coordonnées philosophiques et humaines[15]. » À ses yeux, ce n’est pas à la « poésie scientifique[16] » et à ceux qui, comme Mallarmé plus tard, « osèrent croire que la poésie était le meilleur instrument donné à l’homme pour explorer et ordonner son univers métamorphosé[17] » qu’il faut rattacher la poésie scévienne, mais au symbolisme de tradition médiévale chrétienne : « [I]l y a chez Scève un très réel héritage chrétien, dont on relève aisément la marque dans toute la composition du Microcosme, bien que le poème soit construit en partie sur des données hétérodoxes et gauchi par un angélisme manifeste[18] ». Selon Béguin (récemment converti alors au catholicisme), le poète de Délie de 1544 est donc bien « le même que celui du Microcosme » de 1562, ce qui suffit à exclure toute lecture mallarméenne de Délie : « L’élément de révolte prométhéenne qui fait de Mallarmé un poète consciemment anti-chrétien […] manque absolument chez Scève[19]. »

Le Scève de Quignard, ressource mallarméenne « contre le baratin »

Tel n’est pas l’avis du jeune Pascal Quignard, âgé tout juste de vingt ans, lorsqu’il adresse en juillet 1968 le manuscrit d’un essai sur Délie aux éditions Gallimard. À cette époque, Quignard fait des études de philosophie à l’Université de Nanterre et vient de se lancer dans un projet de thèse (bientôt abandonné) sur « Le statut du langage dans la pensée de Henri Bergson » sous la direction d’Emmanuel Levinas. On connaît la réaction enthousiaste de Gallimard, en la personne de Louis-René Des Forêts, à l’envoi de Quignard. Non content de souligner, dans la lettre de réponse qu’il lui adresse, « l’extrême intérêt » qu’il a pris à lire cette « belle étude », le poète invite en effet son jeune correspondant à lui transmettre un extrait de son étude sur Délie en vue d’une publication dans la revue L’Éphémère, qu’il anime à l’époque : « [S]i je prends la liberté de vous écrire, c’est pour vous demander si vous consentiriez à m’envoyer quelque fragment de votre essai en vue d’une publication dans L’Éphémère, revue trimestrielle dont je m’occupe avec quelques amis (André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan)[20]. » C’est ainsi que paraîtra, un mois plus tard, dans le numéro d’hiver de la revue L’Éphémère, le premier texte de Pascal Quignard, en l’occurrence la contribution « Nommer, soupirer, bruire (Sur Scève)[21] », qui deviendra, sous une forme légèrement retravaillée, le troisième chapitre de l’essai La parole de la Délie finalement publié en 1974 au Mercure de France, en même temps que l’édition, par Quignard, des Oeuvres complètes de Maurice Scève.

Que le premier texte de Quignard ait été publié dans la revue L’Éphémère, qui s’inscrit de façon plus générale dans l’horizon de la poésie mallarméenne, est une heureuse coïncidence qui n’était sans doute pas pour déplaire à son auteur. Car si le nom de Mallarmé ne figure pas dans la version initiale du chapitre publié, l’inspiration blanchotienne, elle, est d’emblée mise en avant. À côté de la référence aux Anciens et aux Classiques – Sophocle, Racine, La Fontaine, mais aussi Hölderlin et Nerval –, Quignard choisit en effet de faire écho à ceux que Marie-José Latour appelle, à juste titre, ses « aînés contemporains[22] » : Georges Bataille et Maurice Blanchot, ainsi que Des Forêts lui-même. Ce serait en effet dans Le Bavard de Des Forêts que Quignard aurait trouvé la « secrète, vertigineuse et fondamentale complicité entre bavarder et écrire[23] ». Rappelons cependant que le titre choisi initialement par Quignard pour son essai, La catégorie du baratin, fut refusé par Des Forêts qui le trouvait « trop lacanien[24] » : « Tacite tant ! que proférer un mot à son sujet, durant qu’elle se manifeste, très bas et pour l’édification d’un voisinage, semble impossible, à cause que, d’abord, cela confond[25]. » L’extrait des Divagations que Quignard choisira comme exergue à « Nommer, soupirer, bruire » lors de sa publication sous forme de livre, en 1974, confirme à quel point cet essai se place en vérité sous le signe de Mallarmé. Comme le note avec pertinence Johan Faerber, ce que Quignard retient de l’auteur du « Livre » est d’abord « la manière dont sa parole n’a cessé d’articuler intimement, jusqu’à l’aporie, le langage et sa part inhérente de silence[26] ». Une autre référence que l’on est tenté de convoquer à ce propos est celle de Heidegger, comme le souligne notamment Ruggero Campagnoli, selon lequel Quignard aurait « suivi Heidegger dans son dialogue avec la poésie, en trouvant dans Scève l’analogue de ce qu’était Hölderlin pour Heidegger[27] ». Ce qui est toutefois fondamental dans ce premier essai, c’est, Jacqueline Risset l’a bien reconnu, la « critique serrée du langage[28] » qui y est mise en oeuvre. Dans ses entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison, Quignard avoue volontiers que son essai sur Scève était pour lui moins une profession de foi philosophique qu’une « machine de guerre contre le “baratin” » :

Ce livre constituait à mes yeux un acte de sécession dans la mesure où je renonçai par lui à la philosophie. Je me lançais dans cette entreprise préphilosophique ou démythographique que je n’ai pas cessé de poursuivre. Recherche embarrassante ou dissidente en ce qu’elle était déjà mal délimitée dans son genre. Ni philosophie, ni essai littéraire, ni poésie[29].

La parole de la Délie est en effet un texte difficile à classer. Si la critique scévienne l’a le plus souvent délaissé en raison de sa « langue volontairement obtuse[30] », la lecture de Quignard témoigne cependant de sa profonde connaissance non seulement de l’oeuvre de Scève dans son ensemble, incluant les textes dits mineurs, mais aussi de la critique, des travaux pionniers de Albert Baur, Parturier, Guégan et Saulnier jusqu’aux interprétations de Hans Staub, Georges Poulet et Béguin, comme le démontrent les études citées en note. En même temps, Quignard n’hésite pas, dès les premières pages de son essai, à proposer une lecture résolument personnelle : « La Délie donc, – elle seule – seule qui sera ici matière, au mieux, d’une forme de souvenir de lecture[31]. » Non sans courage, il revendique pour son essai des « topiques d’anachronie » et signale le refus que cette oeuvre ne doive « laisser champ qu’à recherches érudites, vaines, n’arguant que de la désuétude[32] ». C’est donc d’emblée une posture hybride, circulant « dans le pentaèdre de l’espace générique, entre autobiographie, biographie et fiction, entre essai et poésie[33] », que Pascal Quignard recherche pour son étude sur Scève.

Cette posture auctoriale hybride se retrouve, quoique légèrement décalée, dans l’édition des Oeuvres complètes de Scève, un gros volume de près de 600 pages qu’il publie la même année, également aux éditions du Mercure de France[34]. Fidèle à la tradition des « éditions savantes » (terme que l’auteur affirme préférer à celui d’« édition critique[35] ») d’un Parturier ou d’un Enzo Giudici, Quignard revendique pour son entreprise non seulement le soin scrupuleux avec lequel il établit le texte et ses variantes en refusant toute modernisation de l’orthographe ou de la ponctuation, mais procède également à une discussion précise quoique brève des attributions fautives ou douteuses. De même, il décide de reproduire dans son édition deux oeuvres en prose à l’époque difficiles d’accès, à savoir La déplourable Fin de Flamete (que Scève avait traduite de l’espagnol en 1535) et la Magnificence de la superbe et triomphante Entrée… du roi Henri II à Lyon en 1548. Dans une longue note de la section « Bibliographie et notes » qui clôt son volume, Quignard tiendra en outre à se démarquer de l’édition quasi contemporaine (publiée en 1970) des Oeuvres poétiques complètes de Scève établie par Hans Staub[36]. Avec des mots inhabituellement directs, Quignard y critique la qualité du texte de cette édition, « bien moins bon que celui de l’édition Guégan[37] » : en raison non seulement du fait que Staub a omis plusieurs oeuvres (notamment les poésies latines), mais aussi à cause de la « régularisation » de la ponctuation et de la modernisation de la graphie pratiquées par Staub.

La posture de philologue que Quignard revendique quant à l’établissement du texte des oeuvres complètes s’arrête cependant là. Car contrairement aux éditeurs académiques du poète, Quignard refuse non seulement de faire précéder son édition du texte brut d’une introduction ou d’une biographie du poète, mais aussi de l’accompagner d’annotations explicatives comme on en trouve notamment chez Parturier, Guidici ou McFarlane – un choix rigoureux et pour tout dire puriste que vient défendre une seule phrase laconique : « Enfin c’est autre part que se trouveront questionnées, déchiffrées, l’acception, les formes et l’austérité de cette édition[38] ». Autre part, mais où ? Il paraît en tout cas difficile de renvoyer les lecteurs à l’essai La parole de la Délie, dont nous avons déjà mentionné le caractère souvent hermétique, pour une discussion de ces choix éditoriaux dont l’élément le plus saillant, compte tenu du « respect le plus grand possible[39] » que Quignard affiche face aux textes d’origine, est l’omission pure et simple des emblèmes de Délie[40] (ainsi que des gravures de Saulsaye). L’« austérité » revendiquée par Quignard signifierait-elle l’abandon du pictural au profit du seul texte ?

La décision par Quignard d’éditer « tout Scève » (même si l’on est en droit de se demander, au vu des circonstances qui l’ont amené à prendre ce travail en charge, à quel point c’était là son choix à lui, et à lui seul) situe son entreprise en tout cas aux antipodes de ceux qui, d’Albert Béguin à Dudley Wilson en passant par René Bray, André Gide ou Éluard, en avaient tiré des échantillons plus ou moins larges, plus ou moins représentatifs de poèmes pour constituer leurs anthologies. À notre connaissance, la seule anthologie des oeuvres de Scève à laquelle Quignard a participé est celle contenant ses cinq blasons. Il s’agit d’un volume richement illustré par des reproductions dues aux peintres de l’école de Fontainebleau et intitulé Blasons anatomiques du corps féminin[41]. Sans forcément participer activement à cette entreprise – la note sur l’édition est signée [Robert] Massin –, Quignard y a contribué d’une postface qui se contente de reprendre des éléments de l’un de ses Petits traités, consacré aux « Femmes fragmentées en 1535[42] ». Que dans cette anthologie, ce soit l’illustration opulente – bien que dépourvue de tout lien direct avec l’entreprise des blasons – qui prenne le dessus sur les textes intercalés entre les reproductions n’est pas dépourvu d’ironie pour qui se souvient de la sècheresse de l’édition des écrits de Scève par Quignard, huit ans plus tôt.

Le Scève de Jacqueline Risset : telquelien ou « pré-baroque » ?

Lorsqu’elle fait paraître en 1971, auprès de l’éditeur Bulzoni à Rome, son étude intitulée L’anagramme du désir : essai sur la « Délie » de Maurice Scève, Jacqueline Risset ne semble pas avoir connaissance du travail mené par Pascal Quignard presque en parallèle, mais dont seul l’article paru dans L’Éphémère est alors accessible. On reconnaît cependant, dans la plupart des références qu’elle affiche dans son texte, un ancrage sinon identique, du moins similaire. Tout comme chez Quignard, la mention de Mallarmé s’avère en effet fondamentale pour Risset, comme elle le reconnaît dès les premières pages de son essai :

Scève et Mallarmé se font signe, non pas au nom d’une hypothétique affinité de « sensibilité poétique », mais parce que leurs textes débordent également, par la pratique extrême du langage qui est la leur, la clôture codifiée qui ordonne historiquement, entre l’un et l’autre, tout ce qu’on appelle « littérature »[43].

L’idée d’une familiarité poétique entre Scève et Mallarmé, qui ferait le pont au-delà de ce que Risset appelle « l’âge de la littérature », coïncidant avec « l’époque de la représentation liée à l’idéologie de l’expression » (qu’elle date approximativement « de la Pléiade à Mallarmé et au surréalisme » ; AD, p. 174), traverse son essai du début à la fin[44]. Cette lecture se nourrit notamment de la participation active de Risset au groupe et à la revue Tel Quel, dont elle fait partie depuis 1967[45], et en particulier de la fameuse lecture de Mallarmé que Jacques Derrida avait proposée dans « La double séance », dont une première version était parue dans les livraisons 41 et 42 (1970) de Tel Quel[46].

L’essai de Risset est marqué en profondeur par la pensée de Tel Quel, dont les travaux, en particulier le manifeste collectif Théorie d’ensemble (automne 1968) auquel elle avait également contribué[47], sont évoqués à plusieurs reprises. La poésie de Scève se trouve ainsi rapprochée par Risset de la notion de « travail dans la langue » utilisée par Tel Quel notamment à propos de Lautréamont ; de l’idée d’une écriture « sortie […] de la représentation » ; d’une « école lyonnaise » dont « les noms qui se détachent ne sont que les pointes les plus hardies d’une activité multiple et, dans une certaine mesure, collective » (AD, p. 30-32). Et Risset d’affirmer, en reprenant les travaux alors récents de Julia Kristeva sur l’intertextualité, que Délie est marqué par « une écriture où l’insertion de textes étrangers revêt elle-même une valeur d’écriture », et de proposer d’adopter le terme de « prélèvement » suggéré par Philippe Sollers, toujours dans Théorie d’ensemble, pour souligner « l’aspect conscient et cohérent de l’opération scévienne dans le maniement du langage poétique » (AD, p. 49-50).

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que la même année 1971 voit aussi la publication du premier volume de création de Risset dans la collection « Tel Quel » au Seuil, sous le titre de Jeu. Dans une note interne à la revue, rédigée pour défendre le recueil de Risset, Sollers prend soin d’insister sur un aspect qui rapproche cet ouvrage de l’essai sur Délie : « Jeu de J. R., note-t-il, est composé de textes pour la plupart déjà publiés dans Tel Quel. Le sous-titre : récit (outre l’anagramme implicite récit/risset) ne doit pas fixer l’attention ailleurs que là où se produit, d’un texte à l’autre, un effet de narration effondrée, inconsciente, dont ne nous seraient donnés que des lambeaux émergeant d’un blanc elliptique[48]. » C’est en effet une idée élargie de l’anagramme au sens traditionnel que Risset mobilise, et dans son recueil Jeu et dans son essai sur Délie, pour décrire le langage poétique en tant qu’art combinatoire :

Prolongeant l’hypothèse de Saussure, on pourrait dire, à partir du texte de Scève, où se rencontre une anagrammatisation généralisée, que la langue poétique traite tous les mots comme des noms. Chaque mot, pris dans l’espace de l’opération « poétique », peut être anagrammatisé, imité comme un nom divin, chaque mot peut être chiffré et déchiffré, dans un jeu, dans un échange incessant ; chaque mot est un nom où peut s’accrocher le désir, dans un glissement comme lui inextinguible.

AD, p. 131 ; l’auteur souligne[49]

Toujours au sujet de l’anagramme, et même si cette remarque n’a sans doute de valeur qu’anecdotique, rappelons enfin que Risset a découvert Scève durant ses années à… Sèvres, au milieu des années 1950, avant de préparer son agrégation d’italien de 1959[50].

À l’instar de Quignard dans La parole de la Délie, Risset – qui poursuit en même temps une carrière académique la menant d’un poste d’assistante de littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille à un poste de lectrice de langue et littérature françaises, puis de professeure (à partir de 1973) à Rome – prend cependant soin de donner, dans L’anagramme du désir, des garanties de sa solide érudition, notamment en ce qui concerne les sources italiennes de Délie (Leone Ebreo, dolce stil novo, Dante). L’originalité de son essai sur Scève est en effet due à un mélange particulièrement réussi de témérité interprétative et d’ancrage philologique, qui lui a permis de rester fidèle à l’aventure de Tel Quel tout en s’assurant le respect de la communauté des spécialistes du poète lyonnais comme, plus tard, de ceux de Dante.

À l’occasion d’un colloque de l’Accademia Nazionale des Lincei à Rome consacré, toujours en 1971, au prémarinisme et au prégongorisme, Risset revient à Scève, mais dans une perspective quelque peu différente. Sous le titre « Un thème prégongoresque : les larmes chez Maurice Scève », elle y présente une conférence qui sera publiée en 1973, en français, dans les actes du colloque[51] et republiée en 1995, dans l’édition augmentée de L’anagramme du désir, cette fois-ci sous le titre « Les larmes pré-baroques[52] ». Si le titre de l’article avec sa mention explicite du (pré-) baroque date donc de 1995, l’article lui-même se propose d’inscrire Scève dans ce qu’on pourrait appeler la généalogie du baroque. Dans le souci d’éviter tout reproche d’anachronisme, Risset précise en effet d’emblée que la poésie de Scève est « bien antérieure à celle de Góngora, et située encore dans l’aire de la Renaissance » (AD, p. 153). Dans la suite de sa contribution, elle s’efforce cependant à faire apparaître, à travers le traitement scévien du thème des larmes, une « très effective parenté dans le travail poétique » (AD, p. 155 ; l’auteur souligne) qui lui permet de rapprocher Scève moins de la poétique de Marino que de celle de Góngora. Avec ce dernier, Scève partage, comme le note Risset, le même destin posthume : celui d’être passés d’une réception exaltée de leur vivant à un purgatoire pour des raisons d’obscurité, avant d’être ressuscités à la fin du xixe siècle « comme d’absolus “contemporains”, comme deux “Mallarmés” miraculeux, éclos très en avance » (AD, p. 155). Toujours selon Risset, Scève et Góngora ont en effet en commun une même façon de transformer les motifs pétrarquistes : ils travaillent par complication, par renforcement, par intensification :

Chez Scève comme chez Góngora, la fonction poétique d’un thème (par exemple celui des larmes) ne se résume en aucun cas à une pure présence « statistique » (présence d’un thème déjà donné extérieurement, antérieurement au texte) ; elle assume la valeur d’une mise en jeu, par la liaison et par l’interaction stratifiée de tous les éléments (phonétiques et sémantiques), par l’effet des « échanges d’attributs », des contaminations, de la mise en chaîne, de l’exploration systématique et rigoureuse de toutes les couches de signification.

AD, p. 156 ; l’auteur souligne

Si, dans la suite de son article, Risset préfère, pour caractériser le travail poétique de Scève, utiliser le terme de « prégongorisme » plutôt que celui de « (pré-) baroque », elle y esquisse pourtant une généalogie faisant de Scève « un antécédent certain » (AD, p. 170) de Góngora et plus généralement des poètes baroques du xviie siècle.

Cette lecture sera finalement entérinée dans un autre article, plus tardif, dans lequel Risset s’efforce d’éclairer les emblèmes de Délie à la lumière du baroque. Il s’agit de son essai « Il pensiero figurato : gli emblemi nella “Délie” di Maurice Scève », paru en 1983 dans un recueil collectif consacré au signe baroque[53]. Risset y relie les emblèmes de Délie – qu’elle désigne comme des « emblèmes-imprese » (AD, p. 141), simultanément subjectivés (comme l’impresa) et à valeur générale (comme l’emblème) – explicitement à l’esthétique du baroque, caractérisé tout à la fois par son but moral et par son « appel au pouvoir inattendu de la métaphore » (AD, p. 139[54]). C’est précisément cette ambivalence, ou plutôt cette « surcharge » de l’emblème, qui aux yeux de Risset permet à Scève sa position particulière, prenant son ancrage dans l’héritage médiéval tel que Michel Foucault l’a décrit dans Les mots et les choses[55], tout en se projetant, déjà, vers le baroque :

Le « monde des ressemblances », vu comme héritage médiéval à l’intérieur de la Renaissance, trouve probablement dans la poésie de Scève une réalisation extrême, selon une perspective qui réapparaîtra déplacée vers le jeu et vers le spectacle, et destituée de ses composantes « microcosmiques », dans les fantasmagories métaphoriques du signe baroque.

AD, p. 148-149

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De l’anthologie poétique de Scève parue aux éditions GLM à l’édition prétendument complète de ses oeuvres par Pascal Quignard, de l’interprétation mystico-catholique de Béguin au sortir de la guerre aux lectures mallarméenne ou telquelienne des années 1960 et 1970, le trait dominant de Scève qui apparaît à toutes ces occasions est, sans doute, sa capacité de résister : à la doxa, au « baratin » comme disait Quignard, mais aussi aux attributions approximatives. Qu’a-t-on dans ce sens à gagner à le qualifier de « baroque » ou de « pré-baroque », avec ou sans guillemets ? Mais en même temps, qu’a-t-on à y perdre, puisque ces assignations, loin d’épuiser l’oeuvre du poète, la relancent au contraire vers de nouvelles lectures qui continueront à la faire osciller, sans jamais la fixer, entre un improbable archaïsme et une impossible contemporanéité. « Non si non la », comme le disait si bien l’énigmatique seconde devise du poète.