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La page d’un quotidien de la Belle Époque est un espace genré, avec des effets genrés. La médiatisation de la criminelle en offre un exemple éloquent, en particulier lorsque le journalisme au féminin entre en scène dans les années 1880 avec Séverine, ou encore en 1897 avec la création de La Fronde. Le crime, et plus encore celui perpétré par une femme, transgresse l’ordre moral, fait horreur autant qu’il excite l’imagination. Vers la fin du xixe siècle, avec l’essor de la presse quotidienne à grand tirage et l’engouement grandissant du public pour les affaires criminelles, la presse tire profit de ce côté spectaculaire et sensationnel. En 1910, les deux tiers des images trouvées dans les pages du Petit Parisien, qui tire à un million d’exemplaires, sont ainsi liées au fait criminel, deux fois plus que quinze ans plus tôt[1]. Pour reprendre les mots d’Amélie Chabrier, faits divers, dessins, comptes rendus judiciaires, portraits et romans judiciaires « contribuent à accroître le temps médiatique d’un procès, à le constituer en événement per se, lui donnant un air de “cause célèbre”[2] ».

Les grands quotidiens de l’époque, tels que Le Matin, Le Journal et Le Petit Parisien, commencent à cette période à publier des gravures pour plus d’exactitude – mais également pour gagner en attractivité et augmenter leurs ventes. Les gravures de scènes de crimes sont souvent des reproductions de photographies que possède la Sûreté et, comme le souligne Patricia Baas, elle sert de preuve au crime, éliminant ainsi toute interprétation divergente[3]. À partir des années 1880, la presse féministe insiste souvent sur la nécessité de dépasser ce modèle, d’aller au-delà des clichés (dans les deux sens du terme), de trouver la vérité qui n’est pas montrée.

Comme le fait remarquer Marie-Ève Thérenty dans Femmes de presse, femmes de lettres, tandis que la presse masculine (presque un pléonasme pour l’époque) penche résolument du côté du pouvoir et des institutions, certaines femmes journalistes pratiquent plutôt un « métier au service des autres qui doit permettre de dénoncer les inégalités sociales et de venir en aide aux plus démuni(e)s[4] ». La perspective féminine est « autre ». Elle-même marginalisée, la femme journaliste cherche à offrir un nouvel angle, à libérer la voix des femmes et à abolir les structures qui oppriment les personnes les plus fragiles de la société.

Nous verrons ainsi comment la femme journaliste se positionne contre le propos dominant dans la presse quotidienne pour s’en servir comme instrument de justice sociale. Alors que le propos de la grande presse, rédigée par des hommes, « sensationnalise » généralement des événements autour de « beaux crimes » et propage des clichés sur la duplicité ou la perversité supposée de la condamnée, ou encore sur de prétendues envies de vengeance, Séverine, et plus tard les Frondeuses, cherchent à faire comprendre la vie de l’accusée et son impact sur ses actions. Nous verrons également comment les femmes journalistes réussissent à se servir de la médiatisation en faveur des victimes d’injustices sociales et de l’abolition de l’inégalité sociale dans le système judiciaire et carcéral. Ce faisant, elles ouvrent à la femme la voie/la voix de la cité. Ce nouvel espace, cette nouvelle cour d’empathie et de justice, cède la place à de nouveaux arguments en ce qui concerne la criminelle, la criminalité, le procès judiciaire, et leur médiatisation, à la fois à l’intérieur des pages d’un journal mais également par un dialogue entre quotidiens. Enfin, leur travail journalistique cherche à abolir le discours public qui surveille et punit la femme, la maintenant dans une position d’altérité, et ouvre à la place la voie à un discours public qui n’est plus strictement disciplinaire envers elle.

La volonté qu’une voix/voie féminine existe dans la cité s’accompagne d’une évolution des moeurs dans la vie privée comme dans la vie publique et d’une transgression des codes de vie conventionnels – non sans tensions. Tandis que certaines femmes transgressent les conventions pour mieux y résister et que d’autres viennent à personnifier une violence transgressive, la figure de la « femme damnée » n’en finit pas de fasciner le public. Séverine, qui luttera sans relâche pour un traitement plus juste des accusées, dénoncera leur condamnation publique dans un article de tête pour Le Journal en 1896 : « Voici que, de nouveau, le scandale provient d’elles et autour d’elles s’agite ; que l’on chuchote à l’oreille des histoires graveleuses et attristantes ; que le vent de Gomorrhe souffle, semeur d’ivraie, propagateur de mensonges, instigateur de perversités[5] ! »

Dans la presse quotidienne de l’époque, le crime de femmes est mis à part, caractérisé par « une terrible duplicité et une cruauté que Lombroso qualifiait de “diabolique”[6] ». Il existerait aussi – uniquement chez la femme criminelle – un « génie de la perversité » et une « prodigieuse aisance dans le mensonge ». Certains médecins de l’époque qualifient la femme d’« essentiellement autre que l’homme », méritant ainsi des lois « doubles […] les unes [appliquées] à l’homme, les autres à la femme[7] ». Malgré ces commentaires pour le moins discutables et la place que la criminalité féminine semble prendre dans la presse, la couverture des criminelles reste marginale selon Dominique Kalifa : les avortements et les infanticides ne sont pas rapportés, et les voleuses de grands magasins sont oubliées[8]. « [Elles] transgressent certes la loi, mais ne sortent guère du rôle que la société leur a imparti et en respectent finalement les usages et les codes » (ES, p. 142). Pourtant, en dehors de « cette criminalité ordinaire », il existe « les criminels les plus monstrueux […] qui troubl[ent] l’ordre sacré de la famille » (ES, p. 143). Celles qui font face au jury et qui voient leurs cas médiatisés se trouvent entourées exclusivement par des hommes dans une société patriarcale : policiers, détectives, juristes, avocats, experts scientifiques, journalistes. Difficile, pour ne pas dire impossible, d’entendre la voix de la femme criminelle (ou victime de crime) dans une société dominée par la parole de l’homme.

À la fin du siècle, certains crimes de femmes commencent toutefois à bénéficier de l’attention de femmes journalistes, qui, en tant que nouvelles arrivées dans la profession, apportent souvent une autre perspective sur les femmes criminelles que celle de leurs confrères masculins. Parmi ces journalistes, notons Séverine, dont la carrière commence auprès de Jules Vallès dans son Cri du Peuple en 1883, et qui signera également des articles pour La Fronde, quotidien écrit entièrement par des femmes, fondé par Marguerite Durand en 1897. Une femme qui ose publier son avis sur les lois et la criminalité féminine dans la presse transgresse assurément les moeurs de la société, transgression qui nous offre aujourd’hui une nouvelle perspective sur la Belle Époque. En outre, elle suscite l’incompréhension des hommes. Mary Louise Roberts parle d’« illisibilité culturelle » au sujet de La Fronde, journal qui était, pour les femmes qui y collaboraient, le moyen de « résister aux idéologies dominantes des genres[9] ».

Assez peu de recherches ont souligné la manière dont les femmes journalistes de cette époque, telles Séverine et les Frondeuses, ont traité des cas de criminelles dans la presse quotidienne. Bien évidemment, la place de la femme dans le reportage est restreinte, et plus encore dans le reportage de crimes : Kalifa y accorde un paragraphe dans L’encre et le sang pour expliquer que, malgré la création du néologisme « reporteresse » en 1898, « la fonction reste essentiellement un privilège masculin » (ES, p. 86). Il s’agit aussi d’une hiérarchisation chez les journalistes « qui varie d’ailleurs d’un quotidien à l’autre, justifie surtout les disparités de statut, et de traitement, entre les différentes catégories de reporters » – et les petits reporters et les fait-diversiers qui gardent, malgré tout, un statut méprisé. Enfin, la chronique judiciaire, une forme traditionnelle, noble, prestigieuse, et structurée, reste réservée aux élites, à ceux qui ont leurs entrées au Palais de Justice (ES, p. 87), ce qui laisse peu de place à la parole de la femme journaliste sur la criminalité. Mais elle existe.

Séverine débute dans la presse en 1883 au Cri du Peuple avant de rejoindre La Fronde en 1897. Elle apprend le métier de journaliste pour rapporter « la chose vue » de Vallès, mais le pratique plutôt grâce à la chose (res)sentie et avec une sensibilité particulière pour les pauvres et les opprimés. Quand La Fronde paraît pour la première fois en 1897, en pleine Affaire Dreyfus, le journal est rapidement surnommé « Le Temps en jupons », sobriquet somme toute flatteur si l’on considère la réputation du Temps (l’ancêtre du journal Le Monde), relais officieux des vues du gouvernement. Ses journalistes sont cependant considérées parfois comme des « imposteurs » voulant tout faire comme les hommes. Roberts montre pourtant que « cette imitation servait aussi à mettre en relief la marginalité politique et sociale des femmes. Le journal rendait authentique leur inclusion mais il soulignait aussi leur exclusion[10] ». La force du journal au contraire est que ses journalistes disent les choses autrement et que les Frondeuses se rangent presque naturellement du côté des « petits », de ceux et de celles dont on ne parle généralement pas, que l’on ne voit pas. Pour Thérenty, « La Fronde veut montrer un déficit général de démocratie pour mieux appuyer ses revendications démocratiques, et, explicitement, se rebelle contre toute invisibilisation citoyenne » (FDP, p. 160). Étudier ce travail de femmes donne ainsi un accès nécessaire à la visibilité des femmes journalistes et criminelles et fournit de nouvelles perspectives critiques sur les médias de l’époque.

Séverine : pour une compréhension du crime

Au tout début de sa carrière de journaliste dans Le Cri du Peuple, Séverine est attirée par un fait divers au sujet d’une vitrioleuse et le procès qui s’ensuit : « C’est vraiment avec un petit frisson d’horreur que j’ai lu le compte rendu du procès d’hier[11] » avoue-t-elle au début de sa chronique, « Les Vitrioleuses ». Dans un compte rendu détaillé, le grand chroniqueur judiciaire du Figaro, Albert Bataille, parle, lui, d’« un drame d’amour où l’acide sulfurique préside au dénouement[12] ». L’accusée, une modiste de 24 ans, Fernande Delbarre, est, pour Bataille, « une grisette plate, insignifiante, avec l’air sentimental et triste à voir des petites modistes nourrie[s] de feuilletons populaires », qui a jeté du vitriol au visage de la nouvelle maîtresse de son ex-amant, le père de son enfant. On trouve des descriptions similaires qui décrivent les aspects physiques de l’accusée dans Le Gaulois, pour qui Delbarre est « assez laide[13] », et dans Le Matin qui explique qu’elle « est arrivée [à Paris] honnête » mais « de mauvaises fréquentations la perdirent » ; ou encore, qu’elle a « une physionomie peu agréable mais assez douce[14] ». Bataille explique que c’est lors de son « interrogatoire, mené avec beaucoup de finesse et d’impartialité », que la jeune modiste avoue que c’est la femme qui l’avait trahie, et non l’homme, et donc que c’est bien elle l’objet de sa vengeance.

Ce sera la première réaction de Séverine à un crime dans les pages d’un journal, et un des premiers cas où la journaliste s’engagera dans une position éthique ou politique, car depuis ses débuts dans le journalisme en novembre 1883, elle n’a écrit presque uniquement que des critiques de théâtre pour la rubrique « Notes d’une Parisienne ». Elle n’est pas allée au tribunal pour couvrir le procès ; sa chronique apparaît quelques jours après les autres, et est vide de qualifications physiques de l’accusée ou de jugements et de justifications du verdict. Dans sa chronique, la journaliste déplore « la vieille histoire » et cette « espèce d’animalité basse qui caractérise ces vendetta où une femelle saute au museau d’une autre femelle pour le lui dévorer[15] ». Pourtant, elle pose des questions et elle y répond, afin de comprendre (et de faire comprendre à son lecteur/sa lectrice) la femme « désespérée » qui se trouve dans une situation telle que celle de Fernande Delbarre :

Aucun n’est maître de ne plus aimer, chacun est libre de ne pas mentir – l’abandon est franc, la trahison est vile. Gardons pour elle, ô mes soeurs, nos rancunes et nos violences. Nous ne pouvons forcer à l’amour ; nous pouvons forcer au respect. Et toi qui m’écoutes, pardonne si l’on te quitte et fais ton mea culpa. Mais si l’on te trahit, n’hésite pas – tue-le[16] !

La voix de Séverine, qui s’adresse directement aux lecteurs et lectrices, est claire et réfléchie, et constitue une sorte de vitriol journalistique. L’élaboration de ce fait divers constitue une forme de libération de la voix de la journaliste ; l’impératif exhorte la lectrice à s’affranchir de la trahison conjugale – et l’invite même au crime.

Le genre du fait divers, comme l’explique Anne-Claude Ambroise- Rendu, est né vers la seconde partie du xixe siècle, résultant d’un mélange de papiers occasionnels et de gazettes plus sérieuses du xviiie siècle[17]. Cette forme journalistique, basée surtout sur la « chose dite », rapporte un grand éventail d’événements d’actualité, et propose aux lecteurs et lectrices un compte rendu sensationnel des événements du quotidien. Pour Vanessa Schwartz, à partir des années 1870, le fait divers se compose de vrais événements qui définissent la ville, ce qui suggère aussi que « le quotidien pourrait être transformé en quelque chose de choquant et sensationnel, et monsieur et madame tout le monde pourraient être tirés de l’anonymat de la vie urbaine pour être projetés dans la sphère du spectacle[18] ». En même temps, ces événements ordinaires sont souvent dramatisés pour le journal et, appartenant au « quotidien », sont oubliés dès le lendemain. Ils requièrent peu de connaissances de la part du lecteur à qui ils plaisent. Il est donc important de remarquer ce parti pris de Séverine ; écrire sur un fait divers donné, à la fois répugnant et passionnel, a un impact certain sur des lecteurs et des lectrices qui lisent le fait divers avec avidité… et donc sur les ventes.

Quelques mois plus tard, en mars 1885, un mois après la mort de Jules Vallès et la promotion de Séverine au poste de directrice du Cri du peuple, pas moins de douze affaires de ce genre ont été couvertes par le journal. Dans une chronique sur l’Affaire Francey, par exemple, Séverine met en lumière les inégalités entre les sexes, et insère par là même ce fait divers, devenu procès sensationnalisé, directement dans la sphère politique. Henriette Francey, jeune femme dont le mari est souvent absent, tue un homme qui a tenté de la violer. À son procès (elle sera acquittée), on débat davantage de l’honneur de la femme du xixe siècle que de son crime.

Pour Séverine, il s’agit moins d’un meurtre que d’un débat sur le statut des femmes, de ses droits et de l’inégalité des sexes. Si elle admet que l’exemple d’Henriette Francey n’est pas à suivre, Séverine l’applaudit de s’être protégée des avances d’un homme qu’elle refuse de reconnaître comme son amant. Selon la journaliste, l’homme peut se venger en duel (ce qu’elle désapprouve), mais la femme, elle, n’a aucun recours, elle est sans défense, reste et doit vivre avec son humiliation ; celles qui choisissent de se défendre sont alors jugées avec hostilité. Elle propose de réfléchir à partir de l’exemple de Mme Francey : « Il prouvera tout au moins qu’il y a dans cette fin de siècle deux races de femmes bien distinctes : celles qu’on protège et celles qui se protègent elles-mêmes. Pourquoi tant d’hostilité contre ces dernières ? Pourquoi cette coalition d’amour-propres [sic] moustachus et barbus[19] ? » Impossible de négliger un détail biographique de Séverine ici : mariée jeune, victime des violences conjugales de son premier mari, de par son expérience la journaliste semble parler ici avec son coeur et s’identifier à l’accusée, regrettant une fois encore le manque d’équité qui existe entre hommes et femmes devant la justice.

Non seulement cet éditorial place-t-il au premier plan, une nouvelle fois, des problèmes d’injustices sociales, mais il accentue tout particulièrement le rôle que joue Séverine dans le déplacement en première page des articles au sujet de femmes. Entre l’espace urbain et l’espace journalistique, elle arrive à ouvrir une porte de sorte que la voix de la page et la voix de la ville se répondent. Séverine écrit ses réflexions basées sur la chose vue, et les commente de manière experte dans des éditoriaux, mais c’est son expérience en tant que directrice du Cri du peuple qui lui apprend comment situer les articles dans la page et ainsi comment créer les informations ; en somme, elle crée ce que les Américains appelaient déjà un « news agenda ». Au Cri, en tant que directrice, elle est responsable du contenu, de la mise en page, des titres ; elle décide donc des sujets qui plairont le plus. Pour Séverine, un fait divers initial mène à une réflexion, à un entretien, à un commentaire politique, et parfois même à une souscription pour lever des fonds pour la victime. Son expérimentation avec les genres et leur « mosaïque » sur la page du journal (pour reprendre le terme de Thérenty) sont une réussite pour la journaliste ; définir la ville de manière politique à travers la dissémination de son travail est un pas de plus fait vers un système criminel plus juste.

La question de la criminalité devient pour Séverine un sujet de discussion important sur lequel elle revient dans un article à la une du Gaulois en août 1889, révélateur de sa philosophie naissante. Elle rappelle aux lecteurs et lectrices que la grande mode de l’étude de la phrénologie (l’étude des caractères d’après l’analyse d’un crâne), pratiquée notamment par le docteur Franz Gall au début du siècle, mais déjà démodée à la fin du siècle, avait influencé d’autres études scientifiques importantes qui prétendaient lier, à tort, des traits physiques aux tendances criminelles. Séverine rappelle, par ailleurs, que le congrès de l’anthropologie criminelle a eu lieu à Paris quelques semaines auparavant, comptant les plus grands médecins internationaux, un congrès critique pour l’amélioration des sciences en général et de la médecine en particulier, mais également pour une société et un système carcéral plus justes grâce à une meilleure compréhension du cerveau et du corps des criminels. Ce congrès, écrit-elle à grand regret, a été largement oublié par la presse. « Mais combien intéressant est son effort, et comme nous tous, de la presse, nous lui devons l’appoint de nos sympathies et l’appui de notre publicité[20] ! »

Alors que Séverine avoue modestement être « une ignorante » en ce qui concerne le travail des scientifiques, elle reste convaincue que leurs recherches peuvent contribuer à une justice plus équitable en essayant de comprendre les criminelles, qui ne sauraient être tenues seules responsables. La société qui les condamne est elle-même condamnable de les avoir produites.

Non, les criminels ne sont pas des coupables ! La société est en droit de se garer d’eux comme d’une bête mauvaise […] On est en droit de les abattre, par mesure d’intérêt public, et parce que leur nature est de faire le mal, qu’ils l’ont fait et le referont. Mais ils n’en restent pas moins des malades, des déséquilibrés – des innocents ! Parler de « châtiment » vis-à-vis de ces irresponsables, vouloir faire de leur suppression un exemple, est la dernière des idioties[21] !

Plutôt que de punir, raisonne-t-elle, mieux vaudrait essayer de comprendre comment le sujet est arrivé à une telle violence, de comprendre le pourquoi du crime.

En juillet 1889, Le Figaro annonce la « Disparition mystérieuse d’un huissier », fait divers qui marque le début de ce qui va devenir « l’Affaire Gouffé ». Après avoir découvert des restes humains dans une malle à Lyon, une enquête révèle qu’une certaine Gabrielle Bompard a rencontré la victime, Toussaint-Augustin Gouffé, huissier de justice, dans un café avant de l’inviter dans un appartement où son amant, Michel Eyraud, finira par l’étrangler pour lui voler l’argent qu’il n’avait pas. L’acte accompli, ils emballent le corps dans une malle à destination de Lyon et partent pour les États-Unis, où Gabrielle reste jusqu’en janvier 1890 avant de rentrer en France et de se rendre à la police.

L’affaire fait sensation : « Le lecteur, chaque matin, courait aux faits divers avec la même hâte que s’il se fût agi d’un feuilleton du Petit Journal, puis il demeurait navré de voir qu’il lui faudrait attendre le lendemain pour connaître la suite[22]. » Selon les écrivains de romans populaires interviewés dans l’article cité ci-dessus, ce serait grâce à leurs talents de romanciers, à leur capacité à créer une structure qui choque, qui brouille la frontière entre le réel et la fiction, que le public garderait une telle fascination pour le spectacle sordide. Le lecteur ou la lectrice du journal cherche à voir un peu de mystère s’infiltrer dans sa propre réalité ; le fait divers, qui occupe alors une place grandissante dans le journal, laisse pénétrer cette excitation chez lui ou chez elle.

La presse amplifie ce meurtre pour vol, avec pour élément ensorceleur celle qu’on place au centre du crime et que l’on qualifie de « petit démon » : Gabrielle Bompard. Cette femme « détraquée », « malade », « perverse », véritable « nouvelle Justine » (en référence au personnage du roman éponyme de Sade), aurait précipité la mort de l’huissier Gouffé par simple jeu sexuel. On ne manque pas de rapprocher le cas de celui d’une autre Gabrielle (Fenayrou) qui, quelques années plus tôt, avait, elle aussi, attiré sa victime dans un guet-apens. À l’ouverture des débats de l’Affaire Gouffé à la cour d’assises, un long entretien avec le célèbre criminaliste Lombroso est publié. Ce dernier explique que sans Gabrielle, Eyraud n’aurait été qu’un « simple escroc », qu’il n’est pas un « criminel-né », contrairement à Gabrielle qui en porte tous les traits physionomiques : « Elle a les cheveux touffus, des rides anormales, précoces, une pâleur livide du visage, le lobule de l’oreille énorme, le nez court et retroussé, la mâchoire très volumineuse, pour une femme, et surtout l’asymétrie du visage et l’enrignatisme mongolien ; il y en a plus qu’il ne faut pour lui trouver le type criminel[23]. »

L’intérêt de la presse et du public pour Gabrielle pousse un journaliste du Gil Blas à s’intéresser à elle jusque dans sa cellule. Dans un article de la rubrique « Les Faits du jour », qui ressemble parfois presque à une publicité, « Un secret de Gabrielle Bompard », placé tout près d’une chronique judiciaire de Jean Pauwels, le journaliste affirme que la séductrice, dont « l’opulence de [l]a poitrine n’a pas été un des moindres appâts pour attirer l’huissier », se sert encore dans sa cellule « des soins raffinés et mystérieux », notamment d’une certaine Eau Circassienne « qui conserve aux femmes la beauté sculpturale de leur poitrine, et tonifie, en les raffermissant, les chairs, à celles éprouvées par l’âge ou la maternité[24] ». Quel que soit le but de cet article, on ne peut que s’étonner de la liberté prise pour exhiber – voire érotiser – l’intimité de la femme (criminelle). Le châtiment de Gabrielle ne s’arrête donc pas à son incarcération. Le pouvoir social bourgeois – représenté ici par la presse masculine – et ses codes de justice restent en vigueur : surveiller la femme dans sa cellule, l’exposer dans la presse, policer et discipliner son corps. Il importe de maintenir l’ordre social, notamment sur les questions de genre. Gabrielle excite par son crime, par sa beauté, par son genre ; le public veut faire partie du spectacle, on veut connaître ses secrets, on veut entrer dans son espace intime, on veut essayer son parfum comme pour goûter aux plaisirs criminels. Parce qu’elle est femme, la criminelle est doublement transgressive, ce qui fait d’elle une formidable figure de médiatisation pour une presse qui se complait dans la spéculation et fait des récits de crime à sensation son fonds de commerce.

Sans surprise, c’est donc Séverine qui, à la une du Gil Blas, dénonce à quel point cette affaire « pue l’hypocrisie bourgeoise » pour ses accusations de chantage et pour la fausse vertu que l’on cherche à donner à l’huissier[25]. Dans une autre chronique à la une du même journal, la journaliste dénonce « les délatrices » comme Bompard qu’elle fustige pour son double crime : celui d’avoir trahi son amant en plus de celui pour lequel elle est accusée : « Ce qui me la rend haïssable, c’est moins son crime que son cabotinage éhonté, et cet acharnement à vouloir perdre ce misérable qui, somme toute, a tué pour elle[26]. »

Séverine, louée pour le style de ses chroniques politiques qui paraissent dans plusieurs grands quotidiens, est arrivée à se libérer des contraintes imposées à d’autres femmes avant elle. Sa renommée fait toutefois d’elle l’objet de nombreux commentaires. Ainsi, quand son compagnon, Georges de la Bruyère, publie dans L’Éclair (en même temps que se déroule l’Affaire Gouffé) un article à sensation, « J’ai fait évader Padlewski », dans lequel il rapporte ses aventures rocambolesques avec un nihiliste recherché pour avoir assassiné le chef de la police secrète russe, Le Figaro s’amuse à critiquer le ton du reportage en question. Voici d’abord le début de l’article de la Bruyère dans L’Éclair :

J’ai fait évader Padlewski. Il est maintenant à l’abri de toutes les polices du monde. Ce qui me permet de publier ce récit, AVEC SON AUTORISATION, presque sous sa dictée. […] Pourquoi j’ai fait cela ? Quelles que soient mes idées politiques, ce n’est pas un acte politique que j’ai entendu accomplir. J’ai fait oeuvre d’humanité envers un homme qui ne fut pas un meurtrier vulgaire, mais le serviteur fanatique d’une idée. Et j’ai fait acte de reportage[27].

Deux jours après, on peut lire à la une du Figaro :

Nous croyons savoir qu’on trouvera demain matin dans l’Éclair, sous la signature Séverine, ces lignes appelées à faire sensation :

J’ai sauvé Gabrielle ! Elle est en ce moment dans une île déserte, à l’abri de toutes les juridictions […] Pourquoi j’ai fait cela ? Quelles que soient les convictions socialistes de toute ma vie, ce n’est pas un acte politique que j’ai voulu accomplir. J’ai fait oeuvre d’humanité envers une créature dont le bras ne s’est armé qu’au service d’une idée généreuse, la suppression des huissiers. Et j’ai fait « acte de reportage »[28].

Si ce pastiche semble se moquer de l’approche empathique de Séverine, qui était avec Georges de la Bruyère lors de l’évasion de Padlewski et n’est donc pas innocente en ce qui concerne l’évasion d’un criminel supposé (on le verra plus tard, d’ailleurs, pour le cas de Clotilde Adnet…), c’est plutôt de l’approche sensationnaliste de Georges de la Bruyère et de L’Éclair (journal populaire) dont Le Figaro (journal mondain respecté et peu préoccupé par les faits divers) se moque ici. Destiné à faire rire, ce pastiche attire l’attention car il souligne les changements du statut du reportage dans la presse quotidienne et dévoile la force de la femme journaliste.

En face du cas d’une autre « femme qui tue », Hélène Buckley, Séverine « demeure pensive, avec un vague réveil de compréhension, la prescience d’une obscure et sororale solidarité[29] ». La jeune femme, séparée de son mari depuis 18 mois, était allée le voir à la Banque russe où il travaillait comme sous-directeur au sujet d’une dette de 12 000 francs qu’il lui devait. Une détonation d’arme retentit dans son bureau avant que l’on ne retrouve Mme Buckley sanglotant qu’elle n’avait pas voulu tuer son mari. Séverine cite les faits divers de plusieurs journaux, ce qui n’est pas dans son habitude, pour raconter comment le banquier avait contracté la dette en question (Mme Buckley, déjà riche avant son mariage, avait versé 12 000 francs à une jeune fille dont le banquier « avait abusé », afin de la faire taire et de pouvoir se marier en toute tranquillité) et ce qui était arrivé à Mme Buckley pendant ses deux ans de mariage (en raison de plusieurs déménagements, plusieurs concierges ont été à même de dénoncer les abus de son époux).

Séverine n’est pas dupe de sa réputation et sait qu’elle doit, plus que ses confrères journalistes masculins, démontrer un argument raisonné : « Je cite mes auteurs, pour qu’on ne me puisse accuser d’aucune partialité ; pour bien démontrer qu’avant de parler j’ai lu, consulté le dossier de cette navrante affaire – ce que nous en savons du moins[30] ! » Alors qu’elle cherche à comprendre le cas de Buckley, sa souscription pour lever des fonds pour les défavorisés, la fameuse rubrique Le Carnet de Séverine, apparaît tous les jours de la semaine dans un journal différent, et est le sujet de plusieurs chroniques[31]. On l’accuse d’en faire de la propagande. Certains doutent de la légitimité de sa comptabilité. Son travail social, applaudi par certains, critiqué par d’autres, lui vaut le sobriquet de « Notre dame de la larme à l’oeil ».

Voici pourquoi, selon la journaliste, il ne s’agit pas ici d’un « drame passionnel » avec une héroïne de fait divers comme on le proclame dans d’autres journaux[32], mais d’un règlement de compte qui doit être considéré non en termes de genre, mais selon des principes humains :

On sait mon horreur de « la femme qui tue », quel que soit le prétexte qui ait armé sa main. Mais parfois, sans applaudir, on peut comprendre… alors surtout que la vengeance se désexualise ; abdique le rapport des formes extérieures pour s’en tenir aux principes de morale qui régissent la conscience humaine, abstraction faite du « genre » de l’individu. Ainsi, la probité, la loyauté, le respect de la foi jurée, vertus androgynes[33].

Constater de cette manière sa perspective sur le cas de Buckley, c’est aussi souligner sa philosophie sur la discipline et les régimes de châtiment, qui, dans la France de la fin du xixe siècle, se déplacent vers une meilleure compréhension du criminel/de la criminelle. Aussi propose-t-elle des valeurs humaines universelles telles que « la probité, la loyauté, le respect », où personne n’est soumis et grâce auxquelles l’institution devient plus juste et équitable. En outre, Séverine cherche à habiter « l’autre ». Publier dans la presse quotidienne permet de briser la frontière de l’altérité des femmes journalistes et d’encourager le lectorat à en faire autant. Or, elle soutient l’effacement du « genre » pour insister sur des « vertus androgynes », ce qui permet de déplacer la ligne du genre vers un corps commun qui ne suit pas une division binaire, devenant ainsi l’initiatrice d’un nouvel espace public qui tend vers une compréhension globale. Les Frondeuses s’inscriront dans cette démarche. On notera que par ailleurs cet effacement du genre, cette égalité homme-femme, sont également revendiqués par certaines femmes journalistes sur la question de la femme face à la peine de mort[34].

La Fronde ou l’expérience d’une nouvelle cour de justice

Le quotidien La Fronde, fondé par Marguerite Durand en décembre 1897 et rédigé et composé uniquement par des femmes, représente le véhicule idéal pour créer un espace public dont le fond et la forme contestent les conventions journalistiques de l’époque dans une quête affirmée de justice sociale. À ce titre, cet espace a offert aux femmes une place pour définir leur travail et pour repositionner toute représentation de « bas bleuisme » ou de moquerie sur les femmes de lettres. Dès la première semaine du journal qui se dit « encore plus que féministe[35] », un article important de Maria Pognon, membre du conseil d’administration de la Société française d’arbitrage entre nations, invoque l’importance de l’éducation de l’enfant dans la réussite de la justice au niveau national et international :

On ne leur parle jamais de la justice ou de l’injustice des causes qui ont amené les guerres, on n’exerce pas leur cerveau à juger le mobile des actes de ces hommes célèbres. On leur fait admirer les résultats lorsqu’ils ont été heureux pour la nation dont on fait partie, sans leur faire comprendre le tort causé à autrui. […] Comment s’étonner ensuite si l’enfant n’a pas le sens de la justice dans la vie privée[36] ?

C’est précisément dans cet esprit que ces Frondeuses lancent leurs premières salves : pour l’éducation impartiale de tous et de toutes, notamment de l’exclu·e, pour une société juste et équitable, qui favorise l’engagement de la femme dans le discours politique.

Les dernières années du siècle présentent des cas de crimes de femmes dont la couverture sert à renforcer l’idée du journal comme instrument de justice sociale. Pourquoi la criminelle est-elle importante pour La Fronde ? D’abord, étant femmes et donc marginalisées, les Frondeuses comprennent la situation sociale de la « subalterne » criminelle qui est doublement autre de par son sexe et de par sa transgression légale et/ou morale. En outre, c’est l’occasion pour La Fronde de souligner que malgré tout elle soutient pleinement la justice quel que soit le sexe de l’accusé·e. Dans cette partie d’article, à travers la médiatisation dans La Fronde de certains cas de criminelles, nous verrons ainsi la prise de position publique de femmes journalistes vis-à-vis de la criminelle. Ces cas illustrent la philosophie en action de La Fronde. Considérant le journal comme un espace révolutionnaire, les Frondeuses s’en servent pour ouvrir le débat sur la criminalité et sur les systèmes carcéraux et judiciaires pour créer un espace de discussion et pour faire abolir certaines pratiques institutionnelles envers les victimes de la société.

Dans une chronique intitulée « Les femmes et la Justice », Séverine exprime son dégoût de la façon dont l’accusée est généralement traitée. Ainsi, Mme Hertier, paysanne de Seine-et-Oise, est accusée d’avoir brûlé vive sa voisine, Mme Benoist, dans la cheminée de cette dernière pour s’en débarrasser afin d’épouser son mari[37]. Mme Hertier est objet de la haine de la foule qui la conspue et lui lance des cailloux lors de son passage. Si Séverine peut excuser la mentalité de la foule qui trouve « l’occasion bonne à insulter et menacer, sans risques, un être faible et captif », elle condamne celle des magistrats :

[…] d’un niveau intellectuel supérieur, [ils ont] cru devoir faire appliquer à cette prisonnière hors d’état de nuire une aggravation de peine d’ordinaire réservée aux plus redoutables malfaiteurs.

Pour son transport, dans la voiture, elle était encadrée de quatre gendarmes. Or, sans vouloir flatter la gendarmerie, il me semble qu’envers la plus solide et la moins commode des gaillardes l’effectif est suffisant […] c’est archaïque, barbare – et choquant[38] !

Pour Séverine, ce traitement de Mme Hertier est exagéré : alors qu’elle devrait être considérée comme innocente jusqu’à preuve du contraire, les accusations de meurtre la rendent monstrueuse aux yeux du public et des autorités. Face à une situation partiale qui tend à intimider et punir plus qu’il est nécessaire de le faire, la journaliste réclame l’impartialité prescrite par la loi. Par ailleurs, elle explique ce que Le Petit Parisien a déjà révélé, à savoir que la police avait demandé à une voisine et amie de la victime de « recueillir des débris calcinés et traces grasses » qui marquaient la place où la victime avait été trouvée, plutôt que de le faire elle-même. La réaction de Séverine est claire. Au lieu de faire abstraction de son sexe, elle le met en avant : « Il est, en tout ceci, au point de vue féminin, quelque chose d’anormal et de fâcheux[39]. » Pourquoi en effet infliger à un témoin une telle épreuve (et aurait-on demandé à un homme de ramasser des restes humains) ?

Le traitement du fait divers mettant de l’avant une femme criminelle diffère donc d’un quotidien comme La Fronde ou d’un autre quotidien dirigé par des hommes. Une étude du cas de Clotilde Adnet en offre un exemple parlant. C’est d’abord l’espace physique occupé dans la page du journal qui illustre ce changement : L’Intransigeant consacre deux paragraphes à « L’Arrestation d’une évadée » et Le Journal en propose autant sur des « Faux-monnayeurs », tandis que Séverine rédige une chronique de plusieurs colonnes à la une, qui en donne un compte rendu détaillé en prêchant la clémence. En voici deux extraits à titre de comparaison.

De L’Intransigeant :

Bruxelles, 27 juin – Le chef de la police bruxelloise a reçu ce soir du chef de la sûreté londonienne la nouvelle de l’arrestation à Londres de la nommée Clotilde Adnet, condamnée à quatre mois de prison comme faisant partie de la bande de faux monnayeurs [sic] d’Uccle, et qui avait réussi à s’évader de la prison des Petits-Carmes de la façon que voici : sa soeur qui, était allée lui rendre visite, lui avait passé ses vêtements et avait pris sa place à la prison.

Clotilde Adnet avait aussitôt après son évasion gagné la France et s’était embarquée à Calais sur un paquebot à destination de Londres. Le gouvernement belge réclame son extradition, qui lui sera vraisemblablement accordée[40].

Et de La Fronde :

C’est le nom d’une coupable, d’une condamnée, d’une évadée, demain peut-être d’une forçate – si l’Angleterre consent à la livrer. Son crime ? Elle a omis de dénoncer son amant. Pour cela il a été prononcé contre elle la peine de six ans de réclusion.

Vous toutes qui me lisez, femmes, mères, filles, admettez-vous l’existence d’un tel grief : que le rôle, le devoir d’une compagne, légitime ou illégitime, soit de livrer à la police, à la justice, au fouet des chiourmes, l’homme qui est l’élu de son coeur, la moitié de sa chair ?

Non, n’est-ce pas ! Ce peut être légal d’après la loi artificielle, mais c’est hors la loi humaine, à l’encontre de la nature, en marge de la conscience et de l’instinct. On ne peut que cracher sur la page du Code où est inscrite une telle infamie[41] !

Séverine s’insurge contre la presse généraliste, rangée du côté des institutions, qui contribue à maintenir aussi bien le statu quo que « l’autre » à la marge dans la presse comme dans la vie. Elle condamne l’utilisation de la loi qui « a déterminé cette abrogation des sentiments les plus intimes » pour forcer Adnet à dénoncer « l’élu de son coeur », faisant d’elle non pas une criminelle mais bien une victime. Après avoir défendu à quel point une telle trahison est contre « la loi humaine », Séverine présente le cas de la criminelle : sa vie misérable dans la pauvreté qui a poussé son mari à fabriquer de la fausse monnaie, l’arrestation du couple, et enfin le jugement de Clotilde pour complicité qui lui a valu six années de réclusion. La soeur de Clotilde vient la voir en prison et réussit à prendre sa place. Peu de temps après, alors que la criminelle est déjà loin, la soeur est relâchée. Et voilà que début juin elles se retrouvent assises dans le salon de Séverine, « non loin du portrait de Padlewsky [sic][42] », pour lui demander conseil. Séverine décrit « une pauvre belle fille qui pleure et tremble », « une tendre, une amoureuse », et sa soeur d’« une merveilleuse intelligence », les deux « des laborieuses aussi », des brodeuses qui pourraient bien gagner leur vie. Quand Séverine apprend quelques semaines plus tard que Clotilde s’est fait arrêter à Londres, où elle essayait de gagner sa vie honorablement, c’est cette fois la clémence des magistrats anglais qu’elle implore : « Relevez-nous de cette servitude, de cette exigence abominable ; mettez l’esprit au-dessus de la lettre, la morale au-dessus du texte – soyez justes en étant cléments[43] ! » Entre ces deux appels directs, Séverine ouvre les colonnes du journal à un nouvel espace pour la justice, car c’est elle qui explique et démontre un argument pour un système judiciaire et carcéral qui ne chercherait pas à faire un exemple de la condamnée, mais plutôt à la réhabiliter.

Ce n’est cependant pas toujours le cas. La Fronde n’est pas systématiquement du côté des femmes accusées de crimes. Le cas de Madame Paulmier, qui suit celui d’Adnet de quelques mois, présente une polémique importante qui force La Fronde à solidifier sa position dans la sphère publique sur les questions de genre et de justice. Quand La Lanterne publie, le 24 septembre 1898, un article dans lequel « l’honneur personnel » du député Charles-Ernest Paulmier est remis en question pour ses « privilèges conjugaux », c’est sa femme qui descend au bureau du journal, donne un faux nom au secrétariat, et vide son pistolet sur le premier employé venu. Par la suite, les représentations de Mme Paulmier dans la presse suivent les divisions politiques traditionnelles : Paulmier étant antidreyfusard, Le Gaulois adopte donc un ton conciliatoire, et dépeint même Mme Paulmier comme quelqu’un d’exemplaire, tout en remarquant sa beauté ainsi que le patriotisme de son mari – avant de donner les détails du crime. Dans La Fronde, cependant, Jeanne Brémontier condamne fermement l’attaque :

Nous n’admettons en aucun cas que l’on puisse se faire justice soi-même, et s’il est parfois des circonstances atténuantes pour les femmes qui se vengent d’un abandon immérité ou d’une trahison trop cruelle, il ne nous paraît pas qu’on puisse les appliquer à Mme Paulmier. […] D’ailleurs, à part le cas de légitime défense, quelles sont les causes qui peuvent permettre à un être humain de de [sic] donner la mort ? Rien au monde ne peut justifier le crime[44].

Dans cet argument, Brémontier essaie de prévenir toute critique portant sur l’hypocrisie éventuelle des femmes journalistes qui ne soutiendraient pas Paulmier comme elles ont soutenu des criminelles par le passé. Curieusement, dans son éditorial, la directrice de La Fronde, Marguerite Durand, s’aligne avec des journaux conservateurs et antidreyfusards tels que L’Intransigeant, La Libre Parole et Le Jour, pour condamner la pratique honteuse qui consiste à s’immiscer dans la vie intime des gens dans certaines polémiques. Loin de dédouaner l’acte criminel, elle ne manque toutefois pas de rappeler la souffrance qui peut conduire une femme à tuer :

Qu’une femme délaissée se venge, qu’une mère abandonnée assassine, qu’une irréprochable épouse voyant l’honneur de son foyer compromis par des attaques injustifiées tue la bête malfaisante qui la salit de son venin, nous plaindrons la femme, nous soutiendrons la mère, nous comprendrons l’épouse, mais nous n’applaudirons jamais car nous ne sommes pas pour les femmes qui tuent[45].

Le cas de Mme Paulmier est important en soi car il permet aux Frondeuses d’affirmer leur position socio-politique sur un cas hautement médiatisé d’une femme accusée de crime. Cela leur permet d’offrir une voix qui parle au nom des femmes et d’éduquer les lectrices en lançant un débat qui ouvre de nouvelles perspectives. La polémique qui s’ensuit (conséquence directe de la position de La Fronde) est aussi à noter, car elle démontre comment le journal a permis à ces journalistes de devenir des participantes actives et respectées dans l’espace public. Le troisième jour suivant l’attaque, L’Aurore publie un article anonyme, « À Séverine[46] », qui invite la reporteresse à répondre à l’éditorial d’Henri Rochefort – directeur de L’Intransigeant et son rival – dans lequel il absout Mme Paulmier de sa culpabilité dans l’attaque en raison de son sexe. Selon L’Aurore, si Rochefort donne son approbation à la vengeance de femmes, il ne devrait pas contester la vengeance de Séverine à son égard pour la longue liste d’attaques personnelles dont elle a fait l’objet. Dans sa réponse publique, Séverine explique qu’elle n’a pas besoin de l’autorisation ni de l’invitation de Rochefort pour la persuader d’entrer en débat… ou en duel : « L’essentiel est d’avoir un idéal assez haut, une volonté assez ferme pour ne pas s’en laisser supplier, et la renvoyer à sa niche à coup de pieds, comme une bête méchante. Et puis, je suis une raffinée, dans l’ordre des représailles[47]. »

Enfin, un dernier aspect critique du cas de Mme Paulmier méritant l’attention est la chronique « Toxicomanes », placée directement sous le titre du journal. Dans la chronique, la journaliste Osmont ne discute pas du verdict du cas de Mme Paulmier, innocentée par la justice, mais regrette la « redoutable morphine [qui] a détruit ce cerveau déjà mal équilibré où l’éducation moderne n’avait classé que romances et fanfreluches[48] ». Plutôt que la prison, où leur « démence » pourrait empirer, on recommande un séjour thérapeutique chez le docteur pour ces toxicomanes mondaines qui cherchent un moyen de se libérer d’une vie vide, sous les effets de cette « noire idole », la morphine. La journaliste propose à ces femmes une vie « loin des papotages salonniers, une autre voie leur est ouverte, vers un idéal sublime. Par l’éducation des enfants, dont la bonne seule aujourd’hui s’occupe, elles peuvent refaire la société, travailler aux lendemains meilleurs où la femme, égale de l’homme, ne lui sera plus un jouet ni une servante, mais une compagne, une amie, une auxiliatrice[49] ». Si on touche à différents aspects de la vie et du rôle de la femme, c’est surtout qu’on préfère la soutenir pour la sortir d’une situation sordide.

Le débat sur la justice sociale des Frondeuses ne s’est pas arrêté à la frontière. Pendant la fin du mois de décembre et le début du mois de janvier 1900, La Fronde mène une campagne massive avec une pétition de plus de 1 500 signatures pour implorer la reine Victoria d’accorder sa clémence à Louise Masset, institutrice française accusée d’infanticide en Angleterre. La journaliste Andrée Téry (future Viollis) est envoyée sur place pour présenter la pétition à la reine. Malgré la pendaison de Masset le 9 janvier, Téry continue à étudier le système judiciaire anglais pendant plusieurs semaines et finit par obtenir des entretiens importants avec des officiers du gouvernement britannique. Téry exprime finalement sa consternation vis-à-vis du système judiciaire, mais doit aussi faire face à ses propres doutes : comment en effet traiter au mieux l’affaire ? « […] pour une fois je vais tâcher de n’être ni femme, ni Française. Quelle que soit l’horreur des images qui me hantent, je veux faire un effort pour les écarter ; je n’imagine pas, je constate. Je veux aussi ne pas m’émouvoir, m’abandonner à une vaine “sensiblerie”[50] ». Dans un effort d’objectivité, Téry adopte donc une approche délibérément détachée afin de ne pas s’identifier à la victime (étant une femme française) pour mieux tenter de « raisonner » de manière aussi neutre que possible sur la situation. Cependant, cette réflexion souligne à quel point il s’agit d’un refoulement de ses envies, de ses émotions et de son sexe – et également donc d’une suppression active de ce qui semble naturel, voire instinctif, de ce paradoxe qu’elle finira par embrasser plus tard dans sa carrière :

La femme semble faite pour le reportage. Par ses qualités. Et aussi par ses défauts. […] Elle est curieuse, et la curiosité est une qualité professionnelle ; sensible, elle sait tour à tour s’émouvoir et s’indigner, sans toutefois en perdre la faim ni le sommeil ; souple, ductible, elle subit l’emprise d’une atmosphère, d’un milieu, d’un homme… Enfin, elle est plus disciplinée que l’homme, et parfois plus consciencieuse, et croit davantage à l’importance de sa mission… En somme, un étonnant appareil enregistreur[51].

Ce reportage de Téry capture l’événement journalistique et présente surtout cette autoréflexion importante : le rôle et la responsabilité d’une femme journaliste, la nécessité d’être redevable dans un rapport constant avec son lectorat. La Fronde fournit cet environnement critique pour des journalistes débutantes comme Téry, qui continuera pendant sa longue carrière de grande journaliste à nourrir une relation avec le lecteur et la lectrice, à apprécier ses propres « sensibleries », et à se servir de ses autocritiques pour mieux s’identifier à des personnes victimes d’inégalités sociales.

Ce qui nous amène à un dernier exemple : la pratique du journalisme d’identification, où la journaliste se place du côté de la victime pour mieux raconter son histoire. Afin d’attirer l’attention sur l’expérience de la délinquante, Téry se fait admettre dans une « Société de patronage », un asile pour les femmes récemment relâchées de Saint Lazare, l’hôpital-prison pour femmes. Tandis que, au moment du reportage, ces femmes ne sont pas littéralement considérées comme des criminelles ou officiellement prisonnières, Téry démontre dans son article « Impressions d’une libérée » qu’elles restent néanmoins détenues, exploitées et mal traitées. Ce reportage suit la ligne directrice de La Fronde : « de signaler impartialement tous les abus dont les femmes sont victimes, d’où qu’ils viennent[52] ».

Plutôt que de se poser en simple observatrice, ou de commenter un cas de l’extérieur, la journaliste explique que les entretiens ne peuvent pas toujours capturer la situation sociale, et la documentation ne peut pas toujours démontrer l’affect ; il faut témoigner de l’intérieur pour laisser parler ses émotions et ainsi montrer la réalité. Bien que l’objectif de Téry, en tant que reporteresse intégrée au milieu décrit, soit de faire parler ses camarades-détenues de leur expérience, elle doit faire face à leur crainte de parler, car on le leur interdit. Une camarade lui avoue néanmoins « qu’on est quasiment en prison comme avant[53] ». Pendant son séjour de vingt-quatre heures, elle avale la même soupe et supporte le même travail douloureux qu’elles, mais ne parvient pas à faire un seul entretien. À la place de ce travail « journalistique », elle apprend à laisser son corps raconter l’histoire de cette mauvaise alimentation et les conditions sordides endurées, et surtout l’exploitation de ces femmes qui sont payées une misère pour assembler des brochures pour les grandes maisons d’édition. Marie-Ève Thérenty fait ainsi remarquer, dans le cas des femmes journalistes et surtout dans le cas du journalisme d’identification, que « le “je” du reportage est corporéité, corps exposé, exhibé, en danger, corps malade, corps sentant, écoutant, reniflant[54] ». Le travail de Téry est digne de confiance parce qu’il est actif, son corps n’est pas contrôlé ni passif dans son immersion dans la société de patronage et l’expérience du corps est universalisée.

À la fin, la journaliste invisible réussit à construire une perspective inconnue auparavant parce qu’elle insère son corps dans celui d’un groupe spécifique de subalternes et partage la souffrance des femmes, avant de, à travers son reportage, devenir leur représentante. Téry explique que ces femmes sont emprisonnées autant ici qu’avant, et que même ici elles travaillent pendant des mois et des années sans espoir de meilleur avenir. « Si on tire profit de leur travail, si, au lieu d’alléger leur misère, on se plait à la prolonger, s’agit-t-il vraiment d’assistance[55] ? », se demande-t-elle aussi.

*

L’empathie dont les Frondeuses font preuve, ajoutée à une sensibilité affirmée, offre un point de vue qui se distingue assurément de la presse masculine. Les contraintes auxquelles elles doivent faire face, en tant que femmes, contribuent à les rendre plus réceptives à la voix des femmes coupables de crime. Leur posture propose à leurs lecteurs ou lectrices de considérer des affaires criminelles sous un nouvel angle en encourageant l’identification à un·e autre et en s’intéressant moins aux punitions qu’à la compréhension des accusé·e·s. En encourageant la réflexion, notamment chez les lecteurs et lectrices les plus privilégié·e·s, elles remettent en cause des positions largement acceptées qui permettent d’éviter facilement de se soucier du sort des autres. L’autre est en effet ici au centre du projet.

En 1905, au moment où La Fronde cesse de paraître comme quotidien, la voix des femmes demande encore indéniablement à être libérée et les structures qui oppriment les plus faibles sont encore loin d’être abolies. La Fronde n’en demeure pas moins une tentative, parmi les plus remarquables, de femmes cherchant à oeuvrer pour la justice sociale en investissant un domaine dont elles avaient été jusque-là exclues avec des outils qui leur étaient propres, avant que la Grande Guerre ne les relègue à nouveau en seconde ligne.