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« Et tous les plaisirs qu’on peut avoir : le théâtre, les cirques, les gazettes avec des images, et dans toutes les rues des places où l’on peut entrer pour un nickel, cinq cents, et rester deux heures à pleurer et à rire. Oh ! Maria ! Penser que vous ne savez même pas ce que c’est que les vues animées[2] ! » Dans le roman de Louis Hémon, c’est ainsi que Lorenzo Surprenant veut impressionner Maria Chapdelaine en lui expliquant ce qu’il connaît du cinéma[3]. Il y renonce un instant après, « reconnaissant son impuissance à peindre toutes ces choses avec des mots[4] ». Les gens du cinéma se sont sentis moins impuissants que Lorenzo et ils ont plusieurs fois adapté le roman. Ces films ont connu un certain succès commercial en leur temps, mais ils ont vite été oubliés et sont cités plus souvent pour leur lien avec le roman célèbre que pour leur valeur intrinsèque, même s’ils ont été l’oeuvre de trois cinéastes assez reconnus : Julien Duvivier, Marc Allégret et Gilles Carle[5]. Ce pauvre héritage est peut-être lié à l’accueil plutôt négatif qu’ils ont reçu de la part de la critique, qui s’est montrée souvent condescendante en traitant le film comme une mauvaise adaptation du roman. Mais il est peut-être davantage l’effet de contraintes économiques qui ont eu beaucoup de poids dans les différentes adaptations cinématographiques : les films ont connu la bonne fortune en leur temps parce qu’ils répondaient à des commandes politiques nationales et institutionnelles, mais ils sont vite devenus désuets. La seule adaptation qui ait échappé à ce mauvais sort est celle de Gilles Carle, la première des deux qu’il a réalisées, intitulée La mort d’un bûcheron. C’est peut-être la seule adaptation libre du roman au cinéma, mais c’est peut-être aussi la meilleure et sa pérennité semble une marque de sa qualité et de son impact. Pour étudier cette hypothèse inattendue, nous examinerons donc la généalogie de ces adaptations et de leur postérité critique, en incluant celle de 1973 pour voir ce qu’elle peut bousculer dans l’ordre de la mémoire canonique ou patrimoniale du cinéma.

Mais avant d’aller plus loin, situons-nous par rapport au roman et à son auteur. Nous souscrivons à ce qui est admis et écrit aujourd’hui sur les deux : Louis Hémon était un jeune écrivain talentueux qui voulait élaborer en dehors de l’institution littéraire une oeuvre marquée par un certain réalisme social. Maria Chapdelaine est un roman assez finement écrit et construit, qui étudie les sentiments d’une jeune Canadienne française confrontée à une vie d’adversité dans une nature hostile et une culture patriarcale autoritaire. Là s’arrête notre accord avec ce que l’institution littéraire enseigne aujourd’hui sur cette oeuvre et son auteur. Aurélien Boivin, un des principaux spécialistes de l’oeuvre de Hémon et éditeur de ses oeuvres complètes, écrit : « Hémon n’a jamais voulu défendre la cause de la colonisation. Il s’est donné pour but de rendre hommage aux Canadiens français qu’il admire pour leur courage et leur persévérance[6]. »

Nous pensons que le roman n’en comporte pas moins une vision et une sensibilité métropolitaine française. En ce qui concerne le roman, on peut certes parler de réalisme social ou même de naturalisme, mais, comme l’a écrit Jean Larose, le personnage principal est une femme qui choisit d’accomplir la mission dont son père s’acquitte mal : perpétuer la race et la patrie[7]. En chargeant la femme de ce rôle, Hémon montre qu’il avait bien compris certaines particularités de la société canadienne-française, mais cela n’empêche pas son roman d’appartenir au courant régionaliste qui est apparu en France et au Québec et qui a revendiqué la filiation de cette oeuvre dès qu’elle a été connue. Maria Chapdelaine ne fut pas un roman réaliste détourné, comme le montrent certaines études néanmoins pertinentes, en particulier l’important ouvrage de Nicole Deschamps, Le mythe de Maria Chapdelaine, publié en 1980[8]. Cette importante analyse a été rappelée en 2019 par un article de Gilles Lapointe qui en souligne les aspects encore pertinents : « C’est sur un horizon post-colonial qu’il faut lire Nicole Deschamps, c’est-à-dire comme une remise en cause radicale “du discours officiel qui célèbre les triomphes européens de l’expansion coloniale” ainsi que “l’idéal de colonisation tel qu’imaginé par les élites canadiennes françaises des années 1920”[9]. »

Nous pensons tout de même que Maria Chapdelaine était plutôt un roman patriotique dont les premiers éditeurs supprimèrent les aspérités pour le rendre plus propre. Nous jugerons les films à partir de cette interprétation du roman.

Notre approche sera celle du postcolonialisme. Nous considérons le roman comme une production du monde colonial, et nous pensons la même chose des trois adaptations cinématographiques « mimétiques » produites dans une structure de production renvoyant au contexte colonial du roman. La mort d’un bûcheron est une adaptation plutôt déviante, mais c’est parce qu’elle tente une approche révisionniste selon le modèle décrit par la théorie postcoloniale, en particulier par Homi Bhabha : « La postcolonialité, pour sa part, est un rappel salutaire des relations “néocoloniales” qui persistent au sein du “nouvel” ordre mondial et de la division multinationale du travail. Une telle perspective permet d’authentifier des histoires d’exploitation et l’évolution des stratégies de résistance[10]. » L’adaptation de 1973 s’inscrit dans cette perspective puisque, au lieu de chercher la fidélité à la lettre ou à l’esprit du roman, elle s’en inspire, mais s’en éloigne de façon tout aussi explicite afin de surligner l’esprit révisionniste dans lequel elle se situe. Nous le verrons en étudiant l’évolution de l’intérêt envers les films, en étudiant également en parallèle les opinions émises sur eux : ce qui s’avère intéressant est justement l’approche postcoloniale développée en particulier par notre collègue écossais Bill Marshall dans son étude du cinéma national québécois[11].

Julien Duvivier en France : un accueil chaleureux, mais un héritage boudé

Quatre-vingts ans après son tournage, le film paraît naïf et un peu simpliste. Duvivier a utilisé abondamment les paysages : le village au bord du lac Saint-Jean, la forêt et les rivières, l’hiver bien blanc avec beaucoup de neige, les raquettes et les carrioles. Le tout forme un assemblage de cartes postales très bien cadrées et montées. Le paysage est un personnage aussi important que Maria et ses trois prétendants. Pour les Québécois, l’impression d’exotisme un peu risible s’intensifie avec la langue des personnages : les comédiens sont tous français (sauf Fred Barry) et ils parlent avec leur accent parisien, bien qu’on leur mette en bouche quelques expressions québécoises qu’ils disent en essayant d’imiter l’accent local. L’effet est souvent amusant et parfois un peu risible. Un malaise peut être ressenti avec la litanie de chansons folkloriques qui truffent le film d’un bout à l’autre : Alouette, Vive la canadienne, Marianne s’en va-t-au moulin, À la claire fontaine, etc., presque l’essentiel des Cahiers de la bonne chanson que publiera l’abbé Gadbois en 1938. Pour bien enfoncer le clou de l’exotisme, il ne restait qu’à ajouter une danse autochtone ; ce fut fait et elle ressemble en tous points à celle filmée à Kahnawake en 1898 par Gabriel Veyre qui prétendait montrer « Le dernier village indien au Canada[12] ».

À sa sortie en France, la critique apprécie en général le film, qui reçoit le Grand Prix du Film français 1934. Duvivier est alors un des réalisateurs importants, qu’on associe aujourd’hui à l’émergence du réalisme poétique auquel le film est également apparenté[13]. Il est considéré comme un réalisateur au sentiment fataliste et on peut penser que le destin résigné de Maria et des Canadiens français lui ait plu. Cette fatalité correspond assez bien à la poésie triste et à la nostalgie un peu misérabiliste du réalisme poétique. Mais si cet aspect du roman lui plaisait, Duvivier a tout de même beaucoup déplacé le foyer vers les grands espaces et l’épopée d’une francophonie enracinée dans la terre pour survivre dans une Amérique courant vers la modernité, que représente Lorenzo Surprenant. Hémon est venu se documenter pour écrire un roman réaliste et patriotique, tandis que Duvivier a adapté le roman selon l’interprétation et le goût français métropolitain de son époque, comme le montrent le Prix et les critiques très favorables que le film reçut à sa sortie. Insistons par ailleurs sur les aspects économiques et politiques de la production : le film fut doté d’un budget important pour tirer profit de la fortune du roman et donner du lustre au cinéma français dans une période de disette. Produit en France, il associait facilement ce pays à la survivance française en Amérique, et redorait du même coup le blason colonial d’une France confrontée à la crise politique en Europe et dans ses colonies. Son succès était donc soigneusement préparé et son avenir n’était pas une préoccupation importante.

La critique accueille le film tout à fait favorablement et reprend souvent les arguments patriotiques. Dans Pour Vous, Lucienne Escoube écrit :

En toute sincérité, l’adaptation de Julien Duvivier est hautement honorable ; il a su exprimer les thèmes les plus importants de Maria Chapdelaine : il a parfaitement concrétisé les forces profondes du pays : la nature, sa grandeur, sa beauté sauvage et triste, qui remplit les yeux d’admiration et contracte le coeur ; la famille dans sa force de jadis, où l’on vit les uns pour les autres, où l’on se connait tous, où des liens sont tissés, où l’on est tous un peu parents ; l’église [sic] enfin, qui est leur lien avec le monde. Très habilement, Julien Duvivier a exprimé ces grands principes qui mènent la vie du Canadien français[14] !

L’exaltation de l’amitié franco-canadienne trouve également un large écho dans L’Intransigeant auquel Duvivier avait consenti la primeur de sa « déclaration d’intention » sur le film :

M. Julien Duvivier a fait preuve de son métier sûr et habile. Il n’a pas voulu créer une histoire purement cinématographique. Il a très fidèlement adapté l’oeuvre du romancier. Et si le rythme garde une certaine douceur attardée, si l’émotion naît davantage peut-être de nos souvenirs littéraires que du drame même dont l’esquisse est un peu sommaire et l’interprétation un peu théâtrale, la pureté des images, la saveur du dialogue dû à Gabriel Boissu, l’éloquent aspect des lacs et des forêts du Canada au printemps et en hiver, donnent à Maria Chapdelaine un charme nostalgique et profond, que vient rehausser la peinture des moeurs et des êtres de ce cher Canada où l’on parle français avec un bel accent berrichon. Et la musique de M. Jean Wiener, fluide et savante, accueille des rondes et des chansons qui viennent aussi de la France immortelle[15].

Après ce grand succès critique et commercial en France, le film disparaît assez vite des écrans, mais il connaît une aussi bonne fortune dans plusieurs pays. Maria Chapdelaine fut jugé un des dix meilleurs films étrangers au Japon en 1937, occupant la quatrième place[16]. Aux États-Unis, le film fut également jugé un des dix meilleurs films de 1935 par le National Board of Review[17]. Même en Allemagne, le film est bien accueilli à sa sortie : jugement favorable par les instances de censure allemandes, détaxe, radiodiffusion publique dans un but pédagogique. Micheline Cambron explique cet accueil étonnant par l’aspect déterritorialisé du film : « Je ferai l’hypothèse que la pureté et la qualité du film peuvent devenir des modèles à cause du traitement utopique que Duvivier applique au récit, traitement qui contribue à le déterritorialiser et à le transformer en archétype de l’attachement à une patrie rétrécie au lieu habité, microcosme de la nation[18]. »

Mais la fortune ultérieure du film et, d’une certaine façon, son héritage sont beaucoup plus modestes. Pendant l’occupation de la France en 1940-1945, les nazis, qui l’avaient encensé en 1934, détruisent les copies du film qu’ils associent aux idéologies des nations alliées[19]. Les Français ne seront pas si méchants, mais jamais le film ne retrouvera le lustre constaté à sa sortie. Ses diffusions ultérieures seront surtout liées aux anniversaires du romancier, du roman ou du cinéaste, et le film ne sera que rarement le clou de ces célébrations qui commenceront longtemps après : 1980 pour le centenaire de naissance du romancier, 1984 pour le cinquantenaire du film, 2013 pour le centenaire du décès, et 2016 pour le centenaire de la première édition du roman.

Ainsi, lors du colloque sur Louis Hémon tenu à Quimper en octobre 1985, Jean-Pierre Jeancolas fait rapidement, trop rapidement (en trois pages) le tour de la question, selon une logique esthétique évolutive. Il affirme que le film de Duvivier est un film bien français montrant les Canadiens français comme des cousins pittoresques. Il le préfère néanmoins aux adaptations postérieures, mais trouve que, en vieillissant, le film a pris « de la raideur dans le récit, de la gêne dans les mouvements des corps », même si l’auteur a su bien illustrer ce que le roman ne fait que décrire. Jean Gabin y incarne déjà le pessimisme du réalisateur et « du courant dépressif qui donnera au cinéma français ses chefs-d’oeuvre de l’immédiat avant-guerre[20] ». Vingt ans plus tard, en 2005, dans un ouvrage sur le cinéma français des années 1930, Jeancolas parle du film dans un chapitre intitulé « Les années médiocres ». Son avis sur celui-ci est encore rapidement exprimé, mais bien moins favorable qu’en 1985 : « Julien Duvivier, qui dirige six films du Petit Roi (1933) au Golem (1936), semble céder à la tentation de la respectabilité. Il invente moins, il cherche des grands sujets : Maria Chapdelaine, d’après Louis Hémon, joue sur un exotisme que l’on n’appelait pas encore québécois, dans une exaltation suspecte du travail, de la famille et de l’église[21]. »

Quelques années auparavant, deux biographes de Duvivier s’étaient montrés moins expéditifs, mais guère plus admiratifs face au même film. En 2001, Yves Desrichard résumait l’oeuvre ainsi :

Adaptation scrupuleuse, mais sans grande audace du roman de Louis Hémon […] une nouvelle occasion pour Duvivier d’un éloge du renoncement. On peut y voir comme une exaltation compassée de valeurs vaguement réactionnaires, bizarrement coloniales, une sorte de tentation conservatrice presque desservie par les paysages magnifiques, mais hostiles où l’action se déroule[22].

L’année suivante Éric Bonnefille commente lui aussi le naturalisme du film :

Il est certain que le film est un peu à part dans l’oeuvre de Duvivier, par la relative platitude des personnages. […] Pourtant, l’héroïne, caractérisée par sa douce résignation et sa vague nostalgie d’un ailleurs, était plus attachante sous la plume de Hémon que dans le scénario de Duvivier. […] Faute de disposer de caractère fort, Duvivier fait de la nature le personnage principal […]. Le grand nombre de plans tournés en extérieurs donne au film une forme d’authenticité et un souffle d’air pur plutôt rares dans le cinéma français des années trente[23].

L’adaptation attire un peu d’attention dans ces livres consacrés à Duvivier, mais dans les ouvrages d’histoire générale et dans les ouvrages encyclopédiques, elle devient presque invisible. Dans le Dictionnaire des films de Georges Sadoul, Maria Chapdelaine est absent[24]. Dans le Dictionnaire du cinéma Larousse (1986, réédition 2001), Duvivier occupe une place importante, mais le film est presque oublié. L’auteur est considéré comme un cinéaste un peu éclectique dont le talent et la polyvalence permettent de réussir dans divers genres. Ses films jugés les plus achevés sont ceux où il exprime le pessimisme qui semble l’habiter : La Bandera, Pépé le Moko, La belle équipe. La notice qu’on lui consacre ne dit rien de Maria Chapdelaine, qui n’est que mentionné dans la liste filmographique[25]. Dans le Dictionnaire des films Larousse 2010, Maria Chapdelaine mérite la petite notice des films communs : petit générique, petit résumé, mention du Grand Prix français de 1934[26]. Dans le Motion Picture Guide américain de 1986, le titre Maria Chapdelaine ne comporte aucune notice et un simple renvoi au film d’Allégret classé comme britannique : « See : The Naked Heart, 1955, Brit[27] ». Heureusement, il y a une consolation : dans Internet Movie Data Base, une des listes actuelles utiles aux chercheurs, le film comporte une notice assez détaillée et une critique récente et élogieuse par Richard Berrong, professeur de français à l’Université Kent State[28].

On constate que, malgré de grands honneurs et des critiques élogieuses au moment de sa sortie, le film décline ensuite assez rapidement dans l’estime des critiques et des historiens français. Quelques ouvrages à peine sont consacrés au cinéaste et le film y est considéré comme mineur dans son oeuvre. Dans les ouvrages d’histoire générale, Duvivier est décrit comme important, mais ce film est à peine mentionné. Comme nous l’écrivions au début : bonne fortune lors de la mise en marché, mais perte d’intérêt assez rapide et héritage boudé aujourd’hui. L’intérêt qu’on lui porte est maintenant suscité par les quelques événements commémoratifs ou académiques tels que ce colloque tenu à Montréal en 2013[29], dont le roman initial avait constitué le sujet principal. Suggérons que si le roman n’avait pas atteint la notoriété qu’on sait grâce à une stratégie de marketing nouvelle à l’époque, les films n’auraient jamais existé. Ou peut-être seulement les versions québécoises ?

Julien Duvivier au Québec : un accueil enthousiaste et un héritage entretenu

L’histoire du film de Duvivier a peut-être commencé au Québec plutôt qu’en France, tout comme celle du roman. Le fait est peu connu, mais Duvivier était venu au Québec une première fois en mai 1924 pour promouvoir un des nombreux films de propagande catholique qu’il a réalisés pendant les années 1920, Credo ou La tragédie de Lourdes (1924). Ce n’est qu’après ce voyage qu’il parla d’adapter Maria Chapdelaine[30]. Sa visite fut signalée par les journaux pour lesquels il fit une petite harangue très patriotique, opposant le film français au cinéma américain :

Je mettrai cet hiver au cinéma l’oeuvre prestigieuse de Louis Hémon, Maria Chapdelaine, mais j’en ferai un film de propagande canadienne. […] Il est de nombreux théâtres libres au Canada. C’est là qu’il faut faire venir le public en l’attirant par la même publicité que les Américains font pour leurs films. Il appréciera, goûtera des oeuvres moins mouvementées peut-être, mais où éclatent les vertus communes à la race catholique et à la race française, la logique, la douceur, la sincérité, la courtoisie, fleurons d’une civilisation raffinée, qualités qui ne furent pas jetées dans le brasier lorsqu’en 1760 le chevalier de Lévis brûla ses drapeaux plutôt que de les rendre à l’ennemi[31].

Son allusion aux « théâtres libres » rappelle qu’il était en relation avec le distributeur montréalais Charles Lalumière qui mit sur pied, pendant les années 1920, deux petites compagnies de distribution de films français et européen, d’abord Europa Films et ensuite Films de Luxe[32]. Mais, si le début du discours de Duvivier parle de « propagande canadienne », le reste de sa déclaration montre bien que c’est surtout de la France qu’il est question dans ce projet.

Nous ne reviendrons pas sur la description du tournage dix ans plus tard, sinon pour rappeler qu’au Québec, il fit l’objet d’une intense campagne de presse et devint un événement médiatique. La sortie du film fut accueillie avec l’enthousiasme qui avait été préparé par la campagne de presse décrivant la production. Le succès commercial fut considérable et la critique, élogieuse :

On admire notamment la fidélité du film au roman, le respect de la morale et des croyances catholiques, le patriotisme du curé, les effets dramatiques, la beauté de la nature canadienne, l’utilisation de chansons folkloriques et le jeu de la plupart des comédiens. On souligne par ailleurs que les dialogues manquent parfois de vraisemblance : ils n’ont pas le « génie du terroir ». On se moque gentiment de l’accent des personnages, en plus de déplorer quelques anachronismes et erreurs, comme la cueillette des bleuets dans un champ de marguerites[33].

L’intelligentsia catholique ne peut cependant s’empêcher de manifester sa préférence envers le roman, surtout Louvigny de Montigny qui avait coordonné la première publication du roman au Québec en 1916, mais montre peu d’enthousiasme pour le film : « Un film est incapable de rendre certaines nuances et, par définition, de photographier l’invisible ; aussi le cinéaste a-t-il été forcé de laisser de côté ce qu’il y a de meilleur dans Maria Chapdelaine : l’analyse des états d’âme, la description des paysages, les sentiments de pudeur muette que les angoisses du coeur inspirent aux êtres simples[34]. » Édouard Montpetit manifeste la même réserve : « Maria Chapdelaine demeure un chef-d’oeuvre que l’écran n’arrive pas à diminuer, qui triomphe de l’écran par la simple vertu de l’âme qu’il imprime sur la sauvagerie où s’acharne notre conquête française[35]. »

Le film est remis à l’affiche à Montréal vingt-six ans plus tard, en 1961. On en profite, en cette aube de la Révolution tranquille, pour disloquer le mythe et associer le film à sa perpétuation :

Comme de bonne, c’est en 1961, lors de la ressortie du film au Québec, et d’abord à Montréal, que l’on eut fort envie de dénigrer cette adaptation d’un roman traditionaliste, d’un roman de la terre, d’un roman de la foi, et qui avait contribué – on allait un jour démontrer combien ! – à la création, à la diffusion et la conservation d’une image mythique du Canada français. Pourtant on n’est pas allé, en général, au-delà de la modération : les qualités, durables, du film en imposaient malgré tout[36].

Soulignons : le mythe est déboulonné, mais le film est encore apprécié après l’intervalle d’une génération.

En 1980, le centenaire de la naissance de Louis Hémon suscite au Québec diverses manifestations où le film de Duvivier est à nouveau projeté. Un important article lui est consacré par André Fortier, professeur de littérature à l’Université d’Ottawa, dans la revue Séquences. Il décrit les éléments de l’adaptation faite par Duvivier : « Jeux muets des physionomies, expressions des regards, sur fonds naturels : le brouhaha des conversations dans le magasin, les prières de la messe dans l’église. Duvivier a vite saisi – je ne saurais dire dès quel film – cette frappante opposition entre la vie intérieure, les sentiments, et l’environnement[37]. » On le voit, le film a laissé au Québec un meilleur souvenir qu’en France et on continue de l’apprécier encore.

En 1985, un mémoire de maîtrise intéressant est consacré à l’oeuvre romanesque de Louis Hémon par une étudiante américaine, Bernice LaRocque Heiter, qui étudie attentivement les nouvelles et romans et décrit Hémon comme un écrivain discret, mais talentueux, intéressé par la vie des gens modestes. Elle n’étudie pas le film de Duvivier, mais rappelle le dédain des critiques de 1935 envers l’adaptation, dont elle souligne cependant l’importance : « Pourtant le film donna au roman une valeur nouvelle, car il le mit à la portée de bon nombre de spectateurs qui ne l’avaient jamais lu[38]. »

En 2001, Bill Marshall, historien écossais du cinéma québécois, consacre beaucoup d’espace au roman et aux films dans son livre sur le cinéma national québécois, étudié d’un point de vue postcolonial. Cherchant dans le cinéma québécois l’expression évolutive d’une identité nationale dorénavant ancrée dans la diversité (incluant les femmes, les autochtones, la communauté homosexuelle, l’immigration, etc.), il interroge longuement le rapport du Québec avec la France et le rôle qu’a joué le roman de Louis Hémon dans ce domaine. Rappelant l’interprétation initiale régionaliste du roman en France et au Québec, il voit par contre dans le film de Duvivier la présence des préoccupations françaises des années 1930 déjà exprimées dans ses autres films. Il croit que, par le traitement du personnage de François Paradis, le film valorise la sédentarité française plutôt que le nomadisme américain :

Les Indiens, par exemple, forment une toile de fond nécessaire, un peu comme celle des Nord-Africains français dans un film colonial de l’époque, et François Paradis est explicitement différencié d’eux alors qu’il part pour son périple hivernal imprudent. […] Pour cette raison, on peut soutenir que Duvivier souligne dans son film l’aspect sédentaire (=Français) du roman au détriment de l’aspect nomade (=Américain, Autre) du pionnier[39].

En 2012 eut lieu à l’Université de Montréal un séminaire sur Maria Chapdelaine au cinéma, dirigé par Micheline Cambron, Michel Marie et Denis Héroux, producteur du film de Gilles Carle en 1983 : « Le séminaire abordera la question des enjeux culturels et identitaires de l’adaptation et de la coproduction à partir d’un cas particulier, celui du roman Maria Chapdelaine, qui a fait l’objet de trois adaptations (Julien Duvivier 1934 ; Marc Allégret 1950 ; et Gilles Carle 1983)[40]. » L’étude ne tourne pas autour de la valeur esthétique des films, mais bien autour de leur histoire culturelle. Elle examine les aspects économiques et politiques des adaptations coproduites, mais ne dévalorise pas les films, les remettant plutôt en valeur en les étudiant chacun dans son contexte.

Pendant l’été 2013, le cinéaste québécois Jean-Claude Labrecque a passé plusieurs semaines au Lac Saint-Jean pour filmer Sur les traces de Maria Chapdelaine, un documentaire produit par l’Office National du Film (ONF), étudiant l’événement que fut le tournage de 1934. Le cinéaste déclare que ce projet résulte d’une fascination éprouvée envers le film de Duvivier[41]. Il a filmé les lieux, les témoins encore vivants, et utilisé un film sur le tournage fait par un photographe régional, J. E. Chabot. Sorti en 2015, le documentaire est diffusé assez largement et suscite un certain intérêt, mais la critique ne produit aucune appréciation et s’en tient à des entrevues avec Labrecque. Odile Tremblay écrit : « Sur les traces de Maria Chapdelaine s’inscrit dans ce long parcours d’archiviste de celui pour qui la devise du Québec Je me souviens n’est pas creuse[42]. »

Ce récent projet montre qu’au Québec, le film de Duvivier survit dans plusieurs mémoires et occupe une place privilégiée chez certains. Cet intérêt n’est pas dû ici au roman, mais bien au film lui-même, soulignons-le. On constate qu’au Québec, le film a été populaire avant même d’avoir été vu et que sa réception a été un grand succès commercial et critique. Sa remise en vue à diverses époques a été l’objet d’hommages et d’appréciations répétées, et il a même été le sujet d’un documentaire rappelant son histoire et témoignant de son impact et de sa pérennité. Au contraire de la France, où l’intérêt envers le film a rapidement décliné et où l’héritage de ce dernier a été négligé sinon boudé, au Québec la production française a été appréciée, et même remise en valeur.

Marc Allégret : succès rapide et oubli durable

Dans cette généalogie, le film de Marc Allégret ne peut avoir qu’une place très mineure. Rappelons que cette adaptation était une coproduction franco-britannique destinée à contrer la domination de Hollywood sur les écrans européens après la Seconde Guerre mondiale. Le roman devint presque un film d’aventure : François Paradis sauve Lorenzo Surprenant de la noyade ; Lorenzo est tué par la police qui le cherchait pour un vol de banque ; la mère Chapdelaine explique son mariage non par piété ou par tradition, mais par le désir non religieux d’un bonheur tranquille. La critique fut plutôt assassine et elle ne se trompait pas beaucoup : on pourrait dire qu’elle était méritée, compte tenu de la force de l’alambic. Le film n’avait rien non plus pour séduire plus tard et son évaluation est restée assez stable.

Dans son article de 1981 publié dans Séquences, André Fortier parle aussi du film d’Allégret. Il a du mal à croire qu’un cinéaste « cultivé et sensible à la poésie » ait écrit lui-même cette invraisemblable « histoire de gangsters ». « Une histoire de sacrifice, de renoncement, de dévouement, comme celle du roman de Louis Hémon, pouvait-elle convenir à un scénariste réalisateur, disciple de Gide, qui confie d’ailleurs les dialogues du film à un autre admirateur et protégé de Gide, Roger Vadim[43] ? » En 1985, lors du colloque de Quimper, le film est à peine mentionné, Jean-Pierre Jeancolas se bornant à en rappeler le contexte de production et la forme banale. Dans le Motion Picture Guide américain de 1986, le film n’est décrit que sous son titre anglais (Naked Heart) et par un texte très négatif : « Le réalisateur français Marc Allégret a tourné plusieurs films en anglais et celui-ci semble le plus mauvais[44]. » La notice sur Allégret dans le Dictionnaire du cinéma Larousse (1986 et 2001), comme dans le cas de Duvivier, ne dit rien de Maria Chapdelaine, qui n’est qu’un élément dans la liste filmographique. On dit du cinéaste qu’il a une grande finesse et une personnalité qui marquent ses meilleures comédies, mais s’effacent « dans les nombreuses adaptations romanesques qui jalonnent son oeuvre[45] ». En 2001, Bill Marshall commente à son tour et assez longuement le film d’Allégret. Il décrit les nombreuses transformations opérées dans l’oeuvre et il les explique non seulement par le contexte économique, mais aussi par la possibilité d’unifier les cultures du Québec et du Canada à des fins politiques : « Ce qui est important ici, ce n’est pas tant la particularité culturelle québécoise, qui peut apparaître dans d’autres films anglophones qui se déroulent au Québec, mais la façon dont le Canada et le Québec peuvent utilement être représentés pour condenser les signes des cultures anglophones et francophones aux fins du cinéma multi-ou transnational[46]. »

En 2012, le film d’Allégret a été étudié dans le cadre du séminaire du CRILCQ mentionné plus haut. Cela attira un peu l’attention de quelques étudiants et chercheurs sur le film, mais ne peut évidemment pas relancer la carrière de l’oeuvre ni changer beaucoup sa réputation. Sur le site Internet Movie Data Base, une entrée est consacrée au film. Un commentaire d’un internaute souligne qu’il a peu à voir avec le roman et ne comporte aucun élément pouvant lui donner une valeur intrinsèque : « La plupart des questions importantes dans le roman ne se présentent jamais dans ce film. Il pourrait encore être jugé sur ses propres mérites, mais je trouve que ceux-ci sont peu nombreux, comme la motivation des personnages qui est souvent déroutante – et je l’ai visionné deux fois[47]. »

Gilles Carle 1973 : adaptation iconoclaste et bons souvenirs

Quoiqu’on en ait dit et quoiqu’on en dise encore, La mort d’un bûcheron est selon nous une adaptation libre du roman de Louis Hémon, peut-être la seule adaptation vraiment québécoise, et probablement la meilleure. Aussi impressionné que Louis Hémon et Lorenzo Surprenant par les films de cow-boys, Carle disait : « J’ai voulu traiter cette petite civilisation locale comme le western raconte le monde du bétail et comme le blues chante le coton[48]. » De là, on comprend pourquoi il a tenu à donner les noms du roman aux personnages de son film et, d’ailleurs, il s’est expliqué clairement sur la question : « Pour Marie Chapdelaine et François Paradis, ces deux noms s’imposaient, il me semble. J’avais besoin de deux personnages de roman. […] Le bûcheron, c’est notre cow-boy. Mais il ne faut pas oublier que mon coscénariste, Arthur Lamothe, a été bûcheron lui aussi. Et il a écrit une part importante du film[49]. » Soulignons aussi que cette adaptation vernaculaire est jouée en langue québécoise du début à la fin et parsemée des jurons qui furent enlevés des premières éditions du roman et aussi des films coproduits.

Rappelons brièvement la diégèse. Marie [sic] Chapdelaine (Carole Laure) arrive à Montréal du fin fond du Nord-du-Québec (Chibougamau) pour chercher son père disparu, à l’inverse de la version originale, où l’héroïne retournait chez le sien au fond des bois. Elle fait la connaissance d’un photographe appelé François Paradis par l’intermédiaire duquel elle devient Mary Lasso, la « première chanteuse country topless ». Son gérant, Armand Saint-Amour (Willie Lamothe), lui vient en aide pour retrouver la trace de son père : elle découvre alors que celui-ci a été tué lors d’une révolte de bûcherons en grève pendant laquelle il a écrit un message destiné à la postérité sur les pages d’une copie du roman de Louis Hémon.

Il y a certes plus à dire sur cette adaptation qui défie les approches de plusieurs critiques : ici Maria ne choisit pas d’époux, elle rejette à la fin François Paradis. Elle ne poursuit pas le rêve du père, au contraire, elle clôt le récit en disant : « Je ne veux plus de votre humiliation ni de votre héroïsme. » La phrase est aussi adressée à sa mère qu’elle accuse d’avoir manqué de courage. Si Hémon faisait de Maria et de sa mère les vraies médiatrices du pays et de l’héritage d’un père déficient, Carle voit en Marie celle qui retrouve la face cachée de l’histoire et du mythe agriculturistes, montrant les dessous qu’on avait cachés au romancier, dont les yeux étaient aussi éblouis par le rêve patriotique et colonial. Postcolonial et vernaculaire, le film de Carle recycle les figures de la « révolution sexuelle » dans une oeuvre révisionniste qui présente et souligne tout ce qui manquait au roman de Hémon : la misère familiale, la promiscuité et le patriarcat autoritaire qui engendraient des drames familiaux camouflés par le clergé, mais exposés et dénoncés par les romanciers et les cinéastes de la Révolution tranquille.

La critique québécoise fut assez favorable au film à sa sortie, mais en France on traita l’auteur de pornocrate, comme il le rappela en réagissant furieusement :

Après La Mort d’un bûcheron, la critique européenne a été très sévère avec moi : Comment ! il se sert de sa femme, Carole Laure, pour faire un film de sexe et d’exploitation ! […] L’érotisme, en réalité, c’est la pornographie de l’élite. Picasso avait le droit de faire des dessins pornographiques parce que c’était un artiste. Or, la pornographie appartient au peuple et comme le pouvoir politique est une lutte contre le peuple, c’est dans la mesure où un artiste fait le jeu du pouvoir qu’on lui permettra de demeurer un artiste. Il faut libérer la pornographie, en faire ce que c’est vraiment : une chose normale. L’exploitation de l’homme par l’homme, c’est ça qui est obscène. Le cul n’a rien à voir là-dedans[50].

Bill Marshall, pour sa part, souligne que, si le film exploite abondamment le corps de Carole Laure, il dénonce par ailleurs l’exploitation de la race et de la classe, les bûcherons étant alors des Canadiens français employés par des anglophones. Il rappelle aussi que si le film ressemble à Valérie (Denis Héroux, 1968) et à d’autres productions plutôt érotiques, dans le film de Carle, la protagoniste ne rentre pas dans le rang après avoir perturbé l’ordre[51].

La mort d’un bûcheron est aujourd’hui considéré comme un des meilleurs films de Carle. En témoigne cette critique, écrite en 2013, par Alex Fontaine-Rousseau :

Fuyant l’isolement de son village natal, Marie entre en contact, en débarquant à Montréal, avec une modernité qu’incarnent, chacun à leur manière, les personnages de François et de Charlotte. Le bourgeois arriviste et la militante féministe, que tout oppose, incarnent donc dans un premier temps une seule et même chose : une profonde force de changement à laquelle est confronté ce Québec traditionnel qu’incarne la jeune fille, encore « pure et naïve »[52].

David Bélanger et Thomas-Carrier Lafleur ont publié en 2018 une étude importante sur le roman et ses diverses adaptations, y compris La mort d’un bûcheron. Cinq ans après la rédaction du présent article demeuré inédit, ils décrivent eux aussi le film de Carle comme une adaptation du roman de Hémon. Ils parviennent cependant à cette supposition par une autre hypothèse. Voulant démontrer que « l’oeuvre est un chantier qui ne se termine jamais[53] », ils interrogent la mort du personnage de François Paradis comme un fait narratif justifiant le choix final de Maria. Ils supposent qu’il a été assassiné : « Le fait que le roman de Hémon raconte sans le savoir ce meurtre, qui joue contre l’idéologie des “voix françaises” clôturant le livre, induit un autre paradoxe dans un récit que l’on a voulu si longtemps d’un si docile conservatisme[54]. » Les auteurs appliquent cette interprétation au roman, ainsi qu’au film de Carle. Cette conclusion ne confirme pas vraiment l’argumentaire développé dans le présent texte, mais elle trouve dans ce film une version plus claire du sous-texte que comporterait le roman.

Le film a été réédité dans le coffret DVD Collection Hommage à Gilles Carle (2009), où manquent toutefois cette autre adaptation du roman de Louis Hémon qu’est le Maria Chapdelaine de 1983 ainsi que la série télévisée qui en a découlé (Radio-Canada et TF1, 1985), un manque qui confirme peut-être la qualité de la sélection…

Comme le film de Duvivier et celui d’Allégret, cette nouvelle version du roman, réalisée par Gilles Carle en 1983, est assez bien reçue. La critique n’est pas trop méchante, malgré les faiblesses du montage et de l’interprétation, et le film obtient même plusieurs prix dans les concours annuels canadiens (quatre prix Génie, dont celui de la meilleure direction artistique) et une sélection pour le Festival de Venise. La critique de Michel Coulombe est assez représentative des opinions favorables, mais un peu tièdes :

Quoi qu’on fasse, on finit toujours par égratigner la Maria de quelqu’un. Par ailleurs, le défi comporte une double exigence. Il faut chercher tout à la fois à ne pas trahir l’esprit du roman et à en tirer un produit qui soit véritablement cinématographique. Gilles Carle allie un souci très visible d’authenticité et une bonne dose d’invention, ce qui donne un film très personnel. […] Avec Maria Chapdelaine, Gilles Carle confirme sa réputation d’habile cinéaste et d’excellent conteur. Il mène son récit avec intelligence, sensibilité et grande clarté[55].

Paul Warren, quant à lui, tape durement sur le film de Carle qu’il qualifie d’oeuvre faite sur mesure à des fins purement commerciales : « Il est clair comme de l’eau de source qu’on n’est entré filmiquement dans l’oeuvre de Louis Hémon que pour y dénicher partout la vedette, la croquer sur le vif et fignoler tout autour un produit populaire de consommation[56]. » La critique la plus acerbe vient des littéraires et la plume de Jean Larose est particulièrement acérée. Il interprète le roman de Hémon comme un récit de construction du pays où Maria, comme sa mère, assume la filiation et la continuité qu’ont du mal à représenter les mâles semi-nomades que sont le père Chapdelaine et François Paradis. Il voit ainsi une continuité entre le roman et le film, mais s’il voue une certaine admiration au roman, il est sans pitié pour le film qu’il assimile lui aussi à une oeuvre purement commerciale, dont le succès aurait été préparé en France par l’exhibition préalable du corps de Carole Laure dans La mort d’un bûcheron, lui-même un « très mauvais film pas mal connu en France[57] ».

La bonne fortune du film et de la série va s’étioler assez rapidement et leur intérêt devient ensuite d’ordre universitaire plutôt que commercial ou artistique. Lors du colloque de Quimper en 1985, le Québécois Yvon Bellemare propose une analyse détaillée du film, en commençant par le scénario de Carle et de Claude Fournier. Il est moins hargneux que les autres critiques et voit quelques mérites chez cette Maria plus attrayante : « La scénarisation et la réalisation du film gomment une Maria tout intérieure pour laisser voir une amante, certes jolie, mais aussi enracinée dans son milieu et vivant le quotidien rudimentaire d’une époque[58]. » Les transformations sont justifiées par la forme filmique que Bellemare répète devoir être différente de celle du roman. Il trouve les images bien choisies pour établir les personnages et apprécie un montage où « les longues descriptions racontant la sortie de la messe, le paysage, le défrichage des terres sont remplacées avantageusement par de brèves séquences suggestives[59] ». Il rappelle la volonté de Carle de « défolkloriser » le roman et souligne les prix décernés par l’Académie du cinéma canadien, mais il insiste sur des modifications qui « biaisent l’ensemble au service d’une vedette[60] ».

Cette appréciation favorable est une des rares à être émises après la distribution du film en 1983. L’ouvrage d’Yves Lever de 1988, le plus répandu et le plus ample sur l’histoire du cinéma québécois, consacre peu de place à cette version de Maria Chapdelaine. L’auteur n’en parle que pour la situer parmi les nombreux films tournés dans le cadre de coproductions ambitieuses comportant également une version télévisée et nécessitant un budget considérable et plusieurs gros bailleurs de fonds. Lever considère par ailleurs Carle comme un cinéaste talentueux et important. Toutefois, il critique l’aspect trop commercial de ces grosses productions bien réalisées, mais le plus souvent conventionnelles à quelques exceptions près, comme Les Plouffe et Kamouraska[61]. Michèle Garneau écrit en 1991 que les adaptations québécoises optent pour l’esthétique ou le commerce, et que ce dernier est toujours principal dans les adaptations coproduites, ce qui est le cas, par exemple, de Maria Chapdelaine de Carle :

Ce n’est pas le réel que l’on cherche à atteindre dans ce type d’oeuvres cinématographiques, mais une rationalisation du réel, entraînée par des clichés et des stéréotypes de la culture. L’idéologie réaliste est un programme, une recette éprouvée, un moule préfabriqué pour le spectateur moyen, adepte du cinéma du samedi soir ou du mardi, qui a des besoins stricts et précis, du moins le présuppose-t-on[62].

Il faut attendre vingt ans après le film pour trouver un texte qui lui attribue des mérites. Bill Marshall analyse le film de Carle comme une représentation historique révisionniste postréférendaire : « Le “Québec” moderne doit construire le passé à la fois comme semblable et comme différent. Son texte national, comme tout texte national, est toujours à la fois un récit fondateur des origines (“d’où nous venons”) et une élaboration des vérités et des valeurs nationales (ce que “nous” sommes maintenant)[63]. » Il pense que la présence de Carole Laure et le rôle du personnage qu’elle interprète, plus actif dans le film que dans le roman (elle défie son père, elle écrit, écoute de la musique, etc.) marquent le tournant féministe de la société québécoise. Il souligne également la place importante que Carle a donnée au rapport avec les autochtones et leurs croyances païennes qui permettent de perturber les idées et les relations puritaines proposées par le texte original. Il indique toutefois que le casting, obéissant aux règles de la coproduction, nuit beaucoup à l’identification spectatorielle, François Paradis étant joué par un acteur canadien anglophone (Nick Mancuso) doublé pour la version française. Christian Poirier, en 2007, ne dit presque rien de Maria Chapdelaine, mais s’intéresse beaucoup à La mort d’un bûcheron. Il valorise l’approche révisionniste de Carle chez qui il voit non un rejet, mais plutôt la mémoire critique d’un passé accepté et assumé : « Carle plaide pour une approche critique des legs du passé (lui-même critique la religion) qui respecte ce que les prédécesseurs ont pu penser de leur propre situation[64]. »

À la mort de Gilles Carle en 2009 paraissent plusieurs « éloges funèbres ». Ce genre de texte est souvent complaisant, mais celui de Pierre Barrette dans 24 images, intéressant et nuancé, décrit Gilles Carle comme l’auteur d’un vrai cinéma populaire dont certains films auraient bien saisi l’esprit d’un peuple à quelques moments de son histoire. Maria Chapdelaine est cité comme une oeuvre réalisée dans cet esprit, même si les contraintes du projet amoindrissent le résultat[65]. Ces éloges funèbres ne semblent pas avoir augmenté la valeur patrimoniale du film, qui est aujourd’hui rarement projeté.

Conclusion

Le Québec entretient une relation duelle avec l’héritage cinématographique de Maria Chapdelaine. Il cultive le souvenir du film de Duvivier qui relayait le texte colonial du roman de Hémon, mais il relègue aux oubliettes les adaptations québécoises similaires (le film de 1983 et la série télévisée de 1985). Par contre, il accueille favorablement et entretient l’oeuvre postcoloniale réalisée par le même auteur (La mort d’un bûcheron) en dehors de la commande et des contraintes de la coproduction. On peut supposer que cet héritage bigarré correspond davantage aux préférences nouvelles suscitées par le contexte postcolonial. Le roman, tel qu’il fut édité, était devenu l’image d’un passé qui n’était plus du tout valorisé par la nation en Révolution tranquille et La mort d’un bûcheron marque ce changement de paradigme. À l’opposé, le film de Duvivier n’est plus valorisé comme une oeuvre importante ; il apparaît davantage comme le souvenir d’un événement, celui du tournage au Québec d’un film français adaptant un roman écrit au Québec et devenu un gigantesque succès de l’édition littéraire française et de ses nouvelles techniques de mise en marché. C’est sans doute pourquoi la critique québécoise postcoloniale associe souvent les adaptations mimétiques au mythe initial et à sa perpétuation.

La mort d’un bûcheron échappe à cette association parce qu’il brise le cercle respectueux de l’adaptation fidèle. Il recycle des éléments du roman (la fille du Nord, le père défricheur, les prétendants divers) en leur associant des fonctions et des finalités rappelant celles de l’original, mais pour les présenter différemment et les inscrire dans une nouvelle relation avec le passé. Maria n’est plus celle qui accepte le destin triste imposé par la tradition, elle rompt avec le passé en révélant sa cruauté et en brisant la chaîne de l’exploitation. Citons à nouveau Homi Bhabha :

Le travail limite de la culture exige une rencontre avec la « nouveauté » qui ne s’inscrit pas dans le continuum du passé et du présent. Il crée un sens du nouveau comme acte insurgeant de traduction culturelle. Un tel art ne se borne pas à rappeler le passé comme une cause sociale ou un précédent historique ; il renouvelle le passé et le reconfigure comme un espace « interstitiel » contingent, qui innove et qui interrompt la performance du présent. Le « passé-présent » devient un aspect de la nécessité, non de la nostalgie de vivre[66].

Ces propos correspondent fort bien avec les explications que Carle fournit sur son film avant et après sa réalisation, où on constate qu’il a assumé et cultivé cette vision révisionniste qui ne laisse aujourd’hui aucun doute sur ses intentions.

Quel sera l’avenir de tous ces films ? C’est la question qu’il faut se poser au sujet de tout héritage une fois qu’on a constaté que sa valeur fluctue. Dans le cas présent, l’intérêt n’est pas fonction du taux commercial, il l’est surtout du cours de l’histoire. Les adaptations « fidèles » seront sans doute conservées comme oeuvres d’intérêt historique plutôt qu’artistique, comme elles le sont maintenant, quoiqu’elles pourraient retrouver une vogue si un culte de l’auteur était relancé. L’adaptation infidèle qu’est La mort d’un bûcheron et sa meilleure fortune seront probablement très contestées et récusées en tant qu’hypothèses, mais le film conservera probablement sa place importante dans l’oeuvre de Gilles Carle et dans le corpus de fiction de la Révolution tranquille. Quel que soit l’avenir du Québec dans le maelstrom de la globalisation postmoderne, ce texte bâtard conservera les aspérités qui forcent à s’interroger sur lui et sur sa signification, cette Marie Chapdelaine bien nommée suscitant toujours l’interrogation sur sa généalogie métissée et surtout historiquement dérangeante[67].