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En 1620, c’est sur les Hurons que le récollet Denis Jamet fonde les meilleurs espoirs pour édifier les bases du christianisme en Nouvelle-France, les jugeant plus aptes à être convertis en raison de leur semi-sédentarité[1]. Quelques années plus tard, Gabriel Sagard et Jean de Brébeuf suivront les recommandations du premier commissionnaire des Récollets au Canada pour s’établir à leur tour dans la baie Georgienne. Au terme d’un séjour de plusieurs mois, ils livrent un portrait plutôt favorable de ces peuples et en particulier de la nation de l’Ours qu’ils ont côtoyée. Aussi Sagard tient-il les Hurons en haute estime. Dans sa hiérarchie des ethnies d’Amérique, il les décrit comme « la noblesse du pays[2] » par opposition aux Algonquins, présentés comme les bourgeois, tandis qu’il voit les Montagnais comme « le petit peuple » (HC, livre ii, p. 396[3]). Toutefois, son Histoire du Canada, publiée en 1636, et les deux Relations du pays des Hurons de 1635 et 1636, rédigées par Brébeuf, qui composent l’essentiel de mon corpus, témoignent des rapports parfois tendus entre Amérindiens et religieux qui s’affrontent dans des joutes verbales sur des questions d’ordre théologique. Je montrerai, dans cet article, comment se déroulent ces affrontements et comment les deux missionnaires tentent de neutraliser ceux qui résistent à leur enseignement en ridiculisant les croyances huronnes. Par-delà les différentes approches apostoliques prônées par les membres de leurs ordres respectifs, le récollet et le jésuite s’accordent étrangement quant à la manière de confronter leurs adversaires idéologiques et de se positionner dans une mise en scène étudiée comme les vainqueurs de ces débats animés, maniant les ressources du discours pour « conquérir les âmes[4] » et les rallier à leurs vues.

Le choc des croyances

Le thème de la religion occupe sans surprise une place de choix dans les écrits de Sagard et de Brébeuf. Prêts à tolérer des coutumes différentes quand elles ne heurtent pas la morale chrétienne, les deux missionnaires ne font en revanche aucun compromis en ce qui concerne les fondements de leur doctrine. Et c’est sans contredit sur le terrain épineux de la théologie que les affrontements entre missionnaires et Amérindiens se font les plus virulents. Emporté par le fil du sujet et sans doute aussi par la volonté de s’imposer comme un excellent propagateur de la foi chrétienne, le chroniqueur des missions récollettes voit les segments de sa narration se multiplier au-delà du cadre qu’il avait initialement prévu, à en juger par ses aveux : « Je pensois au commencement ne faire qu’un Chapitre de la creance des Hurons et de celle des Montagnais, mais comme je l’ay veu grossir sous ma plume au delà de mon dessein j’ay brizé au milieu de la carriere et faict d’un grand Chapitre deux petits, afin que l’on puisse mieux comprendre ce que je dis » (HC, livre ii, p. 502-503).

En vérité, la question donnera lieu à quatre chapitres distincts dans le livre ii de l’Histoire du Canada, preuve que l’auteur transgresse le canevas discursif qu’il s’était d’abord fixé. Semblablement, les rubriques sur les croyances des Hurons subissent une inflation analogue dans la Relation de 1636 de Jean de Brébeuf, puisque trois chapitres entiers y sont consacrés, sans oublier celui qui porte sur les sorciers et de nombreuses considérations véhiculées dans le texte[5]. Force est de constater que les remarques des deux missionnaires concernant la spiritualité autochtone laissent percevoir une cécité quasi totale. Sagard s’emploie d’emblée à dénier aux Hurons toute pratique religieuse digne de ce nom, nuançant le point de vue de Cicéron qui veut que la croyance en un être suprême soit universelle :

Encor que Ciceron aye dit, parlant de la nature des Dieux, qu’il n’y a gent si sauvage, si brutale, ny si barbare, qui ne soit imbuë de quelque opinion d’iceux, et n’aye ce sentiment naturel d’une nature superieure à celle de l’homme, qui le porte à quelque forme d’adoration de Religion, et de culte interieur, ou exterieur pour en tesmoigner les recognoissances. Neantmoins nos Hurons, et Canadiens, semblent n’en avoir aucune pratique ny exercice, que nous ayons pû descouvrir […] et vivent presque en bestes, sans adoration, sans Religion et sans vaine superstition sous l’ombre d’icelle

HC, livre ii, p. 485

Ces dernières lignes surprennent, en vérité, sous la plume de l’auteur du Grand Voyage du pays des Hurons, qui reconnaissait naguère, dans son premier ouvrage, les manifestations en Amérique de la « foy » en Dieu et semblait adhérer aux spéculations cicéroniennes sur l’existence d’une religion naturelle, qui du reste tenait presque lieu d’adage à l’époque[6]. Semblablement, Brébeuf, s’il prête d’emblée aux Hurons quelque connaissance de la « divinité qui a fait le Ciel et la terre » (RPH-1635, p. 34), dénonce ouvertement par la suite leur « aveuglement » en ce qui a trait aux « choses du ciel[7] ».

Attachés au dogme d’une Révélation unique au dehors de laquelle ils ne voient point de salut pour l’homme, les deux religieux discréditent constamment l’art des chamans amérindiens, qualifiés de « jongleurs » et tournés en dérision[8]. Autant les religieux s’emploient à valoriser la rigueur de leur enseignement chrétien, autant ils ridiculisent les « superstitions estranges » (HC, livre ii, p. 496) et les cérémonies des Amérindiens (HC, livre ii, p. 495). Brébeuf va encore plus loin dans ses critiques, qualifiant les rites hurons de « niaiseries[9] » ou de « charlatanneries » (RPH-1636, p. 115). Par ces commentaires dépréciatifs, le culte amérindien est constamment mis à mal ou à distance dans une perspective dévalorisante.

À l’inverse, le Huron semble faire preuve de respect envers les croyances des Européens et, de l’avis de Joseph-François Lafitau, il « dispute peu en matiere de Religion[10] ». Toutefois, bien loin de reposer sur une adhésion véritable, le « docile acquiescement » des auditeurs autochtones[11] tient à une marque de politesse, voire à un désintérêt pour les questions théologiques. Ce constat a été formulé notamment par le récollet Louis Hennepin : « [O]n passeroit pour mal-honneste homme parmi eux, si on contredisoit aux choses qui se disent dans leur Conseil, et si on ne convenoit de tout, quand même on diroit les plus grandes absurditez du monde. Ils répondent donc à tous, Niaoüa, c’est a dire, tu as raison, mon Frere, voila, qui est bien[12] ».

Ainsi, pour éviter de déplaire à leurs hôtes, ils préfèrent souvent esquiver les discussions graves ou encore faire mine de se rallier à leurs idées. Sagard explique, pour sa part, ce refus de s’engager dans des discussions théologiques par une appréhension devant les objections des religieux et la crainte d’être forcés d’admettre les inconsistances de leurs croyances ou de devoir se contredire. Seuls quelques-uns, plus téméraires, se hasardent à raisonner avec les missionnaires sur des questions métaphysiques ou sérieuses (voir HC, livre ii, p. 492-493).

En effet, Brébeuf constate que si la plupart des Hurons sont « docilles », « [i]l y en a neantmoins d’opiniastres, et attachez à leurs superstitions et mauvaises coustumes ; ce sont notamment les vieillards : car hors-mis ceux là, qui ne sont pas en grand nombre, tout le reste ne sçait rien en leur croyance » (RPH, 1635, p. 40). Il aura d’ailleurs maille à partir avec certains d’entre eux. Leur résistance farouche s’explique parce que les Hurons savent très bien que leur conversion n’est pas qu’une affaire de religion et aura des effets sur leur mode de vie, comme le révèlent les questions qu’ils posent aux jésuites, à en croire ces derniers : « Quelques-uns nous disent : Pensez-vous venir à bout de renverser le Pays ? c’est ainsi qu’ils appellent le changement de leur vie Payenne et Barbare, en une vie civile et Chrestienne » (RPH, 1636, p. 80). On pourrait douter de l’authenticité des propos rapportés si François Le Mercier ne faisait écho à une remarque semblable d’un chef huron : « [N]ous avons nos façons de faire, et vous les vostres, aussi bien que les autres nations ; quand vous nous parlez d’obeïr et recognoistre pour maistre celuy que vous dites avoir fait le Ciel et la terre, je m’imagine que vous parlez de renverser le pays » (RPH, 1637, p. 137)[13]. Par leurs objections, on comprend la volonté des plus anciens de s’opposer à l’enseignement des missionnaires, qui porte atteinte aux fondements mêmes de leur identité et de leur civilisation.

Examinons maintenant plus en détail la stratégie de chacun des missionnaires dans le cadre de ces affrontements théologiques, tels qu’ils se dessinent respectivement sous leurs plumes.

Sagard, interlocuteur dubitatif

Preuve que la religion n’est pas un sujet comme les autres, Gabriel Sagard, d’ordinaire indulgent envers les Amérindiens, dont il vante les vertus, se positionne, dans le chapitre xxx du livre ii de l’Histoire du Canada, comme un censeur implacable, questionnant sans cesse ses hôtes sur leurs croyances de manière à les confondre. Comme il souhaite montrer sa compétence missionnaire et sa capacité à éclairer ses ouailles, il paraît tout naturel qu’il prenne l’initiative de l’interrogatoire. Au reste, conformément aux leçons de catéchisme, ce chapitre sur la religion prend l’allure d’échanges présentés sous forme de questions et de réponses dans lesquels le missionnaire adopte une position d’autorité.

C’est à travers les bribes de conversations successives que sont passées en revue les « superstitions[14] » des « Sauvages », selon les termes du récollet. Du pays des Hurons en passant par la vallée laurentienne et l’Outaouais jusqu’en Acadie, le narrateur fait d’ailleurs ressortir la confusion dans l’esprit des Amérindiens sur des questions théologiques : « [I]ls ne s’accordent pas en leur pensée » (HC, livre ii, p. 492), note-t-il. Même entre les Hurons, il note des contradictions importantes : « La croyance en general de nos Hurons » est « tres-mal entenduë par eux mesmes et [ils] en parlent fort diversement » (HC, livre ii, p. 490). Inflexible, le religieux les interroge sans répit pour relever les inconséquences dans leur discours sur Yoscaha, une de leurs divinités, de manière à leur faire voir la supériorité de sa doctrine :

Un jour discourant en la presence des Sauvages de ce Dieu terrestre, pour leur donner une meilleure croyance et leur faire voir leur absurdité […] je leur dis, que puis que ce Dieu […] demeuroit sur la terre et ne s’estoit pû liberer des necessitez du corps, qu’il falloit par consequent et necessairement, qu’il fut mortel […] et de plus que je desirois fort sçavoir le lieu qu’il avoit esleu pour sa sepulture, afin de luy pouvoir rendre les derniers devoirs […]. Ils furent un long-temps à songer avant que de me vouloir respondre, se doutant bien que je les voulois surprendre, et que difficilement se pourroient ils desvelopper de ce piege sans y engager leur honneur

HC, livre ii, p. 492

Comme on peut le voir, les questions du missionnaire, qui n’ont rien d’innocent, visent à embrouiller ses hôtes, à les confronter à leurs propres contradictions, voire à les humilier. C’est pourquoi la majorité d’entre eux, flairant le piège, esquivent la discussion. Seul l’un d’eux, « plus hardi », se risque à s’engager dans cette « dispute », « après un long silence » (HC, livre ii, p. 492-493). Le terme « dispute » employé ici par le récollet n’est pas indifférent, puisqu’il se dit au xviie siècle d’un débat scolaire destiné à « agiter des questions[15] ». Il va de soi que toutes ces réflexions sont accueillies avec scepticisme et que le missionnaire ne se prive pas de riposter. Devant les objections que Sagard soulève, les Amérindiens « demeurent sans replique » (HC, livre ii, p. 491), écrit-il. Lorsque le récollet demande, avec une pointe de malice, quelle sorte de prière ils réservent à leur dieu, son interlocuteur reste muet : « A cela point de response » (HC, livre ii, p. 493), note-t-il encore. À une autre de ses questions, le narrateur précise à nouveau qu’« ils ne sçeurent à la fin plus que répondre, et se confesserent vaincus ignorans, le vray Dieu et Createur de toutes choses » (HC, livre ii, p. 494). À l’issue de cet échange, comme de tant d’autres, la victoire du récollet semble totale.

Au contraire des locuteurs amérindiens, perçus comme incapables de répliquer et confus dans leurs explications, le missionnaire tranche par son élocution et la clarté de son discours : il s’avère, toutefois, bien difficile de reconnaître dans ces interrogatoires, dirigés de manière implacable, l’humble frère convers d’ordinaire si bienveillant, que ses hôtes appellent bien affectueusement « Auiel » (voir HC, livre ii, p. 212, 356, 375 et 428). En vérité, dans ces entretiens, Sagard « passe les bornes d’un homme sans estude » (HC, livre ii, p. 501), selon son propre aveu.

Il est évident que les dialogues, reconstitués de manière à donner l’avantage au missionnaire, qui s’exprime « en begayant », « tousjours assisté du Truchement » (HC, livre ii, p. 500) et parfois même d’un livre, selon ses dires, découlent d’une mise en scène savamment orchestrée par le narrateur, qui a le plus souvent recours au style indirect pour synthétiser les échanges en sa faveur. Du reste, cette attitude de confrontation, présente dans les relations de Champlain et de Lejeune, ne se trouvait pas dans Le Grand Voyage du pays des Hurons de Sagard (1632) et s’avère rare dans le reste de l’Histoire du Canada. Peut-être l’auteur adopte-t-il cette posture antagoniste par mimétisme avec les écrits des missionnaires jésuites pour montrer sa volonté de confondre les infidèles. Peut-être encore cette partie du livre a-t-elle été réécrite par le supérieur du récollet, Ignace Legault, lui-même auteur d’un texte de controverse religieuse, qui trouvait que Sagard ne dénonçait pas assez fermement les « superstitions des Hurons » (HC, livre ii, p. 485). Bien que la question dépasse mes compétences, l’hypothèse se défend, puisqu’on sait que Sagard quitta son ordre peu après la parution de l’Histoire du Canada et qu’on relève dans l’ouvrage plusieurs traces d’interpolations. D’ailleurs, dans les trois chapitres subséquents, consacrés à la religion, on trouve un Sagard moins incisif à l’endroit de ses compagnons, les félicitant même de ne pas adorer les démons, comme le font les Mexicains (voir HC, livre ii, p. 521).

Brébeuf, controversiste aguerri

Il suffit de lire son oeuvre pour se rendre compte à quel point Jean de Brébeuf a lui aussi un penchant pour les débats. Son parcours biographique n’est peut-être pas étranger à cette inclination. Comme le rapporte Gilles Thérien, bien avant sa venue en Huronie, le religieux a été « mêlé aux querelles entre protestants et catholiques[16] » ; il devait avoir un don oratoire certain, puisque c’est lui qui fut chargé de défendre son ordre attaqué par les huguenots au parlement de Rouen. Professeur de grammaire, puis procureur au collège des Jésuites de Rouen, il jouit d’une solide formation en philosophie. Féru de théologie, Brébeuf se désole de voir les Amérindiens faire aussi peu de cas de sa science : « [V]ous tombez entre les mains de gens barbares, qui ne se soucient gueres de vostre Philosophie, ny de vostre Theologie[17] ». On comprend aussi sa déception ainsi que celle de ses condisciples de voir leurs hôtes amérindiens esquiver toute discussion sérieuse et se rallier trop facilement à leurs arguments, se voyant ainsi privés de l’occasion d’illustrer leurs compétences métaphysiques en Huronie : « [N]ous souhaitterions quelquefois qu’ils [les Amérindiens] proposassent plus de doutes, ce qui nous donneroit tousjours plus d’occasion de leur déchiffrer par le menu nos saincts Mysteres » (RPH, 1636, p. 78). Maître dans l’art du débat, Brébeuf possède encore une habileté à défier ses interlocuteurs hurons, ce dont témoignent les questions qu’il leur pose au sujet de la mythique Aataentsic et de la création du monde : « Je leur demande qui a créé le Ciel, où cette femme [Aataentsic] n’a peu se tenir et ils demeurent muets ; comme aussi quand je les presse de me dire qui avoit produit la terre, veu qu’elle estoit au fond des eaux au paravant la cheute de ceste femme » (RPH, 1635, p. 40). Signe d’une certaine finesse, les Hurons savent aussi rendre la pareille et tendre des pièges au missionnaire par leurs questions métaphysiques auxquelles le jésuite prend plaisir à répondre : « Un certain me demanda assez subtilement sur ce propos, où estoit Dieu avant la creation du monde. La response me fut plus facile, après S. Augustin, qu’à eux l’intelligence de la question qu’ils me faisoient » (RPH, 1635, p. 40).

Que Brébeuf ait eu la répartie « facile » paraît bien sûr tout naturel, puisque ses comptes rendus de missions, comme toutes les autres relations annuelles, visent à démontrer le talent des prédicateurs jésuites. Quand les religieux les poursuivent de questions sur leurs mythes pour expliquer la genèse du monde, les Hurons se retranchent derrière leurs traditions pour tout argument, au grand dépit des missionnaires :

Si vous les pressez encore ici, et leur demandez ce qu’ils pensent de cet homme [l’ancêtre de l’humanité, selon la cosmogonie huronne] qui luy a donné la vie ? qui l’a mis sur ceste petite Isle ? comment il a peu estre pere de toutes ces Nations, puis qu’il estoit seul et n’avoit point de compagne ; vous ne gagnerez rien de leur faire toutes ces questions, au moins n’aurez vous que ceste solution, qui ne seroit pas mauvaise, si leur Religion estoit bonne : Nous ne sçavons, on le dit ainsi, nos Peres ne nous en ont pas enseigné davantage. Que diriez-vous à cela ? tout ce que nous faisons, c’est de leur tesmoigner que nous leur portons compassion de les voir dans une grossiere ignorance.

RPH, 1636, p. 102

Si leur réponse coupe court à tout débat, elle n’est pas dénuée de bon sens pour autant, comme le constate le religieux. À défaut de bénéficier d’une instruction chrétienne, les Hurons ont compris que la religion est avant tout une affaire de foi, bien plus que de raisonnement. Ils réaffirment le relativisme religieux et comprennent que les croyances, fort subjectives, résultent de l’éducation. Les mythes amérindiens, comme la tradition biblique, issus de légendes transmises oralement de génération en génération, résistent à toute explication rationnelle.

Parce qu’ils répugnent à argumenter, les Hurons constituent, à en croire Brébeuf, des proies trop faciles dans les discussions sur des questions religieuses. Il est significatif que le jésuite, comme plusieurs de ses frères de religion, utilise volontiers un vocabulaire guerrier pour suggérer la reddition de ses interlocuteurs :

Un autre bon vieillard, estant tombé malade, ne vouloit point oüyr parler d’aller au Ciel, disant qu’il desiroit aller où estoient ses ancestres. Quelques jours après il se rendit, et me fit un plaisant conte : Réjoüys toi, me dit-il, car je suis revenu du pays des âmes, et je n’y en ay plus trouvé, elles sont toutes allées au Ciel. Il n’y a rien qui ne serve à salut, quand il plaist à Dieu, jusques aux songes[18].

RPH, 1635, p. 40 ; je souligne

Comme dans l’Histoire du Canada, la défaite des locuteurs hurons est maintes fois soulignée dans le texte et placée, selon une stratégie efficace, dans la bouche des autochtones eux-mêmes, qui deviennent parfois les arbitres de ces joutes verbales : « [L]a conformité de tous les poincts de la Doctrine Chrestienne leur plaist merveilleusement : Car, disent-ils, vous parlez conformément et tousjours consecutivement à ce que vous avez dit […] mais nous autres nous parlons à l’étourdy, sans sçavoir ce que nous disons » (RPH, 1636, p. 78). S’agit-il d’une simple concession diplomatique de la part des Hurons ? Il est permis de le penser. En effet, le compliment peut paraître étonnant, compte tenu de l’aveu de Brébeuf qui confesse qu’il ne « fai[t] que begayer » (RPH, 1636, p. 88) en leur langue. En outre, Brébeuf réalise que les acquiescements des Hurons ne sont que factices et que la partie est loin d’être gagnée : « Le mal est, qu’ils sont si attachez à leurs vieilles coustumes, que cognoissant la beauté de la verité, ils se contentent de l’approuver sans l’embrasser. Leur réponse ordinaire est, oniondech8ten, la coustume de nostre païs est telle ». Le jésuite ajoute : « Nous avons combattu ceste excuse, et la leur avons ostée de la bouche, mais non encore du coeur ; nostre Seigneur le fera quand il luy plaira » (RPH, 1636, p. 79).

À travers les bribes des conversations rapportées, on perçoit encore à l’occasion une certaine frustration chez les Hurons : las de débattre, ils tentent parfois d’imposer le silence aux missionnaires qui réprouvent les méthodes de guérison des chamans : « Ils nous ferment quelquefois la bouche, lorsque nous les voulons desabuser sur ces charlatanneries, disans : Guerissez nous donc » (RPH, 1636, p. 115). Ce qui importe aux malades, c’est moins le bien-fondé du remède que son efficacité. Ainsi, mis au défi de façon implacable, Brébeuf souhaite la venue en Huronie de guérisseurs qui pourraient opérer mieux que tous les prédicateurs : « Si quelque sage et vertueux Medecin vouloit venir icy, il y feroit de belles cures pour les âmes, en soulageant les corps » (RPH, 1636, p. 115). Ne peut-on voir ici formulé en contrepoint un aveu d’impuissance de la part du locuteur jésuite, quelque peu désillusionné sur la force persuasive de son discours ? Voilà qui, une fois de plus, sème le doute sur l’issue réelle de ces joutes verbales.

Bien qu’il oriente les conversations à son gré, en vertu de son double statut de narrateur et de dialoguant, et qu’il domine ses auditeurs par son éloquence, le relateur comprend qu’il n’a pas le pouvoir de transformer leur coeur et de « renverser le païs », pour reprendre une expression attribuée aux Hurons.

***

En conclusion, les entretiens théologiques offrent à Sagard comme à Brébeuf un moyen d’obtenir à peu de frais une consécration missionnaire, puisqu’y sont réaffirmés la valeur des représentants de leur ordre respectif et le ralliement de plusieurs voix discordantes. Mais ce triomphe apparent n’est qu’un triomphe de papier, car les conversions, comme on sait, ne furent pas au rendez-vous. Et les manifestations de soumission à la foi catholique répondent le plus souvent à un code de politesse plutôt qu’à une réelle adhésion. Au fil de ces entretiens, on perçoit bien en filigrane les protestations des Hurons devant les tentatives des missionnaires pour les détourner de leurs croyances.

Par-delà les similitudes observées entre les stratégies des deux religieux, cette étude me permet d’aborder en bref quelques divergences entre les approches jésuite et récollette. Alors que Brébeuf adopte une attitude de confrontation ouverte, la posture de Sagard, qui tient parfois le rôle d’interlocuteur critique, est moins belliqueuse. S’il détient l’avantage dans les débats avec les autochtones, les laissant « sans replique », on note chez lui certaines concessions en faveur du culte des Amérindiens qui, il s’en félicite, ne pratiquent pas de sacrifices humains (HC, livre ii, p. 499). Bien loin d’inférer de ces conversations la supériorité morale des Européens, Sagard affirme que si les Hurons avaient eu la révélation, ils « seroient meilleurs Chrestiens que [eux] » (HC, livre ii, p. 398), déclaration qui frise l’hérésie. Plus loin, il explique les différences de point de vue par l’éducation : « [O]n ne peut esperer beaucoup de raison de gens nais et nourris dans l’ignorance grossiere du Paganisme […], c’est pourquoy il en faut avoir compassion, et croire que si nous fussions naiz de mesmes parens barbares, nous serions de mesmes [qu’]eux et peut estre encore pis » (HC, livre ii, p. 498). Cette leçon d’humilité, professée à l’occasion, s’inscrit à l’encontre de l’attitude de ses rivaux jésuites qui, selon ses dires, s’enorgueillissent constamment du fruit de leurs prédications[19]. En vérité, la pondération habituelle de Sagard illustre une méthode d’évangélisation plus conciliante que celle proposée par les rigoristes jésuites, comme je l’ai montré ailleurs[20]. Quoi qu’il en soit, ni l’une ni l’autre de ces stratégies ne fut vraiment payante. Bien qu’acculés à un « K.-O. verbal »[21] ou à une reddition de façade, les Hurons, réfractaires, ne se convertissent pas pour autant. À cet égard, leurs silences en disent peut-être plus long que leurs réparties. Thème sensible s’il en est, la religion ouvre manifestement une brèche dans l’amitié franco-amérindienne, si souvent vantée dans les écrits de la Nouvelle-France.