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Les berges des rivières, les grèves des mers, les ports. N’importe quels rivages. Dans la proximité de l’eau à l’état naturel. Je veux dire par là non dormante, non pluvieuse ; je parle de l’eau mouvante, de l’eau bruyante. J’aime être près de l’eau […]. J’y suis bien. La mer, les fleuves, je trouve cela plus beau que tout[1].

L’amour avoué de Pascal Quignard pour la mer vient de l’enfance, d’une enfance vécue au bord de l’océan[2]. Il se prolonge dans le monde de l’écriture, où il revêt une importance considérable, travaillée de résonances littéraires et esthétiques multiples. Récurrent, le thème aquatique sert en particulier à poser une analogie entre ces grandes masses d’eau et un concept devenu central dans l’oeuvre critique et fictionnelle de l’auteur : celui du « jadis », qu’il redéfinit en l’associant à une réflexion, récurrente elle aussi, sur l’origine. Le « jadis », ce temps antérieur au passé, qui précède aussi le temps de la langue, constitue pour Quignard un état exempt de manque, impossible à rejoindre en raison de notre condition d’êtres de parole. « Nous sommes sans noyau […], nous sommes des bêtes sans instinct », affirme l’écrivain[3] : ce que nous avons de plus profond, de plus véritable serait aussi le moins lié à notre identité sociale, le plus inaccessible. « Ne deviens pas toi-même mais deviens le soi, le self, le sui, l’objet sacré plus intime, la part incommunicable, le jadis », écrit encore Quignard dans La barque silencieuse[4]. Si le plus profond en nous, « le lieu qui ne serait pas mien mais moi en personne[5] » échappe au discours social, il faudra donc le chercher du côté de l’indifférencié, du non-dicible, de ce que nous avons d’animal et que le rationalisme moderne a si longtemps nié. La définition du « jadis » engage alors une réflexion sur la mémoire, qui entretient avec le Moyen Âge perdu des contes, mais aussi avec la conception médiévale de la mémoire littéraire, une résonance particulière. Cette étude se propose de mettre au jour cette résonance en confrontant deux récits qui reposent sur une intrigue en grande partie similaire : « La voix perdue » de Quignard[6] et le lai anonyme de Tydorel[7]. Si le texte médiéval n’est pas l’intertexte explicite du conte contemporain (qui en avoue quantités d’autres), les deux textes s’enrichissent d’une lecture croisée qui en souligne les lignes de force respectives.

L’autre monde : les eaux du jadis

Pour Quignard, l’espace-temps du jadis nous est interdit ou difficilement accessible car nous l’avons quitté une première fois à la naissance[8] et, dans un second temps, après la petite enfance, qu’il appelle aussi la « cinquième saison[9] ». Le motif de l’eau apparaîtrait dès lors comme une image du stade prénatal, moment où nous sommes sur la terre, sans être dans le monde[10]. Le noyau de la problématique quignardienne réside là, dans le « scandale ontologique » du caractère inaccessible du non-langage et de l’image qui nous créa[11], car l’acte de l’écriture — qui est aussi, indissolublement, acte de lecture, de reprise, de traduction — ne peut se faire sans le travail de remontée en amont vers ce temps inaugural qu’est le jadis.

Dans ce conte intitulé « La voix perdue », paru en 2001 dans Pascal Quignard : la mise au silence, le concept de jadis apparaît lié au symbole de l’eau et, plus particulièrement, à l’image d’un lac. Dans l’ajout critique qui suit le récit[12], ce jadis temporel s’enrichit d’une dimension spatiale qui l’apparente à un « autre monde » : « C’était un autre monde. C’était une eau sans âge, lointaine, tonale, dormante, obscure, sans cesse accompagnée d’une voix de femme qui soutenait à proportion qu’elle apaisait comme nulle autre toutes faims. Cette eau est une eau perdue. Toute voix est perdue. » (VP, p. 32-33) Cet autre monde, emprunté à la fois au vocabulaire des contes folkoloriques et à la poétique des fictions féeriques médiévales[13], apparaît ailleurs dans l’oeuvre de l’auteur, notamment dans Vie secrète, ouvrage consacré à l’expérience amoureuse et placé au centre de son Dernier royaume. Dans l’univers quignardien, l’autre monde sert à décrire, non seulement le temps de la plongée dans le fantasme amoureux, ici le temps de sa liaison avec Némie Satler (« Ce temps était un autre monde. J’ai vécu dans un autre monde […][14] »), mais aussi le temps du sommeil — à l’instar de l’autre monde féerique qu’exploitent les lais narratifs médiévaux[15] : « Une fois nu, on nettoyait le corps pour le sommeil. […] on se dirigeait vers le lit […] on enveloppait des draps si doux les membres nus qu’on allongeait encore […] puis on se recroquevillait […]. Devenu un point, on gagnait l’autre monde. Ou le premier monde. Chaque journée le hélait comme sa tanière de silence[16]. »

Écriture, lecture, amour, rêve : autant de voies privilégiées pour tenter un rapprochement de cet autre monde perdu, ce jadis, qui ne cesse de revenir nous hanter. Or, cette appellation ne fait que mieux souligner la proximité de « La voix perdue » avec le corpus des lais narratifs du xiie et du xiiie siècles et, tout particulièrement, avec le lai anonyme Tydorel. Outre par certains traits propres au récit merveilleux[17], ces deux narrations se ressemblent par leur intrigue, jusqu’à leur dénouement : l’une et l’autre voient la disparition du héros dans un lac lié à son origine, après avoir entendu une révélation qui, pour lui, était demeurée interdite jusque-là. Dans le texte médiéval, le récit commence par relater en détails les circonstances qui président à la naissance du héros éponyme. Né au sein d’un couple royal infertile, Tydorel est le fruit d’une union adultère, restée secrète, entre sa mère et un être féerique qui lui apparaît dans son jardin au cours d’une sieste. Le jeune homme, qui lui plaît sur le champ, révèle à la jeune femme sa nature aquatique avant de devenir son amant et de lui révéler son destin : la naissance d’un fils, et d’une fille :

Nous nous aimerons longtemps,

avant d’être découverts.

Vous aurez de moi un fils magnifique,

Que vous appellerez Tydorel […]

Il sera seigneur de Bretagne,

Mais jamais ses yeux ne se fermeront pour dormir.

T, p. 749 et 751[18]

Affecté d’une tare, qui est la trace physique et psychologique de son ascendance féerique, Tydorel est élevé dans l’ignorance de son origine et distrait de ses insomnies par des conteurs de fortune, jusqu’à ce que l’un d’eux lui suggère d’enquêter sur sa nature. La mère, interrogée avec violence, finit par lui révéler son secret en reproduisant, presque mot pour mot et à la première personne, le récit initial de sa rencontre féerique : la révélation provoque la disparition volontaire du héros dans le lac (« le lai », en ancien français) originel.

À l’instar de Borges, qui considérait que « peut-être l’histoire universelle est l’histoire de quelques métaphores[19] », nous nous permettrons donc d’ajouter Tydorel à la collection quignardienne d’hommes possédés par le désir de se jeter à l’eau[20]. Pour n’en citer qu’un exemple, la figure de plongeur la plus proche de Jean de Vair, héros de « La voix perdue », serait celle de Boutès, ce compagnon d’Ulysse qui, au lieu de s’attacher au mât comme son capitaine ou de se boucher les oreilles comme les autres navigants, se jeta dans la mer pour rejoindre les sirènes[21].

Le chant des origines

Comme bon nombre de lais féeriques médiévaux, « La voix perdue » est l’histoire d’amour d’un homme avec une figure féerique. Le héros, Jean de Vair (dont le nom a une consonance médiévale transparente[22]), après avoir perdu ses parents dans un accident dans la forêt de Chantilly, parvient à se rendre à un village situé au bord d’un lac et s’installe dans une petite auberge, où il entame une relation avec une femme d’une extraordinaire beauté qui vient lui rendre visite chaque nuit. Jean tombe éperdument amoureux de cette femme et il est dit qu’« il aim[e] sa voix par dessus tout » (VP, p. 14). Une nuit, au cours d’une étreinte amoureuse, monte de la gorge de la femme « un soupir qui [est] comme un chant » (VP, p. 14). À la suite de cet incident, Jean lui demande de chanter pour lui. Elle refuse : « C’est dangereux. […] Te souviens-tu du temps où tu étais une oreille ? […] Tu n’avais pas de souffle alors. Tu ne respirais pas et tu vivais dans l’eau. Cette eau était très obscure. C’est pour cela que c’est dangereux. » (VP, p. 16) Avant même que l’on entende le chant de la jeune femme, l’équivalence est donc posée entre sa voix et celle de la mère que le foetus entend de l’intérieur de la cavité utérine. La demande de Jean se fait alors plus insistante et la jeune femme finit par céder. Après avoir attaché Jean au lit et bouché tous les orifices de la chambre de peur d’être écoutée — la référence à Ulysse est transparente —, elle se met à chanter. En l’entendant, Jean se sent irrésistiblement attiré vers elle, son corps est réchauffé et les sons, « en même temps qu’ils embras[ent] son âme, […] l’arrach[ent] à l’intérieur de lui-même » (VP, p. 18). Cet épisode marque la fin d’une première période heureuse pour les amants : la jeune femme interrompt ses visites et Jean de Vair découvre qu’elle est, en vérité, un être féerique venant d’un autre monde, aquatique — une grenouille. Celle qu’il aime et qui n’est plus, à ce moment du récit, qu’une voix, le supplie de partir ; sourd à toute requête, Jean tente alors de la rejoindre au fond du lac et « périt noyé dans l’eau profonde » (VP, p. 32). Le récit laisse clairement entendre qu’à la source de ce chant « inouï » (VP, p. 19) ne se trouve autre chose que le râle sexuel, lien exprimé ailleurs par l’auteur de façon encore plus explicite[23] : « L’orgasme est bien plus qu’un peu de temps : c’est le référent pour toute stase heureuse. C’est le point extatique du comput du temps. / Les trois à quatre, à cinq, à sept secousses du “je” devant l’“objet” forment la base de tous les rythmes de la musique que les hommes composent[24]. »

Dans l’avant-propos de La nuit sexuelle, Quignard s’attache aux images vouées à l’oubli, d’accès difficile, voire impossible, au nombre desquelles se trouvent les souvenirs de « nuit utérine[25] ». Ces images vouées au secret, rassemblées par l’auteur au fil des années et puisées dans plusieurs cultures, sont pour la plupart des images érotiques. Le lien avec cet autre livre illustré et essentiel dans son oeuvre qu’est Le sexe et l’effroi n’est pas difficile à tisser : parmi toutes, l’image la plus secrète, le point de fuite absolu de cette constellation toujours à demi voilée, serait celle de la scène primitive ; c’est elle qui, dans l’imaginaire de Quignard, coïncide avec le temps inaccessible du jadis. L’avant-propos de La nuit sexuelle se penche dans cette perspective sur l’énigme des peintures préhistoriques, qui a intéressé Quignard, dans le sillage de Georges Bataille et de Jacques Lacan. Pour penser les anamorphoses telles qu’elles se sont développées dans la peinture du début du xviie siècle (dans Les ambassadeurs de Hans Holbein, par exemple), Lacan revient sur les peintures murales préhistoriques, aux origines de l’histoire de l’art, pensée comme une « progressive maîtrise de l’illusion de l’espace[26] ». Ces peintures se présenteraient « avec le caractère d’un au-delà sacré », cherchant à « fixer l’habitant invisible de la cavité » (EP, p. 168), figure détournée de ce qui, dans l’homme, est insaisissable, à commencer par le mystère du plaisir dans la procréation et son résultat direct : l’enfant caché dans la cavité que forme le ventre de la mère. Rappelons que, pour Lacan, le geste qui consiste à fixer sur les parois de la grotte cette « Chose » insaisissable, l’ensemble des forces invisibles qui gouvernent l’existence humaine, constituerait « la figuration du vide sur les parois de ce vide lui-même », en faisant de la grotte l’ancêtre du temple, « en tant qu’organisation autour de ce vide, qui désigne justement la place de la Chose » (EP, p. 168). Comme on le sait, dans la pensée du psychanalyste, cet au-delà du sacré réapparaît des millénaires plus tard dans la figure parfaitement abstraite de la Dame de la lyrique courtoise, « pour autant que, d’une certaine façon, il s’agit toujours dans une oeuvre d’art de cerner la Chose » (EP, p. 169). Quignard, qui a attentivement lu Jacques Lacan[27], considère que cette « Chose » serait la traduction, dans la veille, des images de nos rêves, qui trouverait sa toute dernière descendance dans les salles de cinéma[28]. À l’origine de l’art, donc, la faculté de rêver, car « le rêve n’est pas né du langage. Les animaux sans langage rêvent[29] » : c’est la raison pour laquelle ce lieu, « qui ne serait pas mien mais moi en personne » et qui coïncide avec le geste artistique, relèverait de ce que nous avons en nous de plus ancestral.

Dans « La voix perdue », la jeune femme souffle la chandelle avant de chanter pour Jean de Vair ; au même titre, la mère de Tydorel raconte à son fils l’histoire de son engendrement pendant la nuit : mise en lumière, si l’on peut dire, de cette tentation du retour à l’origine, qui s’écrit en fiction. D’autant plus qu’il s’agit dans les deux cas d’une mise en scène de l’impossibilité de réaliser effectivement la part d’amour incestueux pour la mère qui sous-tend l’amour d’un homme pour une femme. Cette lecture, très explicitée dans l’oeuvre de Quignard, permet aussi de relire le lai de Tydorel en observant la construction de la relation ambivalente que ce récit anonyme construit entre mères et fils.

Figures féminines, figure maternelle

Malgré elle, la mère de Tydorel, en lui donnant accès au mystère de ses origines, le précipite dans un autre monde qui s’apparente à la mort. Si elle est liée au statut ontologiquement ambigu du père, l’eau devient aussi un espace mortifère, associé à la figure de la mère. Quignard explicite, sans la résoudre, cette ambiguïté sous-jacente à l’espace de l’« Autre Monde » des lais : nous assistons à l’accident du carrosse au début du récit, mais sa cause n’est jamais précisée pendant l’histoire. Ce n’est qu’à la fin, dans « l’ajout critique », que nous apprenons que le carrosse dans lequel voyageaient Jean de Vair et ses parents a été renversé à cause d’une tempête, et que tous ses passagers sont morts : c’est ainsi qu’est posé le caractère fantasmatique de l’histoire d’amour qui vient d’être racontée[30]. Dans « La voix perdue », l’identité entre la jeune femme et la mère est pointée par plusieurs marques textuelles. Ainsi, la jeune femme aimée, comme la mère mourante dans la forêt, se plaint par ces mots : « J’ai mal ! » (VP, p. 22) ; elle n’apparaît qu’une fois que les corps des parents ont été engloutis dans le lac et elle est, selon les villageois, « l’âme d’une noyée » (VP, p. 28). Relevés au fil de la lecture, ces indice textuels font signe vers une réalité plus profonde : cette jeune femme d’une beauté surhumaine, qui satisfait toutes les envies du héros et semble répondre parfaitement à son fantasme, apparaît dans la toute première étape de son deuil, là où le principal désir du personnage serait celui de rejoindre la figure maternelle perdue. La nature animale de la jeune femme, rainette qui incarne l’âme d’une noyée, ne fait que souligner la dimension incestueuse et régressive de la relation, comme Quignard prend soin de le souligner dans sa note critique : « Ovide dit que les hommes sont des anciennes grenouilles et que c’est la raison pour laquelle les garçons muent : à force de crier après les femmes, en vain, leur désir. Leur mère les expulse de l’eau de leur corps par la vulve. Quelques années plus tard, alors qu’ils tendent les mains vers leur mère, elle s’enfuit. Leur voix se perd dans le cri qu’ils poussent » (VP, p. 33). En effet, Quignard fait par la suite un portrait de l’homme en éternel suppliant de la femme, en même temps mère qui « s’enfuit » et objet de son désir. Se jeter à l’eau c’est donc redevenir grenouille[31], revenir à l’état d’être aquatique qui accueille notre gestation. Mais, Quignard le sait bien, la plénitude régressive d’un tel amour n’existe pas : « rejoindre la condition originaire c’est mourir[32] ».

Jean de Vair partage avec Tydorel un statut commun d’adultes incapables d’assumer la séparation d’avec la mère — ou de deuil de cette union, dans le cas du héros quignardien — : nostalgiques de la plénitude, trop sensibles à l’appel de cette musique antérieure à tout langage pour lui résister[33]. Dans les deux contes, par ailleurs, le rôle secondaire du père souligne davantage la primauté du fantasme incestueux : le père de Jean de Vair, décapité par la fenêtre de la portière au moment de l’accident, ne partage pas son agonie avec son fils, comme le fait la mère mourante. Il en va de même dans le lai : le roi y occupe une place nettement passive — l’ombre de l’infertilité plane sur lui et c’est grâce à son absence que Tydorel est conçu. De même, l’être féerique occupe une place en retrait vis-à-vis des enfants qu’il a engendrés : malgré le maintien d’une relation avec la mère qui s’étend sur plusieurs années, il ne remplit jamais les fonctions d’un père et finit par disparaître au moment même où le secret de sa relation amoureuse est découvert[34].

La principale différence entre le lai et le conte contemporain réside dans le détail du dénouement. Dans les deux récits, la disparition se présente de façon succincte et élusive, en s’opposant au développement lent qui la précède : celui du récit maternel, dans le cas du lai, celui de l’agonie sur trois nuits de la grenouille, dans le cas du conte. Dans le lai, l’histoire d’amour féerique n’est pas vécue par le héros, mais par sa mère : Tydorel n’a pas de vie amoureuse. Pendant dix ans, il règne sans jamais songer à se marier — contrairement à sa soeur, plus jeune que lui et déjà mariée à un comte. Bien qu’il soit « adulé des jeunes filles / et recherché par les dames » (T, p. 757[35]), le héros passe ses nuits d’insomnie assisté de conteurs de fortune sommés de lui raconter des histoires. Il semble rivé à la figure de sa mère, tout comme le dernier conteur qui vient à son chevet, jeune homme qui déclenche précisément le récit d’origine dans le récit médiéval[36]. Dans le texte, les seules allusions à la vie affective du personnage ne concernent d’ailleurs pas d’autre femme que sa mère : « Il aimait tout naturellement cette contrée, [Nantes] / par amour pour sa mère, qui vivait là,/et parce que tout son conseil s’y trouvait » (T, p. 759[37]). Le « conseil » est ici ambigu : dans la culture médiévale, il fait avant tout référence à la réalité du conseil politique d’un seigneur, mais dans le récit, il peut aussi suggérer la dépendance qu’aurait Tydorel à l’égard de sa mère, gardienne du secret — autre sens du substantif « conseil » en ancien français — de son origine. En outre, malgré sa beauté à laquelle il est fait allusion à plusieurs reprises, le narrateur précise que Tydorel est « de petite taille » (T, p. 771[38]) : s’il est vrai que le motif du tyran qui se fait lire des histoires chaque nuit est bien présent dans l’histoire, il n’est pas non plus interdit d’y voir un homme qui n’aurait pas grandi et auquel on raconterait des contes pour l’endormir. De façon spectaculaire, cette dépendance excessive entre l’enfant et la mère est d’ailleurs rejouée dans le récit par un autre couple mère-enfant, qui sert au héros de révélateur pour lui faire prendre conscience de son identité et de ses origines : le jeune « idiot » qui déclenche la révélation finale est le fils d’une veuve qui s’avoue incapable d’agir sans le conseil de sa mère, impuissant notamment à parler[39].

La mère de Tydorel a caché à son fils le secret de son origine. La séparation a lieu au moment tardif de découvrir le secret de son identité : « Quand Tydorel eut écouté son récit, / il quitta sa mère » (T, p. 773[40]). Cette séparation peut signaler l’abandon d’un état d’enfance excessivement prolongé ; le départ vers l’aventure féerique, qui coïncide avec la recherche du père, ferait alors office de passage symbolique vers l’âge adulte. Mais l’économie du récit médiéval semble également indiquer que la dernière nuit de Tydorel sert de point de fuite au récit. C’est à ce moment-là, en effet, qu’un événement proprement surnaturel se produit : par la puissance de la parole, Tydorel accède bien à la scène primitive telle que Quignard la conçoit, c’est-à-dire à l’image même de son propre engendrement : « Quand il m’eut tout révélé, / il me ramena au jardin. / Mon fils, c’est la vérité : /ce jour-là, je vous ai conçu » (T, p. 773[41]).

Accéder à la sexualité de la mère, c’est aussi accéder à la place du père et pouvoir s’arroger ses privilèges sur le corps maternel. Dans le texte médiéval, au moment de pénétrer dans les profondeurs du lac, le fils reproduit les mêmes gestes que son père, au moment où ce dernier avait révélé à la mère le mystère de son identité féerique : « Le chevalier retrouva son épée et son armure, / qu’il revêtit sur place en toute hâte. / Il a enfourché sa monture […] » (T, p. 747 et 749[42]). L’écho des derniers gestes du fils à ceux de son père, avant de rentrer dans le lac, soulignerait, dès lors, son identification avec lui : « [Tydorel] a demandé qu’on lui apportât ses armes / et qu’on lui amenât son cheval. / Ils [les chambellans] s’exécutèrent, / il s’arma au plus vite. / Une fois armée, / Il est monté sur son cheval » (T, p. 773[43]).

Outre l’insistance dans la vitesse des actions — « hastivement », « sifaitement », « delivrement » —, c’est le même acte de revêtir les attributs virils propres à la vie chevaleresque que père et fils accomplissent. Ces attributs seraient les marques d’une certaine agressivité qui se déclinerait, chez le chevalier idéal, d’abord dans le maniement des armes au combat et dans la joute, puis dans la version sublimée d’une conquête qui se ferait sur le champ de bataille de l’amour. Quant à la descendance de la soeur, elle semble suggérer qu’il est, effectivement, des images vouées à demeurer dans l’ombre : le fait que « leur origine les prédispos[e] à trouver le sommeil / plus facilement que tout un chacun » (T, p. 753[44]) semble indiquer que l’ensemble des personnages de cette famille fictive donne bien une place, par le sommeil et le rêve, à cet autre monde qui se constitue, parfois, du visage le plus obscur de l’amour. Tydorel, lui, incapable de dormir, n’a pas d’autre choix que d’incorporer à ses journées cet envers du monde, désir autrement refoulé qui se matérialise en amour démesuré pour la figure maternelle.

Donner la main ?

Le désir de possession de la mère est donc au coeur du récit médiéval et du conte contemporain. Sa violence est soulignée, dans le récit de Quignard, par le motif de la main, doublement commenté dans l’ajout critique. Jean de Vair, blessé à la main des suites de l’accident initial, est guéri grâce à un baume fait de frai de grenouille. Par ailleurs, quand la femme est redevenue rainette, son amant la prie de lui donner sa « main au moins » : il veut « toucher [s]a main si douce » (VP, p. 29). Le prenant au mot, la grenouille s’arrache la main pour la donner à celui qu’elle aime[45]. Ce jeu des mains arrachées et mutilées pointe vers le caractère destructeur de ce fantasme d’inceste et fait un pendant macabre à la scène de rencontre qui, comme dans Tydorel, s’amorce par le contact des deux mains, en bon respect des usages courtois[46]. Mais il réactive aussi un motif folklorique très répandu dans les contes européens, celui de la jeune fille à la main mutilée : ce motif, très présent dans la littérature médiévale en langues vernaculaires ou en latin, est explicitement lié au thème de l’inceste dans les versions françaises du motif, notamment dans La manekine de Philippe de Rémi[47]. Dans le conte contemporain, la dimension destructrice du motif est soulignée par les commentaires du narrateur (VP, p. 26-27), ainsi que dans l’ajout critique (VP, p. 33-34), qui l’associe à une signification dévoratrice, liée à la nature comestible de l’animal. Dans le même mouvement, Quignard revient sur l’expression « donner la main » : en dehors de la fiction, « rien ne donne la main » (VP, p. 33), ni la mère à l’enfant, ni la femme à l’homme. Façon de dire que l’amour fusionnel absolu — recréation de la vie de l’enfant dans le ventre de sa mère — n’est qu’un fantasme irréalisable. Là encore, le récit contemporain permet de lire différemment le lai médiéval pour en comprendre la richesse signifiante et la portée critique : dans les deux récits mis en regard, cette réflexion sur la relation du héros à l’univers maternel est étroitement associée à l’usage de la langue et s’assortit d’une mise en évidence des pouvoirs de la fiction.

La voix et la lettre : « écrire, c’est entendre la voix perdue »

La violence physique présente dans le conte de Quignard, ainsi que l’agressivité sous-jacente de Tydorel, témoignent de la violence faite à la mère dans le fantasme, violence sexuelle mais aussi violence issue d’un sentiment de colère, expression ultime de la frustration des héros envers celles qui les quittent. Si dans Tydorel cet abandon apparaît de façon subtile, par le biais du silence de la mère sur l’origine du fils — qui peut être lu par ce dernier comme une trahison —, chez Quignard le thème de l’abandon maternel est particulièrement explicite. Les fictions quignardiennes sont parsemées de mères glaciales ou absentes[48] et quantité de souvenirs personnels liés à la mère apparaissent dans les textes de l’auteur[49]. Dans notre récit, cet amour fantasmatique de la mère qui s’enfuit est nettement rattaché à la figure de l’auteur par un commentaire de l’ajout critique : « J’ai dit ma douleur » (VP, p. 34 ; nous soulignons). La précision est importante, elle a une signification métatextuelle : pour Quignard, la tâche de l’écrivain n’est autre que la tentative de rendre ce qui est perdu à jamais, c’est-à-dire la période bienheureuse de l’union avec la mère : « Écrire, c’est entendre la voix perdue[50] ». Cette vocation fait de lui, automatiquement, un dissident[51], un enchanté vivant dans une temporalité autre, s’entêtant dans une recherche impossible.

Cette réflexion théorique sur le mouvement de l’écriture met en lumière l’importance que joue la fiction au sein même de l’intrigue, dans le conte contemporain comme dans le texte médiéval. À l’image de son auteur, le héros de « La voix perdue » est un littéraire qui s’installe au bord d’un lac sans but précis, s’opposant par là aux villageois caractérisés par leur esprit pratique et pusillanime. Si l’identité lettrée de Jean de Vair est sans aucun doute en lien direct avec la source chinoise que revendique le récit, elle n’a rien d’anecdotique ; ce détail revient par ailleurs autrement dans le texte médiéval : à sa façon, Tydorel, le roi qui se fait raconter des histoires la nuit, est en effet, lui aussi, un lettré, un être voué à la lecture. Quoique dangereux, ce penchant témoigne pour Quignard d’une disposition particulière à la compréhension de l’existence humaine : ce sont ceux qui lisent comme une façon de renouer avec ce qui est « beaucoup plus ancien que l’Histoire[52] » qui sont vraiment éveillés, même si cela les contraint souvent à rompre toutes les attaches[53]. Ainsi, la jeune femme de La Voix perdue dit à Jean de Vair : « Tous les hommes sont des fantômes. Mais tu n’es pas un fantôme. C’est ce que j’aime en toi ! », dit la jeune femme à Jean de Vair (VP, p. 15).

Parmi les hommes, l’écrivain (et plus généralement l’artiste) serait celui qui a l’oreille suffisamment sensible pour entendre la voix perdue, voix de la mère entendue par l’enfant encore étranger au langage, qui trouverait à son tour son ancêtre dans la musique première et primitive du râle sexuel dans lequel nous fûmes conçus. Le geste artistique, depuis ses toutes premières manifestations préhistoriques, serait ainsi voué à rendre compte de « l’absence de l’absent », selon Quignard — conception qui fait écho à la définition lacanienne de l’art que nous avons évoquée, singulièrement rapprochée du travail sur la « lettre » élaboré par les romanciers médiévaux et que connaît Pascal Quignard. Le Graal, évoqué par Lacan, en est l’exemple le plus saisissant : « sorte de seringue qui, si je me laissais aller, me paraîtrait une sorte d’appareil à prise de sang, à prise du sang du Graal […] — si vous voulez bien vous souvenir que le sang du Graal est précisément ce qui, dans le Graal, manque. » (EP, p. 170[54])

Cette double absence, théorisée par l’auteur et le critique contemporains, intéresse de façon étroite le corpus des lais narratifs dont Tydorel fait partie. Récits hantés par la référence constante à une source lyrique inaccessible pour le lecteur, les lais narratifs reprennent à leur compte les conceptions de l’autre monde transmises par la mythologie celtique et les contes populaires médiévaux pour penser la vie affective, le désir et ses manques[55]. Ces textes, qui incluent toujours une réflexion sur leurs processus d’écriture, font reposer leur dynamique sur un double passage : du fragment mythologique au texte de fiction, du chant au récit. Centrés sur la vie érotique, ils mettent en fiction non seulement les lieux obscurs de la vie psychique, mais le rôle moteur que joue l’autre monde des fantasmes dans le processus d’écriture, la nature indéfiniment ouverte du signe littéraire.

Conclusion

Les eaux les plus troubles de la rencontre amoureuse, que tentent de cerner avec une cohérence qui leur est propre « La voix perdue » et Tydorel, apparaissent de manière détournée, indirecte, grâce — entre autres — aux ressources du récit merveilleux. La fiction révèle ici, par sa structure même, une certaine transgression du désir. Dans le texte contemporain comme dans le récit médiéval, le lecteur est ainsi confronté à « une organisation artificielle, artificieuse, du signifiant », qui fixe le sens d’une « conduite du détour », pour le dire avec Lacan (EP, p. 181). Dans les deux récits, le lac s’institue comme signifiant autour duquel se déploie ce détour. Le jeu de mots remarqué que la fin de Tydorel propose entre le « lai », qui désigne en ancien français à la fois le « lac », le chant et le récit qui en raconte l’aventure, souligne bien ce mouvement de retour du récit/héros vers sa propre origine, ce chant lyrique évoqué en son absence, qui crée un vide textuel aussi obscur que l’eau nocturne dans laquelle Tydorel s’enfonce[56]. Le conte de Quignard, quant à lui, recueille cette dimension antérieure de la masse d’eau et fait du « Lac des reines » (à la fois femmes et grenouilles) un règne de la non-reconnaissance foetale, d’êtres à la tête sans visage (VP, p. 31), hors du monde des vivants. Dans ces deux fictions qui se regardent en miroir, il s’agit bien de rendre par une obscurité textuelle nécessaire la nature impensable de ce qui fait le noyau de l’expérience amoureuse. Telle est l’idée quignardienne de la littérature : non de faire jour mais, à l’instar des peintres de la préhistoire ou des conteurs médiévaux, de créer des images dans le noir, comme une chandelle qui, en épaississant les ténèbres, nous aiderait à mieux les définir.