Abstracts
Résumé
La compagnie britannique Punchdrunk a créé plusieurs productions théâtrales immersives depuis sa fondation en 2000. Sleep No More se distingue de celles-ci puisqu’on y présente le drame de Macbeth de Shakespeare par le truchement de la danse, mais aussi en raison du succès critique et commercial du spectacle. À l’aide des explications de Maxine Doyle, chorégraphe et directrice artistique associée de Sleep No More et des réflexions des performeurs et des spectateurs de la version new-yorkaise, la chercheuse en danse Julia M. Ritter émet l’hypothèse que la popularité de ce théâtre immersif est due en grande partie à la manière dont la danse est conçue et s’avère centrale comme méthode destinée à faciliter l’expérience du spectateur. Selon elle, Sleep No More fonctionne sur le modèle d’une danse en tandem entre les membres de la distribution et les spectateurs. La danse serait le médium structurant du contenu interprété par les danseurs professionnels et elle se déploierait par le biais d’improvisations susceptibles d’inciter les spectateurs à s’y mouvoir. L’auteure montre comment la danse exécutée dans Sleep No More permet au public de transformer en danse son expérience de spectateur tout en lui offrant des moments de découvertes personnelles et en l’amenant à développer une agentivité créative qui le conduit à osciller entre les rôles de participant, créateur, spectateur, curateur et performeur.
Abstract
The UK-based Punchdrunk company has created several immersive theatre productions since its founding in 2000, which begs the question of why Sleep No More (SNM)—Punchdrunk’s immersive production presenting the drama of Shakespeare's Macbeth through dance—has been a long-running, critical and commercial success. Drawing upon statements from Maxine Doyle, choreographer/associate artistic director of SNM as well reflections from SNM performers and spectators of New York City performances between 2012 and the present, dance scholar Julia M. Ritter suggests that SNM’s success and popularity as a work of immersive theatre is due in large part to the ways in which dance has been conceptualized and centralized as a methodology intended to facilitate spectator experience. In proposing that SNM functions as a tandem dance between cast members and the spectators, Ritter outlines the ways in which dance is used as primary medium for structuring the content delivered by the paid-professional dancers and deployed as an improvisational method to encourage movement experiences for spectators. Ritter describes how dance, as applied within SNM, offers audiences opportunities to transform their experiences of dance spectatorship while simultaneously enabling them to experience moments of personal discovery and creative agency as they shift between roles of audience participant, creator, spectator, curator, and performer.
Article body
Je suis seule dans une pièce et j’examine les effets personnels de quelqu’un. J’ouvre une petite boîte dont le contenu est indiscernable dans l’obscurité de la pièce. Alors que j’atteins l’intérieur de la boîte pour explorer les objets qu’elle contient, je sens quelqu’un se mouvoir à côté de moi. Ma posture se raidit de surprise et ma main se fige, suspendue dans la boîte. Un homme s’approche de moi, extrait la boîte de mon emprise tout en tenant mon poignet avec son autre main. Il effectue ces mouvements rapidement et doucement, avant que mon esprit ne réalise ce qui se passe. Je ne suis pas dérangée par ses actions ; de ce que je perçois de son expression reconnaissante, je comprends plutôt que j’ai repéré quelque chose qu’il cherchait désespérément. Il me guide alors des yeux et à l’aide d’une légère pression du poignet à travers la pièce et nous effectuons ensemble un tracé autour des meubles alors qu’il cherche quelque chose d’autre qui lui échappe. Finalement, terminant sa recherche, il lâche mon poignet et fait un signe de tête dans ma direction lorsqu’il quitte la pièce. Je ne suis cependant pas seule ; en me retournant je réalise que des témoins ont assisté à mes interactions avec cet homme. Que vient-il de m’arriver ? Qu’est-ce qu’en ont perçu les témoins ?
Ce scénario décrit l’une des expériences[2] que j’ai vécue durant une représentation du spectacle immersif Sleep No More (SNM) de la compagnie Punchdrunk, basée au Royaume-Uni. SNM présente le drame shakespearien Macbeth à l’aide de la danse, en intégrant des éléments et des personnages inspirés par des films d’Alfred Hitchcock, à savoir Vertigo et Rebecca. L’homme avec lequel j’ai interagi était le danseur incarnant le rôle du roi Duncan et les témoins étaient d’autres spectateurs. En tant que chercheure en danse, je m’intéresse aux productions dans lesquelles les mouvements des corps des danseurs et des publics sont prédominants, privilégiés et contextualisés grâce à des stratégies chorégraphiques élaborées pour offrir aux publics des occasions d’expérimenter d’autres formes d’engagement avec la danse, lors d’événements spectaculaires live[3]. La majorité des articles portant sur SNM l’analyse comme un exemple de performance immersive ou de théâtre immersif[4] ; ils ont été écrits par des critiques de théâtre ou des théoriciens qui qualifient d’« acteurs » les participants professionnels. Cependant, les professionnels rémunérés participant à SNM sont des danseurs professionnels[5]. La rareté des travaux abordant la danse dans SNM — et dans les performances immersives en général — m’incite à explorer cette esthétique dans le but d’élargir les modes d’approche et d’étendre la discussion au rôle de la danse dans les performances immersives, en tant que mode émergent de pratique artistique participative. Entre 2012 et 2015, j’ai interviewé la chorégraphe Maxine Doyle, ainsi que de nombreux danseurs et spectateurs, et j’ai raconté mes propres expériences en tant qu’observatrice participante lors de six représentations. Mes analyses de ces données constituent la base de ma conceptualisation de SNM en tant que danse en tandem, au sein de laquelle la danse est utilisée comme médium principal pour structurer le contenu proposé par les danseurs professionnels et comme méthode d’improvisation qui encourage l’expérience du mouvement chez les spectateurs.
Conceptualiser la danse en tandem : la collaboration de Felix Barrett et Maxine Doyle
Depuis la première à New York en février 2011, SNM a été joué plus de 1700 fois ; des représentations sont programmées jusqu’en septembre 2015. Felix Barrett, directeur artistique et fondateur de Punchdrunk, a joué un rôle de pionnier en développant sa pratique du théâtre immersif[6] à compter de 2000. Quand elle rencontre Barrett en 2002, Maxine Doyle, directrice associée et chorégraphe de Punchdrunk, met en veilleuse les activités de sa propre compagnie où elle explorait les façons par lesquelles « la danse avait un effet [sur le public] au moyen de l’intimité de l’arrangement scénique. » (EMD, p. 2) Doyle explique comment Barrett et elle en sont venus à créer ensemble leur premier projet, la version initiale de SNM présentée à Londres en 2003, mettant ainsi au point les principes esthétiques et collaboratifs qui guident Punchdrunk :
Le gérant de ma compagnie, Colin Marsh, dirigeait alors une compagnie de danse indépendante qui avait un peu d’argent. Lui et d’autres ont invité des personnes à remettre un dossier de candidature pour réaliser un projet sur place. Felix a envoyé une candidature étrange — c’était une valise, qui contenait une boîte avec une note qui guidait Colin quelque part. Felix cherchait un chorégraphe… parce qu’il avait l’impression que les mots ne convenaient pas à sa pratique. Mais il ne disposait pas des compétences pour savoir quoi faire avec le mouvement. Colin m’a présenté Felix et nous nous sommes… très bien entendus. [Felix] ne ressentait pas l’intérêt ou le désir de mettre en scène [le premier projet]. Nous l’avons mis en scène ensemble, mais son attention se focalisait bien plus sur l’espace, la musique et l’installation sonore. C’était la première fois qu’il travaillait avec des danseurs. Il me laissait donc faire ce que je voulais, ce qui correspondait exactement au travail que je menais [auparavant]… J’ai immédiatement ressenti la satisfaction et l’enthousiasme [qui émanaient] du public d’être aussi proche des danseurs, en particulier pour les spectateurs qui n’étaient pas habitués ou qui ne s’attendaient pas à cela. J’ai senti que nous touchions quelque chose — la combinaison de la chorégraphie et de la danse et du théâtre viscéral en rapport avec l’architecture et l’espace dans cette sorte de relation fluide avec le public m’apparaissait comme une formule vraiment intéressante.
RU, p. 3
À ce jour, SNM a obtenu un grand succès critique et commercial et attiré l’attention de nombreux journalistes et chercheurs ainsi que celle du grand public. La production a reçu deux prix new yorkais prestigieux : le Drama Desk Award pour l’expérience théâtrale unique et une mention spéciale du jury des prix Obie pour la scénographie et la chorégraphie. Je crois que la popularité et la longévité de SNM à New York s’expliquent en grande partie par la manière dont la danse est conceptualisée et considérée par les deux directeurs artistiques comme un outil primordial destiné à faciliter l’expérience spectatorielle. Le concept de danse en tandem s’applique également aux pratiques collaboratives de Barrett et Doyle. En démantelant et en adaptant un texte dramatique afin de libérer de l’espace pour la danse, les stratégies chorégraphiques de Doyle et le parti de Barrett de placer « le public à l’épicentre de l’expérience » (RU, p. 3) s’unissent en tant que pratiques dans le but de favoriser l’immersion des spectateurs dans SNM. La danse en tandem privilégiée par les deux artistes permet à deux structures — la chorégraphie prédéterminée des danseurs et la partition improvisée du mouvement des spectateurs, qui repose aussi sur les instructions qui leur sont données — de se combiner et de « se réaliser en conjonction l’une avec l’autre[7] » afin de construire le spectacle. Le vocable « tandem » indique que le mouvement est obtenu par un travail commun et des interprètes qui interagissent en conjonction les uns avec les autres, ce qui en fait une métaphore parfaite pour décrire le travail immersif que Doyle crée avec Barrett. Le désir explicite de Doyle de « créer une production qui rende les spectateurs si enthousiastes qu’ils ne veuillent plus rentrer chez eux ni aller dormir » (EMD, p. 2) est étayé par les commentaires des spectateurs que j’ai interviewés. GMH, une étudiante en théâtre qui a vu SNM plus de cinquante fois, raconte :
Je sortais de Sleep No More [et] rencontrais ma soeur au bar… vous voyez, [on] se faisait une sorte de compte rendu… un compte rendu enthousiaste [nous discutions de ce qui nous était arrivé]. Et je rentrais à Brooklyn où je vivais et je ne parvenais pas à dormir. Ce qui est ironique vu le titre du spectacle… j’ai fini par ressortir. Je sentais que j’avais besoin d’être dehors. Alors j’ai fini par sortir à une heure du matin et à me promener dans Brooklyn… juste pour être dehors dans l’air frais de la nuit et vivre une sorte d’expérience… C’était super. Je ressentais que je devais y retourner immédiatement[8].
Tim Heck, qui a assisté à SNM d’abord en tant que spectateur en 2013 et qui a ensuite rejoint l’équipe, décrit son expérience initiale : « À la fin j’étais bouleversé parce que je n’étais pas prêt à ce que ça finisse. Je devais aller sur le toit juste pour faire un tour car je n’étais pas prêt à retourner dans le monde[9]. » Paul Zivkovich, qui a rejoint SNM en tant que Macbeth en 2011 et qui continue aujourd’hui à incarner ce rôle[10], plébiscite les intentions et compétences de Doyle et Barrett de créer des univers profondément immersifs qui attirent et invitent le spectateur à y assister plusieurs fois : « [Ils] créent des univers dont on peut gratter la surface. Mais il y a tellement plus. Donc, oui, revenez, venez cent fois, venez deux cents fois, venez trois cents fois… pour creuser encore — et je crois [que ces univers ont été] créés pour qu’on puisse les explorer à l’infini[11]. » Avec SNM, la danse est devenue la méthode principale pour créer les mondes des productions de Punchdrunk. Confiante dans la possibilité de la danse d’offrir « une narration visuelle » (EMD, p. 11), Doyle explique pourquoi Felix Barrett et elle engagent des danseurs :
J’ai toujours été intéressée par des danseurs qui rendent le mouvement signifiant… Des danseurs qui jouent… Ils ne doivent pas réciter de monologue, mais ils doivent être capables de raconter des histoires, ils doivent être capables de représenter ou de projeter une émotion… On les décrit souvent comme des acteurs. D’ailleurs, il est toujours question des « acteurs » de Sleep No More, non pas des danseurs…
EMD, p. 11
Zivkovich rejoint l’affirmation de Doyle quand il décrit les nombreuses fois où il a entendu par hasard des exclamations des spectateurs comme « As-tu vu la manière par laquelle ils sont montés sur cette bibliothèque ? », « As-tu vu ces acteurs bouger ? », « Je n’ai jamais vu des acteurs danser comme ça, bouger comme ça… » Il ajoute : « On entend ça très souvent[12]. » Zivkovich et ses collègues danseurs constituent le vecteur principal par lequel le contenu théâtral est véhiculé. Ceux-ci sont particulièrement bien entraînés pour présenter des concepts abstraits et du contenu dramatique par le corps tant sur le plan chorégraphique que textuel. De plus, ils apportent un savoir-faire corporel et une expérience de l’interaction avec l’espace et ce qu’ils contiennent, ce qui, dans le cas de SNM, inclut les spectateurs. Je ne manquerai donc pas d’expliciter les façons par lesquelles la danse imprègne la production et, davantage que la linéarité dramatique, contribue à l’efficacité de SNM.
Comme je considère que deux groupes de danseurs existent dans SNM — les danseurs professionnels rémunérés et les spectateurs —, il me faut définir et différencier les termes dont je ferai usage. Malheureusement, on observe un vide terminologique (et souvent, un vide conceptuel) dû au fait qu’il n’y a pas de terme pour décrire des danseurs-qui-sont-aussi-d’excellents-acteurs. Désigner ces professionnels en ayant recours aux termes de « danseur » ou de « performeur » complique ma tentative de clarification. Dans mon analyse de la danse, « danseur » ou « performeur » pourraient en effet renvoyer à la fois aux participants payés, soit les danseurs professionnels rémunérés, et à ceux qui ne le sont pas, soit le public de SNM. Afin d’éviter toute confusion, je renverrai respectivement aux spectateurs et aux artistes professionnels en employant respectivement les termes de « spectateurs » et de « membre de la distribution » pour les désigner. Comme les professionnels de SNM ne se considèrent pas exclusivement comme des acteurs, l’expression « membre de la distribution » s’avère plus claire compte tenu du contexte. Mon utilisation du syntagme « membre de la distribution » plutôt que celle du terme de « danseur » ne suggère pas un positionnement hiérarchique entre le jeu et la danse ou vice versa ; j’utilise plutôt ce terme pour indiquer l’hybridité de leur travail et souligner la réalité voulant qu’ils soient des danseurs et des acteurs, ce qui montre toute l’étendue de leurs compétences en tant que membres de la distribution exécutant la danse en tandem qui compose SNM.
Structurer la danse en tandem : définir le tracé et la partition
L’idée de danse en tandem suppose deux structures qui permettent aux membres de la distribution et aux spectateurs de participer à la chorégraphie de SNM. La première structure correspond à la chorégraphie prédéterminée, qui est interprétée par les membres de la distribution ; danse que les spectateurs observent et expérimentent comme un récit non linéaire. La danse opère différemment pour les spectateurs dans la deuxième structure, composée d’une série d’instructions[13], pensée pour leur permettre de participer au spectacle par le biais du mouvement improvisé. Si ces deux structures sont différentes, elles se chevauchent parfois dans l’espace et le temps. Ainsi, les membres de la distribution de SNM dansent la fable de Macbeth[14] via la chorégraphie élaborée par Doyle. Fixe, cette chorégraphie vise à plonger les spectateurs dans l’action des scènes qu’ils croisent, alors qu’ils sont en train de déambuler à travers les pièces de l’immeuble. La chorégraphie des relations physiques entre les personnages, et non le texte parlé, constitue ici le noyau dramaturgique du travail. La chorégraphie de Doyle s’est élaborée en collaboration avec les membres de la distribution par le biais d’improvisations avant d’être finalisée en vue de la représentation. Comme le précise Paul Zivkovich : « Maxine est un chef d’orchestre. Elle chorégraphie, mais elle chorégraphie rarement un pas. [Elle tient compte de] nous, c’est pourquoi cela se produit de façon si naturelle : parce que c’est venu de nous. Elle orchestre les scènes, le travail, de façon incroyable[15]. »
À partir de maintenant, j’évoquerai la chorégraphie des membres de la distribution en termes de « tracés[16] ». Il s’agit du terme spatio-temporel utilisé par Doyle et les membres de la distribution pour décrire le travail artistique accompli durant le spectacle. Bien que j’utilise les termes de façon interchangeable, « tracé » est un terme composite, qui ne recouvre pas uniquement la chorégraphie prévue. Il renvoie aux rôles variés qu’un membre de la distribution peut exécuter d’une soirée à l’autre[17]. Les tracés des personnages ont été développés à l’aide de multiples ressources, dont le texte, l’étude du personnage, le contact improvisation et des improvisations libres, afin de représenter de façon efficace la vision des différents rôles qu’ont les directeurs artistiques. Tori Sparks, qui a incarné Lady Macbeth et d’autres rôles dans SNM de 2009 à 2013, est d’avis que ces tracés sont pensés pour faciliter l’immersion du spectateur. Selon elle, ils le font ainsi :
En véhiculant physiquement cette histoire et ce récit… [en] invit[ant] les gens un peu plus près. Il n’y a pas de voix qui nous sépare, qui vous parle. L’énergie kinesthésique du mouvement parcourt l’espace. Le public le sent véritablement. Je déteste utiliser le terme « séduisant », mais c’est l’une des choses qui me vient à l’esprit. J’ai l’impression que les gens sont en quelque sorte attirées à l’intérieur [du spectacle comme si on leur disait] : « Rapproche-toi. J’essaie de dire quelque chose mais ce n’est pas aussi fort que ce que tu as l’habitude d’entendre. »[18]
Ces tracés montrent que les processus chorégraphiques de Doyle ont été influencés par les structures compositionnelles et les techniques chorégraphiques qui ont émergé au sein des pratiques de danse moderne et contemporaine et sont devenues canoniques dans la danse occidentale des cinquante dernières années. Doyle utilise entre autres les codes développés dans les années 1960 et 1970, connues comme la période postmoderne aux États-Unis[19]. J’observe que Doyle augmente et étend quatre codes chorégraphiques postmodernes — le mouvement piéton et les gestes du quotidien, les chance operations ou utilisation du hasard, le contact improvisation (CI) de même que la prise en compte de la spécificité et de la sensitivité du lieu. Doyle déploie ces quatre fils tant au niveau des tracés que des partitions, notamment dans l’intention d’offrir au spectateur des possibilités de contribuer au mouvement spectaculaire. Au moyen de l’expérimentation, elle couple ces codes aux pratiques immersives, comme le contact visuel, le toucher, l’intimité et la sensibilité de l’espace (compétences acquises par les danseurs par la pratique du contact improvisation) déjà présents depuis longtemps dans les arts de la scène. Josephine Machon analyse en profondeur ces pratiques immersives dans son ouvrage très complet, Immersive Theatres : Intimacy and Immediacy in Contemporary Performance[20]. Bien que Machon ait abondamment utilisé Punchdrunk dans ses recherches, ses écrits mentionnent surtout la contribution de Barrett, alors qu’elle cite Doyle dans une moindre mesure[21]. L’on peut néanmoins considérer que plusieurs stratégies définies en tant que pratiques immersives par Machon, à la suite de ses recherches sur Punchdrunk, dérivent de l’expérience de Doyle et proviennent directement de la danse. Selon moi, ce sont même les stratégies empruntées spécifiquement à la danse qui contribuent à faire de SNM un spectacle si efficacement immersif.
Afin de clarifier ces stratégies et les façons par lesquelles je considère qu’elles contribuent à rendre cette expérience immersive, je propose maintenant d’examiner comment Doyle est passée de techniques formalisées à l’intégration du mouvement piéton et des gestes quotidiens et a ainsi exploré de nouveaux vocabulaires de mouvement susceptibles de favoriser l’interaction des spectateurs et des membres de la distribution. Prenons par exemple le performeur jouant le roi Duncan qui s’engage dans un mouvement de marche avec le spectateur (dans ce cas-ci, moi-même), alors qu’il se déplace autour des meubles. Cet exemple montre que la marche est intégrée dans les tracés des membres de la distribution et peut aussi être exécutée par les spectateurs à mesure qu’ils composent leur propre partition et négocient eux aussi leur passage à travers les éléments scénographiques et leurs interactions avec les membres de la distribution.
Nous pouvons ensuite trouver dans SNM une utilisation du hasard similaire à celle popularisée par les artistes postmodernes Cage et Cunningham dont les expérimentations stimulaient, au moyen d’outils chorégraphiques, une pratique de la danse visant à dépasser les structures de composition formalistes[22]. Le hasard se manifeste à un niveau métathéâtral via les instructions fournies aux spectateurs, dans la mesure où ils font des choix et prennent des décisions qui affectent la poursuite de leur expérience. Dans cette perspective, l’importance accordée au hasard semble illustrer l’idée de Cunningham selon laquelle tout mouvement peut relever de la danse et tout corps, tout participant peut être d’une certaine façon considéré comme un « transmetteur esthétique[23] ». La manière dont l’improvisation est utilisée de façons diverses au cours du spectacle semble faciliter l’interaction et constituer une réponse à l’appel des postmodernes à privilégier une danse qui permette une « participation égalitaire, sans égards aux hiérarchies sociales arbitraires prévalant au sein du groupe[24] ». Ce faisant, la chorégraphie de SNM entre en résonance avec les préoccupations politiques des artistes de cette époque relativement à la participation et à l’égalitarisme, en lien avec l’authenticité de l’autorité de l’auteur.
Troisièmement, si j’en crois mon expérience, la danse au sein du théâtre immersif table sur le contact improvisation pour structurer l’exploration du mouvement par les membres de la distribution et les spectateurs[25]. Le CI est axé sur la relation entre le corps et des points dans l’espace, incluant les autres corps, les éléments architecturaux et les objets. En plus de l’exploration des concepts de proxémie et de spatialité, SNM utilise le CI pour développer les relations entre les performeurs ainsi qu’entre les performeurs et les spectateurs, de façon à faire avancer l’action et à concentrer l’attention du public sur l’architecture et la scénographie de l’espace performatif, y compris sur la signification des objets dans le récit. Grâce à la danse, Doyle développe et approfondit les personnages. Les membres de la distribution peuvent ainsi exploiter la tridimensionnalité et exprimer des émotions de manière nuancée. Par exemple, aucune information claire n’existe au sujet de la relation personnelle entre Macduff et Lady Macduff dans la pièce de Shakespeare[26]. Pour ajouter de la profondeur à ces personnages et caractériser leur relation, Doyle chorégraphie des interactions physiques détaillées et nuancées entre les Macduff, ce qui offre une nouvelle perspective sur leur union. Un des spectateurs que j’ai interviewé, CLF, ancien professeur d’anglais ayant enseigné Macbeth une vingtaine de fois au cours des quinze dernières années, confirme ce point de vue : « Le duo entre Lady Macduff et Macduff sur l’armoire et ensuite à nouveau sur les deux canapés du petit salon était si émouvant… La relation entre ces deux personnages n’a pas la possibilité de se développer beaucoup à d’autres moments de la pièce, alors qu’ici, elle se développait par la danse[27]. » CLF évoque un moment qui s’est produit au deuxième étage, dans les quartiers généraux des Macduff, où les membres de la distribution exécutent un duo entre Lady Macduff et Macduff. Il s’agit d’un minuscule recoin, large de moins d’un mètre, entre une bibliothèque et le plafond. Les Macduff se déplacent horizontalement dans l’espace, esquivent les contacts ou parfois entrent en collision avec leur partenaire ou le mur. Leur chorégraphie rappelle les vagues d’eau dans un chenal, qui se jettent sur les rives avec fracas. Au terme du duo, avec la force de ses deux jambes, Lady Macduff repousse Macduff contre le plafond où il reste suspendu au-dessus d’elle. C’est un moment dansé impressionnant et très chargé dramatiquement, que j’interprète comme un moment relationnel complexe au cours duquel Lady Macduff exprime ses frustrations en raison de ce qu’elle perçoit comme un manque de loyauté de la part de son mari, alors que Macduff lui-même se débat avec l’instabilité de ses émotions à la suite du meurtre du roi Duncan.
C’est au moyen de stratégies provenant du CI, tels la démocratisation des rôles genrés, l’absence de leaders, l’échange de partenaires et la création des situations par l’action et la réaction, que l’on constate, à l’instar de CLF, à quel point le rôle de Lady Macduff est élaboré dans SNM. Le CI peut être vu comme une forme artistique autonome. Toutefois, dans SNM, Doyle utilise ses principes pour construire des êtres dotés de personnalités et de relations complexes. Si, contrairement aux membres de la distribution, les spectateurs s’engagent rarement dans des changements de distribution du poids ou des duos, ils s’adaptent néanmoins aux autres corps présents dans l’espace, composent avec les situations par l’action/réaction et se familiarisent avec l’absence de meneur et l’échange des partenaires, alors qu’ils évoluent selon des tracés qui ne sont pas définis à l’avance[28]. De plus, le recours au CI sert à réduire les frontières physiques entre les spectateurs et les danseurs et à encourager l’exploration de l’espace, de sa structure et des objets qui y sont disposés. Bien des spectateurs entrent en contact avec les meubles en s’asseyant dessus, en les déplaçant, d’autres y appliquent du poids, en testent la stabilité, tandis que d’autres encore, en les escaladant, libèrent de l’espace pour un duo ou un trio s’adonnant au CI. Comme ils se réorientent en permanence de pièce en pièce et changent constamment de perspective, les spectateurs agissent comme partenaires chorégraphiques les uns des autres dans les espaces qu’ils traversent. Les groupements de personnes sont aussi modifiés au fur et à mesure que les spectateurs prennent des décisions « curatoriales[29] » visant à s’engager ou non avec les performeurs ou les autres spectateurs dans des actions spécifiques de distribution du poids et de contact corporel telles qu’elles sont définies par le CI.
Enfin, la spécificité du lieu et la sensitivité du lieu se manifestent dans SNM par la création de possibilités, à la fois pour les artistes et les spectateurs, d’expérimenter différemment les espaces en jouant des notions de proxémie et d’intimité conçues dans un sens large. Selon Doyle, SNM table sur la sensitivité du lieu plutôt que sur sa spécificité dans la construction de sa scénographie vaste et complexe. L’espace est construit (plutôt qu’adapté, comme c’est souvent le cas pour les oeuvres pensées pour des lieux spécifiques) avec l’intention de plonger les spectateurs dans des univers qui provoquent des réactions aux objets ainsi que des actions, tout en les laissant généralement libres d’improviser leurs trajectoires de mouvement. Dans cette conception axée sur la sensitivité du lieu, de multiples surfaces offrent la possibilité d’y grimper, de s’y asseoir ou, à l’inverse, d’entrer en contact à l’intérieur de cet espace. En tant que spectatrice, j’ai dû grimper sur le dossier d’un sofa pour pouvoir libérer un espace de jeu, tandis que d’autres spectateurs observent certaines personnes couchées sur les lits et dans les baignoires. Les exemples de techniques de CI exploitées par les performeurs comprennent le contrepoids, le partage de poids et la chute libre sur des surfaces qui soutiennent et cèdent à la fois, comme des matelas, des fauteuils capitonnés et des canapés. Certains spectateurs, après avoir observé les prestations des danseurs, explorent à leur tour leurs propres impulsions à travers des reconstitutions de la chorégraphie, enrichissant ainsi la représentation et ajoutant du contenu dansé à partir de leurs propres actions interprétatives[30].
Il est important de noter que des glissements se produisent entre ces deux structures, car les membres de la distribution jugent parfois nécessaire d’improviser certains aspects de leurs tracés et les spectateurs reproduisent et manipulent des motifs de mouvements exécutés par ces derniers au moyen de stratégies d’improvisation étoffant leurs partitions[31]. Maxine Doyle, en tant que chorégraphe, s’intéresse au « développement d’un performeur désireux d’observer sa propre pratique d’un point de vue extérieur… Il s’agit de composer de façon vivante dans l’instant de l’improvisation » (EMD, p. 5), de sorte que les membres de la distribution puissent facilement alterner les techniques pour faciliter l’immersion des spectateurs. Il arrive que le croisement d’un tracé et d’une partition puisse se produire quand un membre de la distribution invite un spectateur à réagir à ses mouvements. Tony Bordonaro donne un exemple de cette situation : « Je ressens l’énergie du [spectateur]… si quelqu’un se trouve précisément dans mon espace, qu’il est intéressé et interagit avec moi, je lui demande alors de retirer ma veste. C’est comme sentir qu’à l’extérieur… [Mon comportement] change cependant en fonction de la personne. Parce que je me sens vivre le spectacle[32]… » Quand Tony Bordonaro joue Banquo et s’arrête à côté d’un spectateur pour créer un contact visuel, il lui lance ainsi une invitation. Si le spectateur choisit de prendre la veste, un moment d’échange chorégraphique complexe peut se produire, qui intègre les corps des performeurs (Banquo et le spectateur), un accessoire (la veste), l’espace (entre les performeurs et les témoins éventuels), de l’effort/énergie (comment la veste passe d’un performeur à l’autre) et du temps (la durée de l’échange). Ayant personnellement assisté à un tel échange avec un spectateur et y ayant participé moi-même, j’interprète ce moment comme une négociation chorégraphique, Tony effectuant de subtils mouvements d’omoplates afin de susciter une réponse de la part des spectateurs. La réponse du spectateur n’est jamais prévisible et varie toujours en termes de corps, d’espace et de temps. Dans cet échange, les deux performeurs affirment et exercent du pouvoir, tout en contribuant à la représentation par leurs actions.
Au dire de la chercheure en danse Susan Leigh Foster, quand il improvise, le danseur circule entre « le connu, l’inconnu, entre le familier/fiable et le non anticipable/imprévisible[33] », le connu réunissant « toutes les lignes de conduite structurelle prédéfinies qui délimitent les choix du corps en improvisation. » (TBS, p. 4) Les instructions fournies par Doyle et Barrett relèvent à la fois du connu et de l’inconnu. On attend dès lors des spectateurs de SNM qu’ils construisent leur propre participation en leur procurant des moments où ils peuvent intervenir sans qu’ils soient toujours conscients des possibilités qui leur sont offertes. Les instructions dispensées visent à encourager des choix de mouvement improvisé, qui influencent l’engagement cognitif, affectif et surtout physique du spectateur. La partition comprend une structure minimale et est axée sur l’ouverture du système, ce qui permet aux spectateurs une certaine marge de manoeuvre au cours du spectacle. Les instructions sont présentées aux spectateurs par une hôtesse quand ils prennent l’ascenseur, juste avant qu’ils ne pénètrent dans l’aire de jeu. En voici la liste : 1) porter le masque à tout moment ; 2) ne pas parler ; 3) ne pas utiliser de téléphone portable ; 4) les apparences sont trompeuses ; 5) la fortune sourit aux audacieux. Les spectateurs peuvent interpréter différemment ces instructions — et ils le font souvent ; toutefois, la dernière suggestion est sans doute la plus importante (et c’est celle qui laisse le plus de place à l’interprétation), car une fois sorti de l’ascenseur, le public doit naviguer physiquement dans l’univers de SNM s’il veut aller à la rencontre d’expériences. Pour Foster, l’inconnu, est justement « ce qui est inimaginable, ce qui ne pouvait être pensé comme une action future » (TBS, p. 4). Cette définition me semble très bien convenir aux spectateurs qui pénètrent dans le lieu où se déroule SNM. Si l’on peut supposer que nombre d’entre eux savent qu’ils vont participer à un événement (sauf s’il s’agit d’une invitation-surprise d’un ami ou d’un être cher), beaucoup, au moins les premières années, n’imaginaient pas qu’ils créeraient eux-mêmes l’événement. Foster considère, en outre, que « l’exécution de toute action comprend une part d’improvisation, qu’elle ait ou non été définie dans l’esprit des performeurs et des spectateurs » (TBS, p. 4). Sa définition de l’improvisation sert d’ailleurs de balise à mon approche du mouvement des spectateurs dans SNM. En s’exécutant, les spectateurs jouissent à la fois des prestations des membres de la distribution (et de celles des autres spectateurs), tout en ayant la possibilité d’exercer leur agentivité en infléchissant la chorégraphie par leurs propres choix, ce qui enrichit le contenu chorégraphique du spectacle. Alors que les écrits de Foster renvoient aux pratiques d’improvisation dans des contextes différents des spectacles immersifs, puisque cette forme n’a émergé qu’en 2003, ses propos semblent visionnaires au vu des possibilités de la danse en tandem entre les spectateurs et les membres de la distribution dans SNM. Ses idées sont d’une importance plus grande encore dès lors que la dichotomie entre l’observateur et le performeur, qu’elle nomme participant, est éliminée :
L’improvisation accroît l’importance de ceux qui y assistent ainsi que de ceux qui y prennent part. En observant de l’improvisation, la conscience dépasse la réception passive d’un événement au profit d’un engagement actif dans le présent de la construction de l’événement. Les observateurs participent avec les performeurs dans le vaste champ des possibles et c’est par la construction et la sélection de ces choix par les performeurs que le sens est déterminé.
TBS, p. 9
En raison de la structure ouverte de SNM, ce « vaste champ des possibles » implique une forme de risque et d’indétermination, à la fois pour les membres de la distribution et pour les spectateurs. La prise de risque étant une composante centrale de la structure de SNM, le proverbe « la fortune sourit aux audacieux » fait écho aux choix déstabilisants que peuvent opérer les spectateurs au risque de se surprendre eux-mêmes ainsi que n’importe quel témoin des événements. Tori Sparks décrit l’inconnu et le risque pris par les membres de la distribution de la façon suivante :
L’inconnu abonde dans les représentations et tu l’affrontes grâce à ce que tu connais déjà avant de l’affronter. Quelque chose d’imprévu, de non-répété se produira… et ces moments peuvent être très excitants ou désastreux. Dans ce type de travail, tu as — quoi, quatre cents membres du public — donc quatre cents inconnus plus toutes les choses qui peuvent se produire, plus tes collaborations [avec les membres de la distribution], du coup, tu es constamment en train de te métamorphoser et de régler des choses, [tout en] exécutant néanmoins un travail scénique très structuré, de sorte que la fable — même si elle ne paraît peut-être pas totalement linéaire aux yeux des observateurs — est jouée à son maximum.
RU, p. 7
Tony Bordonaro, membre de la distribution depuis 2011, jouant Banquo et d’autres rôles, conçoit le « vaste champ » des spectateurs comme le lieu d’une liberté :
Ce qui est si remarquable à propos du théâtre immersif, et de Sleep No More en particulier, c’est que le public… n’est nullement dirigé. Il a le choix d’aller où bon lui semble. Leur perception de la pièce est donc très personnelle. Tu sais, on discute… de la façon de les aider et les guider, mais leur liberté est fondamentalement préservée[34].
En offrant aux spectateurs la liberté de circuler et une proximité avec les performeurs, les créateurs de SNM exploitent un phénomène théorisé par Bill Ivey et Stephen Tepper, respectivement directeur et directeur associé du Curb Center for Art, Enterprise, and Public Policy de la Vanderbilt University aux États-Unis, sous l’appellation de « moi curatorial [curatorial me][35] ». Comme ils l’indiquent dans leur article de 2006 intitulé « Cultural Renaissance or Cultural Divide ? », cette tendance renvoie au fait que les productions culturelles de la société occidentale sont de plus en plus destinées à une frange de la population, les jeunes nés entre le début des années 1980 et l’an 2000, désignés par l’expression « génération Y ». SNM serait ainsi tributaire des usages de cette génération, comme l’hypertextualité, rendue possible par la fréquentation d’internet et en particulier grâce à l’introduction des plateformes Web 2.0, génération dont les vies sont façonnées par la prolifération de pratiques comme le jeu vidéo et de formes de divertissement médiatiques, ayant mené à ce que certains appellent la « ludification [gamification] » du théâtre[36]. Marqués par l’hypertextualité et la ludification, ces individus sont désireux de personnaliser leurs expériences et de dépasser la présence passive à des événements en s’attribuant un rôle dans leur organisation et en synthétisant les multiples choix qui existent dans les arts vivants, dans les médias et en ligne, de manière à définir leurs propres manières de se distraire et leurs propres identités. Dans son livre, Curationism : How Curating Took Over the Art World and Everything Else[37], l’éditeur et critique d’art David Balzer explore comment ce concept et cette pratique informent la consommation culturelle. Balzer définit le curationnisme comme « l’accélération de l’impulsion curatoriale à devenir un mode de pensée et d’être dominant » (CHC, p. 2) ; selon lui, depuis le milieu des années 1990 — décennie emblématique de la génération Y —, le verbe curate est très utilisé en anglais pour « renvoyer à de nombreuses choses que l’on fait et que l’on consomme de manière régulière. » (CHC, p. 10) L’apport le plus intéressant de Balzer — du moins, relativement à mon propos — se situe dans son analyse du terme « curateur » qu’il met en relation avec l’essor des pratiques d’improvisation. Balzer établit un lien entre le terme curating et le concept de bricolage élaboré par l’ethnologue français Claude Lévi-Strauss. À la suite de Patrick Wilcken, il prétend que le bricoleur est un « réparateur, qui improvise son travail à partir de ce qu’il a à portée de main pour concocter des solutions à des problèmes à la fois pratiques et esthétiques[38] ». Dans cette perspective, les spectateurs de SNM, dans leurs efforts pour donner sens à la pièce et pour se retrouver dans un univers inconnu, s’engageraient dans des formes de bricolage/curationnisme pour vivre des expériences. L’engagement des spectateurs me paraît reposer ici sur l’espace que leur laissent les instructions et l’improvisation pour organiser et expérimenter le mouvement dansé. Ce faisant, le public affine sa connaissance du mouvement, grâce aux possibilités de mobilité offertes dans l’univers de SNM, illustrant par le fait même le « concept d’une culture de connaisseur [connoisseurship] affichant son goût ou son expertise qui confère une autonomie esthétique à l’acte de se responsabiliser et d’agencer. » (CHC, p. 27) Que des individus se fassent déjà les curateurs de leurs propres existences (Balzer donne des exemples comme l’édition de playlists personnelles sur son iPod ou sur ses pages Facebook), combiné à la réalité démographique voulant que les spectateurs de SNM proviennent de milieux variés, permet en quelque sorte d’opérer un transfert de connaissances et d’attitudes menant le public à se faire curateur de sa propre expérience spectaculaire. Durant la représentation, les spectateurs appliquent ainsi un savoir-faire acquis au cours d’autres expériences et apprennent également les uns au contact des autres sur le champ, par le truchement de l’observation et de l’imitation d’actions. Le chorégraphe associé Conor Doyle explique ainsi pourquoi différents groupes sociaux se rendent au spectacle :
C’est ce qui est merveilleux avec ce spectacle… Je crois que si tu vas voir un spectacle de danse à Londres… les mêmes vingt personnes se trouvent à tous les spectacles… Je crois que c’est la même chose à New York… Mais ici… on a des gens qui aiment la danse, des gens qui aiment le théâtre, des gens qui n’ont jamais vu de pièce de leur vie, des gens qui aiment les jeux vidéo, des gens qui aiment le cinéma… Nombre de personnes qui viennent et assistent au spectacle… ne sont pas des gens de théâtre ou de danse… Et cela t’amène à jouer devant un public que tu n’as jamais vu de ta vie[39]…
Si on prend en compte l’hypothèse de Conor Doyle selon laquelle la danse n’est pas une pratique qui est familière à tous les spectateurs de SNM, il s’ensuit que si nombre d’entre eux se sentent dans « l’inconnu », ils demeurent néanmoins suffisamment outillés grâce au « connu » et à l’habitude qu’ils ont de se faire curateur (et d’improviser) dans bien d’autres circonstances pour combiner ce savoir-faire aux instructions stratégiques de Doyle et de Barrett. Lors d’une entrevue avec le spectateur JSC, programmateur informatique et artiste visuel qui a assisté à SNM à de multiples reprises, ce dernier corrobore l’hypothèse selon laquelle les individus s’y engagent de façons variées, lorsqu’il affirme que « [c]’est la façon de faire de Punchdrunk, d’essayer de stimuler un maximum de sens. Et… même s’il y a beaucoup de monde, de faire en sorte que chaque personne dans la foule se sente personnellement impliquée[40]. » La popularité de SNM est peut-être le signe que les moyens déployés par ses créateurs, tout en répondant aux goûts de la génération Y, rejoignent les spectateurs moins familiers avec la danse contemporaine et leur permettent d’entrer dans un monde rempli d’images en mouvement et d’actions concrètes.
Maîtriser la danse en tandem : le langage de l’espace
SNM est joué sur six étages et dans cent pièces décorées afin de ressembler à l’hôtel McKittrick, lieu de l’action du film Vertigo d’Alfred Hitchcock. La scénographie conçue par Barrett est incroyablement détaillée et comprend des milliers d’objets et d’artéfacts, allant de pièces de vaisselle comme des tasses de thé à des centaines d’animaux empaillés. Les espaces sont conçus pour provoquer des réponses sensorielles, depuis la sensation sous les pieds du gravier d’un cimetière, jusqu’aux odeurs de la pharmacopée d’Hécate, en passant par les nombreux points de vue et perspectives sur la salle de bal dont on peut jouir. Pour Doyle, le « bâtiment joue un rôle primordial, [est] probablement l’acteur le plus essentiel » (RU, p. 4) de SNM, et je pense que l’espace existe en tant qu’entité à part entière, racontant des histoires, que la danse y soit présente ou non. Par sa façon de créer un espace encombré et par là immersif, Doyle considère Barrett comme l’instigateur principal de l’intérêt suscité par Punchdrunk pour « des histoires racontées à travers d’énormes sites transformés » (RU, p. 3) ainsi que pour la déconstruction de textes classiques via l’exploitation de leurs propriétés physiques, incluant les odeurs, les sons et les textures :
Nous n’allons pas dans des espaces qui sont conçus pour le théâtre. Plus l’espace est grand, plus il nous pose un défi, et plus nous en sommes ravis. [Felix] trouvait que quand il plaçait une pièce dans un tel contexte… les mots ne correspondaient pas à l’espace… Quand l’espace est magnifique, le public s’enthousiasme et quand il entend le texte, le texte parlé, la chose lui paraît confortable mais mondaine… Or comment inventer une esthétique spectaculaire qui parvienne quelque peu à rivaliser avec de tels espaces ?
RU, p. 3
En tant que chorégraphe, Doyle souhaitait « libérer les réalités émotionnelles du… texte et des personnages et [essayer de] trouver une façon d’exprimer des émotions intenses physiquement. » (RU, p. 3) Son défi fut de transporter son travail chorégraphique dans les espaces gigantesques que Punchdrunk souhaitait occuper :
Le plus intéressant pour moi dans cette expérience était [de voir] comment le performeur tenait tête à ces bâtiments, à ces espaces épiques [dotés de] lumières, de sons et de textures et comment il parvenait à créer une expérience véritablement intense pour le spectateur ? Et où donc se situe le rôle du performeur dans tout cela ?
RU, p. 4
Doyle, à l’instar des artistes postmodernes qui ont subverti les notions traditionnelles d’espace en danse dans les années 1960 et 1970, aborde l’espace comme un adversaire ou un « agent provocateur », appelant les membres de la distribution à relever des défis chorégraphiques. Dans un premier temps, elle travaille avec eux en studio, explorant les concepts inspirés par le texte afin de générer du mouvement et de construire les duos à l’aide du CI. Ensuite, elle transpose ce matériel dans l’aire de jeu, utilisant les propriétés de l’espace, notamment les meubles, les objets, les murs et autres surfaces, pour générer du mouvement additionnel, de sorte que puisse émerger « un langage imprégné de l’architecture. » (EMD, p. 4) Leslie Krause, membre de la distribution, décrit ainsi le phénomène : « On danse pas mal sur les meubles, comme sur un grand lit double, une commode, ou même un mur. Quand je danse, mes pieds ne touchent pratiquement jamais le sol[41]. » À l’intention des spectateurs, Doyle et Barrett ont conçu une scénographie de sorte qu’ils puissent « organiser et moduler leur expérience spectatorielle » et « passer de l’intime à l’épique[42] », ce qui suppose de créer des opportunités pour que les spectateurs partagent un espace réduit avec un membre de la distribution et l’instant d’après, qu’ils rencontrent des centaines d’autres spectateurs dans la salle de bal. De nombreux spectateurs évoquent le pouvoir d’attraction instantané de cet espace sur eux : certains, en raison de son envergure, d’autres, en raison de ses recoins, et d’autres encore, en raison des deux. CF, une dessinatrice de bandes dessinées qui a assisté au spectacle de nombreuses fois, décrit sa découverte de cet espace :
Je me suis sentie comme prise dans un tourbillon. C’est comme un raz-de-marée de choses que j’aime : danse, Shakespeare et des intérieurs du début du vingtième siècle. J’ai passé beaucoup de temps à arpenter les espaces et j’étais impressionnée par la dimension cinématographique de tous les éléments… peu importe depuis quel endroit[43].
GMH, une étudiante en théâtre qui est une fervente fan du spectacle, l’ayant vu plus de quarante fois, se souvient de sa première expérience dans l’espace :
C’était comme si [les membres de la distribution] devenaient une partie de l’espace lorsqu’ils dansaient avec lui… C’était comme si l’ensemble de l’hôtel était un organisme car [les membres de la distribution] interagissaient avec lui dans un style de danse particulier et très intense. La première fois que j’y suis allée, et probablement jusqu’à la troisième ou quatrième fois, j’ai trouvé très difficile de parvenir à comprendre où se trouvaient les choses et où menaient les cages d’escaliers. Je pense qu’à dessein, l’espace est très déroutant de ce point de vue. Et au fil du temps, c’est comme si tu le mémorisais… ce que tu sais, même si tu n’y penses pas vraiment, si je veux atteindre… la sonnette du portier ou quoi que ce soit d’autre… ton corps se souvient comment y aller. Donc tu peux avoir l’impression que ça va durer toujours… Une sorte de possibilité infinie se retrouve dans cet espace[44].
GMH suggère plus haut les façons par lesquelles l’espace se fait « provocateur » et agit sur les spectateurs en influençant la manière dont ils observent les mouvements des membres de la distribution mis en scène par Doyle ainsi que la façon dont l’espace stimule et façonne le parcours des spectateurs. Le bâtiment, en tant qu’acteur principal et premier rôle, pour paraphraser Doyle, s’adresse aux spectateurs par le langage de l’espace, un langage dont la syntaxe est enrichie par la scénographie sensuelle et complexe de Barrett ainsi que par la chorégraphie de Doyle, qui incitent les spectateurs à s’aventurer toujours plus loin sur les terres inconnues de SNM.
La danse en tandem en question : improvisation et intentionnalité
Étant donné que les spectateurs sont intégrés et physiquement impliqués dans SNM par l’intermédiaire de la danse en tandem, je conçois que le lecteur puisse se demander dans quelle mesure ils se déplacent avec l’intention de produire des effets esthétiques susceptibles d’être appréciés par eux-mêmes ou par les autres. La qualité de l’expérience des spectateurs dans SNM ne dépend toutefois pas du fait que les spectateurs se perçoivent comme des danseurs ou conçoivent leurs mouvements comme faisant partie d’une chorégraphie. Doyle et Barrett misent plutôt sur l’efficacité de l’expérience en mettant les corps des spectateurs en mode solution de problème relativement au mouvement au moyen d’instructions pensées en fonction de cet environnement en constant changement et caractérisé par son indétermination. Dans la plupart des cas, les actions des spectateurs ne sont pas définies à l’avance[45] mais se manifestent plutôt sous la forme d’une danse en tandem dotée de multiples aspects. Premièrement, la conscience du spectateur et la compréhension de ses mouvements peuvent être accessoires dans son expérience de SNM. J’entends par là que les spectateurs peuvent avoir une conscience cognitive ou non de ce qu’ils sont en train de faire (quelles actions leurs corps en mouvement exécutent) et de comment ils bougent (autrement dit, le déploiement de types et de degrés d’énergies et d’efforts) puisqu’ils sont absorbés — cognitivement, affectivement et physiquement — par l’exécution de l’action en cours. En outre, ils peuvent ne pas percevoir l’impact de leurs mouvements sur le spectacle, même s’ils possèdent une conscience aiguë de l’engagement physique entraîné par leur participation. Deuxièmement, il se peut que l’exécution de mouvement par les spectateurs ait en réalité une importance limitée au sein de la structure compositionnelle de l’événement. Le plus souvent, en effet, les choix de mouvement opérés par les spectateurs ont un impact minimal sur les tracés des membres de la distribution. Ceci dit, les spectateurs peuvent interrompre ces tracés, et leurs décisions peuvent ainsi bouleverser le déroulement de SNM. L’interruption du tracé d’un membre de la distribution peut être fortuit, accidentel ou intentionnel ; certains spectateurs subvertissent ouvertement le statut ontologique des incidents dans SNM en en interrompant ou en en gênant le déroulement, tandis que d’autres désirent réitérer leurs expériences initiales en y retournant à plusieurs reprises afin de peaufiner leur façon d’y participer. Enfin, comme les spectateurs sont pensés par Doyle et Barrett comme des clients de l’hôtel McKittrick et invités à participer en tant qu’actants intégrés au sein de l’univers de SNM, leurs mouvements et actions constituent une composante intentionnelle de l’événement et sont conçus pour être observés par les membres de la distribution et les spectateurs. Par conséquent, la prise en compte des instructions par les spectateurs, ainsi que leur contribution au mouvement du spectacle, tout comme les modifications des tracés des interprètes, peuvent, à mon avis, être considérées comme une danse en tandem improvisée avec les membres de la distribution. L’esthétique de SNM ne se limite donc pas à l’exécution de la chorégraphie de Doyle par les membres de la distribution, tout comme elle ne se limite pas non plus à l’impressionnante et complexe scénographie conçue et élaborée par Barrett. Tim Heck clarifie ce point à la faveur d’une conversation avec Paul Zivkovich : « Paul a dit ceci : le seul aspect qu’il désire rappeler à tous [les membres de l’équipe], c’est qu’ils sont un élément du spectacle [parmi d’autres]. Nous ne sommes pas LA star du spectacle. Nous sommes en réalité des acteurs de soutien pour les lumières, le son et le public[46]. » En somme, par son recours à l’immersion, l’interaction et la participation, l’art de SNM vise à créer une expérience du mouvement, processus facilité par la danse.
En abordant SNM comme un spectacle immersif, médié et réalisé par l’intermédiaire d’une danse en tandem entre les membres de la distribution et les spectateurs, je considère que Maxine Doyle et Felix Barrett ont créé un nouveau modèle de spectacle. Ce modèle place la danse à son épicentre, en tant que méthode et médium en combinaison avec des procédés immersifs, élargissant ainsi les codes de la danse pour y inclure le mouvement des spectateurs et ainsi créer un spectacle immersif efficace. Le succès de SNM donne à penser que le discours entourant les pratiques immersives pourrait bénéficier d’analyses approfondies de l’impact de la danse dans ces nouveaux modèles de spectacle — et ces analyses pourraient mener de telles études à contribuer à l’avancement des connaissances tant dans les domaines de la danse que du théâtre immersif. Nous ne savons pas encore comment l’influence de productions comme SNM se fera sentir sur la danse appelée à être conçue, créée et présentée à l’avenir. On sait, en revanche, quelles formes la danse commence à prendre dans certaines productions immersives et comment la danse et les pratiques immersives s’influencent les unes les autres, en particulier comment elles peuvent toutes deux étendre les codes du mouvement au public durant la représentation.
À l’aide des informations que j’ai récoltées lors d’entrevues et de mes propres expériences de SNM, j’ai voulu démontrer dans cet article de quelle manière les moyens chorégraphiques déployés par Doyle parviennent à attirer de nouveaux publics vers la danse contemporaine en créant des environnements spectaculaires innovants. Ceux-ci permettent au spectateur de développer une agentivité créative et lui offrent des conditions susceptibles de l’aider à donner du sens à son expérience, éléments qui vont au-delà de ce qu’il a expérimenté dans des contextes chorégraphiques plus traditionnels, en plus d’enrichir les pratiques de théâtre immersif. En mettant à la disposition des spectateurs des instructions stratégiques et des outils chorégraphiques qui leur permettent d’improviser et d’entrer dans la danse, les créateurs de SNM les incitent à trouver des manières de se positionner en tant que spectateurs, danseurs, curateurs et invités, c’est-à-dire à adhérer à une vision d’eux-mêmes comme ayant un rôle à jouer au sein de sociétés et d’économies toujours plus cocréées et partagées.
Appendices
Note biographique
Julia M. Ritter a reçu trois bourses Fulbright pour ses projets chorégraphiques en Europe. Avec le soutien de fondations nationales et internationales, ses projets ont été présentés en Allemagne, en Bulgarie, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, au Mexique, en République tchèque, en Russie et en Turquie. Elle est également professeure agrégée et directrice, tant administrative qu’artistique, du Département de danse de l’Université Rutgers. Elle termine actuellement un doctorat en danse à la Texas Woman’s University de Denton, au Texas.
Notes
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[1]
J’ai écrit cet article en anglais. Catherine Bouko en a assuré la traduction en collaboration avec Hervé Guay.
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[2]
Mon statut de danseuse professionnelle et de chorégraphe me permet différents accès à une production comme SNM, dans laquelle le contenu narratif de Macbeth est exécuté par la danse. Il va de soi que mes compétences professionnelles font en sorte que mon expérience de ce spectacle peut différer grandement de celle d’autres spectateurs.
-
[3]
L’historienne de l’art Claire Bishop (Participation, Cambridge, Whitechapel/The MIT Press, 2006, p. 13) décrit « les personnes comme des matériaux privilégiés » au sein du processus de performance live, en référence à l’auteur et cinéaste Guy Debord, qui construisait des situations dans lesquelles « la fonction du public disparaît dans la catégorie du viveur (quelqu’un qui vit). » Notre traduction des expressions anglaises suivantes : « people as privileged materials » ; « the audience function disappear[s] altogether in the new category of viveur (one who lives). »
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[4]
La notion de « théâtre immersif » semble avoir imprégné la terminologie de la critique spectaculaire ces cinq dernières années, notamment au travers des travaux de Josephine Machon et William B. Worthen. Toutefois, les pratiques spectaculaires qui intègrent le public ne datent pas d’hier. Voir Gareth White, « On Immersive Theatre », Theatre Research International, vol. 37, no 3, octobre 2012, p. 221-235.
-
[5]
Les performeurs de SNM que j’ai interviewés et auxquels je fais référence dans cet article se considèrent comme des danseurs et citent la danse moderne/contemporaine comme leur principale formation corporelle. Nombre d’entre eux possèdent une expérience importante du contact improvisation ; la plupart ont une formation en danse classique ; certains sont formés à la gymnastique et à d’autres formes et styles chorégraphiques. Dans les entrevues qu’elle m’a accordées, la chorégraphe Maxine Doyle les nomme tantôt « danseurs », tantôt « performeurs ». Maxine Doyle (« Entrevue avec Maxine Doyle », 10 octobre 2013, p. 7) indique que, dans les autres productions de Punchdrunk, la compagnie a employé « des acteurs… qui ont particulièrement développé des compétences ou une sensibilité physiques. » Désormais, les références à cette entrevue seront indiquées par le signe EMD, suivi de la page de la transcription, et placées entre parenthèses dans le corps du texte. Sauf indication contraire, j’ai réalisé toutes les entrevues des créateurs et des spectateurs citées dans cet article.
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[6]
Lors d’une présentation publique, Maxine Doyle a évoqué le travail de Punchdrunk en précisant les intérêts de Felix Barrett à l’époque où il a créé la compagnie : « Sa motivation principale était de changer la nature de l’expérience théâtrale et de l’expérience spectatorielle… de faire du public l’épicentre de l’expérience. Felix a commencé à dialoguer avec des textes classiques, La tempête, Woyzeck, Le songe d’une nuit d’été et à les déconstruire… en explorant les histoires secondaires des personnages et en diffusant ces histoires à travers la transformation de lieux de grande envergure. » (Maxine Doyle, Conor Doyle, Tony Bordonaro et Tori Sparks, « Présentation de Sleep No More à Rutgers University », Rutgers University, 7 mars 2012.) Désormais, les références à cette entrevue seront indiquées par le signe RU, suivi de la page de la transcription, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[7]
Définition de « tandem » provenant du dictionnaire Merriam-Webster [En ligne], consulté le 14 juin 2014, URL : http://www.merriam-webster.com/dictionary/ tandem.
-
[8]
« Entrevue avec le spectateur GMH », 1er juillet 2014, p. 2.
-
[9]
« Entrevue avec Tim Heck », 30 juin 2014, p. 28.
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[10]
Zivkovich a interrompu son travail dans SNM pendant 18 mois de façon à pouvoir travailler avec Doyle et Barrett sur le rôle de William dans la production londonienne The Drowned Man de Punchdrunk. Il a repris Sleep No More en 2014.
-
[11]
« Entrevue avec Paul Zivkovich », 18 août 2014, p. 39.
-
[12]
« Entrevue avec Paul Zivkovich », entrevue citée, p. 22.
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[13]
L’idée de fournir aux spectateurs des instructions à mettre en oeuvre a une longue histoire : très célèbres, aux États-Unis et en Europe sont celles qui émaillent les performances de Yoko Hono et Marina Abramović. En 1965, Yoko Ono présentait Cut Piece, offrant son corps au public en tant qu’objet à manipuler, la rendant vulnérable à son pouvoir et son action. Cut Piece était distillée au moyen d’une série d’instructions, le corps de Ono, les corps des spectateurs et une paire de ciseaux, cette dernière étant utilisée pour découper petit à petit les vêtements d’Ono, et révéler ainsi sa chair. Dix ans plus tard, Marina Abramović a repris ces idées de participation et d’interactivité avec le public, particulièrement dans sa célèbre performance Rhythm 0, au cours de laquelle les spectateurs avaient comme instruction qu’ils pouvaient utiliser 72 objets, notamment des armes, des rasoirs et des couteaux, sur le corps d’Abramović comme ils le désiraient. Les partitions dans le champ de la danse incluent notamment celles développées par John Cage, Merce Cunningham, Yvonne Rainer, Steve Paxton et Nancy Stark Smith. Les partitions, quand elles sont données aux danseurs, sont interprétées de multiples façons ; elles ne sont pas reproduites à l’identique, mais peuvent être répétées par la réitération des instructions et reconstruites en partie grâce à un travail de mémoire. Les oeuvres à instructions et les partitions portent sur l’exploration et l’investigation, ce que Barrett et Doyle tentent précisément de stimuler chez les spectateurs pendant SNM.
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[14]
« Macbeth se déploie dans les multiples langages — son, lumière, scénographie et danse — de Sleep No More », « Paul Stacy : très superstitieux », notes du programme de Sleep No More, production de l’American Repertory Theatre, Boston, 8 octobre 2009. Parallèlement à la danse, on peut aussi considérer que la dramaturgie de la production se fonde sur la scénographie du bâtiment. Si je mentionnerai plus loin la scénographie et son rôle dans l’impact dramaturgique du « bâtiment comme acteur », une discussion complète sur ce sujet dépasse la portée de cet article. Par conséquent, je dirige le lecteur vers d’autres sources, en particulier Zachary Snider, « The Macbeth Dance : Punchdrunk Theatre Company’s Sleep No More Experience », dans Gabrielle Malcolm et Kelli Marshall (dir.), Locating Shakespeare in the Twenty-First Century, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2012, p. 14-27 et William B. Worthen, « “The Written Troubles of the Brain” : Sleep No More and the space of character », Theatre Journal, vol. 64, no 1, mars 2012, p. 79-97.
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[15]
« Entrevue avec Paul Zivkovich », entrevue citée, p. 10.
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[16]
C’est ainsi que nous avons traduit en français le mot « track » employé en anglais.
-
[17]
Il est important de noter qu’à chaque représentation, les tracés des membres de la distribution sont différents les uns des autres, bien qu’ils reposent sur un langage et des motifs chorégraphiques communs, particulièrement lors des duos, trios et formations de groupes.
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[18]
« Entrevue avec Tori Sparks », 6 juin 2014, p. 27-28.
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[19]
Aux États-Unis, cette période postmoderne a émergé sous l’influence de John Cage, qui travaillait à la fois avec Cunningham (son partenaire et son collaborateur de longue date) et le chorégraphe et professeur de danse Robert Ellis Dunn. Dunn est le fondateur des classes de danse à la Judson Church à New York, dans lesquelles il encourageait ses étudiants à subvertir les principes chorégraphiques existants en empruntant des concepts développés par Cage, Kaprow et d’autres. Les classes de Dunn permettaient aux danseurs de disposer de nouveaux cadres pédagogiques et artistiques pour interroger les processus chorégraphiques et remettre en question les relations entre le performeur et le public. Les événements et les happenings qui ont émergé des expérimentations à la Judson Church ont irrévocablement changé la danse aux États-Unis et ont eu un impact considérable sur le travail des danseurs au Canada et au Royaume-Uni. Voir Sally Banes, Terpsichore in Sneakers : Post-Modern Dance, Middleton, Wesleyan University Press, 2011.
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[20]
Josephine Machon, Immersive Theatres : Intimacy and Immediacy in Contemporary Performance, Londres, Palgrave Macmillian, 2013.
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[21]
Maxine Doyle est citée 6 fois dans le texte de Machon, la danse, 25 fois.
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[22]
Les outils chorégraphiques au sein de la danse sont entendus ici au sens que leur accordent, dans leurs écrits, Lynne Anne Blom et L. Tarin Chaplin (The Intimate Act of Choreography, Londres, Feffer and Simons, 1982, p. 92). Dans ce texte, elles définissent les outils chorégraphiques comme des « manières de développer des pépites de mouvement, enrichissant et prolongeant ainsi le mouvement initial dans le but de construire un ensemble de matériel chorégraphique plus large. » À cette définition, j’ajoute l’utilisation des chance operations, ainsi que le développement de jeux, d’exercices, de structures, de tâches et d’outils déployés au moyen de processus variés destinés à générer et à sélectionner le mouvement.
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[23]
Voir Cynthia Jean Novack, Sharing the Dance : Contact Improvisation and American Culture, Madison, University of Wisconsin Press, 1990, p. 53.
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[24]
Cynthia Jean Novack, Sharing the Dance, ouvr. cité, p. 53.
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[25]
De nombreuses définitions du contact improvisation existent ; celle que je propose étend les définitions proposées en 1972, à l’époque où le CI est apparu et était lié aux partenariats entre deux ou plusieurs personnes : « Contact Improvisation est une exploration ouverte des possibilités kinesthésiques des corps par l’intermédiaire du contact. Parfois sauvages et athlétiques, parfois calmes et méditatifs, il est une forme ouverte à tous les corps et les esprits ouverts. » Cette définition est tirée de l’introduction à l’atelier de Ray Chung à Londres en 2009 (« About Contact Improvisation (CI) », Contact Quarterly [En ligne], consulté le 12 janvier 2015, URL : www.contactquarterly.com/contact-improvisation/about/index.php).
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[26]
Lady Macduff, comme personnage, apparaît brièvement dans le quatrième acte du texte de Shakespeare et est souvent considérée comme un personnage mineur même si sa présence n’est pas dénuée de sens.
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[27]
« Entrevue avec le spectateur CLF », 4 décembre 2014, p. 17.
-
[28]
Le CI est entendu ici comme une forme en tant que telle, qui ne requiert rien de plus pour exister comme forme artistique ; l’orientation du corps peut y être modifiée de façon à ce qu’il n’y ait pas de « face avant » ; les pas ne sont pas prédéterminés et sont appelés à se déployer dans l’espace et le temps ; l’exploration spatiale est encouragée ; le mouvement et les idées sur le mouvement circulent dans l’espace et auprès des autres ; les situations sont créées par action/réaction. Ce passage est inspiré de Cynthia Jean Novack, Sharing the Dance, ouvr. cité.
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[29]
Cet emprunt à l’anglais et ses dérivés désignent de manière métaphorique, en renvoyant au vocabulaire relié à l’organisation d’expositions, le désir de définir soi-même ses conduites esthétiques et identitaires.
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[30]
Un nombre significatif de spectateurs et de danseurs interviewés ont mentionné que ce type de participation physique peut être observé chez les participants bien que cela ne les touche pas tous. Les membres de la distribution l’ont observé plus fréquemment en raison de leur présence constante sur les lieux.
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[31]
Lynne Anne Blom et L. Tarin Chaplin (The Intimate Act of Choreography, ouvr. cité, p. 102-104) énumèrent « seize manières de manipuler un motif de mouvement » : la répétition, la rétroaction, l’inversion, la taille (condensation/expansion), le tempo, le rythme, la qualité, l’instrumentalisation (des différentes parties du corps), la force, le contexte [background], la scène, l’embellissement, les changements de plans/niveaux, l’addition/l’incorporation, la fragmentation et la combinaison.
-
[32]
« Entrevue avec Tony Bordonaro », 8 août 2014, p. 43.
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[33]
Susan Leigh Foster, « Taken By Surprise : Improvisation in Body and Mind », dans Ann Cooper Albright et David Gere (dir.), Taken By Surprise : A Dance Improvisation Reader, Middletown, Wesleyan University Press, 2003, p. 3. Désormais, les références à cet article seront indiquées par le sigle TBS, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[34]
« Entrevue avec Tony Bordonaro », entrevue citée, p. 26.
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[35]
Bill Ivey et Steven Tepper, « Cultural Renaissance or Cultural Divide ? », The Chronicle of Higher Education, The Chronicle Review, vol. 52, no 37, 19 mai 2006, page B6.
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[36]
« Ludification » est utilisé dans de nombreux contextes, notamment en milieu de travail et en éducation, où il signifie employer des structures ludiques pour motiver les individus à atteindre leurs objectifs. En ce qui a trait au monde du spectacle, je m’appuie sur la définition de Megan Reilly (« Learning from the Gamification of Theater », HowlRound : a commons by and for people who make performance [En ligne], mis en ligne le 18 juin 2014, consulté le 4 mars 2015, URL : http://howlround.com/learning-from-the-gamification-of-theater) selon qui « le terme “ludification” renvoie à l’utilisation de mécaniques ludiques dans des situations non ludiques. De l’avis de plusieurs, comprendre ce qui attire les gens dans les jeux peut aider à attirer au théâtre conventionnel des publics qui autrement ne s’y rendraient pas. »
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[37]
David Balzer, Curationism : How Curating Took Over the Art World and Everything Else, Londres, Pluto Press, 2015. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle CHC, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.
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[38]
Patrick Wilcken, Claude Lévi-Strauss. The Poet in the Laboratory, Londres, Bloomsbury, 2011, p. 249.
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[39]
Conor Doyle interviewé par Miguel Sagaz, « Miguel Sagaz/Sleep No More NYC : Special Behind the Scenes » [En ligne], mis en ligne le 25 septembre 2012, consulté le 14 juin 2014, URL : https://www.youtube.com/watch?v=rtOIPTOozjk.
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[40]
« Entrevue avec le spectateur JSC », 14 juin 2014, p. 44.
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[41]
Leslie Krause, interviewée par Kina Poon et Wendy Perron, « Harrowing Beauty : inside off-Broadway’s smash hit Sleep No More », Dance Magazine [En ligne], mis en ligne en janvier 2013, consulté le 12 janvier 2015, URL : www.dancemagazine.com/issues/january-2013/Harrowing-Beauty.
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[42]
Kina Poon et Wendy Perron, « Harrowing Beauty », art. cité, p. 10.
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[43]
« Entrevue avec le spectateur CF », 30 juin 2014, p. 2.
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[44]
« Entrevue avec le spectateur GMH », entrevue citée, p. 7.
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[45]
Comme je l’ai mentionné précédemment, certains spectateurs assistent au spectacle de façon régulière, et cela peut donc conditionner la façon dont ils s’y comportent.
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[46]
« Entrevue avec Tim Heck », entrevue citée, p. 40 ; l’auteur souligne.