Dans L’ordre du discours, Michel Foucault posait l’hypothèse suivante : « dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers […] . » Si des discours conformes aux idéaux politiques et sociaux sont portés aux nues par les instances de légitimation (médias, gouvernements, etc.), d’autres sont rejetés, mis au rancart parce qu’ils interrogent l’image et l’idée reçues de la société. La littérature, qui fait évidemment partie de l’univers discursif, n’échappe pas à ces mouvements de rejet et d’inclusion : elle participe en effet activement à forger de l’identitaire, du mémoriel, notamment par sa capacité à accueillir et à entremêler tout type de discours, qu’ils soient scientifiques ou poétiques, parole vivante ou langues mortes, images du présent ou mémoire de l’origine. Autrefois influencée par les pouvoirs religieux et politique, la littérature semble aujourd’hui détachée de ces cadres axiologiques et moraux rigides. Cette émancipation n’est pas pour autant le gage d’une exemption de toute censure. Autonome par rapport aux instances légitimantes, la littérature aurait plutôt développé son propre système de contrôle — peut-être intériorisé par les écrivains — qui régit l’écriture, les discours et les mémoires qu’elle est en droit de convoquer. Comme l’affirme Jean-Marie Schaeffer, « le passé littéraire [mais on pourrait ici considérer n’importe quel type de passé] n’est pas un objet inerte : ses contours ne cessent d’être définis à la lumière de sa postérité. Concrètement, […] chaque projet met en évidence, sélectionne, privilégie certains traits de la tradition littéraire passée au dépens d’autres ». Le cas de la littérature québécoise est tout indiqué pour aborder la question des relectures, voire des réécritures, du passé littéraire. Fille de plusieurs parents, héritière de legs nombreux, la littérature québécoise peine depuis ses débuts à se créer une histoire et une mémoire qui lui seraient propres. De l’exiguïté du corpus à l’absence de maîtres , en passant par « les courants d’air » d’une jeune institution, nombreuses sont les études qui mettent en évidence la précarité des canons et des traditions de l’histoire littéraire québécoise. Comment hériter dans un tel contexte et, surtout, de quoi hériter ? Comment construire une mémoire littéraire si les classiques et les figures du grantécrivain se font rares ? Comment les « traditions de lecture » sont-elles fabriquées, racontées et subverties ? Le présent dossier répond en partie à ces questions en réfléchissant au discernement des héritages et plus précisément au détournement que les textes de la littérature québécoise, des années 1940 à aujourd’hui, ont opéré de certains legs (littéraires, historiques, philosophiques) avec lesquels ils doivent composer de manière à se ménager une place dans l’histoire des lettres d’ici. Le détournement de l’héritage peut prendre plusieurs formes : ironie critique sur une filiation, inflexion de récits mémoriels et historiques, silence volontaire sur une référence qui paraît pourtant évidente, etc. Certains y vont d’attaques directes contre des héritages précis, d’autres passent plutôt par une esthétisation du détournement, une métaphorisation du rapport à l’héritage qui prend souvent comme cadre une institution bien structurée et où se fait habituellement la transmission de codes, de savoirs et de règles normatives (famille, groupes sociaux, cercle amical, etc.). C’est ainsi que l’abondance de personnages d’exclus et de marginaux (sans-abris, adolescents en crise, vieillards abandonnés) dans les pages de la littérature québécoise contemporaine, la difficulté pour l’histoire littéraire d’ici — et depuis ses débuts — de considérer la production anglo-québécoise comme faisant partie de sa définition, ou encore la présence de plus en plus marquée de références à des …
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Daniel Letendre
Université de MontréalMartine-Emmanuelle Lapointe
Université de Montréal