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La remarque de François-Xavier de Charlevoix à propos des écrits de Jacques Cartier me servira d’amorce :

Véritablement la Relation d’un Voyageur est bien triste, quand il n’a point rapporté de quoi se dédommager par quelque avantage solide, de ses fatigues, et des risques, qu’il a courus. S’il s’avise de faire une Relation de son voyage, il trouve tous ses Lecteurs en garde contre lui ; pour peu qu’il dise des choses extraordinaires, il ne trouve aucune croyance. D’autre part, si une Relation est entierement dénuée de merveilleux, on ne la lit point, c’est-à-dire, qu’on exige d’un Voyageur qu’il nous amuse, même aux dépens de sa réputation : on veut le lire avec plaisir, et avoir le droit de se mocquer de lui [1].

Ce commentaire du jésuite Charlevoix, formulé au tout début de son Histoire et description generale de la Nouvelle-France, montre bien que la mauvaise réputation entache le genre viatique. Tributaire des fables des voyageurs et de leurs attentes, la représentation de l’Amérique septentrionale n’arrive pas à se départir de cette aura de merveilleux dont plusieurs l’ont enveloppée. Aux lendemains du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, que l’on a célébré avec éclat, le moment me semble opportun de rappeler la signification que revêtait ce territoire que Marc Lescarbot envisageait, non sans parti pris idéologique, comme la France « Occidentale [2] ». Plus précisément, je m’efforcerai de démontrer que la Nouvelle-France est, dans les écrits des premiers explorateurs, des historiens et des missionnaires qui les ont suivis, une anamorphose, soit une vaste construction imaginaire échafaudée sur des aspirations aussi diversifiées que la quête d’un passage vers l’Orient, la création d’une chrétienté idéale, l’édification d’une autre France, voire d’un nouvel Eldorado qui en conditionnent la perception. Des récits de Jacques Cartier à celui du fabulateur Mathieu Sagean, je suivrai d’abord quelques-unes des mutations de cette fiction géographique forgée au gré des attentes des armateurs et des explorateurs. Puis j’examinerai, sur l’axe temporel, les retombées de la découverte de cette contrée presque mythique, que ce soit dans une perspective rétrospective développée pour rivaliser avec les conquêtes des Ibériques ou dans une optique prospective par la contemplation visionnaire de la colonie à venir. À défaut d’être exhaustif, le corpus, choisi de façon disons-le un peu arbitraire parmi l’imposante masse des écrits viatiques, missionnaires et historiques, révèle la persistance d’un rêve compensateur entretenu au fil des différents projets qui se sont succédé depuis le baptême du pays par le Florentin Giovanni da Verrazano jusqu’à l’un des derniers grands apologistes de la colonisation française en Amérique, le jésuite Charlevoix [3]. Cette autre France aux contours malléables, qui se déploie sur le littoral nord-atlantique, acadien et laurentien sans oublier la région des Grand Lacs et la Vallée du Mississipi, se décline sur des virtualités changeantes et parfois contradictoires que je m’efforcerai de mettre au jour.

Les hésitations de la carte

La manière dont on se représente l’Amérique du Nord, beaucoup moins connue que sa conterpartie méridionale, oscille entre deux configurations, celle de la péninsule continentale (les voyageurs se croyaient en Asie) et celle de l’île, comme en témoignent plusieurs cartes de l’époque [4]. Longtemps considéré comme un simple passage vers l’Extrême-Orient, ce territoire à la morphologie incertaine, qui faisait « obstacle » à la découverte d’une voie navigable vers la Chine [5], avait donc un statut problématique sur le planisphère. L’acte de naissance du continent dans la littérature de voyage remonte au Florentin Da Verrazano, qui constate son isolement par rapport au reste du monde : « Cette terre ou Nouveau Monde […] n’est rattachée ni à l’Asie ni à l’Afrique [6]. » Bien que la déclaration du Florentin soit sans équivoque, bon nombre de voyageurs, tels Jacques Cartier [7] et Samuel de Champlain, continueront de croire cette nouvelle terre rattachée à l’Asie. La perspective qu’adopte Lescarbot vis-à-vis de la Nouvelle-France, dont il popularise le nom, mérite qu’on s’y attarde. Dans son désir d’apparier la France orientale et la France occidentale, comme il les appelle dans l’une des pièces liminaires de son Histoire de la Nouvelle France, Lescarbot minimise même la distance de la barrière atlantique, postulant, à la suite de Joseph Acosta et de plusieurs géographes, l’existence de quelque détroit qui permettrait de franchir aisément cette étendue d’eau : « […] je tiens que toutes les parités de la terre ferme sont concaténées ensemble, ou du moins s’il y a quelque détroit, comme ceux d’Anian et de Magellan ; c’est chose que les hommes peuvent aisément franchir » (HNF, Livre I, chap. iii, p. 24). Cette hypothèse géographique n’est bien sûr pas indifférente sous la plume de l’auteur qui, dans le dernier livre de son Histoire, s’emploie à établir une filiation entre les peuples de l’ancienne Gaule et ceux de l’Acadie. Par delà cette proximité spatiale, le parallélisme interethnique vise à défendre les ambitions naturelles de la France sur cette portion de l’Amérique dont les peuples « aiment […] les François universellement, et ne desirent rien plus que de se conformer à nous en civilité, bonnes moeurs et religion » (« A la France », HNF, p. 14). Dans ces projections sur le pays, l’établissement de Port-Royal, situé aux antipodes du Brésil et de la Floride, revient de droit à la France.

Paul Lejeune propose, pour sa part, une vision de l’Amérique du Nord fort différente de la douce retraite que nous vante Lescarbot. Là où le Vervinois présente l’Acadie comme une autre France, le jésuite aperçoit d’abord, dans la vallée du Saint-Laurent, de « miserables contrées [8] ». Son détachement vis-à-vis de cette terre apparaît encore plus nettement dans la leçon de géographie qu’il professe à Mestigoit, son hôte, au cours de l’hiver 1634 : « […] mon hoste […] me demanda un jour comme la terre estoit faite, et m’apportant une écorce et un charbon, il me la fit décrire. Je luy despeins les deux Hemispheres, et apres luy avoir tracé l’Europe, l’Asie et l’Afrique, je vins à nostre Amerique, luy montrant comme elle est une grande Isle [9] ». En représentant l’Amérique comme une « grande Isle », il établit une sorte de hiatus entre ce continent et les autres grandes aires géographiques. Lejeune considère en effet l’un puis l’autre hémisphère de la planète au sens étymologique du terme [10], la partie orientale formée des trois continents connus des Anciens s’opposant aux Indes occidentales. Entre ces deux moitiés du globe, il existe dans son esprit une nette démarcation. C’est pourquoi il insiste ailleurs sur la barrière atlantique, « cette grande mer qui environne vostre pays [11] », dit-il aux Sauvages, s’inscrivant en faux contre leur opinion voulant que leurs « terres » soient « conjointes en quelque endroit [12] » avec le reste du monde. La thèse de la configuration insulaire, bien qu’elle ait plusieurs prédécesseurs, ne va pas sans parti pris de la part de Paul Lejeune qui, rappelons-le, n’éprouve d’abord « aucune affection particuliere [13] » pour le Canada et ses habitants.

Quand la fable prend la relève

Plus encore que les contours du continent, l’intérieur des terres, imperméable au regard, nourrit les imaginations des voyageurs européens. Jacques Cartier n’échappe pas à cette tentation de combler les failles de la cartographie en colportant les fables de certains Amérindiens sur les régions du nord. Sur la base d’un simple témoignage autochtone qu’il devine plus qu’il ne comprend, il suppose la présence de multiples villes et richesses minières aux abords du Saguenay : « Et nous ont fait entendre que oudict lieu les gens sont vestuz et habillez de draps, comme nous et y a force villes et peuples et bonne [sic] gens et qu’ilz ont grand quantité d’or et cuyvre rouge [14]. » Ce témoignage, plus que douteux, allait, comme on sait, offrir une planche de salut pour le voyageur qui, faute d’avoir pu trouver le passage espéré vers la Chine, laisse entrevoir la découverte d’un royaume virtuel qui justifierait une expédition ultérieure. Mais cette fable appelle pour nous une remarque d’un autre ordre, en ce qu’elle ouvre la voie à une perception florissante de l’Amérique, dictée sans doute par le rêve péruvien (ces « bonne [sic] gens […] ont grand quantité d’or »), mais aussi parce qu’elle participe d’une démarche analogique entre l’Amérique du Nord et la France qui constituera une constante du discours des voyageurs : les Saguenéens sont « habillez de draps » comme les Français, leur pays comporte « force villes et peuples ». Du reste, Cartier comprend que ce territoire forme une « ysle », « laquelle est circuite et envyronnee de ripvieres [15] ». Le navigateur Jean Alfonce, compagnon de Roberval qui arpente à son tour les côtes canadiennes, nous fournit un exemple similaire d’amplification géographique lors même qu’il place une agglomération amérindienne non loin de la rivière Saint-Jean : « Au dedans bien quinze ou vingt lieues est bastie une grande ville, ou les gens sont petis et noirastres, comme ceux des Indes, et sont vestus de peaux, dont ils ont grande habondance, et de toutes sortes. En ceste riviere vient mourir le banch de Terre-neufve [16]. » Quelques lignes plus loin, le navigateur relève encore la présence de « villes et chasteaux [17] » à l’intérieur des terres. Pour le voyageur européen, la tentation est grande de voir fleurir au sein de l’Amérique sauvage, ne serait-ce que dans ces recoins inexplorés, de magnifiques cités.

Ces pseudo-villes américaines trouvent encore un écho chez La Popelinière, qui rapporte la fondation par ses compatriotes de Brest et de Rochelai en la Terra Corterealis [18]. Certes, la géographie de La Popelinière demeure aussi confuse que celle de Jean Alfonce et l’on chercherait en vain les vestiges de ces deux cités construites par les Bretons et les Rochelais tout comme ceux de Norembègue, dont l’existence est fermement démentie par Champlain et Jean de Laet [19], mais aussi Lescarbot, qui prend plaisir à railler ces « abus » :

[…] un Capitaine de marine nommé Jean Alfonse, Xainctongeais, en la relation de ses voyages aventureux, s’est aventuré d’écrire […] que […] passé l’Île de Saint-Jean (laquelle je prens pour celle que j’ai appellée ci-dessus l’Île de Bacaillos), la côte tourne à l’Ouest et Oüest-Sud-Ouest, jusques à la rivière de Norembergue, nouvellement découverte (ce dit-il) par les Portugalois et Hespagnols, […] est bâtie une grande ville, où les gens sont petits et noiratres, comme ceux des Indes, et sont vêtus de peaux dont ils ont abondance de toutes sortes. […] Mais je ne reconoy rien, ou bien peu de vérité en tous les discours de cet homme ici : et peut-il bien appeller ses voyages aventureux, non pour lui, qui jamais ne fut en la centiéme partie des lieux qu’il décrit (au moins il est aisé à le conjecturer), mais pour ceux qui voudront suivre les routes qu’il ordonne de suivre aux mariniers.

HNF, Livre IV, chap. vii, p. 488

Bien que les suppositions de Cartier, d’Alfonce et de La Popelinière n’aient aucun fondement historique, elles peuvent paraître presque prémonitoires, préfigurant pour l’essentiel l’Amérique d’aujourd’hui, urbaine et prospère. Quoi qu’il en soit, malgré les démentis opposés à leurs fables, la hantise de trouver de nouveaux territoires n’est pas morte à la fin du xviie siècle, l’une des illustrations les plus convaincantes de cette aspiration résidant peut-être dans l’invention du royaume des Acaaniba. L’aventurier Mathieu Sagean situe dans la région du Mississipi un fabuleux pays, riche en or et où les habitants vivent en parfaite harmonie. Il ne s’agit plus d’une petite ville isolée et entrevue, mais d’un vaste territoire organisé et urbanisé dont il trace un tableau détaillé. Pierre Berthiaume a décrit ce territoire, dans l’introduction de son édition critique de la Relation des avantures de Mathieu Sagean, Canadien [20], comme un nouvel avatar de l’Eldorado péruvien. Je ne reprendrai pas ici sa démonstration ; qu’il me suffise de rappeler que Sagean, bien que totalement illettré, développe dans ce qu’il convient d’appeler une supercherie littéraire certaines des constantes que les premiers explorateurs avaient permis d’entrevoir.

Toutefois, si l’on exclut les contes de Sagean, la Nouvelle-France, par sa nature revêche, se démarque du mirage péruvien. Les déconvenues de Jacques Cartier, qui ramène au roi de France de la pyrite de fer, ne vont pas sans émousser l’appétit des marchands cupides pour ces nouvelles terres. Marc Lescarbot tentera de ranimer l’intérêt des commerçants pour les richesses forestières et agricoles qui représentent une manne non négligeable, pourfendant les chercheurs d’or : « L’avarice des hommes a fait qu’on ne trouve point un païs bon s’il n’y a des Mines d’or. […]. Et neantmoins il y a des Mines en la Nouvelle-France » (HNF, Livre VI, chap. xxiii, p. 937-938). Mais plus que les richesses, son discours exalte, dans un élan de mysticisme, les territoires boisés et poissonneux du Canada, non plus comme un pays de Cocagne, mais comme un refuge contre le vice, la corruption et la pauvreté qui sévissent de l’autre côté de l’Atlantique. Tel est l’argument qu’on devine entre les lignes lorsqu’il invite les Français désoeuvrés à se joindre aux colons qui tentent de construire, sur les rives de l’Équille, une « retraite tant agreable » (« A la France », HNF, p. 22) où les Français pourront cultiver le sol que les Amérindiens ont laissé en friche : « […] ces peuples sont semblables à celui duquel il est parlé en l’Evangile, lequel avoit serré le talent qui lui avoit esté donné dans un linge, au lieu de le faire profiter » (HNF, p. 20) [21].

Si elle eut chez les colons une résonance limitée, cette invitation à la culture du sol et au labeur quotidien trouvera un écho favorable parmi les missionnaires, qui considèrent le dénuement de la colonie canadienne comme un ferment de vertu. Gabriel Sagard, l’auteur de l’Histoire du Canada, opposera les voyages que fait entreprendre l’avarice aux expéditions de ceux qui, inspirés par Dieu, partent « à la conqueste des ames [22] ». La terre canadienne, lieu de pénurie, offre au serviteur du Christ un cadre propice à l’épanouissement moral, comme le note le même récollet : « Diogenes disoit, que la vertu ne peut habiter en cité ny en maison riche, c’est donc une grande disposition à la vertu que la pauvreté » (HdC, t. I, p. 264). Avant même d’y avoir posé le pied, il appréhende le Canada comme un lieu de pénitence, voire d’« aspres deserts [23] », tandis que Marie de l’Incarnation le donne à voir à madame de la Peltrie comme un « Paradis terrestre où les croix et les espines naissent si amoureusement [24] ». L’idéalisation mystique infléchit la représentation de la société tout entière. Le rédacteur du Premier etablissement de la foy dans la Nouvelle France s’étonne de constater qu’une « peuplade formée de personnes de toutes les Provinces de France, de moeurs, de nations, de condition, d’interest, de genie si différents […] fut aussi accomplie [25] ». Et l’historien de conclure : « […] la Nouvelle France [est] en cela plus heureuse que les païs nouvellement établis dans les autres Plages du monde » (PEF, t. II, p. 16). Sans doute le contact avec l’Amérindien frugal et accommodant influe sur le mode de vie des colons, qui doivent à leur tour s’acclimater et s’habituer aux privations.

Fictions prospectives

Cette France nouvelle, comme le suggère son nom, n’est pas un territoire neutre dans l’esprit des Français de l’Ancien Régime, qu’ils entreprennent d’y habiter ou d’y évangéliser les Amérindiens. Aussi voit-on l’imaginaire missionnaire prendre la relève lorsque les conversions tardent à venir. C’est avec assurance que Lejeune prédit le ralliement de tous les peuples autochtones à la foi chrétienne : « Et me semble que le temps viendra et qu’il est desja venu, auquel Dieu se veut faire cognoistre à une partie de ces nations ; on ne peut revoquer en doute que le Pere Eternel ne veuille mettre son Fils en possession de l’heritage qu’il luy a promis, dabo tibi gentes haeriditatem tuam [26] ». Dès 1635, alors que rien ne laissait présager la christianisation massive des autochtones, le même jésuite prophétisait l’édification d’une république chrétienne en terre américaine : « […] il se dressera ici une Hierusalem benite de Dieu, composée de Citoyens destinez pour le Ciel [27]. » Semblablement, l’auteur du Premier etablissement de la foy, déçu du « peu de succez » des missions canadiennes (PEF, t. II, p. 44), considère comme de bon augure le zèle de Jean-Jacques Olier de Verneuil, cofondateur de la Société Notre-Dame de Montréal pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France et futur fondateur de la compagnie du Saint-Sulpice : « Je m’imagine voir dans la personne de Monsieur Ollier un Apostre saint Paul, qui prend en main la carte de ce nouveau monde pour en faire la Conqueste, et le soumettre à l’Empire de Jesus-Christ » (PEF, t. II, p. 46-47). Alors que les Amérindiens résistent pour la plupart à l’enseignement des disciples de saint François et de saint Ignace, certains versets de l’Évangile servent opportunément à réinterpréter la réalité et autorisent tous les espoirs.

L’Acadie rêvée par Marc Lescarbot n’est pas une contrée plus réelle que la « Hierusalem celeste [28] » annoncée à deux reprises par Paul Lejeune. Véritable essai de « politique-fiction », pour reprendre l’heureuse expression de Frank Lestringant [29], la Nouvelle-France, à travers le prisme idéalisé de la chronique du Vervinois, se construit à la faveur d’un pacte virtuel, d’une alliance hypothétique du « Levant avec le Ponant », dont l’épître « A la France » espère sceller la conclusion (« A la France », HNF, p. 13). Mais ses prières, visant à sortir ses compatriotes de leur léthargie pour les envoyer « fonder des Republiques Chrestiennes et françaises en un monde nouveau » (« A la France », HNF, p. 15), recevront une réponse tiède de la part des Français. L’Acadie populeuse et prospère tant souhaitée par le Vervinois reste un leurre aussi illusoire que les cités controuvées évoquées par Cartier, Alfonce et même La Popelinière. Pas plus que celles-ci, l’utopie chrétienne anticipée par les Jésuites ne verra le jour.

L’exploration d’un pays méconnu participe autant de l’inventaire que de la prospection. Ainsi on ne saurait trop s’étonner de voir Jean de Laet appréhender une petite île non loin de l’Acadie comme un endroit « fort commode pour y bastir une forteresse, qui pourroit empescher l’entrée à toutes sortes de navires [30] ». De même, Sagard et ses compagnons jugent « la contrée bonne et capable d’y bastir, non seulement un Monastère de pauvres freres Mineurs, mais d’y establir des Colonies voir de tres-bonnes villes et Villages s’il plaisoit au Roy d’y contribuer de ses liberalitez royales et aux Marchands une partie du profit qu’ils en retirent tous les ans » (HdC, t. II, p. 38). La christianisation souhaitée de la Nouvelle-France fait couple, chez le récollet, avec le désir de « rendre le païs florissant » (HdC, t. II, p. 94). Mais, note-t-il encore plus loin, « les choses ne se font qu’avec le temps, il faut penser aux choses plus necessaires les premières » (HdC, t. II, p. 140).

À l’axe chronologique de l’évolution des missions se superpose un panorama transhistorique inspiré par le souvenir des textes sacrés. Devant la mauvaise fortune, les Écritures deviennent source de réconfort. Le rédacteur du Premier etablissement de la foy, peu après le naufrage du navire des Récollets et la destruction de leur maison de Notre-Dame-des-Anges, se souvient de la détermination de Néhémie, « touché de la désolation de Jerusalem, et du temple du Seigneur dont il ne restait plus que de tristes masures pour toute marque de son ancienne splendeur. Ce Prophete, poursuit l’auteur, conjura le Roy d’aller rétablir la Ville et le temple du Seigneur […] l’Ecriture remarque que Nehemias y réüssit parfaitement » (PEF, t. II, p. 87-89). Le révérend Germain Allart, qui travailla à la reconstruction du monastère, apparaît sous sa plume comme un « autre Nehemias » (PEF, t. II, p. 92) en raison de sa ténacité. La mission canadienne, malgré la difficulté de son approvisionnement, jouit aux yeux des prédicateurs de l’Évangile d’une protection surnaturelle qui en garantit la survie [31]. En témoignent de nombreux épisodes, comme le naufrage aux abords de l’île aux Oeufs et la déroute des hommes de Phipps devant Québec [32]. Marie Morin, l’annaliste de l’Hôtel-Dieu de Montréal, n’attribue pas cette dernière victoire à la valeur des soldats français, mais « au bras du Seigneur par les prières de Jesus, Marie, Joseph, Joachim et Anne [33] ». Historiens et religieux s’accordent plus d’une fois pour reconnaître les secours divins dont bénéficient les chrétiens du Nouveau Monde. Considérant l’ampleur des périls encourus au milieu de violentes tempêtes, Marc Lescarbot insiste sur les faveurs providentielles accordées aux serviteurs de Dieu à l’encontre des commerçants et des pêcheurs : « […] combien qu’en ces navigations se soient présentez mille dangers, toutefois il ne s’est jamais perdu un seul homme par mer, jaçoit que de ceux qui vont tant seulement pour les Moruës, et le traffic des pelleteries, il y en demeure assez souvent » (HNF, Livre IV, chap. xv, p. 571). Après le saccage de l’établissement de Percé par des pirates anglais, Chrestien Leclercq compte sur le triomphe de la vengeance divine pour châtier les sacrilèges qu’ils ont commis :

Nous avons sans doute lieu de croire, par tant d’horreurs et de sacrilèges, que ces Impies ne réüssiront pas dans le projet pernicieux qu’ils ont formé, de désoler entièrement la Colonie de la Nouvelle France ; et que le Seigneur, qui se jouë comme il luy plaît des desseins des méchants, protegera ses fideles Sujets contre les Ennemis jurez de son saint Evangile, et délivrera son Peuple de l’oppression et de la tyrannie de ces cruels Pharaons, en donnant la victoire aux Canadiens [34].

De telles interventions montrent bien que la colonisation de la Nouvelle-France ne se confond pas avec une entreprise profane et que ce pays, loin d’être abandonné, est chéri des puissances tutélaires. Non seulement les souvenirs bibliques confèrent au Canada une signification mystique, mais l’octroient presque de droit divin à la France ; Marc Lescarbot, faisant de nouveau sienne la parabole évangélique des talents, conclut : « […] il est bien certain que le premier tiltre de possession doit appartenir aux enfants qui obéissent à leur père et le reconnaissent, et qui sont comme les ainez de la maison de Dieu, tels que sont les Chrétiens, auxquels appartient le partage de la terre » (« A la France », HNF, p. 17). Fort de cette conviction, qui assure la légitimité de la présence française en Amérique, Paul Lejeune prédit avec une foi inébranlable dans la Relation de 1661 :

[…] non seulement nous rendrons nostre Amerique Françoise, mais encore nous la ferons toute Chrestienne ; et d’une vaste solitude nous en ferons un Sanctuaire, où la divine Majesté trouvera des adorateurs […]. Enfin, cette derniere guerre plantera la Paix et les Lys dans toutes nos forests, pour en faire des villes, et d’une terre de Sauvages, en faire une terre de Conqueste pour Jesus-Christ et pour la France [35].

Cette prédiction, qui prend l’allure d’un ambitieux programme colonial, comporte trois axes nettement perceptibles : rendre l’Amérique française, anéantir les cultes amérindiens au profit du christianisme et urbaniser les forêts. On remarquera que le même Paul Lejeune, qui désignait ce vaste continent à Mestigoit comme « vostre pays [36] », parle désormais de « nostre Amerique Françoise » et de « nos forests », alors qu’il se trouve de l’autre côté de l’Atlantique, minimisant ainsi la barrière océanique. C’est que cette Nouvelle-France, à coups de prédictions et d’échappées dans l’imaginaire, n’est plus la terre stérile qu’elle était, mais forme une projection à laquelle s’identifie intimement le jésuite.

Repenser l’histoire

Malgré l’écart qui sépare sa pensée de celle de Lejeune, Marc Lescarbot s’appuie lui aussi sur les textes bibliques pour soutenir les revendications territoriales de la France sur ces vastes terres neuves. Déjà, il tentait allusivement de prédire le salut des peuples de l’Occident en se référant à la prophétie d’Osée, qui annonçait le retour d’Égypte du peuple d’Israël [37]. Mais l’autorité de la Bible, garante des desseins de Dieu et de l’avenir de la colonie, ne suffit pas à convaincre les Français de prendre la mer.

Les chroniqueurs ont beau prédire un avenir glorieux à cette colonie, ils ne parviennent pas à inspirer aux Français un nouvel exode. Sans doute les tribulations passées freinent l’ardeur d’éventuelles recrues. Aussi fallait-il que l’annaliste puisse expliquer les erreurs du passé, les insuccès des expéditions antérieures qui assombrissent l’image de la Nouvelle-France, alors que les établissements des Ibériques prospèrent. À cette fin, la première partie [38] de la somme de Lescarbot propose un bilan des expéditions françaises en sol américain, qui trouve sa finalité dans la justification des échecs antérieurs, mais aussi dans l’image flatteuse qu’il veut donner de ses ancêtres. En témoigne éloquemment le chapitre deux du premier livre, qui rappelle quelques-unes des conquêtes gauloises (HNF, Livre I, chap. ii, p. 38-39) et l’ardeur des croisés pour « le recouvrement de la terre sainte » (HNF, Livre I, chap. ii, p. 39). Sous la plume du Vervinois, l’histoire tient lieu à la fois d’exemplum et de caution ; c’est d’ailleurs sur le passé — non plus les événements récents, mais les antécédents viatiques des Gaulois et des marins des premiers siècles — qu’il mise pour réveiller ses compatriotes sédentaires et indolents :

Mais si és premiers siecles vous [la France] avez commandé sur les eaux, […] si vous avés été zelée pour la Religion Chrétienne et bref si vous avés apprivoisé les moeurs farouches des peuples rustiques ; il faut aujourd’hui reprendre les vieux erremens […] et dilater les bornes de vôtre piété, justice, et civilité, en enseignant ces choses aux nations de la Nouvelle-France.

« A la France », HNF, p. 16

En présentant les Gaulois comme une race de navigateurs, sans doute espère-t-il éclipser la gloire des conquistadores. Dès lors, on ne s’étonnera guère qu’il fasse encore appel, dans sa réécriture de l’histoire viatique, aux hypothèses controversées de Guillaume Postel qui, dans un de ses ouvrages, aurait attribué la découverte du Grand Banc de Terre-Neuve aux premiers peuples de la Gaule :

Je mettray encore ici le témoignage de Postel que j’ai extrait de sa Charte geographique en ces mots : Terra haec ob lucrosissimam piscationis utilitatem summa litterarum memoria à Gallis adiri solita, et ante mille sexcentos annos frequentari solita est : sed eò quòd sit urbibus inculta et vasta, spreta est [39]. De manière que nôtre Terre-neuve étant du continent de l’Amerique, c’est aux François qu’appartient l’honneur de la premiere découverte des Indes Occidentales, et non aux Hespagnols.

HNF, Livre III, chap. i, p. 228-229

Il me semble significatif que le Vervinois fasse siennes ces spéculations farfelues pour défendre l’hégémonie française sur ce territoire. L’exemple se propagera : Charlevoix, dans son Histoire et Description generale de la Nouvelle-France, fait lui aussi écho aux suppositions de Postel, paraphrasant même le texte de Lescarbot :

On a toujours regardé en France comme une des visions de Guillaume Postel, qu’une bonne partie des Côtes de l’Amerique Septentrionale ait été frequentée, même avant Jesus-Christ, par les Peuples des Gaules, qui ne les ont abandonnées, disoit-il, que parce qu’ils n’y trouverent que des terres incultes, et de vastes régions, sans aucune ville, et presque sans habitans ; comme si la pêche, dont il assûre au même endroit que les Gaulois tiroient un profit immense, n’auroit pas dû suffire pour les engager à continuer ce commerce [40].

Bref, la conviction que Christophe Colomb avait des précurseurs français ou gaulois fait encore des adeptes au xviiie siècle. Le complexe qu’inspire aux Français le succès des Hispaniques conduit plusieurs d’entre eux à réinventer l’histoire des expéditions d’outre-Atlantique d’un point de vue nationaliste ; dans la section du Dictionnaire universel de la France ancienne et moderne et de la Nouvelle France consacrée aux colonies, Claude-Marin Saugrain attribuait ainsi la découverte de l’Amérique par Colomb aux mémoires que lui aurait légués un navigateur français :

Les François n’ont pas été les derniers à travailler à la découverte des nouvelles Terres. L’on peut même dire qu’on leur a obligation de la découverte de l’Amerique s’il est vrai comme plusieurs Auteurs l’assûrent qu’un Pilote qui vient mourir chés Christophe Colomb, en arrivant de ces contrées étoit François, car ce ne fut que sur les Mémoires qu’il lui laissa, que Colomb entreprit d’en aller faire la découverte, et qu’il propose à plusieurs Potentats de l’Europe d’en faire les frais [41].

Sans aller jusqu’à réécrire l’histoire de la découverte de l’Amérique, les relateurs jésuites de la Nouvelle-France ont, eux aussi, sporadiquement recours au passé pour stimuler « l’ardeur françoise, qui a autresfois fait de si nobles conquestes sur les Infidèles, et qui a rendu la France si glorieuse par les croisades, qui ont été comme le précieux apanage du Roiaume très-Chrestien [42] ». Le parallèle implicite des croisés et des missionnaires invite d’ailleurs à percevoir le Canada comme une nouvelle Terre sainte qu’il incombe à la France de cultiver [43]. Malgré l’écart idéologique qui les sépare, on remarque chez Lescarbot et les Jésuites le même sentiment d’un hiatus entre le présent et le passé, entre les Français d’aujourd’hui, jugés enclins au confort et à la paresse, et les hommes d’autrefois, présentés comme de valeureux navigateurs. La mémoire est ici une faculté sélective qui masque des erreurs au profit de faits glorieux.

La surimpression du passé sur le présent n’est certes pas étrangère à la prolifération des écrits historiques liés à cette période. Les tentatives coloniales françaises, malgré leurs insuccès, ne manquent en effet pas d’historiens. À l’instar de Marc Lescarbot, Jean de Laet, Gabriel Sagard et autres récollets, Marie Morin et François-Xavier Charlevoix entreprendront tour à tour de commémorer les expéditions françaises au Nouveau Monde. Pour peu que l’on considère les écrits sur la Nouvelle-France, on s’étonnera du nombre de sommes historiques qui portent sur cette colonie à peine sortie des limbes. C’est que non plus tournées uniquement vers le passé, ces esquisses visent à légitimer une vocation religieuse ou coloniale sur une portion de l’Amérique du Nord. Ainsi en va-t-il de l’Histoire de la Nouvelle France de Marc Lescarbot, dont la rétrospective défend, comme je l’ai montré ailleurs [44], l’hégémonie naturelle des Français sur l’Acadie. Il en va de même dans l’Histoire du Canada de Gabriel Sagard, qui plaide pour le monopole des missions franciscaines sur le Nouveau Monde, alléguant leur primauté sur celles des autres ordres [45]. Dans sa chronique missionnaire, il oppose aux progrès des conversions la stagnation dans laquelle se trouvait la petite colonie avant la venue des Récollets :

C’estoit une chose digne de compassion de veoir tant de desordres, la terre ne se cultivoit point, le païs ne s’habituoit pas, et point du tout de conversion ny d’envie de convertir, et neantmoins à ouyr les Marchands vous eussiez dit qu’ils n’aspiroient rien tant que la gloire de Dieu, la conversion des Sauvages et le bien du païs, je veux bien croire qu’ils eussent quelque bonne volonté et eussent esté bien ayse d’y veoir l’advancement, mais tousjours sans effect, à cause de leur interest temporel auquel ils estoient attachez principalement.

HdC, t. I, p. 26-27

La chronique des expéditions françaises au Nouveau Monde n’est guère plus heureuse dans le Premier etablissement de la foy. Toutefois, cette cascade de malheurs lui sert d’écran pour valoriser l’« Histoire sainte [46] » des missions franciscaines qu’il transpose sur le registre épique, comme l’avait fait Gabriel Sagard, peu indulgent envers les marchands français dont « la seule avarice leur faisoit passer la mer » (HdC, t. I, p. 25).

Conclusion

Bien que rapide et fondé sur un corpus hétérogène, ce parcours permet toutefois de dégager quatre grands axes dans l’invention de l’Amérique française, pour reprendre à mon compte une expression désormais consacrée. Tout d’abord, l’étape du contournement ou de la dénégation. Les voyageurs tentent d’esquiver le continent. Quelle que soit la configuration qu’on lui donne (île ou passage), l’Amérique du Nord a pour principale caractéristique de pouvoir être contournée ou traversée par les navires. L’imaginaire viatique, en tentant de percer cette masse continentale, souscrit d’abord à cette représentation cartographique. Les écrits des explorateurs et voyageurs égrènent les toponymes de même que les considérations sur les distances. Tout leur programme expéditionnaire se ramène à une opération : traverser, prendre. Or, l’Amérique est un territoire que l’on ne parvient pas à franchir ou à maîtriser. Chez Lejeune, qui reprend à son compte la figure de l’île, c’est moins le territoire qui échappe aux missionnaires que les Iroquois rebelles qui leur barrent la route. La résistance que les Européens rencontrent, de quelque nature qu’elle soit, les amène par dépit à prendre leur revanche sur la réalité.

La deuxième approche consiste à s’approprier ou à transposer certaines légendes souvent véhiculées par les découvreurs des mers du Sud. La fictionnalisation de la carte, en perpétuelles mutations depuis le début du xvie siècle, va de pair avec la reprise de certains mythes d’abondance, inspirés des observations des Espagnols en Amérique du Sud. La Nouvelle-France, dans l’imaginaire viatique, a du mal à se démarquer de l’Eldorado. Elle se voit jumelée presque malgré elle aux établissements des nations rivales. Les constructions auxquelles se sont livrés les voyageurs ont souvent pour vocation de faire contrepoids à la gloire impériale des Espagnols. Il apparaît assez significatif que Mathieu Sagean présente les Acaaniba comme les descendants des Aztèques. À côté de ce rêve mercantile, qui s’étiole au fil des ans, surgit, en particulier dans les écrits missionnaires, un idéal ascétique. Ce pays « miserable et affreux » aux yeux des uns trouve grâce chez le récollet Sagard, en ce qu’il favorise « le contentement et [la] consolation interieure de tous ceux qui y ont faict quelque sejour » (HdC, t. I, p. 37). Chez Paul Lejeune, ce pays d’abord mal aimé devient un sanctuaire.

Pour ces voyageurs et historiens, il s’agit, en troisième lieu, de repenser l’histoire de la colonie embryonnaire, que ce soit en magnifiant le passé, en resituant la Nouvelle-France dans une perspective transhistorique et universelle ou en exhortant les Français à renouer avec leur habitus viatique, au sens aristotélicien, et leurs vertus conquérantes. Cette rétrospective magnifiée, voire biaisée par un parti pris national et idéologique, a pour corollaire des échappées vers l’avenir. Et c’est là mon quatrième axe. Malgré les tribulations de l’établissement de Port-Royal et, par la suite, des missions canadiennes, Lescarbot, puis Lejeune promettent tour à tour aux éventuelles recrues qui viendront s’établir de l’autre côté de l’Atlantique des lendemains glorieux.

En définitive, l’Amérique septentrionale, dévalorisée dès ses origines, ballottée entre les aspirations missionnaires ou commerciales des uns et les ambitions coloniales ou exploratrices des autres, ne réussit qu’à nourrir de vaines espérances [47]. En effet, l’aventure nord-américaine se donne à lire, d’un point de vue français, comme la chronique sans cesse réitérée de désirs et de déceptions. Aussi les relateurs cultivent-ils constamment le paradoxe. Alors qu’ils laissent entrevoir l’immensité du continent, l’étendue de ses promesses, ils sentent ce vaste territoire, sur lequel ils n’ont joui que d’une emprise limitée, leur échapper peu à peu.

L’image de la Nouvelle-France, fabrication spatiale, idéo-politique, mais aussi historique, voire eschatologique, se charge enfin d’une dimension morale. Pour les Français de l’époque, cette France nouvelle marque à la fois l’espoir du renouveau et celui du ressourcement, et le discours qui tente de la définir est toujours teinté d’une forte charge affective. Après la Conquête, cette terre féconde encore l’imaginaire canadien-français, puis québécois, et se métamorphose parfois en un éden dégradé, idéalisation qui trahit, bien sûr, quelque nostalgie. Entre l’empire anticipé et le pays perdu, la Nouvelle-France demeure donc un rêve précaire, une quasi-utopie.