Liminaire[Record]

  • Sébastien Charles

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  • Sébastien Charles
    Université de Sherbrooke

La recherche sur le libertinage philosophique et littéraire n’a cessé de prendre de l’ampleur ces dernières années, obtenant peu à peu ses lettres de noblesse et modifiant l’idée traditionnelle que l’on se faisait de l’âge classique. Avec le temps, une image nouvelle de cette époque s’est imposée, où le cartésianisme n’occupe plus le premier plan d’un paysage intellectuel dont les contours, mais aussi l’avant-scène, ont été fortement remodelés. Pour parvenir à cette transformation de l’histoire des idées, il a fallu répertorier les principes de l’écriture libertine — utilisation de masques pour dissimuler les thèses affirmées, distinction entre sphère publique et sphère privée, référence à une tradition de lecture explicite pour ceux qui la partagent et stratégie de diffusion clandestine —, regrouper les thèmes essentiels qu’elle aborde — contestation de l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur, critique du dogme de l’immortalité de l’âme, refus de tout finalisme à l’oeuvre dans la nature — et repérer les textes essentiels qui la représentent, qu’ils aient été diffusés sous forme manuscrite ou imprimée. Cette mise en perspective d’un courant de pensée libertin pouvant être envisagée de manière assez précise en fonction de critères stricts n’empêche pas, chez ses représentants, des divergences d’opinion ou le recours à des traditions différentes. Il n’en reste pas moins que le partage d’un certain nombre d’évidences permet bien d’évoquer un libertinage d’esprit spécifique à l’âge classique. Cette spécificité n’est bien sûr pas étrangère aux bouleversements connus à l’époque (découverte de nouveaux mondes terrestres et extraterrestres, prise en compte de la variabilité des coutumes et des lois, remise en question de la vérité unique du catholicisme par la prolifération des sectes protestantes) qui discréditent en grande partie le message chrétien. Pour faire face à ce délitement de la tradition chrétienne et à la perte des valeurs qui en est la conséquence, il était possible de puiser dans le passé des exemples permettant de se créer un univers stable et ordonné (ce qui explique le retour aux Anciens) ou de choisir de se construire une nouvelle manière de vivre, une éthique pour des temps troublés, ou encore de se contenter de rendre compte de la fin d’un monde d’une manière pessimiste en dressant de l’homme le portrait d’un animal soumis aux passions et à la mort, dont le seul avantage sur les autres animaux — mais est-ce vraiment un avantage ? — est de se savoir mortel, condition tragique où la prise de conscience de la valeur de la vie se fait sur fond de néant et de hasard absolu. Toutes ces différentes options ont été assumées par les libertins au cours des xviie et xviiie siècles, l’optimisme et le pessimisme variant en proportion plus ou moins égale face à la prise de conscience générale de la fin d’une époque et de la naissance d’une autre, dont ils sont pour partie la cause et la conséquence. Face à cette disparition du monde chrétien traditionnel, les libertins n’ont plus que leur raison pour s’orienter dans la pensée, ayant refusé le joug de la tradition, mais cette raison a ses limites propres et doit se fier plus au vraisemblable qu’au certain. Comme le reconnaît Cyrano, L’invocation de la raison, on le voit, n’est en rien une glorification de la puissance rationnelle. Pour les libertins, la raison a ses limites et ne peut prétendre tout connaître ou tout savoir, d’où le parti pris en faveur du scepticisme au plan épistémologique et de la tolérance au plan moral. Mais, à l’intérieur de ses limites, la raison peut parvenir à établir des certitudes relatives et surtout parvenir à dénoncer tout ce qui n’apparaît pas …

Appendices