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Ce livre rassemble vingt-deux lettres de voyage écrites par Edmond de Nevers à Berlin, Lehnin, Vienne, Puèbéki (Hongrie), Venise et Rome. Publiées à l’origine sous forme d’articles dans le journal montréalais La Presse entre 1888 et 1891, elles n’avaient jamais été rééditées depuis leur première parution.
Ayant réuni ces textes, Hans-Jürgen Lüsebrink a eu l’heureuse idée de les faire précéder d’un avant-propos d’une cinquantaine de pages intitulé « Transferts culturels et expérience de l’autre. Edmond de Nevers et sa vision du monde germanique ». Il y présente la biographie de l’épistolier de manière claire, concise et originale, ce qui permet au lecteur de mieux comprendre Edmond de Nevers et les motivations à l’oeuvre derrière la rédaction de ses lettres. Au reste, de Nevers était un homme aux intérêts très variés et la multiplicité de ses goûts et de ses intérêts transparaît dans sa correspondance, qui conjugue différents genres et approches : fiction, philosophie et discours scientifique.
Lüsebrink souligne l’originalité du jeune de Nevers qui choisit l’Allemagne comme source d’inspiration intellectuelle ; en effet, ainsi que l’ont souvent montré différents historiens (notamment Yvan Lamonde), les acteurs du milieu littéraire québécois alors en formation avaient d’ordinaire tendance à privilégier la France comme modèle de référence. Cette position surprenante d’Edmond de Nevers n’est pas sa seule marque de distinction : ses nombreux paradoxes, exposés par Hans-Jürgen Lüsebrink, en font un observateur original, parfois malgré lui. Parti à Berlin en quête d’« altérité culturelle et linguistique » (p. 18), il découvre bientôt une ville singulière, très dynamique sur plusieurs plans (universitaire, scientifique), mais aussi tentée par l’antisémitisme.
L’article de Lüsebrink analyse et présente ces lettres de manière fine, en faisant ressortir la cohérence dissimulée par leur caractère fragmentaire, inhérent au style essayistique : si, par exemple, les prises de position peuvent sembler contradictoires (entre autres à l’égard de la question juive), elles trouvent cependant une unité certaine dans la démarche réflexive de leur auteur, qui ne cesse de s’interroger, de consulter différentes sources et de refuser de s’en tenir aux apparences.
Lüsebrink mentionne enfin l’influence qu’ont exercée les auteurs et philosophes allemands sur la pensée d’Edmond de Nevers, de même que l’importance de ses professeurs (présentés dans la huitième lettre) dans son cheminement intellectuel — comme l’attestent d’ailleurs les liens qui existent entre L’avenir du peuple canadien-français, publié par de Nevers en 1896, et « l’expérience interculturelle de son séjour en Europe, et en particulier aussi en Allemagne » (p. 47). Tout cela conduira de Nevers à choisir l’Allemagne comme « grand modèle invoqué dans le domaine de l’éducation » (p. 51) au Québec. L’article se termine par une réflexion sur l’originalité de l’épistolier, de même que sur son apport.
Aussi intéressantes que variées, les lettres elles-mêmes viennent bientôt confirmer le propos de Lüsebrink. L’auteur s’attarde à une foule de sujets : la fascination des Berlinois pour l’uniforme, les accusations portées contre le médecin anglais Morell McKenzie, qui soigna l’empereur Frédéric III avant sa mort, l’exploitation des touristes anglais par les marchands romains, la Noël en Allemagne… En fait, de Nevers semble chercher partout le pittoresque : ici (dix-huitième lettre), on découvre le château de Mayerling où se suicida par amour le Kronprinz Rudolphe ; là, on apprend que le soleil de Rome est responsable du grand nombre de « femmes à barbe » (p. 277) qui peuplent la ville éternelle ; ailleurs, on peut se familiariser avec les duels d’étudiants berlinois ou connaître davantage les jeunes ouvrières allemandes et leurs amants, qu’elles entretiennent.
De Nevers ne s’en cache pas : il est très déçu de ne pas pouvoir, aussi souvent qu’il le voudrait, « envoyer [des] lettre[s] remplie[s] de détails de moeurs bizarres, de scènes de la vie excentrique » (p. 69). Parfois, les observations se feront plus terre-à-terre, rejoignant même le cliché : goût prononcé des Allemands pour la bière, fascination pour l’Amérique, militarisme très développé des Berlinois allant de pair avec le prestige de l’uniforme et des officiers, modernisation de Rome qui, par degrés, perd les caractéristiques auxquelles on reconnaissait son passé glorieux. Quelques lettres adopteront donc le point de vue d’un touriste, telle la cinquième qui décrit la campagne allemande et ses vieilles maisons, la dix-neuvième qui dépeint Puèbéki, village hongrois, ou la vingtième qui traite de Venise.
Les observations de De Nevers sont parfois d’ordre politique, comme sa première lettre qui explique le système gouvernemental de l’Allemagne et discute de l’attitude hostile des Berlinois à l’égard du général français Georges Boulanger. Un portrait de Bismarck permet d’ailleurs à de Nevers d’évoquer les tensions entre Français et Allemands. La question de l’antisémitisme est également évoquée (notamment dans les lettres 6, 9 et 15), l’épistolier sympathisant avec le peuple juif la plupart du temps.
Quelques touches d’humour émaillent de temps à autre les lettres, ce qui leur confère vivacité et entrain : de Nevers explique par exemple le peu d’opposition des trois rois d’Allemagne à l’empereur Wilhelm II par le fait que, « comme on le sait, le roi de Bavière est fou, le roi de Wurtemberg, phtisique, et le roi de Saxe, qui, il est vrai, n’aime pas l’empereur, déjà vieux » (p. 84). Plus loin, on apprend que
le duc de Hesse-Cassel […] avait défendu que l’on construisît des manufactures dans ses États pour cause que la fumée du charbon l’incommodait, et [que], sur ses vieux jours, il avait même étendu cette défense à la construction et à la réparation des maisons et autres bâtisses, prétendant que, pour le temps qui lui restait à vivre, il trouvait ses sujets assez bien logés.
p. 90-91
On appréciera aussi cette anecdote à propos de la logeuse de De Nevers : royaliste et ultra-conservatrice, elle devient radicale après s’être avisée, à l’occasion d’un bal, que les aristocrates dansaient mal (p. 184).
Mentionnons enfin que de Nevers aborde en outre des questions culturelles : présentation des auteurs dramatiques allemands (chapitre 6), de Wagner (chapitre 17), ou d’artistes autrichiens importants (chapitre 18).
Cette édition de Hans-Jürgen Lüsebrink se distingue par des notes de bas de page utiles, mais jamais encombrantes, de même que par des choix méthodologiques fort judicieux (notes sur l’orthographe reportées à la fin du livre, références complètes quant aux sources et à l’établissement du texte). En somme, un ouvrage qui, comme le rappelle à juste titre le communiqué de presse paru au moment de la publication de ce livre, a le mérite de réunir des lettres livrant « une réflexion politique, culturelle et “ethnographique” neuve et originale sur les sociétés européennes de l’époque ».