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Introduction

Au fil des dernières décennies, la quête de la collaboration entre le gouvernement et la société civile est devenue une dimension importante de l’action gouvernementale au Québec (González Castillo, 2022 ; González Castillo et Goyette, 2021 ; Kearney et Vaillancourt, 2006 ; Côté et coll., 2009 ; Caillouette, 2001). Ainsi, des projets collaboratifs, des espaces de concertation et des partenariats multisectoriels se sont développés de manière importante entre les différentes organisations de la société civile et les instances du gouvernement ayant trait à la question du développement social. Dans le processus de construction de cette action publique, le milieu de l’action communautaire au Québec est devenu un acteur important. Or, malgré cette importance accrue des organismes communautaires, les rapports de collaboration entre ces derniers et le gouvernement québécois sont loin d’être harmonieux, l’indicateur le plus important de cette condition étant le problème de sous-financement chronique, qui fait obstacle aux objectifs de justice sociale de l’action communautaire (voir Depelteau et coll., 2013).

En effet, dans le contexte québécois, la notion d’action communautaire évoque l’ensemble des pratiques qui, déployées surtout par les populations concernées à partir de différentes valeurs concernant la justice sociale et la solidarité, cherchent à répondre à certains besoins ou à résoudre des problèmes touchant à la question du développement social et du bien-être collectif (González Castillo, 2015 ; Lavoie et Panet-Raymond, 2014). Comme nous le verrons plus loin, ces pratiques s’inscrivent dans une longue histoire d’action politique populaire et de participation au processus de construction de l’État. Le déploiement des pratiques communautaires dans l’intervention est fait à partir d’un agencement des savoirs d’expérience locale et populaire avec des savoirs qui relèvent souvent des disciplines universitaires (travail social, psychoéducation, criminologie) (Bourque, 2012). À cet égard, s’il est vrai que la participation des professionnels joue un rôle important dans ce déploiement, il est aussi vrai que ce dernier est possible uniquement grâce à la mobilisation des populations concernées, à leur tentative de trouver des solutions à des situations qui sont perçues comme injustes.

Grâce à ses objectifs de justice sociale, l’action communautaire peut être décrite comme représentant un sous-ensemble de ce que l’on appelle l’action collective (Jetté, 2017), c’est-à-dire l’ensemble des mobilisations qui, étant plus ou moins formelles, cherchent à atteindre des buts qui sont considérés comme socialement importants par les collectivités concernées : les protestations spontanées, les mouvements sociaux, les organisations de la société civile, etc. (Cefaï, 2007). Dans l’univers de l’action collective, l’action communautaire se distingue par au moins trois caractéristiques : 1) par le fait de s’appuyer sur la mobilisation de groupes qui ont été légalement constitués, c’est-à-dire qui possèdent une structure formelle reconnue par l’État ; 2) par le fait d’agir à travers des actions planifiées ou structurées qui s’appuient souvent sur la collaboration entre les acteurs locaux (la population concernée, les autorités locales) et différents types de professionnels ; et 3) par le fait de dépendre d’une manière importante, pour son déploiement, d’un financement externe (souvent public, et parfois privé – Depelteau et coll., 2013).

Ces caractéristiques sont le résultat de processus historiques internes et externes à l’action communautaire, c’est-à-dire tant des processus concernant les actions des individus directement impliqués (par exemple, la perception d’une certaine situation comme injuste, la définition d’un objectif à partir de certaines causes et valeurs, la mobilisation autour de ce qui est perçu comme un problème social) que des processus externes associés à l’articulation de l’action communautaire à l’ensemble de la société civile et aux rapports que cette dernière entretient avec le gouvernement (González Castillo, 2022). Comme l’ont souligné certains auteurs (White, 2012 ; Bouchard, 2006), ces processus externes s’avèrent particulièrement importants lorsque l’action communautaire est confrontée à la question de sa permanence ou de sa « pérennisation », car cela a trait à des dynamiques d’institutionnalisation qui sont souvent soutenues par les pouvoirs publics.

Dans cet article, nous essayerons de comprendre la manière dont ces processus externes (notamment les pratiques de collaboration entre l’action communautaire et le gouvernement) ont évolué au cours des dernières années dans le contexte de la « néolibéralisation » de l’État québécois. Nous le ferons à travers l’étude des pratiques d’intervention communautaire qui ciblent les jeunes qui ont des difficultés de nature judiciaire. Plus particulièrement, nous essayerons de comprendre la manière dont certaines tendances dominantes dans l’action gouvernementale de nos jours ont modulé l’évolution de ce que Caillouette (2001) appelait la « collaboration partenariale », c’est-à-dire la collaboration des organisations communautaires avec d’autres entités de la société civile et du gouvernement. Comme nous le verrons, la collaboration partenariale des dernières années, néolibérale, a entraîné l’émergence d’obstacles pratiques, éthiques et financiers à la mission de l’action communautaire. Nous aborderons le sujet à partir d’une approche gramscienne des rapports entre la société civile et le gouvernement. Selon cette approche, la société civile et le gouvernement constituent une unité (l’État intégral) dont la forme historique dépend des rapports de force entre les différents projets de société (lutte hégémonique). La dominance d’un projet en particulier dépend non seulement des rapports de domination entre les classes sociales et entre les fractions des classes, mais aussi des négociations et des dynamiques d’influence mutuelle (assimilation réciproque) entre les différents projets de société concurrents.

Le plan de l’article est le suivant. Dans une première section, nous explorons l’évolution de l’action communautaire et de son rapport à l’État québécois au cours des dernières décennies. D’accord avec l’approche gramscienne, nous insistons sur le lien fondamental qui existe entre l’action communautaire en tant que composante de la société civile et le gouvernement. Par la suite, nous exposons des exemples concrets des difficultés auxquelles les organismes communautaires font face à l’heure de tenter d’adapter le travail d’intervention à certaines exigences gouvernementales en matière de collaboration. Les données utilisées dans l’élaboration de cet article ont été obtenues à partir de travaux réalisés par différentes équipes de recherche au Québec avec des techniques de recherche semblables (observation participative, entretiens, groupes de discussion, questionnaires, ateliers). Ces recherches ont toutes concerné des projets communautaires venant en aide aux jeunes qui ont des difficultés de nature judiciaire (à partir de différentes stratégies d’intervention : travail de rue, travail de milieu). En ce sens, bien que les conclusions de cet article ne soient pas automatiquement transférables à tous les domaines de l’action et de l’intervention communautaires, elles pointent vers des dynamiques marquantes dont l’existence a aussi été repérée par d’autres études de l’action communautaire et de l’intervention sociale québécoise (Heron, 2019 ; Métivier, 2018 ; Bernier et Triollet, 2018 ; Depelteau et coll., 2013 ; Lamoureux et Lamoureux, 2009 ; Massé, 2004). Nous concluons cet article avec une réflexion insistant sur la nécessité de penser l’évolution des dynamiques de collaboration entre l’action communautaire et le gouvernement à l’aide de l’approche gramscienne de la société civile et de l’État.

Action communautaire, État et collaboration au Québec

Les caractéristiques de l’action communautaire québécoise de nos jours sont en grande partie le résultat des processus sociétaux qui ont modifié d’une manière importante les rapports entre le gouvernement et les organisations de la société civile au Québec au cours des dernières décennies. Comme le suggère Christian Jetté (2008), un élément clé dans ces processus a été l’évolution de l’État-providence, plus particulièrement son émergence et, plus tard, son déclin relatif.

Dans les années 1960, la principale province francophone du Canada a été secouée par d’importantes mobilisations sociales, par ce que l’on appelle dans la littérature sur le sujet la « Révolution tranquille » (Linteau et coll., 1989). Il est question de la multiplication de luttes sociales portant sur des enjeux socioéconomiques et culturels ainsi que du développement d’initiatives populaires qui, à partir d’une logique autonome et non marchande, essayaient d’apporter des réponses nouvelles aux besoins de la population (les services de santé, juridiques, le logement, etc. – Bernier et Triollet, 2018). La rupture avec la domination de l’Église et des élites catholiques est souvent évoquée comme l’une des causes de ces bouleversements. Différents projets de nation se sont alors concurrencés : des mouvements inspirés de l’action sociale catholique, des organisations féministes, le nationalisme anticolonialiste du Front de libération du Québec, le nationalisme linguistique du Parti québécois, etc. (Lamoureux, 2009). Cette lutte hégémonique a vu le nationalisme francophone du naissant Parti québécois s’imposer. Le nouvel ordre politique s’est concrétisé dans la formation d’un État fort qui, s’inspirant des principes économiques keynésiens et des politiques sociales de type Welfare, a permis à la province de rattraper son retard en termes de développement social comparativement au reste du Canada.

L’État ainsi créé s’est porté garant du développement de la province à travers des politiques cherchant à assurer la croissance économique et la stabilité sociale. La croissance économique a surtout été stimulée avec la création de différentes sociétés d’État dans des domaines clés de l’économie (Linteau et coll., 1989). La stabilité sociale, quant à elle, a été assurée par le déploiement de politiques de sécurité sociale et par l’émergence et la consolidation d’une identité nationaliste « québécoise » basée sur le critère de la langue ainsi que sur la promotion de valeurs telles que l’indépendance, la souveraineté, l’égalité homme-femme. Ce processus a aussi entraîné une certaine reconnaissance, de la part des nouveaux groupes au pouvoir, des acteurs populaires en tant que forces contribuant au développement social de la province et en tant que vecteurs de consolidation du nouvel ordre hégémonique (Caillouette, 1994, 2001 ; Bernier et Triollet, 2018).

Cette reconnaissance gouvernementale de l’action populaire a été associée à une sorte d’appropriation de son élan social, de ses logiques d’action et de ses formes de légitimation, ce qui a eu d’importantes conséquences pour l’appareil gouvernemental lui-même. En effet, ce dernier a alors développé une certaine tendance à « mimer » (et à miser sur) les attributs de l’action populaire dans le déploiement de ses actions. Bourque et Lachapelle (2007) appellent « socio-institutionnelle » l’approche qui a résulté de cette appropriation et qui prône la collaboration entre les institutions de l’État et les membres des organisations populaires dans la définition et la mise en oeuvre des politiques et des programmes sociaux[1]. C’est dans le cadre de cette dynamique qu’il faut situer, par exemple, la création gouvernementale des Centres locaux de services communautaires (CLSC). En effet, ces derniers ont été conçus dans le but de remplacer les cliniques populaires mises en place par des médecins engagés dans certains arrondissements de la ville de Montréal dans les premières années de la Révolution tranquille (les années 1960 – voir, par exemple, Bernier et Triollet, 2018).

L’action populaire, quant à elle, a subi une série de transformations qui l’ont reliée davantage aux politiques publiques (Bourque, 2012), notamment en ce qui concerne la question des ressources nécessaires à son déploiement. Les différents fonds créés par le gouvernement pour soutenir l’action communautaire ont non seulement interpellé avec force l’action populaire, mais ils sont aussi lentement presque devenus des conditions sine qua non pour son existence, ou au moins pour celle de certaines organisations. Particulièrement importants ont été les fonds destinés « à la mission » de l’action communautaire (c’est-à-dire, le financement pour les salaires et les infrastructures), car ils ont permis de couvrir des dépenses essentielles à la survie de ces organismes (voir, par exemple, le travail de Christian Jetté [2008] sur le Programme de soutien aux organismes communautaires – PSOC). Ce rapport financier fort au gouvernement a donc déterminé d’une manière importante les caractéristiques de l’action communautaire québécoise.

Plus tard, vers la fin du XXe siècle, le « déclin » relatif de l’État-providence (dans les différentes provinces canadiennes et un peu partout dans le monde capitaliste avancé) a eu d’importantes répercussions sur le rapport entre l’action communautaire et le gouvernement au Québec. Il est opportun de rappeler ici les grands changements socioéconomiques qui sont à l’origine de ces transformations et dont les origines remontent aux années 1970. Il est question de la consolidation de l’accumulation flexible et du libre marché en tant que régime d’accumulation du capitalisme planétaire (Harvey, 1989). Dans cet ordre appelé « néolibéral » par certains et « néoconservateur » par d’autres, l’idée de la collaboration partenariale entre la société civile en général et le gouvernement est devenue le nouveau « mantra » des politiques publiques (Lamoureux et Lamoureux, 2009). Dans une perspective gramscienne, on peut parler d’un changement dans le programme hégémonique, changement qui a mis de côté les grands récits concernant les responsabilités de l’État-providence au nom de la célébration du libre marché et de l’entrepreneuriat cosmopolite.

Comme dans tout processus hégémonique de type moderne, l’adoption des principes néolibéraux a été associée à la défense des intérêts des groupes dominants par des acteurs centraux du système économique à l’échelle nationale et internationale. Tel est le cas des organismes internationaux faisant la promotion de la mondialisation néolibérale (comme la BM et le FMI) et promouvant des recettes de changement structurel qui insistaient sur la possibilité de faire d’un segment particulier de la société civile (celui associé aux capitaux privés) un interlocuteur « de choix » pour les gouvernements (Buttigieg, 1995 ; Paye, 2005), et ce, à partir de la création de partenariats jumelant les intérêts de l’entreprise privée à ceux du gouvernement. Les types de collaboration résultant de ce type de formules peuvent être considérés comme étant des partenariats néolibéraux.

Pour l’action communautaire québécoise, cette situation a fait qu’une relation de plus en plus asymétrique s’est développée non seulement avec les différentes instances gouvernementales, mais aussi avec les grands intérêts privés à l’intérieur de la société civile (Depelteau et coll., 2013). Bien qu’éphémères, des inégalités économiques et politiques sont aussi apparues entre différents acteurs du communautaire (Massé, 2004). En ce qui concerne le soutien étatique, les changements néolibéraux en matière d’impôts et d’allocation de ressources ont exposé davantage le milieu communautaire au problème du sous-financement (Métivier, 2018 ; Depelteau et coll., 2013). Pour l’ensemble du Canada, ce changement a été décrit par certains auteurs comme entraînant une réduction du budget accordé aux services publics (voir McBride et Shields, 1993). D’autres y ont plutôt vu un brouillage des catégories et des procédures qui structuraient les politiques sociales dans le cadre du modèle Welfare (Groulx, 2009). Peut-être l’un des indicateurs les plus importants de ce « brouillage » a-t-il été la diffusion de modèles de collaboration prenant le monde de l’entreprise privée comme paradigme à imiter (le lean management, les partenariats public-privé, la gestion basée sur des données probantes – Paye, 2005). En matière de politique sociale, c’est peut-être l’adoption du paradigme du nouveau management public ou nouvelle gestion publique (avec ses variations) qui synthétise le mieux cette évolution (Visscher et Varone, 2004).

Le paradigme de la nouvelle gestion publique (NGP) prône la gestion de problèmes sociaux à partir de critères d’efficacité et de reddition de comptes qui sont propres au monde de l’entreprise privée. De nos jours, ces principes semblent persister, même s’ils se sont dédoublés sous la forme d’un discours « écosystémique » insistant sur la co-construction des politiques publiques entre les différents acteurs de la société. La persistance, tant au sein du gouvernement que dans le milieu communautaire, d’un vocabulaire managérial laissant entrevoir l’influence du monde des affaires dans le domaine des politiques publiques en est un indice important. Ainsi, comme l’ont constaté différents auteurs (Visscher et Varone, 2004), ce virage lexical a transformé le citoyen en « client », les répertoires d’actions des organismes en « palettes de services », et la notion de « chiffre d’affaires » en critère de bonne performance (voir aussi Depelteau et coll., 2013). L’hégémonie du projet néolibéral s’est traduite non seulement par l’émergence et l’adoption de pratiques de collaboration auparavant absentes (les partenariats public-privé, le philanthrocapitalisme, le financement par projets), mais aussi par l’émergence de nouveaux défis et obstacles au développement de l’action communautaire. En parlant de la discipline du travail social, Heron décrit ces changements comme faisant partie des « effets productifs » du néolibéralisme :

[L]e néolibéralisme est à la fois productif et constitué d’un réseau d’effets qui ont un impact et renforcent la réduction de la désobéissance épistémique dans la pratique du travail social ; un réseau d’effets où les normes de compétence […] jouent un rôle essentiel. Ces effets comprennent : une approche résiduelle du bien-être social, qui suppose un climat de risque ; la fragmentation et la technocratisation des services sociaux et des postes de travailleuses sociales et de travailleurs sociaux ; la valorisation des pratiques fondées sur des données probantes ; et le fonctionnement du gestionnariat.

Heron, 2019, p. 16

Dans ce qui suit, nous abordons l’existence de ces effets dans les pratiques de collaboration qui entourent l’action communautaire. Nous le ferons à partir de différents exemples tirés de nos expériences sur le terrain au Québec. Nous considérons que l’injonction à la collaboration néolibérale, telle qu’elle est dépeinte par des modèles comme celui de la nouvelle gestion publique, du lean management, ou des pratiques basées sur des données probantes, semble être reliée aux obstacles auxquels l’intervention communautaire est confrontée. Les cas présentés concernent l’intervention auprès des jeunes qui ont des difficultés de nature judiciaire.

La collaboration partenariale néolibérale et l’intervention communautaire

Des difficultés de type pratique (c’est-à-dire sur le plan de l’intervention elle-même), financier (par rapport à la pérennité des organisations et des pratiques) et déontologique (touchant à la confidentialité de l’intervention et à sa régulation) se dégagent de l’approche néolibérale de la collaboration en ce qui a trait au travail des organismes communautaires. Ces difficultés se manifestent tant sur le plan de l’intervention en tant que telle que sur celui des rapports entre les institutions, les organismes et les intervenants associés au fonctionnement du communautaire. Il est important de souligner ici le fait que ces difficultés ne semblent pas passer inaperçues pour les acteurs du communautaire, qui les évoquent souvent dans leurs témoignages, sans nécessairement comprendre leurs origines sociétales. Ainsi, les représentants des organismes communautaires ont tendance à attribuer les entraves à la collaboration à la personnalité des individus, à la poursuite égoïste d’intérêts individuels ou de groupe ou même à la supposée absence d’une « culture de collaboration ». Ce qu’il importe cependant de souligner ici, c’est la manière dont l’évolution récente des rapports entre la société civile et le gouvernement a créé les difficultés à l’étude.

Selon nos différentes recherches, l’un des écueils les plus importants, qui relève directement des dynamiques de collaboration telles qu’elles ont été développées dans le cadre de la nouvelle gestion publique, est celui concernant la nécessité de « prouver », en termes quantifiables, l’efficacité de l’intervention aux yeux des partenaires. C’est l’application du modèle des « pratiques probantes » qui se trouve à l’origine de cette dynamique. Comme il est bien connu, ce modèle, jumelé à l’approche de la NGP et issu des sciences de la santé, affirme, grosso modo, qu’en matière de politiques sociales, le financement public devrait être destiné en priorité à ceux et celles qui sont capables de prouver, en termes concrets et souvent quantifiables, les effets tangibles de leur travail. De l’existence ou l’absence d’une telle preuve dépendrait non seulement la légitimité de l’intervention, mais également le maintien du financement.

Dans sa version la plus rudimentaire, l’application du modèle des pratiques probantes pose d’importants défis quant aux méthodes d’intervention de proximité utilisées dans le milieu communautaire, qui s’appuie sur l’établissement de dynamiques de confiance et de reconnaissance entre les intervenants et les personnes desservies, comme dans le cas du travail de rue (qui se déroule souvent dans les espaces marginalisés fréquentés par les citoyens) ou du travail de milieu (souvent réalisé dans des espaces publics comme les écoles ou les bibliothèques – voir Fontaine, 2004). En effet, puisque ces méthodes misent sur la construction graduelle d’un rapport de confiance, l’impossibilité d’offrir des résultats probants apparaît comme un obstacle majeur lorsque les intervenants concernés doivent rendre compte de leur travail aux autres partenaires : des organismes communautaires, des représentants de services publics, des agents du gouvernement (qui travaillent souvent à partir de cadres techniques complètement différents).

Ainsi, en 2014, les travailleurs de rue d’un arrondissement montréalais ont été au coeur d’une intense controverse locale : d’après certains intervenants et fonctionnaires publics, les effets du travail de rue n’étaient pas visibles dans le quartier (González Castillo et Goyette, 2014). Comme preuve, on formulait le constat que des jeunes oisifs se promenaient toujours dans la rue et qu’ils continuaient de fréquenter les parcs. On reprochait aussi aux travailleurs de rue de ne pas être suffisamment présents dans la rue et de ne pas assister plus assidûment aux différentes activités des autres organismes communautaires. Ces exigences de preuves concrètes d’efficacité faisaient pourtant fi de la nature même du travail de rue, qui suppose généralement des quarts de travail différents de ceux des travailleurs habituels. À cet égard, précisons que la plupart des travailleurs de rue consacrent une partie importante de leurs quarts de travail à la nuit, d’où leur invisibilité à certaines heures de la journée. Des interviewés, partenaires du programme, étaient pourtant conscients de cette situation :

Beaucoup de gens se plaignent, ils disent « on ne les voit jamais », « on ne les entend pas dans les tables », t’sais. Ben, c’est justement quand tu ne le vois pas que lui il travaille, toi, quand tu finis c’est là que lui il commence. Lui, il est là plutôt le soir, la nuit ou dans les attroupements de jour s’il y en a. C’est ça, il est un travailleur de rue, toi, tu es dans ton bureau, il est dans la rue.

cité dans González Castillo et Goyette, 2014, p. 68

En effet, dans la mesure où le travail de rue consiste essentiellement en une pratique d’accompagnement qui se déroule dans des espaces marginalisés (Fontaine, 2013), ses effets ne sauraient jamais être mesurés en fonction de la quantité de jeunes oisifs présents dans les espaces publics ou absents de ces espaces.

Il est important de mentionner ici que les critiques envers ce type d’intervenants de proximité représentent souvent une pression supplémentaire pour eux et pour les organismes responsables. Ainsi, dans le but de répondre à la demande d’une visibilité accrue de la part de partenaires, ce type d’intervenant doit souvent participer à des activités proposées par d’autres organismes et ainsi délaisser momentanément ses propres responsabilités. Lorsque le travailleur de rue arrive accompagné de jeunes aux installations d’un autre organisme communautaire, comme demandé, la présence de ceux-ci semble être jugée comme une preuve positive de la performance de l’intervenant. Dans le cas de notre recherche à Montréal, lorsqu’interrogé sur le fait que le rôle d’un travailleur de rue n’était pas nécessairement d’amener des jeunes aux activités des organismes du quartier, le représentant d’un organisme a répondu : « les travailleurs de rue appartiennent à toute la communauté, pas seulement à l’organisme qui les embauche ».

De manière similaire, à partir d’une recherche réalisée dans la région de la Montérégie (Saulnier et coll., 2016), il a été possible de constater que l’exigence de preuves « visibles » d’efficacité est souvent utilisée pour contester la pertinence et la légitimité des différentes pratiques d’intervention de proximité. Dans le cas observé en Montérégie, il s’agissait d’un différend concernant les spécificités et les avantages comparatifs du travail de rue (qui, dans cette région, se concentrait, en coordination avec les services de santé publique, sur des activités de prévention du VIH) face aux caractéristiques du travail de milieu, qui était surtout réalisé par des intervenants rattachés à des maisons de jeunes (Saulnier et coll., 2016). En général, les représentants des services de santé remettaient en question l’efficacité du travail de milieu (mais none du travail de rue) tel qu’il était pratiqué dans l’arrondissement (de manière saisonnière – l’été – et, apparemment, sans mécanismes de suivi). Mais l’élément central de la critique semblait être la supposée absence de balises permettant d’identifier avec précision le travail réalisé par les intervenants de milieu.

Bien évidemment, ces difficultés, ainsi que d’autres auxquelles se heurtent les travailleurs de proximité, sont souvent reliées à la question du financement. Rien de nouveau, dans un contexte où les ressources se font rares et où l’accès à ces dernières est de plus en plus conditionné par la présentation de preuves de performance. Dans le cas des travailleurs de rue montréalais, par exemple, le fonds qui (sous-) finançait le programme et qui était assuré par la Ville de Montréal était aussi convoité par d’autres organismes (également sous-financés). Cette situation exacerbait les tensions (González Castillo et Goyette, 2014). La présence des jeunes dans les activités des organismes était alors considérée par certains comme un atout, comme un « gage de financement » selon certains organismes critiques de ce comportement. Comme si la participation des jeunes aux activités proposées par des organismes était associée à une plus grande possibilité d’obtenir du financement dans l’avenir. Dans cette logique où le critère du « plus grand nombre » semblait s’imposer comme l’indicateur clé de la performance, les spécificités du travail d’intervention de proximité en tant que tel devenaient secondaires au profit d’une sorte d’instrumentalisation des rapports de proximité avec les jeunes (voir Fontaine, 2013).

Dans une recherche récente menée dans la ville de Laval en 2018 (Bentayeb et coll., 2019), l’équipe de recherche a aussi constaté les effets contre-productifs qu’ont certains aspects de la dimension partenariale de la collaboration (surtout liés au financement) sur le travail de différents intervenants jeunesse. Dans ce cas-ci, la problématique sur laquelle la recherche s’est concentrée était la pérennisation d’un projet d’intervention qui reprenait, tout en l’adaptant aux conditions locales, le modèle d’intervention américain du Gang Reduction Program (GRP). Il s’agit d’un modèle qui cible la criminalité juvénile et qui s’appuie sur la collaboration de la communauté, articulant la démarche autour de six stratégies d’action : la mobilisation des ressources locales, l’offre de services aux jeunes, l’intervention sociale, la répression, le développement d’une culture partenariale et le ciblage (Spergel et Grossman, 1997).

Les responsables du projet lavallois avaient invité les différentes ressources du quartier à travailler en collaboration pour accompagner les jeunes qui avaient vécu, qui vivaient ou qui « risquaient » de vivre des difficultés de nature judiciaire. Cette démarche avait lieu, comme dans le cas du modèle initial du GRP, dans le cadre discursif de la « lutte contre les gangs de rue ». Dans cet esprit, les organismes et les intervenants concernés collaboraient au sein du conseil d’administration du projet, des différents comités cliniques (qui offraient des services individualisés aux jeunes) ainsi que dans un comité de soutien à l’intervention. Le financement du programme était assuré par Sécurité publique Canada à travers un fiduciaire situé à Montréal.

Certains aspects associés à la gestion partenariale du financement généraient d’importantes difficultés non seulement pour le fonctionnement du projet, mais aussi pour sa permanence. On peut mentionner, par exemple, le fait qu’une fois que le financement accordé par le gouvernement fédéral serait épuisé, l’organisme fiduciaire, qui se retirait du programme tout en affirmant souhaiter sa pérennisation, semblait avoir l’intention (pas concrétisée, heureusement) de prendre avec lui certaines ressources du projet ainsi que des données de l’intervention. Une telle intention minait sans doute les tentatives de pérennisation. De manière similaire, les divergences dans la coordination entre la fiducie et le reste des organismes participants faisaient que les activités destinées à assurer la pérennité du programme étaient constamment reportées. En fait, les intervenants du projet ont vu celui-ci arriver à sa fin sans avoir une base économique leur permettant de définir avec précision l’avenir des dossiers des jeunes rejoints par le projet.

À ces difficultés économiques s’ajoutent d’autres difficultés de caractère plutôt déontologique, également soulevées par les exigences de l’approche partenariale de la collaboration. Ainsi, soumis aux regards scrutateurs de partenaires désireux d’observer les « faits probants » de l’intervention, les organismes communautaires et les intervenants semblent éprouver une importante anxiété à l’heure d’exposer leurs démarches d’intervention. Cette anxiété se traduit par une logique de surprotection qui rend inaccessibles certains aspects de leur travail aux chercheurs et au regard public. Alors que la protection de la population desservie est souvent évoquée pour justifier ces attitudes, des logiques d’autoprotection sont bien présentes. Une telle ambiance semble aussi bloquer l’expression spontanée des points de vue des représentants du communautaire et risque de miner le rapport de confiance qui existe entre les organismes concernés et la population.

Ainsi, dans l’arrondissement montréalais (González Castillo et Goyette, 2014), par exemple, certains organismes communautaires hésitaient souvent au moment de devoir prendre publiquement une position claire par rapport à certaines questions relatives à la délinquance juvénile. Comme si la peur de s’exposer poussait les organismes à toujours chercher à former des alliances avant de s’exprimer, à éviter d’être perçus comme des « outsiders ». Une « loi d’omerta » concernant les sujets dits « sensibles » (les rapports entre les différents organismes du quartier, l’administration locale et la police) semblait en ce sens chapeauter les échanges et les rapports entre les organismes. Sophie Paquin (2005) a de son côté souligné les dilemmes que certaines pratiques de collaboration semblent poser aux partenaires communautaires sur le plan éthique. Selon cette auteure, qui s’intéresse à l’intervention communautaire en criminologie, plusieurs questions et controverses hantent la collaboration :

Ainsi, des questions fondamentales restent en suspens. Par exemple, dans un partenariat, qui assume la responsabilité d’un échec ou d’un problème éthique relevant de ce projet collectif ? À quelles instances les regroupements partenariaux rendent-ils des comptes ? La responsabilité envers la population est encore plus diffuse. S’ajoute à cela un manque de transparence quant à la prise de décision pour des acteurs externes à la démarche. Cela peut constituer un problème lorsque les partenariats en prévention du crime ne regroupent qu’un nombre limité d’organisations.

Paquin, 2005, p. 331

Dans le cas de la recherche à Laval (Bentayeb et coll., 2019), la protection des données anonymes concernant les jeunes ciblés par le programme a représenté un enjeu majeur pour la recherche, qui visait aussi à mettre en lumière les possibles avenues de pérennisation pour le projet. Il est intéressant de noter que la réticence à partager les données en question ne semblait pas provenir des intervenants eux-mêmes, ni de leurs coordonnateurs, mais plutôt de certains partenaires du projet, notamment de l’instance fiduciaire, qui, grâce à son statut de responsable économique, avait une sorte de droit de veto sur des décisions concernant le projet et son étude. Les raisons d’un tel refus n’ont jamais été clarifiées d’une manière satisfaisante, mais elles semblaient être d’ordre éthique. Les conséquences de cette situation pour l’étude et pour la pérennisation du projet (de même que pour l’avenir de l’intervention) étaient pourtant très importantes en raison du vide informatif qu’elle générait.

Manifestement, la recherche sur l’intervention communautaire en général et sur l’intervention jeunesse en particulier doit régulièrement jongler avec ce type de considérations déontologiques, qui deviennent facilement des obstacles. Ainsi, les codes d’éthique sont parfois utilisés par des fonctionnaires pour protéger l’accès à certaines données concernant leur travail, tandis qu’à d’autres occasions, un certificat d’éthique est exigé avant de permettre un accès plutôt restreint à certaines données. Ce type de conditions déontologiques (tout à fait légitimes lorsqu’on prend en considération la vulnérabilité des populations concernées) semble aussi être associé à une sorte de crainte du regard examinateur de l’expert (crainte qui semble liée à la diffusion du paradigme des données probantes). Dans cette logique, les documents, tels les codes déontologiques et les certificats d’éthique, paraissent usurper la place centrale que les jeunes et les problématiques ciblées devraient occuper dans l’intervention, dynamique de supplantation que certains auteurs considèrent comme caractéristique des politiques publiques dans le contexte néolibéral (Hetherington, 2011).

Toutefois, l’ensemble des difficultés décrites n’émergent ni de l’absence d’une culture de collaboration ni du comportement individuel. Ces difficultés relèvent plutôt d’une dynamique historique concrète dont les conséquences, il faut le dire, ont été perçues par certains chercheurs dans le passé. Ainsi, dans les années 1990, Jacques Caillouette (1994) s’est penché sur les risques d’appropriation de l’action communautaire (qu’il voyait comme essentiellement alternative et révolutionnaire) face aux dynamiques envahissantes du néolibéralisme montant. Même si Caillouette était plutôt optimiste quant à la résistance du communautaire (constatant une sorte d’incompatibilité essentielle entre le milieu communautaire et la logique marchande représentée par le modèle néolibéral), il percevait les risques de récupération du communautaire par le nouveau modèle économique. Aujourd’hui, les craintes de cet auteur semblent justifiées dans la mesure où l’action et l’intervention communautaires semblent de plus en plus soumises aux exigences des approches du virage partenarial néolibéral. Cela étant dit, la question sur l’avenir de l’action communautaire en tant que modalité de l’action collective reste ouverte : face aux obstacles à la pratique, face à la dépendance à l’égard du gouvernement, qu’instaure un sous-financement chronique, et face aux intromissions managériales dans l’éthique de l’intervention, quelles sont les possibilités d’existence, dans l’avenir, d’une action et d’une intervention communautaires efficacement engagées à l’endroit de la justice sociale ?

Discussion et conclusion

L’évolution des dynamiques de collaboration autour de l’action communautaire a été évaluée d’une manière plutôt contradictoire par les différents auteurs s’intéressant à la question. Certains considèrent, par exemple, que la reconnaissance de l’action communautaire dans le contexte de l’État-providence et de son déclin a en quelque sorte amélioré les rapports de collaboration entre les institutions gouvernementales et l’action communautaire en même temps qu’elle a renforcé l’autonomie de l’action communautaire (Bouchard, 2006 ; Jetté, 2008). Jetté (qui parle surtout des services en matière de santé et qui fait la distinction, pour cette même période, entre une étape de régionalisation des services et une autre, subséquente, de réduction du rôle de l’État) va même plus loin et affirme que la place centrale qu’a occupée le communautaire dans le cadre des transformations de l’État-providence a donné lieu à l’émergence d’un « modèle québécois de développement social » (Jetté, 2008). Précisons que pour Jetté, ce modèle de développement québécois relève de dynamiques économiques et culturelles autres que celles du marché ou de l’État, comme celle du don, de la réciprocité et de l’application des valeurs du communautaire.

D’autres auteurs ont plutôt vu dans ces changements une sorte de dénaturalisation du communautaire due à l’ambiance de concurrence économique qui s’est installée entre les organismes communautaires (Depelteau et coll., 2013). La subordination croissante de l’ensemble du milieu communautaire aux exigences des instances responsables du financement, les bailleurs de fonds publics ou privés, est aussi soulignée (Ducharme et Lesemann, 2011 ; Bherer et Collin, 2012 ; Métivier, 2018). Dans ce contexte, un indicateur important de cette subordination a été, au niveau du financement public de l’action communautaire, l’adoption de critères de financement qui mettent l’accent sur la quantité de services offerts (financement à l’activité) plutôt que sur la qualité de ceux-ci, laissant ainsi de côté la mission communautaire des organismes (Lamoureux et Lamoureux, 2009 ; Depelteau et coll., 2013).

Comme l’a suggéré Bourque, qui s’intéresse aux dynamiques de développement du territoire, certains aspects de ces deux interprétations opposées peuvent bel et bien être corroborés à partir de la recherche empirique. En effet, ces deux interprétations pointent vers des tendances réelles qui existent dans le communautaire, des tendances qui opposent des dynamiques d’instrumentalisation de l’action communautaire à des dynamiques d’autonomie ou de véritable complémentarité ou participation (Bourque, 2012 ; pour une interprétation similaire, voir White, 2012). Or, dans la mesure où ces tendances concernent des rapports de pouvoir entre des acteurs asymétriques, nous considérons qu’il est possible d’approcher leur coexistence à partir de la pensée gramscienne autour de la notion d’hégémonie.

Selon Gramsci, confrontées à des projets de nation alternatifs, les classes au pouvoir sont dominantes non seulement grâce au contrôle des moyens de coercition et de violence, mais aussi (et peut-être surtout) parce qu’elles ont été capables de créer des alliances sociétales (des « blocs historiques ») autour des projets éthico-politiques qui sont les leurs et qui, une fois au pouvoir, leur permettent de guider leurs alliés et de dominer leurs adversaires à travers la structuration de la société civile (Gramsci, 2011). La lutte pour l’accès à cette position de pouvoir à partir d’un projet politique spécifique représente à proprement parler la recherche de l’hégémonie (Thomas, 2021). Dans ce processus, les classes dominées, les subalternes, affichent une condition de fragmentation politique qui est due à leur manque d’unité politique en tant que classe et à leurs ralliements disparates avec les projets politiques (en concurrence) des groupes dominants. Comme l’explique Bayart dans son ouvrage classique sur l’État en Afrique (2006), ce processus hégémonique englobe les différentes dynamiques associées à la construction de l’État : tant les dimensions matérielles et culturelles de la lutte pour le contrôle d’un territoire que la quête d’accumulation des richesses et du contrôle du pouvoir politique.

Pour Gramsci, le couronnement d’un projet politique comme légitime ou, plutôt, comme hégémonique aux yeux de l’ensemble de la société, est toujours le résultat de dynamiques de négociation et de conflit. Or, comme Bayart le souligne, ces dynamiques peuvent aussi inclure, malgré les asymétries, des processus d’assimilation réciproque entre les projets concurrents et entre leurs représentants. Cette idée de l’assimilation réciproque est utile pour notre propos, car elle permet de saisir les dynamiques contradictoires, de subordination et de coopération, qui modulent les rapports de collaboration entre le communautaire, les acteurs privés dominants (l’entrepreneuriat dominant) et le gouvernement néolibéral dans le Québec contemporain. L’idée de l’assimilation réciproque nous permet aussi de comprendre le fait, souligné par Massé (2004), que, dans le milieu communautaire québécois de nos jours, des organisations ayant un accès privilégié au financement émergent grâce à leur ralliement à certains positionnements idéologiques dominants. Massé appelle ce phénomène de fragmentation et de hiérarchisation interne de l’action communautaire le « néocorporatisme communautaire ».

Comme Depelteau et ses collaborateurs (2013) le relèvent, l’hégémonie de l’approche néolibérale de la collaboration semble avoir eu un impact décisif sur la performance des organismes communautaires. Ces derniers doivent désormais non seulement participer à des mécanismes de concertation dans le seul but de repérer et de tenter d’obtenir du financement (en effet, la présence des organismes communautaires dans les espaces de concertation émergents semble s’être imposée comme une condition de facto pour l’accès au financement), mais ils doivent aussi accorder beaucoup plus de temps à la gestion technocratique de leurs activités au détriment du travail d’intervention lui-même. Ainsi, alors qu’auparavant la question de « reddition de comptes » semblait être traitée à travers la réalisation d’assemblées publiques et, donc, de la participation directe de la communauté concernée (Depelteau et coll., 2013), le virage partenarial néolibéral a plutôt placé un important poids bureaucratique sur les épaules des organismes communautaires, qui ont commencé à se plaindre de devoir consacrer de nombreuses heures au remplissage de formulaires ou à la rédaction de rapports justifiant leur existence.

Dans ces circonstances, comme le soulignent Depelteau et ses collaborateurs (2013), certaines activités associées aux dynamiques de collaboration dans le domaine de l’intervention communautaire semblent être devenues en tant que telles des enjeux, presque des dossiers indépendants à gérer. En effet, le traitement de ce type de questions paraît entrer en concurrence avec d’autres activités prioritaires, directement reliées à la mission des organismes communautaires et au travail d’intervention. Comme nous l’avons constaté dans la section précédente, il en a alors résulté une multiplication des entraves reliées à la réalisation du travail des organismes. Cette condition ne semble pourtant pas avoir été capable d’effacer l’engagement à l’égard de la justice sociale du milieu communautaire. En effet, la composante « action collective » semble bien présente dans l’action communautaire de nos jours malgré les processus d’assimilation réciproque qui ont lieu avec le gouvernement.

Comment faire face aux dilemmes éthiques, économiques et pratiques auxquels sont confrontées l’action et l’intervention communautaires de nos jours, sans nuire à la pertinence et à la nécessité de collaborer dans le travail d’intervention ? Quelles sont les issues possibles pour l’action communautaire dans ce contexte ? À notre avis, dans la mesure où l’approche dominante (néolibérale) de la collaboration semble priver les organismes communautaires de leur capacité d’organisation et de mobilisation pour les soumettre à des dynamiques partenariales de type « top-down » et de néocorporatisme communautaire, le milieu communautaire se doit de relancer la dimension collaborative populaire qui semble lui avoir été dérobée. Une telle démarche devrait être orientée vers des buts davantage reliés aux valeurs de justice sociale prônées par l’action communautaire populaire (ou, au moins, par ses membres les plus progressistes s’intéressant à une transformation sociale en profondeur de la société et de l’État), c’est-à-dire à la lutte pour la disparition des inégalités socioéconomiques et pour la fin de toute forme de discrimination à partir d’un nouveau projet hégémonique.

Une telle démarche impliquerait sans doute d’importantes transformations sociétales, car les dynamiques de collaboration n’existent pas en elles-mêmes. En effet, les transformations souhaitées entraîneraient non seulement l’impératif de changer les rapports de pouvoir entre les organismes communautaires, les acteurs privés et le gouvernement (les conditions actuelles d’assimilation réciproque), mais également la nécessité de transformer l’entité plus générale, majeure, qui émerge de leur intégration mutuelle : l’État intégral dont le philosophe Antonio Gramsci parlait (González Castillo, 2022). En effet, si l’action communautaire a toujours été vulnérable face aux différents « aléas » dans l’évolution de l’État, c’est parce qu’elle est associée d’une manière importante à ce dernier et que son autonomie n’est en réalité que précaire. Par conséquent, une véritable redéfinition des rapports entre l’action communautaire et le gouvernement devrait nécessairement être associée à une transformation de l’ensemble de la formule avec laquelle Gramsci explique la domination de classe et l’ordre éthico-politique dans les sociétés modernes et qui tourne autour de la notion d’État intégral (société civile + société politique = état intégral, Gramsci, 2011).