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Contexte

En Amérique du Nord comme en Europe, les jeunes et les familles sont au coeur des priorités gouvernementales, particulièrement les jeunes aux problèmes complexes et besoins particuliers et dont l’inclusion scolaire et sociale préoccupe (Conseil supérieur de l’éducation, 2017). Les réalités de ces jeunes sont plurielles : expériences de maltraitance, problèmes multiples sur les plans physique, mental ou comportemental, problèmes de santé chroniques, limitations fonctionnelles dans différentes sphères de leur développement, etc. (Molinari et Freeborn, 2006 ; Bergami et al., 2021). Face à ces jeunes, le réseau sociosanitaire se voit confronté à des demandes complexes découlant d’une combinaison de facteurs : absence ou rareté d’un diagnostic, système familial en difficulté, manque de ressources appropriées, offre de services inadaptée ou qui connait des ratés, inefficacité des collaborations entre les établissements interpellés, etc. (Larivière et al., 2004 ; Bergami et al., 2021). La réponse aux besoins multiples de certains de ces jeunes implique ainsi la mobilisation de plusieurs acteurs appelés à relever le défi de la collaboration tant entre eux qu’avec le jeune et ses parents. Or, en dépit des réelles avancées réalisées sur ce plan dans certains contextes (Lemay et al., 2017), le défi demeure. Force est de constater qu’il s’avère difficile pour les parents de révéler les répercussions négatives de certaines décisions prises par le réseau de services : « [ils] ne s’autorisent que rarement, en tant qu’individus comme en tant que membres d’une association [de parents], à formuler des revendications ou même des souhaits de changements » (Chatelanat et al., 2003, p. 53). C’est le cas, entre autres, lorsqu’ils subissent les décisions d’exclusion scolaire, dans un contexte où l’école et ses partenaires de la communauté se retrouvent dans l’impuissance d’agir face à un jeune (Lemay et al., sous presse). Il nous semble par conséquent important de comprendre le vécu de ces parents.

Pour faire face aux enjeux liés à la collaboration entourant les situations les plus complexes, des Équipes Intervention Jeunesse (EIJ) sont implantées dans plusieurs régions du Québec. Promues depuis 2003 par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS, 2007, 2017), les EIJ sont des mécanismes territoriaux de coordination intersectorielle visant à assurer l’accès, la continuité et la qualité des services aux jeunes vivant des problèmes multiples et complexes. Ces EIJ sont coordonnées par une personne médiatrice partenariale qui mobilise et soutient les organisations partenaires et les parents dans l’analyse des complexités en jeu et des besoins ainsi que dans la recherche et la mise en oeuvre de solutions novatrices ajustées à la situation particulière du jeune. Pour ce faire, la démarche de Plan de services individualisé (PSI) privilégiée comporte diverses étapes à réaliser avec le jeune, ses parents et les différents partenaires impliqués (Lemay et al., 2017)[1]. Tout au long de la démarche, une place centrale est accordée à la parole et au pouvoir de décision des jeunes et des parents.

Qui sont ces jeunes aux besoins multiples ?

« Incasables », « jeunes à difficultés multiples », « en grande difficulté », ou jeunes « multiproblématiques », les concepts sont nombreux pour désigner ceux qui sont affublés de plusieurs diagnostics et qu’aucun service ne se sent pleinement en mesure d’aider. Force est de constater que certains de ces jeunes « se [voient] refuser l’intervention de structures successives au motif qu’elles ne peuvent admettre ni prendre en charge une population présentant une accumulation de difficultés diverses » (Libeau Mousset et Winter, 2008). Qualifiés de « population à la limite des institutions », les jeunes dits « incasables » ont plusieurs besoins particuliers qui sont du ressort de multiples modes de prise en charge, sanitaire, médico-social ou judiciaire (Barreyre et Fiacre, 2009 ; Bergami et al., 2021). Or, ce réseau de services se trouve parfois lui-même mis à mal :

Quand un jeune est en difficulté, sa famille et son réseau le sont aussi. Parfois une spirale d’interventions se développe autour de lui : il est alors affublé de plusieurs diagnostics, on multiplie le nombre d’intervenants qui se renvoient le patient les uns aux autres et ensuite, aucun service ne se sent plus à la hauteur pour agir dans une situation aussi compliquée. Qui peut dès lors aider ?

Asselin et Gagnier, 2007, p. 193

Lorsqu’un jeune pris en charge a de multiples problèmes interreliés et qu’ils dépassent un seuil d’intensité et de gravité, le système a du mal à s’organiser ; dès lors, les jeunes et leurs familles sont renvoyés entre différents services qui tentent de solutionner le problème en fonction de leur vision de ce dernier, teintée par leur expertise. « […] les jeunes et leurs familles sont écartelés entre différents services qui tentent, chacun dans son domaine spécifique, de solutionner le problème pour lequel il a développé une expertise » (p. 194). Les effets de cette spécialisation contribuent à la fragmentation et à la discontinuité de l’aide offerte. « La séquence [qui succède] est bien connue : amplification des symptômes et des difficultés présentés par les jeunes, sentiments d’impuissance chez les intervenants, tensions entre les organisations elles-mêmes, et aussi avec les familles, multiplication du nombre d’intervenants, références faites dans un climat d’urgence et de crise et pressions contradictoires pour les familles » (p. 194). Les sentiments négatifs se multiplient alors tant chez les professionnels que chez les jeunes et leurs parents : honte, colère, impuissance, inquiétude, dévalorisation et blâmes mutuels :

On accumule les preuves et les constats qui démontreront le bien-fondé des diagnostics, on blâme les parents de n’être pas à la hauteur pour savoir s’occuper d’un enfant aussi malade. Nous sommes au royaume du blâme : les intervenants se blâment eux-mêmes, et entre eux, de ne pas pouvoir y arriver, impuissants qu’ils sont devant la lourdeur et la chronicité des symptômes.

Asselin et Gagnier, 2007, p. 198

Le terme « incasable » ne désigne donc pas seulement les jeunes eux-mêmes, mais aussi la situation dans laquelle ils se trouvent (Guigue et al., 2008).

Une difficile réalité vécue au quotidien : les répercussions sur la famille

Vivre avec un enfant ayant un ou des diagnostics et des besoins particuliers affecte de manière importante la réalité familiale. Il est reconnu que le handicap d’un enfant a des répercussions psychoaffectives sur les parents appelés à devoir mettre en oeuvre diverses stratégies d’adaptation (Thabet et al., 2013). Des réactions d’irritabilité, d’anxiété, voire de dépression sont liées à une surcharge de travail en raison de nombreux facteurs : la lourdeur des soins quotidiens à l’enfant, la recherche de services et le manque d’accès à ceux-ci, les nombreux rendez-vous (médicaux, sociaux et éducationnels), les contraintes liées à la participation aux différents programmes de réadaptation, le fait de devoir assumer différents rôles (intervenant, enseignant et thérapeute à domicile), etc. (Sénéchal et al. 2010 ; Nicholas et al., 2016 ; Singh, 2016 ; Kirouac et Perreault, 2018). Les études s’intéressant aux parents ayant un enfant souffrant d’un trouble du spectre de l’autisme (TSA), montrent que plusieurs facteurs augmentent les difficultés vécues par les familles, notamment :

La rareté du trouble (impliquant un processus diagnostic [sic] long, compliqué et incertain), des comportements autistiques très difficiles à gérer (crise, obsession et rigidités de toutes sortes, et parfois automutilation), une compréhension et une tolérance publique peut-être plus faible [sic], des traitements et des interventions éducatives coûteuses en temps, qui exigent une patience et une énergie au long cours, sans résultat garanti, de la part de l’entourage ; un avenir de l’enfant incertain.

Beaud et Quentel, 2011, p. 135

La situation des parents et des familles ayant un enfant en situation de handicap conduit les parents à vivre un processus de deuil et d’acceptation du handicap, à changer leur projet de vie initial et à réorganiser le système familial, pour le tourner vers la réponse aux besoins de l’enfant (Cappe et al., 2017. Les parents d’enfants ayant des besoins particuliers et multiples, principalement ceux ayant un diagnostic de TSA, courent le risque de s’isoler socialement (Sénéchal et des Rivières-Pigeon, 2009). Cet isolement peut s’expliquer par la stigmatisation et les jugements négatifs qu’ils ressentent de la part de leur entourage et du public (Sénéchal et al., 2010 ; Broady et al., 2017 ; Courcy et des Rivières, 2017). Bien que le handicap de l’enfant ne paraisse pas physiquement, ses comportements inhabituels, crises ou désorganisations sont mal interprétés par les personnes qui ne connaissent pas sa problématique et le jugent parfois mal élevé (Beaud et Quentel, 2011 ; Sénéchal et al., 2010). On peut alors comprendre qu’un parent n’ose pas sortir de chez lui avec son enfant afin d’éviter cette stigmatisation sociale qui le conduit, en retour, à dévaluer ses propres compétences parentales (Sénéchal et al., 2010).

De manière générale, un premier obstacle auquel font face les parents d’enfant ayant un TSA renvoie aux longs délais d’attente pour l’accès aux services. La recherche de services est un réel combat individuel étant donné les ressources limitées. Cette réalité augmente leur épuisement et leur stress, d’autant plus que leurs inquiétudes et frustrations peuvent être teintées par le sentiment d’urgence d’agir qui les habite (Courcy et des Rivières-Pigeon, 2013 ; Nicholas et al., 2016 ; Singh, 2016). Plusieurs familles ont l’impression de se battre contre le système (Courcy et des Rivières-Pigeons, 2013). En raison des exigences élevées, notamment en temps requis pour réaliser les démarches d’accès aux services, certains parents se voient contraints de quitter leur emploi (Chamak, 2016). Certains font donc face à un dilemme entre, d’une part, diminuer leurs heures de travail, se rendre disponibles pour les rencontres et satisfaire aux exigences liées aux programmes de réadaptation (Sénéchal et al., 2010) ou, d’autre part, continuer de travailler à temps complet, limiter leur participation à ces programmes et, par conséquent, la qualité des soins à leur enfant. Par exemple, des mères, principales responsables de l’enfant (p. ex. soins, tâches éducatives), se voient plus souvent forcées de mettre de côté leur carrière (Courcy et des Rivières-Pigeon, 2013). Malgré la mise en place par le MSSS d’un plan d’accès aux services, le manque d’aide se fait sentir, ce qui augmente les difficultés pour les familles ayant des enfants à besoins particuliers (Chamak, 2016). Bref, les parents doivent mettre leur énergie sur la recherche de services tout en essayant de répondre le plus possible aux besoins de leur enfant et, faute de soutien externe, en devant faire des choix, tels que quitter leur emploi. En revanche, le manque de soutien peut contribuer à l’émergence de problèmes tels que le stress parental post-traumatique, la maltraitance des enfants, le divorce ou une rupture du lien dans les cas d’adoption d’enfants aux besoins particuliers (Molinari et Freeborn, 2006).

Rapports de collaboration parents-école

Les situations de jeunes présentant des problèmes multiples peuvent entrainer des difficultés dans les relations avec les organisations impliquées auprès d’eux, notamment avec le milieu scolaire. À cet égard, nombre d’études soulèvent les barrières à la collaboration entre l’école et les parents de jeunes ayant une incapacité intellectuelle (Rousseau et al., 2009), des difficultés d’attention (Kalubi et Lesieux, 2007 ; Letarte et al. 2011), de comportement (Desbiens et al., 2020) ou des problèmes complexes (Lemay et al., sous presse). Parmi ces barrières liées aux difficultés des jeunes, il y a les incompréhensions qui émergent chez les enseignants et les parents lorsqu’un flou conceptuel demeure par rapport au diagnostic du jeune (Kalubi et Lesieux, 2007). Par exemple, des enseignants cherchent parfois à mieux comprendre et à valider les difficultés à partir d’un diagnostic, tandis que les parents misent sur l’agir, c’est-à-dire sur le comportement de l’enfant ainsi que sur la réception du comportement par l’enseignant (Kalubi et Lesieux, 2007). L’échec des mesures en milieu scolaire peut alors mener à des pratiques d’exclusion qui se répercutent sur les relations parents-école (Lemay et al., sous presse).

Les relations école-famille sont également influencées par les situations des familles, par exemple l’épuisement, l’absence des parents ou la nature de leurs besoins, ou encore par les caractéristiques associées à la pauvreté ou à la dynamique familiale, comme l’instabilité et les conflits conjugaux (Desbiens et al., 2020 ; Lemay et al., sous presse). Certains parents sont donc eux-mêmes en difficulté, en situation de vulnérabilité ou de détresse sociale, ce qui complexifie les rapports de collaboration du fait qu’ils sont à la fois en besoin de soutien et partenaires en soutien à leur enfant (Lemay et Giguère, 2010).

L’étude de Rousseau et al. (2009), centrée sur l’intégration scolaire des jeunes, rend compte du point de vue de parents dont les enfants présentent des incapacités. Selon ces parents, pour faciliter le processus d’intégration scolaire de leur enfant, la sensibilisation à la situation et à ses besoins doit non seulement être assumée par les parents, mais aussi par le milieu scolaire. Enfin, pour faciliter les collaborations entre l’école et les parents, on relève l’importance de reconnaitre leurs savoirs et leur expérience (Rousseau et al., 2009).

Parallèlement, des études montrent que les représentations du milieu scolaire, et dans une moindre mesure ses pratiques, constituent un obstacle à la collaboration entre le milieu scolaire et les parents. Parmi les tensions vécues entre ces acteurs figurent les attentes élevées de l’école à l’endroit des parents en termes de suivi et de participation et l’attribution d’une responsabilité pour les problèmes de leur enfant (Lemay et al., 2021), voire une tradition de blâme à leur égard (Letarte et al., 2011). De plus, des études européennes montrent que les pratiques du milieu scolaire visent la plupart du temps à obtenir un certain consentement parental au sujet de choix ou d’interventions préétablis (Deshayes et al., 2018). On constate également une augmentation des contacts entre l’école et la famille lors des situations de crise, ce qui semble nuire au développement de la collaboration (Letarte et al. 2011).

En somme, les relations entre le milieu scolaire et les parents de jeunes en difficulté demeurent souvent difficiles. Considérant les possibles répercussions sur les parents du fait de vivre avec un jeune présentant des problèmes multiples et complexes, il est fort pertinent d’explorer leur vécu et la manière dont différents aspects de leur vie, notamment la scolarisation de leur enfant, influencent leur expérience.

Objectif de l’étude et cadre conceptuel

La présente étude s’inscrit dans une recherche provinciale plus large portant sur l’analyse des pratiques de médiation partenariale dans le champ de l’action intersectorielle auprès des jeunes ayant des besoins multiples et vivant des situations complexes. Cette recherche principale s’appuie sur un cadre d’analyse principalement inspiré de la théorie de la structuration de l’action et de la conception du pouvoir chez Giddens (1987). En ce sens, elle considère les dimensions reliées à l’action ou aux pratiques des acteurs, à la signification de ces actions ou aux raisons qu’ils formulent pour les expliquer, aux conditions du contexte qui les structurent et aux conséquences de ces actions. Par ailleurs, pour l’étude de ce volet plus spécifique visant à mieux comprendre le vécu des parents d’un enfant aux besoins multiples, la théorie du parcours de vie a été retenue. Bien que ce cadre fasse écho aux grandes dimensions du cadre général, il oriente mieux l’étude centrée sur le vécu, les trajectoires de vie et le développement individuel en tant que phénomène socialement ancré et évoluant dans le temps (Elder, 1998). Depuis cette perspective, le développement humain dépend à la fois de la capacité d’agir de l’individu, de la dynamique, de l’interdépendance et des influences mutuelles de trajectoires sociales multiples (individuelle, professionnelle, familiale ou résidentielle), ainsi que de l’influence de l’histoire, de la temporalité des événements de la vie et de l’environnement (Elder, 1998 ; Gherghel et Saint-Jacques, 2013). À la lumière de ce cadre, nous retenons que le vécu des parents peut être influencé par différents éléments, dont le parcours de leur enfant, leur trajectoire sociale ou professionnelle ou l’environnement dans lequel ils évoluent. Les choix et actions des parents, vus comme acteurs, peuvent ainsi être affectés par les différents événements et par les contraintes relatives à l’histoire ou aux circonstances sociales qui les entourent. Au regard de ce cadre, il s’agit plus particulièrement de décrire les trajectoires individuelle, sociale, familiale et professionnelle des parents vivant avec un jeune aux besoins multiples, et de comprendre ce qui influence leur vécu, par exemple : comment la réalité de ces enfants ou comment certaines expériences vécues au sein des rapports avec les intervenants ou organisations qui tentent de leur venir en aide affectent-elles les trajectoires des parents ?

Méthodologie

Dans le cadre de cette étude, cinq parents ont été recrutés dans chacune des trois EIJ du Québec ciblées (Magog, Gatineau et Québec). Au total, 15 parents volontaires (10 mères et 5 pères) ont participé à l’étude. Le recrutement de ces parents a été réalisé par les personnes médiatrices partenariales de chaque EIJ, à partir des critères suivants : 1) avoir un enfant âgé de moins de 14 ans présentant des problèmes multiples et complexes et requérant l’intervention de plusieurs organisations, 2) avoir bénéficié des services du mécanisme québécois de coordination intersectorielle Équipe Intervention Jeunesse (EIJ) et 3) avoir vécu une expérience de collaboration avec les services, jugée « plutôt facile » ou « plutôt difficile » par les partenaires professionnels impliqués auprès des familles. Ce dernier critère visait à nous assurer d’accéder à une certaine diversité d’expériences de collaboration entre les parents et les organisations partenaires impliquées dans leur situation.

Les familles des parents recrutés sont majoritairement d’origine canadienne (n = 13/15), les deux autres étant issues de l’immigration (Congo, Maroc). Elles sont surtout biparentales (n = 10/15), les autres sont recomposées (n = 2/15) ou monoparentales (n = 3/15). Pour la majorité, les familles sont composées de trois enfants et plus (n = 9/15) ; on compte aussi quatre familles de 2 enfants et deux familles d’un enfant. Les enfants concernés par l’intervention de l’EIJ ont des problèmes individuels variés : troubles du spectre de l’autisme, déficience intellectuelle, troubles d’apprentissage (dysphasie, dyslexie, dyspraxie), retards dans plusieurs sphères du développement et problèmes de comportement, concomitants aux autres troubles. La majorité des mères sont scolarisées, détenant un diplôme universitaire (n = 5/10) ou un diplôme collégial (n = 2/10). La majorité des parents occupent un emploi, dont les 10 mères. Le revenu familial brut est généralement moyen. Enfin, presque toutes les familles (n = 14/15) ont au moins un enfant suivi par les services de la protection de la jeunesse.

Des entretiens individuels semi-structurés d’une durée approximative d’une heure trente à deux heures ont été réalisés auprès des parents, à partir d’une approche qualitative valorisant leurs savoirs d’expérience (Le Bossé et al., 2006). Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Les verbatim, codifiés à l’aide du logiciel QDA Miner, ont fait l’objet d’une analyse de contenu mixte, à la fois déductive et inductive (Miles et Huberman, 2003). Le cadre conceptuel de la théorie du parcours de vie (Elder, 1998 ; Gherghel et Saint-Jacques, 2013) a plus spécifiquement orienté le traitement et la présentation des données portant sur la réalité vécue par les parents. Les données ont été analysées par deux membres de l’équipe de recherche dans le respect des procédures généralement admises en recherche qualitative (Creswell, 1998), lesquelles renvoient essentiellement aux procédures de codification, de condensation et de saturation des données.

Résultats

Les résultats de l’étude font notamment référence au vécu individuel, social (réseau social élargi et relations intrafamiliales) et professionnel des parents vivant au quotidien avec un enfant aux besoins multiples et mettent en évidence plusieurs éléments expliquant les situations vécues.

Épuisement, santé physique et mentale fragile et sentiment de culpabilité : l’influence de la qualité des relations avec le réseau de soutien professionnel

Tout d’abord, nos résultats montrent que plusieurs parents se retrouvent isolés à la maison avec l’enfant en difficulté et également épuisés ou au bord de l’épuisement, notamment du fait d’avoir à conjuguer travail et rôle parental. Certains mentionnent qu’ils en arrivent à un point où ils sont « à bout de nerfs » ou incapables de « refaire le plein ». Ils arrivent alors difficilement à offrir à l’enfant la constance éducative dont il a besoin. Selon cette mère, c’est « une roue qui tourne ! » :

Parce qu’à un moment donné, tu es comme au bout là, quand t’as des journées de même, à un moment donné, il faut que tu te mettes à « off » parce que… demain arrive aussi là. Et s’il dort deux heures par nuit, tu ne viens pas à bout jamais de refaire le plein, fait que tu viens à bout de tes nerfs. Pis là il sent que… c’est une roue qui tourne hein ! Fait que s’il le sent que tu es… comment je vais dire ça, je le sais pas moi, aujourd’hui tu es fatiguée, tu en as plein tes bottes et que tu vas peut-être en laisser passer : lui, veut, veut pas, ce n’est pas un fou, fait qu’il en profite. Et là, bien c’est une roue qui tourne, ça ne finit jamais.

Pa-15

Des parents confient avoir développé des problèmes de santé mentale et physique devant l’ampleur des difficultés vécues à la maison, comme ce couple en congé de maladie : « Ah oui, ah oui. On est les deux en congé de maladie là. Oui, c’est ça, ç’a été trop dur, bien les neuf derniers mois-là, ç’a été assez dur » (Pa-16). Une mère témoigne aussi des conséquences de l’épuisement sur la santé mentale de son mari :

En fait, avec cette situation-là, est venu également pour mon mari un syndrome de stress – pas de la dépression, mais ce n’est pas trop loin de ça. En fait, c’est l’équivalent d’un « burn-out », sauf que normalement, le « burn-out » est lié au milieu du travail, alors que lui, c’était le « burn-out » de la maison. Aller au travail, ça allait bien, c’était à la maison. Alors que normalement, quand une personne est en « burn-out », on lui dit de rester à la maison.

Pa-18

De plus, essoufflés et fatigués, certains parents ne se sentent pas toujours capables de faire ce que les partenaires professionnels attendent d’eux. Conscients que leurs réponses parentales face à l’enfant ne sont pas comme elles le devraient, tant à leurs yeux qu’à ceux des partenaires, ils se sentent coupables, comme le mentionne ce parent :

Ah, je me sentais débordée. Je me… j’ai de la misère à le dire le mot, la culpabilité, parce que des fois ils nous demandaient de quoi et là, oups, déjà la prochaine rencontre et elle m’a demandé de faire ça et… C’est ça qu’à un moment donné oups, je n’ai pas pensé, j’ai oublié ou… c’est ça, à un moment donné, j’en avais tellement là. Par rapport à [l’enfant] en particulier, il y a des choses que je faisais, mais ce n’était pas à tous les jours, pas assez régulier pour que oups, ils voient une différence. […] Alors quand je vous dis que le temps me manque là… c’est ça. J’aurais dormi à matin, je vous le jure, je suis fatiguée.

Pa-20

L’isolement social : l’influence des rapports enfant-entourage et de l’environnement

Plusieurs parents ont fait état des problèmes de comportement de leur enfant, souvent concomitants à d’autres troubles, neurodéveloppementaux ou d’apprentissage, par exemple. Il peut s’agir de crises excessives et de comportements agressifs dirigés vers l’entourage, comme en témoignent ces parents : « Ça va arriver qu’un enfant va faire une crise. On en a tous vu là, couchés à terre, qui crient qu’ils vont mourir parce que tu lui dis non pour quelque chose. Mais lui, c’était pas ça, là. C’était la crise, en plus d’attaquer le monde, ou moi » (Pa-15). La violence physique de l’enfant s’exerce aussi envers la fratrie : « Au début, il pouvait pleurer parce que les enfants faisaient trop de bruit. Après un certain temps, c’est devenu dangereux pour ses frères, parce qu’il les tapait » (Pa-16). Certains jeunes réagiront aux situations stressantes vécues en adoptant des comportements d’automutilation qui mettent en péril leur propre sécurité. Selon ce parent, la seule ressource capable actuellement de contenir son enfant est le milieu hospitalier : « Maintenant, ça fait peut-être six mois, un an qu’il se mutile lui-même, au lieu de taper les autres ; […] c’est pour ça qu’il est à l’hôpital, parce qu’il n’est pas capable, il n’a plus de contrôle sur son corps. Tout ce qu’il pense c’est se mutiler sans arrêt ; il passe son temps à se cogner, à se taper. Fait qu’il y a toujours quelqu’un qui le tient, 24 heures sur 24, sauf quand il dort, là » (Pa-16).

Aux yeux de leurs parents, ces enfants sont différents, et comme d’autres, ils sont parfois exclus de leur propre milieu. Ce parent mentionne qu’à une autre époque, ils auraient peut-être été maltraités : « Je me dis, une chance qu’on n’est pas en 1920, parce que ces enfants-là, peut-être que ça existait dans ce temps-là aussi, sauf qu’ils étaient cachés dans le fond de la grange à se faire fouetter, là. Pis, ils passaient leur vie à se balancer sur le balcon, parce que c’était “l’idiot du village” » (Pa-15).

Des parents se sentent jugés sur la base des comportements inappropriés de leur enfant et certains soulignent que leurs proches ne comprennent ni la problématique de l’enfant ni ses retards de développement :

Dans la famille élargie aussi, c’est la même chose… ç’a été, pas une bataille, mais… ç’a été quelque chose parce que c’est sûr, comme n’importe quel parent qui se fait traiter de, mon dieu, « ils l’ont pas le tour, ils savent pas élever leur enfant, hey ! ils l’éduquent pas ». Parce que ton enfant est rendu à 13 ans et qu’il a toujours la face gommée de même après un repas et qu’il ne s’en aperçoit pas… C’est un petit exemple nono, mais sa façon de répondre, d’être direct, de ne pas saisir les choses du premier coup… Pis qu’on pense qu’un enfant normalement de 3 ans saisirait bien. Alors ça, ça a joué longtemps. Ça a été dur dans l’environnement élargi, chez les grands-parents, tout ça.

Pa-02

Les difficultés et réactions de l’enfant ont ainsi des impacts sur la vie sociale des parents : plusieurs s’isolent ou isolent l’enfant afin d’éviter de subir ses crises en public et les jugements d’autrui :

Fait que j’avais pas bien bien le goût de l’amener nulle part. Je veux dire, quand tout le monde finit par te regarder pis dire : « Heille, fait quelque chose là », t’essaies d’éviter. […], t’essaies de te compliquer la vie le moins que tu peux là. Tu choisis tes batailles. […] j’essayais d’éviter les sorties avec lui. J’essayais d’avoir le moins de monde possible chez nous. On s’isolait. Pas « on », je nous isolais. […] pis j’essayais de m’enligner avec ma barque le mieux possible, là.

Pa-15

L’isolement social de la famille est aussi amplifié par la difficulté de répondre aux besoins particuliers de l’enfant dans l’environnement extérieur au milieu familial. Sortir devient souvent un vrai casse-tête pour les parents. L’un d’eux témoigne à cet égard des conséquences d’un milieu externe qui n’est pas adapté à la réalité de l’enfant : « Bien, ça fait une famille qui n’a pas beaucoup de contacts avec l’extérieur » (Pa-18). Or, l’isolement contribue à aggraver la relation parent-enfant. « On étouffait, les deux », confie ce parent :

Je dirais que je n’avais pas de vie. Parce que ma vie tournait autour de lui. C’était comme, je n’avais pas coupé mon cordon. Je me roulais autour de lui et on était en train de se faire un cocon assez phénoménal là. Fait qu’un moment donné, t’étouffes dans ton cocon. Pis c’est ça, on étouffait les deux. Je pense que c’est pour ça qu’il avait tellement de comportements. Là, je pense ça, mais quand tu es dedans, t’y penses plus, tu ne penses plus. C’est coup sur coup et tu attends le prochain. Tu espères qu’il n’y en ait pas là. […] Je n’avais pas de réseau. Comme je disais, j’étais isolée, fait que c’était lui et moi et moi et lui. C’était ça.

Pa-15

Des relations intrafamiliales difficiles : l’influence de la réponse aux besoins multiples de l’enfant

Répondre aux besoins multiples de l’enfant requiert beaucoup d’investissement en temps et en énergie ; tous les parents que nous avons rencontrés en témoignent. L’attention à porter à l’enfant ajoute aux responsabilités des parents ; ils doivent s’impliquer de façon quasi permanente, ce qui suppose une réorganisation de leurs rôles et tâches. À ce propos, un parent mentionne : « Nous avons comme une augmentation dans nos responsabilités parce que, comme je disais, c’est un enfant qui demande beaucoup. Donc, il faut qu’on soit là, il faut qu’il y ait nécessairement quelqu’un. Donc, ça change comme un peu dans les tâches, les rôles que nous avions » (Pa-21). Les parents, comme toute la famille, doivent continuellement s’adapter pour répondre aux besoins particuliers de l’enfant, comme en témoigne ce parent : « Il ne parlait pas. Il avait toutes les problématiques de motricité. Un apprentissage normal de vie, il n’avait pas ça. C’est nous qui avons adapté notre vie à ça. C’est du 24 heures constamment » (Pa-4). Vivre avec un enfant aux besoins multiples crée, de l’avis de certains parents, une source de tension continuelle qui affecte tout un chacun et les relations intrafamiliales, de couple, entre les parents et les enfants et entre les enfants : « Et puis, l’impact… le comportement… l’impact que le comportement de mon fils a eu, c’est sûr que ce n’était pas drôle dans la maison parce que c’était comme une tension qui était tout le temps là » (Pa-01). Selon cette mère, le défi est par ailleurs de taille en contexte de famille recomposée :

Mon chum ce n’est pas le père de [l’enfant], fait que… c’est sûr que quand c’est les enfants des autres, c’est toujours un petit peu difficile. Quand le petit bonhomme est doublement difficile, bien ce n’était pas facile. On a… moi j’étais malheureuse, [l’enfant] était malheureux et je pense que mon chum aussi là. Il n’y a personne qui était bien là-dedans. […]. C’était last call entre moi et [l’enfant], c’était last call entre moi et [le conjoint]. C’était catastrophique.

Pa-01

Enfin, la situation de l’enfant a aussi des impacts sur les relations entre frères et soeurs. D’emblée, ces derniers sont témoins au quotidien des difficultés de l’enfant et doivent parfois subir ses comportements d’agressivité : « Quand ton frère il te court avec des couteaux et qu’il est deux fois gros comme toi, tu as beau être plus vieux, tu ne le trouves pas drôle là. Fait que ce n’était pas évident pour eux autres » (Pa15). Des parents reconnaissent par ailleurs qu’ils consacrent moins de temps à la fratrie, du fait qu’ils doivent répondre aux besoins multiples de l’enfant : « On ne peut pas mettre assez de temps pour tout le monde, comme on pouvait le faire là, parce que c’est un enfant qui demande beaucoup » (Pa 21). Ainsi, les frères et soeurs doivent souvent conjuguer avec le fait que les parents, surchargés par les responsabilités, sont moins disponibles, d’autant plus s’ils fonctionnent bien, comme le souligne ce parent : « Bien c’est sûr que celui du milieu a été effacé, parce que beaucoup, beaucoup d’attention a été mise sur les deux autres [en difficulté] » (Pa-02). De cela découlent des relations intrafamiliales au sein desquelles les frères ou soeurs se sentent parfois oubliés ou parfois en compétition, comme le mentionne ce parent : « je dirais que ce n’était pas facile [pour lui] d’être son frère là, parce qu’entre frères, il y a toujours une compétition quand même » (Pa-15).

Des trajectoires professionnelles fragilisées : l’influence du manque de services et de l’exclusion scolaire

Pour ces jeunes aux besoins multiples, le problème d’accès aux ressources se pose avec plus d’acuité. Comme en témoigne le parent suivant, certains enfants ont un handicap qui renvoie à une catégorie de problème pour laquelle des services sont déjà mis en place et l’accès à un établissement est clair, ce qui n’est pas le cas des jeunes ayant des problèmes dits complexes : « S’il était paraplégique, là, demain matin, les réseaux, les ci, les ça, […] d’adaptation en milieu familial, tout le kit. Il y a déjà des choses d’installées, en place » (Pa-02). Or, pour d’autres enfants qui manifestent des problématiques moins connues ou plus « lourdes », les ressources sont peu adaptées à leurs besoins, voire tout simplement absentes : « Un autiste avec déficience, c’est assez évident et il est rapidement catégorisé dans certains types d’institutions ou d’interventions. Le haut niveau, généralement, ils sont dépistés assez rapidement. Par contre, [s’]ils ont le même problème que mon gars, les moyens mis en place pour mieux répondre à tout son trouble perceptif, ce n’est pas vraiment là » (Pa-02). Certains jeunes aux diagnostics multiples ne trouvent pas toujours leur place dans un système où les critères d’accès aux services sont définis en fonction d’un problème spécifique. Le témoignage de ce père illustre bien la situation de ces enfants que l’on dit « assis entre deux chaises » :

C’est parce qu’il faut que tu t’habitues au fait que ton enfant, quand il a plus d’un problème, il est assis entre deux chaises. Parce que là, il ne peut pas aller dans telle classe parce que là, il a une déficience. Mais là, il ne peut pas aller dans la classe de déficience, parce qu’il a le trouble de comportement. Mais là, il ne peut pas aller dans le trouble de comportement parce qu’il a une dysphasie. Tu dis : « Hiii, vous ne pouvez pas inventer une classe juste pour lui, je sais bien, mais il doit y avoir quelqu’un d’autre [dans la région] qui est pareil et qui cherche une classe ? Mettez-les dans la même ! » Parce qu’il faut aussi qu’il socialise, fait que si tu le mets dans un petit local tout seul avec un prof, oui le 1 à 1 c’est gagnant avec lui, mais au bout de la ligne, il n’apprend pas plus à vivre parmi le monde. Fait qu’en tout cas, on verra bien ce qui arrivera.

Pa-15

Cela dit, dans certains cas, le fait de ne pas avoir de services adaptés a pour conséquence que le jeune fait face au renvoi, à la suspension, voire à l’exclusion scolaire, compte tenu de l’ampleur de sa problématique et du manque de mesures adaptées à l’école ou de ressources de soutien dans la communauté. Ces situations rejaillissent alors sur les parents. En tels cas, les parents sont nombreux à témoigner de la disponibilité exigée d’eux. Particulièrement au regard de l’école que fréquente leur enfant, ils ont le sentiment de devoir être disponibles en tout temps. Devant les crises de l’enfant, l’école souvent impuissante à agir se tourne vers les parents. Le rapport avec l’école est par conséquent vécu pour certains comme un stress continu. Les crises de l’enfant ne sont pas prévisibles et certains parents se sentent continuellement sur le qui-vive, dans l’attente d’être appelés par l’école :

On est inquiets aussi à savoir, câlique, ça va tu bien aller demain ? Il part pour l’école, OK. C’était rendu que mon cellulaire sonnait pis mon coeur, il faisait un tour. À un point que j’ai dit à l’école : « Vous appelez mon mari. » Mon mari, il me dit : « […] regarde, ils m’appelleront là, pis moi, je t’appellerai, si jamais. » Fait qu’on a fait ça comme ça, parce que j’étais rendue tellement stressée que quand le téléphone sonnait, là, c’était… On était rendu à ce point-là, là… Et moi j’ai un bon moral là, j’ai beaucoup de caractère…, mais là, c’était juste trop là.

Pa-13

Ces situations constituent des expériences répétées d’échec pour l’enfant. Elles suscitent aussi chez les parents, sans cesse sollicités, un sentiment d’incompétence :

Quand tu te fais appeler trois fois par semaine pour aller chercher ton petit bonhomme à l’école, à un moment donné ça devient … c’est ça ta vie. Tu viens ici et t’attends que le téléphone sonne pour que t’ailles chercher ton petit gars. J’avais l’impression qu’il ne faisait jamais rien de correct… que… C’était difficile, oui, ça a beaucoup entaché notre quotidien.

Pa-01

Devant les requêtes multiples de l’école, les retraits, voire les suspensions de l’enfant, plusieurs parents mentionnent la difficulté de devoir prendre en charge l’enfant durant les heures scolaires. Ceux qui ont une vie professionnelle active vivent une véritable course à relais avec les membres de la famille élargie sollicités pour prendre la relève, comme le mentionne ce parent :

Bien, à un moment donné, ma mère est tombée à sa retraite, fait que là, elle, elle l’a gardé. Là, elle a recommencé à temps partiel : ou bien il allait chez ma tante – ma tante elle ne travaille pas –, ou bien mon mari, il va finir de bonne heure, 12 h 30, 13 h, parce qu’il se lève à 3 h 15 du matin. Fait que là, des fois je partais et lui, il arrivait peut-être une demi-heure après […] on se croisait ici dans la rue. Fait que c’est ça, c’était comme ça. On s’organisait comme ça, on n’avait pas le choix. Ou il restait avec ma grand-mère. Ma grand-mère, elle habite chez ma mère. Ce n’était pas évident là, c’était comme… Fallait qu’on s’organise là. Et c’est pour ça j’ai dit, à un moment donné, moi je ne peux pas aller le chercher tout le temps. Je veux dire, tu as beau être là pour ton enfant, mais à un moment donné on a des choses à payer… je veux dire, je n’ai pas le choix. Il faut qu’on travaille !

Pa-13

De telles situations conduisent certains parents à devoir mettre de côté leur vie professionnelle. C’est le cas de ce père qui, devant les retraits répétés de l’école et les réactions « dépressives » de son enfant, a décidé de faire lui-même l’école à la maison et de quitter son emploi :

Tu as ta vie de travail, professionnelle, et ç’a été obligé de réorienter nos affaires. Moi j’ai pris une décision, j’ai quitté le marché du travail à l’extérieur. J’ai eu l’opportunité de m’en venir ici accompagner ma conjointe dans le service de garde pour enfants. Parce que le petit était toujours sorti. Il était toujours en suspension. Le petit en est venu à une dépression en plus. C’est à ce moment-là que j’ai pris la décision que fallait que ça se termine et relevé le défi de faire l’école à la maison.

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Discussion et conclusion

Les constats issus de l’étude mettent en lumière la réalité vécue par les parents et les familles, tant leur vie au quotidien avec un enfant qui présente des problèmes multiples et complexes, que la façon dont ils doivent composer avec le réseau de services, notamment l’école, milieu de vie parfois lui-même en difficulté face à leur enfant. L’utilisation de la théorie du parcours de vie a permis de rendre compte de l’interrelation du vécu individuel, social et professionnel des parents et de celui de leur enfant. En ce sens, nos résultats ont mis en évidence l’influence qu’ont sur différentes dimensions du vécu des parents, les parcours de scolarisation de ces jeunes, marqués par l’échec répété des mesures scolaires à l’égard en particulier de leurs « crises » qui confrontent l’école à l’impuissance d’agir et au recours à des pratiques d’exclusion (Lemay et al., sous presse).

Les résultats indiquent en quoi de tels événements se répercutent tant sur les relations parents-école que sur l’expérience et la trajectoire des parents. Ils contribuent à une meilleure connaissance et sensibilité face à la réalité vécue par les familles et à une conscience accrue des lourdes conséquences de certaines décisions sur leur trajectoire. En ce sens, davantage de pratiques préventives doivent être mises en oeuvre pour soutenir l’école dans ses efforts pour être plus inclusive et réduire de telles exclusions scolaires. Notamment, des collaborations en amont sont nécessaires afin d’établir des protocoles d’action qui engagent tous les partenaires de la communauté à soutenir les familles et les écoles à remplir leur mission auprès de ces jeunes (Chatenoud et al., 2018). Des mesures scolaires adaptées à leur réalité et leurs besoins particuliers doivent être envisagées avant que le milieu scolaire épuise toutes ses ressources et se retrouve à bout de souffle, impuissant à maintenir un jeune à l’école. En tel cas, des mesures en milieu alternatif doivent être envisagées pour ne pas alourdir davantage le fardeau des parents ni celui des proches appelés à se relayer au risque de s’épuiser eux-mêmes et de ne plus pouvoir soutenir la famille.

L’accessibilité et la flexibilité des services en milieu scolaire sont nécessaires pour assurer non seulement la scolarisation, mais aussi la socialisation de ces jeunes. Rappelons ce témoignage du parent préoccupé par la socialisation de son enfant « assis entre deux chaises » à l’école, en attente de ressources éducatives adaptées à sa situation. Il invite à reconnaitre les tensions qui existent entre les grands axes de la mission de l’école québécoise (instruire, socialiser et qualifier). Afin de ne pas aggraver le problème d’isolement social déjà vécu par les parents et les jeunes aux besoins multiples, il importe de mettre en oeuvre des pratiques adaptées à ces jeunes et favorisant à la fois leur instruction et leur socialisation. Une expérience de scolarisation réussie de ces jeunes s’avère déterminante en ce qui concerne l’expérience des parents, pour éviter leur épuisement et des répercussions néfastes sur leur vie professionnelle et leur santé mentale.

Sur le plan de la collaboration avec les parents, une étude portant sur des controverses vécues au sein des rapports entre partenaires professionnels met en lumière l’existence d’une posture axée sur le jugement des parents et l’attribution des responsabilités eu égard aux problèmes de leur enfant (Lemay et al., 2021). La compétence des parents doit être reconnue et promue par le milieu scolaire afin de réduire les exclusions scolaires et de soutenir le développement et le bien-être des jeunes (Rousseau et al., 2009, Chatenoud et al., 2019). Reconnaitre leurs savoirs expérientiels et leur statut d’experts de leur enfant, favoriser leur participation aux prises de décision, être un allié dans la recherche de services et soutenir le réseautage et l’entraide entre les familles sont autant de pratiques à rappeler (Lemay et Giguère, 2010 ; Van Haren et Fiedler, 2008 ; Chatenoud et al., 2019). En dépit de leur statut de premiers partenaires concernés par le bien-être de leur enfant, plusieurs parents partenaires ont aussi besoin de soutien en raison de problèmes individuels, familiaux ou sociaux et économiques (Lemay et Giguère, 2010). En ce sens, il importe de soutenir chez les intervenants le sentiment d’empathie et le maintien de la motivation nécessaire pour aider les familles et pour solliciter leur participation à un niveau réaliste en termes de temps et d’énergie (Van Haren et Fiedler, 2008).

Notre étude montre, à l’instar d’autres études, que ces parents jouent au quotidien de multiples rôles afin de stimuler et d’assurer le développement et le bien-être de leur jeune et des autres membres de la fratrie. Or, force est de constater que les contraintes actuelles rencontrées dans le système de soins et de services contribuent à alourdir leur réalité. Notamment, devant l’épuisement, l’absentéisme et le roulement accru du personnel, le manque de communication ou de structures de concertation et de liaison, les parents s’essoufflent à jouer un rôle pivot pour assurer la circulation de l’information entre les nombreux acteurs qui gravitent autour d’eux. Or, ils ont besoin d’une personne de référence stable, pivot ou réseau, pour jouer ce rôle et éviter de devoir pallier ces manques. Ce besoin est d’autant plus criant chez les parents de plusieurs enfants aux besoins particuliers, lorsque les professionnels sont multipliés en raison d’une aide compartimentée réalisée auprès de chaque enfant, sans prise en compte de la réalité globale et des besoins des parents et de la famille.

Nos résultats incitent également à mieux reconnaitre les besoins de la fratrie. Malgré le développement de programmes novateurs ciblant la fratrie (Van Haren et Fiedler, 2008), davantage d’efforts doivent être consentis pour en assurer la mise en oeuvre dans les milieux de pratique.

Enfin, à notre avis, il y a lieu de croire que le fait de demander de l’aide constitue, pour les parents, un parcours difficile dans un contexte où ils sont à bout de souffle et d’énergie, ou envahis par le sentiment de ne pas être à la hauteur de leur rôle de parent (Molinari et Freeborn, 2006). Ce défi est d’autant plus grand lorsque l’accès à l’aide exige de déployer temps et efforts pour répondre à une panoplie d’exigences administratives, ou lorsque l’enfant ne correspond pas aux critères d’éligibilité des programmes ou fondations qui ciblent une « catégorie » spécifique de problème. Cela dit, la formation à l’advocacy de ces parents semble une avenue prometteuse pour alléger le fardeau qui leur incombe actuellement (Chatenoud et al., 2019).

En conclusion, les résultats de notre étude ouvrent sur la nécessité de considérer l’ensemble de la situation avec laquelle les familles doivent composer, ce qui inclut les contraintes du système d’intervention et les difficultés de collaboration entre les familles et les organisations impliquées auprès d’elles. Il importe aussi de poser un regard critique sur les décisions prises au sein du réseau de services, qui, non intentionnellement, contribue parfois à complexifier et alourdir l’expérience des familles. Une telle conscience accrue de l’expérience et de la trajectoire de vie des parents apparait fort pertinente pour la pratique. Elle permet de mieux comprendre les raisons entourant le recours à une démarche de médiation partenariale en contexte d’EIJ, dans les situations les plus complexes (Lemay et al., 2015). Au sein des EIJ du Québec, les efforts collectifs de tous les acteurs (jeune, parents et partenaires professionnels) sont axés sur la recherche de solutions novatrices pour répondre aux besoins et à la réalité complexe de ces jeunes et sur l’amélioration du développement des collaborations entre les intervenants et les familles (Lemay et al., 2017). Renforcer les liens entre les familles et tous les acteurs de la communauté est incontournable pour ne pas contribuer à augmenter la vulnérabilité de ces jeunes, de leurs parents et de leur famille.