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La nature crée des différences,
la société en fait des inégalités.
Tahar Ben Jelloun
Nos sociétés contemporaines sont composées d’individus possédant chacun des caractéristiques à la fois communes et singulières qui déterminent leurs modes d’existence. Leur identité et leur vision du monde sont tributaires de ces caractéristiques et des groupes au sein desquels ils évoluent. Je m’intéresse à la thématique de l’homosexualité en littérature destinée à la jeunesse. Les romans qui l’abordent donnent à lire le parcours d’un personnage à l’orientation sexuelle hors norme. Ce parcours s’inscrit dans un univers fictif ayant un impact certain sur celui-ci. La sortie du placard (coming-out) d’une personne LGB[1] est une étape charnière de son cheminement. Cependant, cette expression ne me semble pas être autosuffisante ; de fait, ce concept ne suffit pas pour rendre compte de la construction identitaire globale des personnages LGB. L’acte de discours qu’il implique est dépendant d’un autre mouvement qui le précède, parfois de plusieurs années. Ce processus, je l’appelle le coming-in : l’entrée dans le placard. En effet, sans entrée, pas de sortie, forcément…
Pour observer de quelle manière les protagonistes des romans LGB prennent conscience de leur différence et en viennent à l’accepter, j’ai développé le concept du coming-in. L’individu homosexuel ou bisexuel[2] entre dans le placard dès la reconnaissance – même diffuse – de ses sentiments pour une personne de même sexe. Je prends pour objet d’étude la littérature LGB destinée aux adolescents[3] qui présente nombre de coming-in. Elle m’a permis de constater l’importance de ce processus jusqu’alors négligé dans la sphère théorique. La sortie du placard est fortement conditionnée par les éléments en ayant influencé l’entrée. Ainsi, conceptualiser le coming-in permet de saisir pleinement l’importance du geste politique qu’est le coming-out.
J’ai choisi un corpus restreint d’oeuvres pour illustrer mon propos. Ces oeuvres, toutes publiées dans une maison d’édition après 1998, présentent un ou des personnages LGB d’importance. Ces romans proviennent du Québec, de la France et des États-Unis. Bien que la littérature québécoise LGB ait connu une rapide expansion au cours de la dernière décennie (une douzaine de romans LGB pour la jeunesse furent publiés depuis 2008), le manque de diversité dans les représentations me force à étendre le corpus aux oeuvres internationales. En effet, pour rendre compte du processus d’entrée dans le placard des personnages, il me faut avoir accès à une multitude de lieux de vie, à diverses approches narratives. J’ai donc délimité un corpus de quinze oeuvres qui me serviront à atteindre l’objectif de l’étude.
Les études sociologiques accordent une certaine importance à la prise de conscience, par l’adolescent, de son attirance pour les personnes de même genre. Michel Dorais reconnaît que « la découverte de leur attirance, exclusive ou non, pour des personnes de leur sexe, avec toutes les interrogations sur l’identité, la sexualité et l’image de soi qu’elle comporte, est en général un moment de leur vie dont les jeunes se rappellent très précisément. Ils savent que cela va marquer leur existence et leurs relations avec autrui pour longtemps » (Dorais, 2014 : 25-26). Cette étape de leur cheminement m’intéresse tout particulièrement. Les romans LGB proposent un coming-in plus ou moins distinct et, sans sous-entendre l’existence d’un modèle unique, leur étude permet tout de même de dégager plusieurs constantes qui rendent possible l’établissement de ce que j’appelle une « chronologie de la reconnaissance ». Le héros devra composer avec plusieurs éléments culturels et sociaux qui influenceront son coming-in : pratique religieuse, lieux géographiques, intérêts particuliers, etc. L’étude du coming-in appelle donc une « analyse textuelle de faits culturels » (Lagabrielle, 2007 : 39) en ce sens qu’il est impossible de détacher la prise de conscience du protagoniste du milieu social dans lequel elle s’effectue.
Vivienne Cass, chercheure australienne, dans son étude « Homosexual identity formation : A theoretical model » (1979), a développé une théorie qui croise notre propos. Elle postule que la construction identitaire d’un individu LGB est composée de six stades : la confusion, la comparaison, la tolérance, l’acceptation, la fierté et la synthèse. Ce modèle est intéressant puisqu’il inclut les étapes tant du coming-in que du coming-out, mais il ne peut être appliqué au corpus romanesque. Les récits sont des objets ayant un début et une fin bien définis et ces étapes s’y trouvent condensées ; la temporalité est accélérée : moins d’un an s’écoule entre les premiers doutes et le coming-out des personnages, parfois même seulement quelques mois. Par ailleurs, les protagonistes sont des adolescents ; leurs lieux de sociabilité (le milieu scolaire, par exemple) et leur dépendance envers leurs parents auront un impact important sur leur coming-in. Aussi, ce concept a vu le jour en 1979 ; l’acceptation sociale des homosexualités[4] a bien changé depuis.
Je m’intéresse donc à la manière dont les personnages prennent conscience de leur différence et en viennent à l’accepter (parfois pas complètement) avant de sortir du placard. Le coming-in est donc à comprendre comme un processus en deux temps – réalisation et acceptation – dont les temporalités sont parfois parallèles, parfois croisées.
Entrée dans le placard
Le catalyseur qui déclenche le coming-in prend presque systématiquement la forme d’un intérêt amoureux potentiel. Dans les romans LGB, les protagonistes entrent presque tous en relation avec une personne du même sexe qu’eux, même très brièvement. C’est souvent à ce moment que se produit chez eux la révélation – sinon, la confirmation – de leur homosexualité ou de leur bisexualité. Les récits font intervenir un autre qui accélérera la prise de conscience de l’adolescent·e fictif·ve et qui le-la fera entrer dans le placard. Ce qui était une expérience de l’altérité (l’autre est homosexuel – bisexuel) devient soudainement une expérience intime (je suis potentiellement homosexuel – bisexuel) (Ryan et Frappier, 1994). Florence (La fille qui rêvait d’embrasser Bonnie Parker) renoue avec une amie d’enfance, qui lui fait son coming-out. Elle explique : « Mais là, la différence me touche de près. De vraiment trop près. […] Depuis les confidences de Raph, je suis devenue quelqu’un d’autre. C’est comme si toute ma vie j’avais porté un masque et que brusquement, on me l’arrachait » (Gagnon, 2010 : 46).
À ce moment, les personnages se trouvent à l’orée du premier stade relevé par Vivienne Cass (identity confusion) : « The realization that feelings, thoughts, or behavior can be defined as homosexual presents an incongruent element into a previously stable situation. P’s[5] perception of P’s own behavior is now at odds with both the perception of self as a heterosexual and the perception of others’ view of P as heterosexual » (1979 : 222). Cass met ici l’accent sur l’identité précédemment hétérosexuelle de l’individu (P), élément d’autant plus important qu’il s’agit d’une étiquette que le personnage appliquait à lui-même avant sa rencontre avec l’autre. La répétition du « sentiment étrange » (incongruent element) stimule la reconnaissance (Cass, 1979 : 222). Dominic (Elle ou lui) semble être attiré par ce Karl dès leur première rencontre : « Inconsciemment, Dominic cherche un sujet de conversation, pour le plaisir de rester encore quelques minutes avec le nouveau venu. » (Addison, 2016 : 29) L’emploi du mot « inconsciemment » laisse supposer qu’un intérêt de nature autre que platonique n’a pas effleuré l’esprit de l’adolescent. Puis, Karl photographie Dominic : « Leurs deux têtes ne sont plus qu’à quelques centimètres et Dominic est parfaitement conscient de cette proximité. Une part de lui en ressent même un certain plaisir… » (Addison, 2016 : 29). C’est ici que s’opère la rupture : les mots « parfaitement conscient » s’opposent au « inconsciemment » utilisé quelques lignes plus tôt, et marquent un rapide changement d’attitude. Le coming-in s’enclenche et Dominic sera en proie à d’importants questionnements qui le mèneront finalement à se considérer comme bisexuel.
Il arrive parfois que la manifestation d’un désir différent se produise dans l’imaginaire du protagoniste. Jason (dans Rainbow Boys) ne peut s’empêcher de rêver à d’autres garçons, malgré lui : « So why’d he continue to have those dreams of naked men – dreams so intense they woke him in a sweat and left him terrified his dad might find out ? » (Sanchez, 2001 : 3). De ces rêves, les personnages tirent beaucoup plus rapidement les conclusions qui s’imposent puisqu’ils sont très souvent de nature sexuelle : ils comprennent être homosexuels ou bisexuels. La présomption d’hétérosexualité qui pèse sur le personnage aurait ainsi pour effet un refoulement des désirs « différents » auxquels les manifestations oniriques offriraient une échappatoire (Butler, 2004 : 29). Les fantasmes et les rêves sont souvent la représentation d’un état de fait, inconsciemment jugé dangereux, ce dont le cas de Gaël, dans Le secret de l’hippocampe, offre un exemple éloquent. Après avoir rêvé d’un garçon, il ne pourra plus nier son attirance : « La vérité tapie au fond de lui est devenue imposante, fougueuse ; elle s’est frayé un passage jusqu’à sa conscience. Longtemps, il a repoussé l’évidence, a refusé d’entendre le moindre indice, le plus petit signe, incapable même d’envisager la seule possibilité d’une telle malchance, d’un si mauvais coup du sort » (Chagnon, 2003 : 60). Gaël se nommera « homosexuel » à partir de ce moment du récit : reconnaître sa différence et avoir fait la paix avec elle sont deux choses bien différentes. Il est important de rappeler que le coming-in consiste en la réalisation et en l’acceptation (même partielle) de sa sexualité hors norme par le héros. Gaël n’en est encore qu’au tout début de son processus.
Les premiers doutes concernant leur orientation sexuelle pousseront la plupart des personnages à réévaluer une grande part de leur existence. S’ensuivra une recherche d’indices antérieurs qui viendraient légitimer leur attirance. J’attribue cette tâche de détective amateur au deuxième stade relevé par Vivienne Cass, identity comparison (Cass, 1979 : 225). En réfléchissant à leurs actions passées, certains adolescents·es fictifs·ves feront des découvertes intéressantes. Holland (Keeping You a Secret) se rappelle avoir eu des sentiments pour d’autres filles auparavant : « There were other times, too. Ms Fielding, in German class. I was so in love with her. I used to pretend I needed help so I could stay after school » (Peters, 2007 : 102). Le désir de l’héroïne trouve une légitimité dans la durée ou la répétition. Ces souvenirs viendront parfois apaiser les craintes qui émergeront face à cette nouvelle réalité.
Certains personnages n’auront pas de souvenirs concrets d’« expériences » homosexuelles antérieures, mais, s’étant toujours sentis exclus de la masse, trouveront désormais refuge dans l’idée qu’ils comprennent dorénavant davantage qui ils sont. Ces personnages n’associent pas leur sentiment d’exclusion à une homosexualité ou une bisexualité potentielle. Axel (What They Always Tell Us) vient de faire son coming-out à son frère. Ayant vécu des épisodes dépressifs dans le passé, il explique ainsi son émotion d’alors : « It was an ache of emptiness. Something was missing. Something other people seemed to have without even realizing they had it » (Wilson, 2010 : 170). La réalisation qu’ils sont homosexuels aidera les personnages à diminuer la distance entre eux et leurs camarades, puisqu’ils comprendront désormais l’origine de leur sentiment d’exclusion. Ils auront aussi, s’ils le souhaitent, la possibilité d’intégrer un nouveau groupe.
Réactions premières
Les protagonistes, acceptant l’affirmation « je suis homosexuel/bisexuel-le/lesbienne » comme étant véridique, auront des réactions diverses. La rapidité avec laquelle ils s’adapteront à cette nouvelle réalité dépendra de bon nombre de facteurs. La question de l’homosexualité ne peut être considérée sans le rapport à l’autre, le rapport au social. Comme l’écrit Louis-Georges Tin, dans La littérature homosexuelle en question, « [l]’analyse esthétique est nécessairement située sur le terrain éthique et politique. Il n’y a pas de position neutre. Tout discours sur la littérature homosexuelle est toujours-déjà polémique, du moins dans la configuration actuelle du champ littéraire et social […] » (2000 : 234).
Les univers narratifs dans lesquels se déroulent la majorité des récits LGB destinés à la jeunesse se veulent un miroir de la réalité hors texte en cela qu’ils présentent un milieu où la norme est l’hétérosexualité. L’hétérosexisme se manifeste dans sa plus grande clarté au travers du présupposé implicite selon lequel tout individu fait partie de cette norme. Il faut reconnaître que cette présomption d’hétérosexualité est une conception à la fois individuelle (le personnage se perçoit souvent lui-même comme hétérosexuel avant le coming-in) et sociale (le personnage est considéré comme hétérosexuel par autrui avant le coming-out). Le placard devient à la fois le lieu sécuritaire où se produit la révélation, lieu secret dans lequel le protagoniste pourra s’adapter à cette nouvelle réalité qu’il découvre, mais aussi parfois un espace contraignant. C’est à l’intérieur d’un système duquel les personnages se savent d’emblée exclus que se produit le coming-in. Le personnage réalise soudainement que son privilège hétérosexuel n’est plus. Il comprend que certains éléments qui régissaient précédemment son identité (les attentes comportementales, les possibilités légales, etc.) ont été remplacés par de nouveaux, souvent encore inconnus (Cass, 1979 : 225-226). La rupture est importante.
Plusieurs protagonistes ne sont pas prêts à réévaluer leurs anciens repères. Paraphrasant Erving Goffman, Michel Dorais évoque fort justement « l’idée d’un processus d’auto-oppression par lequel l’individu intériorisera un certain nombre d’attentes et de normes que les autres projettent sur lui ». Il précise : « L’individu n’a pas besoin que les autres soient présents pour souffrir de la dissonance entre ce qu’il est et ce qu’il devrait être pour ne pas être stigmatisé. […] [L]’individu stigmatisé (ou susceptible de l’être) peut se haïr seul devant son miroir » (Dorais, 2014 : 35). L’autocensure des protagonistes est donc à comprendre comme la résultante de la réalisation de leur différence. Elle est, pour le personnage, contemporaine de la réalisation du fait qu’un jour, il faudra la révéler. C’est dans cet espace entre la prise de conscience et le coming-out que l’autocensure prend place, c’est-à-dire dans ce que je considère être la seconde partie du coming-in : l’acceptation.
Très peu de romans ne font pas de cas de la prise de conscience de l’adolescent·e LGB. Fé M Fé est l’un de ces rares récits dans lesquels la découverte par le personnage de son homosexualité (ou de sa bisexualité) est dépeinte comme un apprentissage sans grande importance. Fé affirme ceci, quelques paragraphes seulement après avoir pris conscience de son intérêt pour Félixe : « En temps normal, je crois pas que je pourrais tomber en amour avec une fille. Mais une fille qui sauve un pigeon et qui l’appelle Clint, je pense que je vais faire une exception » (Dumoulin, 2015 : 37).
Dans la majorité des autres romans du corpus, le personnage mettra en place des stratégies de « défense », de négation de cette nouvelle identité découverte. À ce moment de son parcours, l’adolescent·e fictif·ve a compris son émotion comme pouvant être qualifiée d’« homosexuelle » ou de « bisexuelle », et s’acclimate tout doucement à cette réalité. Il aura en tête une certaine image de l’homosexualité ou de la bisexualité, avec laquelle il se comparera, et devra se défaire de plusieurs idées préconçues pour parvenir à accepter son orientation sexuelle hors norme.
Les stéréotypes pourront poser problème pour le protagoniste de deux manières : d’un côté, il pourra tenter de se convaincre qu’il n’est pas homosexuel ou bisexuel puisqu’il ne se comporte pas selon les habitus sociaux et, d’un autre côté, il pourra ressentir de la solitude ou de la détresse, car l’image qui lui est donnée par les médias et autres instances de pouvoir (comme l’école ou l’Église, par exemple) ne lui ressemble pas. Les clichés créeront souvent un état de confusion ou de peur chez les personnages. Leurs débats intérieurs débutent par un constat qui s’apparente à une négation de leur identité ; en réfutant une image figée, ils s’éloignent d’une représentation sociale négative. L’illustration la plus vive de cette bataille contre les clichés se trouve dans Philippe avec un grand H. Lorsqu’il réalise ce que signifie son envie d’embrasser un autre homme, Philippe se pose plusieurs questions :
[Mais] pour pouvoir s’identifier à quelqu’un, il faut au moins lui ressembler. Les gais, ce sont tous des pervers qui ne pensent qu’au sexe ! […]
Je n’ai peut-être pas le corps de Charles Tétrault, mais je suis loin d’être une tapette ! […]
Je ne me reconnais plus. Je ne veux pas être ça, moi !
Bourgault, 2003 : 17, 20, 21
Philippe devra se composer une nouvelle image de l’homosexualité, image qui l’inclura, lui, avec sa différence, son unicité et ses caractéristiques personnelles, ce qui l’aidera à conclure son coming-in. Le même défi se pose pour Serge, dans Requiem gai. S’il constate qu’Alex « a un petit je-ne-sais-quoi qu’on peut facilement qualifier de tapettoïde » (Lauzon, 1998 : 38), il ne reconnaît pas l’homme dont il est amoureux dans cette représentation ; il devra donc réévaluer ses préjugés.
Les personnages emploieront différents moyens pour étouffer leurs désirs homosexuels ou bisexuels, et apparaître en tant qu’hétérosexuels aux yeux d’autrui. Il s’agit de ce que Cass appelle le passing[6] : « passing as a heterosexual is used to reduce social incongruency. With greater attention now being paid to the sexual identity matrix, P may decide to increase or strengthen these efforts at passing : P may take great pains to present an image of conformity in order to appear more acceptable to others (and self) […] » (1979 : 228). Ainsi, non seulement les personnages croient-ils se placer à l’abri des soupçons d’autrui, mais aussi peuvent-ils réduire le sentiment d’étrangeté qui les habite depuis la réalisation de leur différence. Notons que l’autocensure est presque toujours un état transitoire, durant lequel l’adolescent·e fictif·ve pourra reprendre son souffle, s’adapter à sa nouvelle identité. L’échec des méthodes utilisées lui confirmera la permanence de son attirance et l’aidera à s’accepter davantage. L’étude du coming-in permet donc de comprendre ce qui motive l’utilisation de ces stratégies d’autocensure et les raisons pour lesquelles le personnage décide de ne plus les employer.
Bon nombre de protagonistes exclusivement homosexuels vont entretenir une relation hétérosexuelle au cours du récit, ou vont prétendre le faire. Il s’agit de la méthode d’autocensure la plus courante. Miya (French Kiss ou l’amour au plurielles) souhaite faire taire les rumeurs qui courent à son sujet. Elle décide de débuter une relation avec Michaël et ce dernier lui dit ceci : « Tu vois, Miya, ce qu’il en coûte de rester célibataire ! Si tu acceptais de sortir avec moi, ça n’arriverait plus. Tout le monde saurait que tu es straight » (Vanier, 2008 : 98-99). La perception que les autres personnages auront de Miya changera alors : ils auront ainsi la « preuve » de ce qu’ils croient être l’hétérosexualité de cette dernière.
D’autres formes d’autocensure plus radicales sont aussi présentées dans les romans étudiés. Dans certains récits, le personnage s’infligera une douleur physique de manière volontaire pour tenter de contrôler ses désirs. Cela va du simple pincement aux traitements expérimentaux[7] et se veut un moyen d’éradiquer toute envie qui pourrait être considérée comme hors-norme(s). Par exemple, pour contrer ce qu’il appelle ses « tendances », Steven (Absolutely, Positively Not) ira chercher de l’aide dans les livres. Il découvre l’ouvrage Sex : Your Son and His Future, dans lequel il lira ceci : « Place a sturdy band around your son’s wrist. Whenever an impure thought enters his brain, he should firmly and immediately give the rubber band a quick, sharp snap. Pain will soon lead to pleasure as your son learns to replace immoral desires with healthful ones » (LaRochelle, 2005 : 65). Ce conseil n’est pas sans rappeler les « thérapies par aversion », répandues dans les années 1970 et censées guérir l’homosexualité et autres « mauvaises habitudes ». Steven tentera le coup, sans succès.
Le suicide est aussi une méthode d’autocensure extrême très souvent discutée dans les romans LGB, mais, étonnamment, très peu de romans québécois y font référence. Pourtant, Michel Dorais note à juste titre, dans son étude Mort ou fif. La face cachée du suicide chez les garçons, que le début du coming-in et les périodes dépressives sont presque simultanés (Dorais, 2001 : 81). Ainsi, la découverte de son orientation sexuelle par Léa (Le placard) la mène à voir une psychologue et à prendre des antidépresseurs. L’amie de Gaël, dans Le secret de l’hippocampe, le trouve « plus pâle, les yeux cernés, amaigri même » (Chagnon, 2003 : 100).
Il faut reconnaître que la douleur qui pousse un individu à faire une tentative de suicide est la conséquence, d’une part, de la honte d’être différent et, d’autre part, de la peur du rejet ressentie par celui-ci. Sébastien Chauvin et Arnaud Lerch concluent que « les raisons de la sursuicidalité chez les homosexuel-les sont en grande partie à chercher du côté de l’homophobie à laquelle ils/elles sont confronté-e-s » (2013 : 34). Le suicide est ici davantage qu’une finalité, il devient aussi un moyen pour l’adolescent·e fictif·ve de reprendre une certaine part de contrôle. S’il ne peut changer ses sentiments, il pourrait au moins décider du moment de sa mort, par exemple. Jeff (Suicide Notes) déclare : « I think it pisses people off when you kill yourself because it takes away their chance to control your life, even a little bit. They don’t like it when you end things the way you want to and don’t wait for the way it’s “supposed” to happen. What if suicide is the way it’s supposed to happen ? Do they ever think of that ? » (Thomas Ford, 2008 : 65). Une tentative de suicide peut être comprise comme une façon de censurer son émotion, mais aussi, paradoxalement, comme un moyen d’exprimer cette émotion.
Facteurs d’influence
Le héros évolue au sein de plusieurs lieux de sociabilité qui auront leurs propres systèmes de valeurs. Ces milieux vont parfois l’aider à faire la paix avec ses désirs, mais, souvent, ils vont ralentir son cheminement.
Je porterai tout d’abord mon attention sur un facteur d’influence qui leur sera grandement bénéfique : la présence dans la trame narrative d’un autre personnage homosexuel ou bisexuel. Des études sociologiques ont démontré qu’avoir un pair dont l’orientation sexuelle est la même atténue la solitude ressentie par l’individu (Dorais, 2014 : 108). Historiquement, dans les années 1930, la sortie du placard impliquait directement cette recherche de l’autre (autre amoureux, autre pareil à soi) :
[Aux] États-Unis, l’expression to come out ne désignait pas le fait de révéler son homosexualité à un entourage hétérosexuel, mais l’acte fondateur de l’entrée dans une subculture parallèle, analogue à la franc-maçonnerie, avec ses codes et ses lieux réservés. Le coming-out des hommes était avant tout interne : il s’agissait de se révéler aux autres hommes homosexuels, dans ce qui s’apparentait à une forme de rite d’initiation. C’est seulement dans la seconde moitié du XXe siècle que le terme finit par recouvrir le sens qu’on lui donne communément aujourd’hui.
Chauvin et Lerch, 2013 : 37
Dans les romans à thématique LGB destinés aux adolescents, il n’est pas question de la recherche exhaustive d’une sous-culture à proprement parler, mais plutôt du besoin de trouver quelqu’un qui aura une expérience similaire avec qui discuter. Ce personnage adopte le rôle d’un adjuvant : il devient une aide, un allié qui accompagnera le protagoniste dans sa quête (identitaire, dans le cas qui m’intéresse). La majorité des romans LGB ayant une narration homodiégétique, le personnage principal occupe le site de l’énonciation. Cependant, lorsque l’adjuvant prend la parole, les rôles changent. Roberta Seelinger Trites remarque que « [i]t is as if these characters and the implied readers they are addressing must lose authority for a while to an adult, usually a parent figure, to gain personal power by the end of the narrative » (Seelinger, 2000 : 75). Les adjuvants possèdent des connaissances (une maturité, pourrait-on dire) que l’adolescent·e fictif·ve n’a pas encore. La recherche d’un autre n’a ici aucune connotation amoureuse ou sexuelle. L’adjuvant permet de briser l’isolement.
D’autres facteurs d’influence, négatifs cette fois, peuvent également avoir un impact sur les coming-in. Les actes homophobes, l’intimidation et le rejet (hypothétique ou constaté) sont autant d’éléments qui ont le potentiel de retarder l’acceptation de son orientation sexuelle chez l’adolescent·e fictif·ve, ou même de l’empêcher complètement. Requiem gai démontre l’impact du discours homophobe sur la psyché du personnage. Serge a très peur des réactions des autres s’il sort du placard :
J’ai vu la main de François qui refusait de toucher la mienne. J’ai vu les réactions vraies et imaginaires des autres clients du restaurant vietnamien. J’ai vu le message dans mon casier. J’ai vu mon meilleur ami qui me repoussait à grands coups de Bible. J’ai vu les larmes de Geneviève [son ancienne petite amie, S. C.] et les yeux de mon père. J’ai vu tout un univers qui allait me faire chier pendant toute ma vie.
Lauzon, 1998 : 182
Le refus de Serge de poursuivre sa relation avec François est tributaire de la stigmatisation qu’il a ressentie lors de sa brève aventure avec ce dernier. Louis-Georges Tin, à l’instar de Judith Butler, souligne l’aspect sournois du discours de haine :
[L]’homophobie sociale crée les conditions symboliques d’une insécurité morale permanente, dont l’injure ou l’anathème ne sont jamais que l’épiphénomène. Au-delà des propos divers tenus ici et là, […] la rhétorique homophobe réside moins dans les discours posés que dans les discours possibles, qui obligent ceux et celles qui en sont la cible potentielle à les redouter constamment […] – quotidienne rigueur dont le coût moral ne saurait être sous-estimé.
Tin cité par Lagabrielle, 2007 : 93-94
Le personnage, ayant déjà été victime d’actes homophobes ou ayant déjà été témoin de tels actes, ne peut que se demander si ces gestes lui seront (à nouveau) réservés. Alex (What They Always Tell Us) s’en inquiète : « As he gets closer to his locker, he worries about what might be scrawled there in Wite-Out. There have been no incident since the last one, and today, thankfully, his locker door is bare, unviolated » (Wilson, 2010 : 160). Le mot « unviolated » met en avant l’impression d’être agressé qu’a ressentie Alex lorsque son casier fut vandalisé. Le terme « thankfully » dénote le soulagement d’Alex ; les agressions allant en s’atténuant, ses craintes diminuent aussi.
Dans le même ordre d’idées, les goûts particuliers d’un protagoniste, son intérêt pour certaines activités l’amènera à fréquenter différents personnages. Les milieux dans lesquels se dérouleront ces loisirs pourront engendrer leurs propres systèmes de valeurs, plus ou moins favorables aux personnes LGB. Je m’intéresse aux milieux spécifiques qui servent de cadres à la pratique de ces activités et aux personnages secondaires qui s’y trouvent.
Les intérêts particuliers les plus récurrents dans les romans sont le sport (aux États-Unis, la course à pied et la natation, notamment ; au Québec, le hockey et le soccer) et le théâtre ou la littérature. Milieu du sport et homosexualités ne font souvent pas bon ménage. Une approche qui n’est pas sans rappeler la rhétorique militaire du « don’t ask, don’t tell » est souvent préconisée. Dominic (Elle ou lui) et Miya (French Kiss ou l’amour au plurielles) se sentent forcé·e·s de quitter leur équipe à la suite des insinuations de leurs coéquipiers. Les héros auront souvent plusieurs amis au sein de ces groupes sportifs, et ne pas les perdre (en plus de cesser la pratique d’un sport dans lequel ils se sentent valorisés) est assurément une préoccupation majeure. D’un autre côté, les lieux de sociabilisation liés à une pratique artistique semblent être plus « sécuritaires » pour les adolescents·es fictifs·ves. En effet, les protagonistes adeptes de théâtre ou de dessin sentent moins de décalage avec leurs pairs hétérosexuels. Ils sont donc moins portés à autocensurer leurs émotions et ont moins peur d’être rejetés.
D’autres facteurs systémiques sont aussi à considérer : la religion, notamment. J’entends ici non seulement la religion catholique, mais aussi les religions juive et musulmane. Ce facteur d’influence n’est pas très présent dans les romans LGB québécois, mais il se retrouve de manière récurrente dans les romans américains, ne serait-ce qu’avec la mention d’un verset de la Bible ou d’une Bar Mitzvah, célébration rituelle juive. Certains récits font de la religion un élément central. Les enseignements qu’auront reçus les personnages moduleront leur coming-in. Paul (The God Box) aura longuement interrogé sa foi avant de pouvoir affirmer ceci : « I’m on a new path now, learning to love and accept myself as God created me. After all my prayers for change, uttered and stuffed into my little box, God did change me – just not the way I’d wanted. I still don’t understand why I’m gay, but now I accept what I always knew inside my heart ; It’s just how I am » (Sanchez, 2007 : 247). Paul aura appris à conjuguer pratique religieuse et sexualité hors norme, mais aura vu son coming-in ralenti par cette réalité. Là est toute la difficulté à laquelle les personnages LGB pratiquants doivent faire face : ils savent, pour une grande part, que leur religion n’accepte pas leur orientation sexuelle. Ils ont un lien d’attachement important avec leur Église et la crainte d’en être exclus est très forte. Ils n’ont souvent pas d’autres lieux où se réfugier, où discuter de leur différence en se sachant à l’abri des jugements.
Par ailleurs, l’appartenance à un groupe ethnique ne peut qu’être un facteur d’influence majeur. Le manque de diversité culturelle en littérature LGB au sens large est flagrant. Dans les faits, peu de récits présentent des personnages qui ne sont pas caucasiens. Il serait plus juste de dire que, outre la couleur claire des cheveux qui donne un indicatif sur la pigmentation de la peau, les romans ne mentionnent que rarement l’appartenance culturelle du personnage principal. Il faut ici considérer l’intersectionnalité inhérente aux récits LGB qui mettent en scène des personnages doublement différents de la masse. Un individu de couleur aura nécessairement une expérience différente de celle d’une personne caucasienne. Le père de Miya (French Kiss ou l’amour au plurielles), par exemple, lui rappelle sans cesse leur statut minoritaire : « Nous ne sommes pas d’ici, Miya. Les gens de ce pays nous accueillent généreusement mais il faut mériter leur confiance ! Nous devons agir de façon irréprochable, faire en sorte qu’ils n’aient pas à se plaindre de nous. Il faut même se montrer meilleurs qu’eux » (Vanier, 2008 : 166). Cet état de fait ajoute une pression supplémentaire chez l’adolescente et renforce son désir de conformité.
D’autres facteurs d’influence importants sont aussi à considérer : les fossés générationnels. Prenons simplement le cas de Cameron (The Miseducation of Cameron Post), élevée par sa grand-mère. Cet univers familial se traduit par la transmission de moeurs et de valeurs qui n’ont pas nécessairement évolué au même rythme que les avancées légales. Jason (Reardon, A Secret Edge), quant à lui, aura peur de décevoir son oncle et sa tante, âgés, qui l’ont accepté dans leur maison à la mort de ses parents. Les personnages se trouvent alors dans une position délicate : à leurs yeux, leur différence ne peut que nuire à ces relations fragiles ou leur occasionner des pertes filiales supplémentaires.
Par ailleurs, l’endroit où se déroule le récit est souvent un bon indicatif du niveau d’acceptation des orientations LGB. Michel Dorais note qu’il « peut être plus facile de vivre à la ville qu’à la campagne, là où les gens se connaissent tous de près ou de loin, ce qui peut être une source de marginalisation ou de stigmatisation accrues » (Dorais, 2007 : 16). Renaud (Nuit claire comme le jour) se désole de ne pas pouvoir poursuivre une relation avec l’homme qu’il aime puisque « son village est trop près. La région, trop petite. Les langues, trop déliées » (Cyr, 2002 : 156). Un village est souvent synonyme de peu de ressources, alors que, au contraire, une grande ville, dans la grande majorité des cas et lorsqu’on sait où les trouver, sous-entend des communautés diversifiées et une plus grande liberté d’action.
Tous ces facteurs ont un impact, d’une part sur la compréhension qu’ont les personnages de leur différence et, d’autre part, sur les relations qu’ils entretiennent avec les autres et les réactions que ceux-ci auront lors de leur sortie du placard. Considérer ces éléments est donc essentiel non seulement à la compréhension du coming-in, mais aussi à celle du coming-out.
Le coming-in et la sortie du placard ont parfois des temporalités parallèles, entrecroisées. Je les ai séparés ici, pour les besoins de l’analyse, mais il va de soi que certains coming-out se font alors que le coming-in n’est pas terminé. L’adolescent (ou l’individu) ne doit pas nécessairement avoir complètement accepté sa nouvelle identité pour vouloir sortir du placard. Un coming-out volontaire peut être compris comme un désir d’acceptation de soi ou une bonne complétion du coming-in. Le processus s’enclenche souvent au contact d’un autre personnage LGB – impliquant alors déjà un coming-out, même implicite. Les deux processus sont complémentaires, mais non exclusifs, en cela que le coming-in précède forcément toute révélation, toute prise de parole. Il est important de rappeler que la découverte de son homosexualité ou de sa bisexualité par le protagoniste des romans étudiés produit une rupture biographique entre un avant (temps de l’innocence, de l’hétérosexualité) et un après (temps de la conscience). La perte de cette identité hétérosexuelle qu’il croyait être sienne poussera le personnage à employer certaines stratégies d’autocensure. Les raisons derrière l’adoption de ces stratégies sont directement liées aux systèmes de pouvoir dans lesquels se situe le héros : univers familial, pratique religieuse, intérêts particuliers, entre autres. La théorie du coming-in permet de prendre en compte l’incidence des habitus et de la doxa sur l’acceptation de soi des adolescents·es LGB en littérature pour la jeunesse. Ce concept, développé dans ma thèse de doctorat, est tout nouveau. Cet article n’en trace que les grandes lignes, mais cherche à démontrer tout le potentiel analytique du coming-in à la fois quant à la prise de parole qu’implique le coming-out, mais aussi quant aux messages doxiques véhiculés par les sociétés fictives qui se veulent – et ce détail est crucial – un reflet des sociétés contemporaines hors texte.
Appendices
Notes
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[1]
Lesbienne, gay, bisexuel-le. J’utiliserai cet acronyme pour alléger le texte.
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[2]
Les mots personnages – individus – protagonistes étant de genre masculin, les termes qui les accompagneront seront ainsi conjugués. Cependant, lorsque j’emploie ces termes généraux, je n’exclus aucunement les personnages féminins de mon propos. Ces termes se veulent inclusifs et englobants.
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[3]
Le corpus de romans québécois destinés aux adolescents dans lesquels le personnage LGB occupe une place centrale est limité. Certains éléments majeurs du coming-in ne sont pas abordés ou sont tout simplement effleurés dans ces romans. Les oeuvres états-uniennes, plus nombreuses, offrent de multiples exemples intéressants et m’ont permis d’approfondir la théorie présentée ici. Je ferai référence à certaines d’entre elles lorsque cela me semblera nécessaire.
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[4]
J’emprunte cette expression – « les homosexualités » – à Renaud Lagabrielle qui, dans son ouvrage Représentations des homosexualités dans le roman français pour la jeunesse (Paris, L’Harmattan, 2007), l’utilise pour inclure toute forme de sexualité non hétérosexuelle : l’homosexualité féminine ou masculine, de même que la bisexualité.
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[5]
« P » remplace ici le mot « person » et désigne le sujet de l’étude, la personne qui ressent les émotions conflictuelles.
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[6]
Qu’elle définit ainsi : « deliberately cultivating and presenting the image of heterosexuality or asexuality » (Cass, 1979 : 227).
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[7]
Jamie (Love Drugged) mettra la main sur un médicament non approuvé censé le guérir de son homosexualité, alors qu’Aaron (More Happy Than Not) aura recours à une chirurgie expérimentale pour « oublier » ses désirs homosexuels.
Bibliographie
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