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Introduction

Recueillir le point de vue des personnes avec une déficience intellectuelle (DI) dans un entretien de recherche met les participants dans une situation contribuant à exercer leurs compétences communicationnelles. L’émergence spontanée de récits d’expériences personnelles et de questions que posent les individus avec une DI à l’intervieweur donnent accès à ce qui les préoccupent et les intéressent. Cependant, communiquer avec ces personnes requiert des connaissances sur leurs particularités langagières et sur les stratégies permettant de faciliter l’expression de leur parole. Le premier objectif de cet article est d’analyser ces récits d’expériences personnelles qui surviennent à l’intérieur d’un entretien de recherche et d’identifier les stratégies utilisées par les participants. Un deuxième objectif est de relever les questions que la personne interviewée pose à l’intervieweur, de manière à mettre en évidence ses intérêts.

Stratégies pour faciliter l’expression des points de vue

Pour maximiser un entretien de recherche et s’assurer qu’il ne se transforme pas en interrogatoire, il est impératif de savoir comment s’entretenir avec une personne présentant une DI. En effet, quelles sont les stratégies pour favoriser l’expression de son point de vue? Pour plusieurs auteurs, le respect des recommandations générales concernant l’attitude à avoir donne le ton à l’entretien dès l’ouverture (Jourdan-Ionescu, 2011; Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescu et Héroux, 2009; Petitpierre et Charmillot D’Odorico, 2014; Veyre, Petitpierre, Gremaud et Bruni, 2014). Quant aux stratégies utilisées dans les interactions, diverses catégories peuvent être utilisées : questions, reformulations, répétitions, etc., mais leurs effets sur le recueil de la parole de l’autre requièrent plus d’investigations. Ces stratégies changent-elles au cours de l’entretien, lorsqu’il s’agit d’un récit d’expériences personnelles introduit par le participant ayant une DI?

Différentes catégories de questions sont à considérer (de Weck et Marro, 2010) : les questions ouvertes qui proposent d’aborder un thème large; les questions partielles comprenant généralement l’utilisation de mots interrogatifs comme : où, quand, qui, pourquoi, comment, ce qui peut restreindre le champ des réponses. Enfin, il y a les questions fermées qui « amènent une réponse minimale » (p. 318), comme oui ou non.

Néanmoins, il importe de préciser que la meilleure question (question ouverte plutôt que question partielle) à poser pour débuter un entretien ne fait pas l’unanimité entre les chercheurs. En effet, certains préconisent de commencer par une question ouverte et de poursuivre avec des questions plus précises pour obtenir plus de détails (Michel, Gordon, Orstein et Simpson, 2000). D’autres suggèrent de recourir à des questions fermées, plus faciles à utiliser avec des personnes ayant une DI, puis de compléter par des questions ouvertes pour augmenter la validité des réponses (Dattilo, Hoge et Malley, 1996). Des questions très ouvertes du type « Qu’est-ce qui t’intéresse? » ouvre la voie à l’expression de la personne avec une DI (Gremaud, Petitpierre, Veyre et Bruni, 2014), qui peut se sentir autorisée à introduire un récit d’expériences personnelles ou à poser des questions éloignées de l’objet d’étude.

Parfois, il est nécessaire de formuler une demande de clarification ou de confirmation de l’interprétation faite par l’auditeur. Pour cela, il semble que reformuler une même question à plusieurs reprises soit une stratégie efficace, pour autant qu’on précise qu’il n’y a pas de réponse juste ou fausse (Finlay et Lyons, 2002). Les reformulations ou encore l’utilisation d’autres termes pour exprimer le même contenu peuvent faciliter la synthèse des propos tenus (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014). Répéter et reformuler contribuent aussi à accueillir la parole de l’autre, mais également à faire émerger le sens. Reformuler permet également d’accorder de l’importance aux propos, plutôt que de simplement acquiescer (Gremaud, Petitpierre, Veyre et Bruni, 2014).

Pour leur part, les répétitions (partielles ou totales des propos de l’autre) ont pour objectif d’assurer un partage de signification, un maintien de l’échange et la vérification d’une bonne compréhension du contenu. Elles indiquent à l’interlocuteur que l’énoncé est compris et accepté (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014). Les continuateurs (« Mhm! » « D’accord », « Oui », « Ouais ») fonctionnent comme des « accusés de réception » (Gremaud, Petitpierre, Veyre et Bruni, 2014, p.130). En effet, ils montrent que l’on suit ce qui est dit et ils « sont à prendre comme des encouragements à poursuivre et sont autant d’approbation vis-à-vis d’un contenu tout à fait en lien avec l’objet d’entretien » (Gremaud, Petitpierre, Veyre et Bruni, 2014, p.130).

Expression des intérêts d’apprendre et participation sociale

Même si les personnes adultes avec une DI, âgées de 20 à 50 ans ne présentent pas « un déclin cognitif spécifique » (Facon, Facon-Bollengier et Grubar, 2002, p. 235), apprendre à l’âge adulte demeure un défi pour elles. Dans une étude réalisée auprès de 60 personnes avec une déficience intellectuelle âgées de 18 à 74 ans dont 24 participants avec une trisomie 21, Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni (2014) se sont intéressés aux diverses possibilités d’apprendre tout au long de la vie et aux projets envisagés. La comparaison entre les apprentissages accomplis dans les différentes habitudes de vie et ceux souhaités met en évidence les centres d’intérêt des personnes. Les apprentissages les plus fréquemment réalisés sont surtout liés aux activités professionnelles, à la vie quotidienne ou encore aux loisirs (activités artistiques, culturelles ou sportives). Bien que ces derniers dominent dans les projets souhaités, ceux liés aux tâches conceptuelles, aux interactions sociales et à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication augmentent. Ces données contribuent à illustrer les intérêts et souhaits des personnes, lorsqu’on leur demande de s’exprimer à ce propos. En tenir compte représente un facteur qui peut favoriser leur participation sociale et leur qualité de vie, encore faut-il savoir recueillir leur avis en considérant leurs capacités (Gremaud, Petitpierre et Veyre, 2015).

Capacités langagières

Pour réaliser des apprentissages à l’âge adulte, une communication efficace représente un atout. Or, les recherches portant sur le langage des personnes ayant une DI concernent essentiellement des individus avec une trisomie 21 (T21). Néanmoins, Aguado et Narbona (2007) estiment que les observations provenant de ces études peuvent être généralisées à une partie de la population avec une DI. Pour sa part, Rondal (2002) considère leur développement lexical comme une « version ralentie et incomplète du développement normal » (p. 45). Lorsque des problèmes d’articulation sont observés chez les enfants, ils semblent persister à l’adolescence et à l’âge adulte (Rondal, 1999). Selon cet auteur, cette situation a des conséquences sur les interactions verbales et les relations interpersonnelles. Malgré cela, il est important de souligner que les personnes avec une DI ont de meilleures capacités dans la compréhension du langage que dans la production (Martin, Klusek, Estigarribia et Roberts, 2009).

Néanmoins, des difficultés de compréhension des relations syntaxiques s’observent dans cette population, difficultés qui ne sont pas spécifiques aux personnes ayant une T21. Elles sont causées notamment par un déficit de la mémoire à court terme (Aguado et Narbona, 2007). Considérant cela, l’entretien avec une personne avec une DI est à adapter et ajuster selon les caractéristiques de la déficience intellectuelle. Par exemple, il importe de privilégier des phrases courtes et simples, un discours narratif plutôt que l’usage de questions fermées, un vocabulaire concret, imagé et connu de la personne, et d’adopter une attitude positive envers elle (Guillemette et Boisvert, 2003). Cependant, ces données ne permettent pas d’identifier ce qui peut favoriser l’émergence d’un récit d’expériences personnelles introduit par la personne interviewée à l’intérieur d’un entretien de recherche. Généralement, l’analyse porte sur les stratégies utilisées par l’intervieweur et non pas par l’interviewé.

Compétences conversationnelles

Selon Hupet (2006), il n’existe pas vraiment de normes pour l’acquisition des compétences à tenir une conversation et à utiliser le langage pour communiquer selon le contexte (compétences pragmatiques) (Schelstraete, 2011). Dans une étude portant sur quatre entretiens avec des adultes ayant une trisomie 21, Gremaud, Petitpierre, Veyre et Bruni (2014) font ressortir que la gestion de l’interaction mesurée par la répartition de la parole (nombre de mots) varie selon les dyades et durant l’entretien. Par exemple, le discours peut être polygéré, lorsque la personne interviewée produit autant de mots que l’intervieweur. Il peut être monogéré par l’intervieweur ou par l’interviewé, en fonction du nombre de mots produits par l’un ou par l’autre. Ces auteurs constatent une fluctuation des types de gestion de discours tout le long de l’entretien et relèvent qu’aucun n’est totalement polygéré ou monogéré. Malgré des incapacités langagières, les participants à cette étude font preuve de compétences d’interaction qui peuvent être favorisées par un étayage conversationnel de la part de l’intervieweur, lorsque celui-ci utilise des stratégies pour favoriser l’expression de la personne interviewée. Cette capacité à monogérer un discours se manifeste chez cette dernière, par l’introduction de récits d’expériences personnelles qui ne font pas partie de l’objet d’étude. L’entretien à l’origine est destiné à explorer leurs points de vue sur les apprentissages. Dans ce cas, le thème est introduit par l’intervieweur et étayé par lui.

Quelle est la part que représentent ces récits et questions par rapport à l’objet d’étude de l’entretien? C’est la première question qui est traitée, en calculant le nombre de tours de parole de chacun. Ensuite, l’objectif de ce texte est de faire ressortir les stratégies utilisées chez les deux partenaires, dans les récits d’expériences personnelles, ce qui en constitue l’originalité. Le deuxième objectif est de relever les questions que la personne avec une DI pose à l’intervieweur de manière à mettre en évidence les intérêts des personnes interviewées.

Méthodologie

Afin d’illustrer la part que prennent ces récits d’expériences personnelles et thèmes classés « autres », par rapport aux thèmes liés à la trame de l’entretien portant sur les apprentissages à l’âge adulte (objet d’étude à l’origine des entretiens), le nombre de tours de parole de chacune des personnes est d’abord calculé.

Ces récits d’expériences personnelles sont ensuite analysés pour identifier les stratégies utilisées par l’intervieweur et par l’interviewé. En effet, il est pertinent de faire ressortir les stratégies dominantes et par qui elles sont initiées. En somme, le récit témoigne de la capacité de la personne avec une DI à faire part à l’intervieweur de ses intérêts et de la capacité de ce dernier à se distancier de son objet de recherche, afin d’écouter ces récits et de répondre également à ces questions. Lors des tours de parole classés « autres », les questions que pose l’interviewé à l’intervieweur sont relevées, ce qui représente une autre manière d’avoir accès à ses intérêts et de constater que les rôles peuvent s’inverser durant un entretien de recherche.

Population

La présente étude est effectuée auprès de 10 adultes avec une DI, âgés de 23 à 34 ans. Suite à un appel à participation et une présentation, ceux-ci ont donné leur consentement (Petitpierre, Gremaud, Veyre, Bruni et Dacquenod, 2013) à participer à des entretiens sur les apprentissages à l’âge adulte (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014, à consulter pour plus de détails). Le vocabulaire réceptif des participants est supérieur à 5; 5 ans (mesuré par l'Échelle de vocabulaire en images Peabody – EVIP; Dunn, Theriault-Whalen et Dunn, 1993) et leurs capacités de raisonnement sont supérieures à 6 (score brut) (Raven, 1947). Tous sont de langue maternelle française et ont suivi leur scolarité dans des établissements socio-éducatifs (ESE) de Suisse romande. Actuellement, ils travaillent dans des ateliers protégés de divers ESE.

Les deux intervieweurs qui ont réalisé les entretiens à l’origine de la recherche sur les apprentissages à l’âge adulte sont de jeunes chercheurs. Ils ont une formation de deuxième cycle en éducation spécialisée et ils ont enseigné dans des classes spécialisées.

Méthode d’analyse

La méthode d’analyse utilisée découle des théories pragmatiques et discursives des activités langagières et comprend un inventaire de critères (de Weck et Marro, 2010). Dans cette étude, les mêmes critères sont utilisés pour analyser les propos de l’intervieweur et de l’interviewé. Ils correspondent aux stratégies pour faciliter l’expression des points de vue provenant des interactions : questions, demandes de clarification ou de confirmation, reformulations, répétitions, commentaires, continuateurs et réponse.

Catégories des tours de parole

Afin d’identifier la part des récits d’expériences personnelles par rapport à l’ensemble de l’entretien, les tours de parole de l’intervieweur et de l’interviewé ont été classés selon trois catégories (Reynaud, 2015) :

  • Trame (tdpt) : Tours de parole qui concernent la trame d’entretien portant sur les apprentissages à l’âge adulte (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014).

  • Récits (tdpr) : Récits d’expériences personnelles du participant avec une DI.

  • Autres (tdpa) : Échanges autour d’autres sujets (par exemple : équipe de foot, voyages), pause pour boire et questions ne portant pas sur la trame ou les récits.

Le tour de parole délimite ce que dit une personne avant que l’autre intervienne en prenant la parole. Un tour de parole (tdp) peut ne contenir qu’un continuateur du type « Hm… hm ». Le nombre de tdp est compté sur l’ensemble de l’entretien afin de mettre en évidence la part de chacune de ces catégories. Seuls les récits d’expériences personnelles sont analysés avec les critères ci-dessous. Dans les tdp « autres », seules les questions posées par la personne interviewée ont été retenues et analysées qualitativement.

Critères d’analyse

Dans les récits d’expériences personnelles d’une population avec une DI, sept critères ont été utilisés pour l’analyse des propos de l’interviewé et de l’intervieweur selon les définitions liées aux stratégies pour faciliter l’expression des points de vue, soit :

  • Questions : ouverte - partielle – oui/non

  • Demandes de clarification ou de confirmation

  • Reformulations : partielle ou totale des propos de l’interlocuteur

  • Répétitions : partielle ou totale

  • Commentaires : répondre aux questions – donner des informations en développant. Lorsque le tour de parole comprend un développement de plusieurs informations, il est compté seulement une fois.

  • Continuateurs : mhm, d’accord, oui, ouais, exact, lorsqu’ils sont les seules stratégies présentes dans le tour de parole.

  • Réponses brèves : lorsque le tour de parole est de type oui/non ou est constitué d’une réponse brève sans développement.

Un tdp peut comporter une seule stratégie (commentaire ou continuateur ou réponse brève) ou plusieurs (répétition, reformulation et question), ce qui est souvent le cas chez l’intervieweur.

Résultats

Le tableau 1 présente la répartition des pourcentages de tours de parole pour les dix personnes interviewées (prénoms fictifs) en fonction de trois catégories : autres (tdpa), récit (tdpr) et trame (tdpt). À la lecture de ce tableau, il ressort que le pourcentage des tdpa se situe entre 1 et 8 % pour Marc, Lou, Luc et Isa. Il peut atteindre 18 % chez Zoé et 23 % chez René. Le pourcentage de tdpr demeure bas pour Lou, Luc et Isa. Par contre, il est nettement plus élevé pour Marc (28 %) et Ludo (25 %). Les tdpt consacrés à l’entretien de recherche selon la trame atteignent 60 % (Ludo) et plus, chez les 10 participants.

Tableau 1

Histogramme de fréquence de tours de parole chez les participants (n=10).

Histogramme de fréquence de tours de parole chez les participants (n=10).

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Stratégies dans les récits d’expériences personnelles

Le tableau 2 présente les différentes stratégies utilisées dans les récits d’expériences personnelles par les deux intervieweurs et les dix personnes interviewées. Les commentaires (n=179) dominent dans les récits (tdpr) pour les personnes interviewées, alors que ce sont les continuateurs (n=94) pour l’intervieweur. Ce dernier recourt à plus de questions oui/non (n=37) que de questions partielles (n=27) ou ouvertes (n=3).

Chez les personnes interviewées, seules quelques questions oui/non sont présentes (n=5) dans les récits d’expériences personnelles. Les demandes de clarification (n=6) et de confirmation (n=23) de l’intervieweur témoignent de son intérêt à bien comprendre le récit de l’autre.

Tableau 2

Répartition des stratégies dans les récits des dix participants et des deux intervieweurs

Répartition des stratégies dans les récits des dix participants et des deux intervieweurs

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Les demandes de clarification ou de confirmation demeurent presque absentes chez les personnes avec une DI (n=1 et 2 respectivement). Ce résultat n’est pas étonnant, car ce sont elles qui racontent leurs récits. Néanmoins, ces derniers requièrent des clarifications demandées par l’intervieweur : demandes de clarification (n=6) et de confirmation (n=23), et des reformulations partielles (n=20) de questions (n=6). Seules des reformulations partielles sont présentes chez les personnes interviewées (n=7).

Les répétitions sont plus fréquentes pour l’intervieweur (n=11 totales; n=19 partielles) que pour les personnes interviewées (n=6 totales; n=13 partielles). La production de continuateurs par ces dernières (n=18) illustre que l’intervieweur leur fournit également des informations par des commentaires (n=55). Les réponses brèves sont à mettre en correspondance avec le nombre de questions oui/non de part et d’autre : 37 questions oui/non de l’intervieweur et 35 réponses brèves de l’interviewé.

En somme, le tableau 2 met en évidence que la stratégie des questions demeure très présente chez l’intervieweur, même dans cette situation particulière de récits d’expériences personnelles introduite par la personne interviewée, alors que les questions ouvertes sont rares.

Identification des stratégies qui initient le récit d’expériences personnelles

Pour identifier les stratégies qui favorisent un récit d’expériences personnelles, le tour de parole précédant le récit est considéré lors de l’analyse. En effet, onze récits d’expériences personnelles sont suscités par l’intervieweur, grâce à des questions partielles (n=8) et des questions oui/non (n=12). Dans une situation, l’intervieweur propose un verre d’eau, car il constate que la personne est fatiguée. Cette dernière réagit à la proposition en disant : « Je suis désolé, je suis un peu fatigué, parce que je suis rentré tard d’un voyage. » C’est la même personne qui va initier un développement suite à un continuateur en mentionnant : « Moi, j’aimerais dire un truc qui m’intéresse… » Ceci lui permet de parler de la musique dans de longs développements lors du deuxième tour de parole portant sur ce qu’est apprendre (objet de l’entretien). Il est possible d’estimer que c’est une manière de faire diversion. Pourtant par la suite, l’interviewé aborde le sujet de l’entretien, avec autant de facilité, tout en revenant à plusieurs reprises à son thème de prédilection, la musique.

Il faut relever l’importance des questions partielles, car cinq questions (sur les 27) permettent à cinq personnes de développer un sujet personnel, comme leur anniversaire, leur travail, leur origine, le désir de vivre avec son copain, qui sort de la trame prévue.

Les 29 récits introduits par les personnes interviewées le sont majoritairement suite à des continuateurs (n=20), des commentaires (n=6) et exceptionnellement par une demande de confirmation (n=1) ou une reformulation partielle (n=1). Tous découlent des thèmes discutés et concernent des activités et conditions de travail ou encore des problèmes physiques. Un thème, comme apprendre à prendre le bus, débouche sur les difficultés rencontrées par un participant, étant appelé « handicapé » ou « mongol » et sur l’intervention de ses frères auprès des personnes qui prennent le bus avec leur soeur. Souvent, apprendre réveille de mauvais souvenirs en lien avec les parents ou encore des peurs par rapport à ce qui pourrait arriver. Ces préoccupations donnent alors lieu à un récit personnel qui est développé par l’interviewé. Dans un extrait d’entretien, l’évocation du départ de la mère pour un autre pays amène de la tristesse, tout en favorisant l’émergence de souvenirs reliés à des voyages que la personne a faits en avion.

Questions formulées par les personnes interviewées

L’intervieweur a son guide d’entretien qui sert de trame. Il pose ses questions qui permettent l’introduction des thèmes à traiter. Or, le déroulement de l’entretien illustre que, non seulement des récits d’expériences personnelles de l’interviewé peuvent surgir spontanément, mais également des questions classées dans des tdp « autres ». Ainsi, la prise en considération de ces questions donne accès aux intérêts des personnes.

Une personne demande à l’intervieweur : « Vous voulez faire ça (toute votre vie), l’université? » Surpris, ce dernier répond : « Pardon? » n’étant pas sûr d’avoir bien compris. La personne reformule : « Vous voulez faire ça toute votre vie? (quelques tours de parole après). Et la pédagogie, c’est quoi? » La réponse que l’intervieweur donne en mentionnant le cerveau offre un lien qui permet à la personne avec une DI d’enchaîner sur un récit relatant son manque d’oxygène à la naissance, qui l’a rendu handicapé (tdpr). Plus tard lors du même entretien, cette personne interviendra ainsi : « J’ai une question. Vous parlez plus l’allemand, le français ou l’anglais, le plus, mieux parlé? » La langue parlée fait l’objet de plusieurs échanges classés « autres », souvent initiés par l’intervieweur.

L’introduction des questions est aussi intéressante, comme (Nino) : « Je ne sais pas si tu connais X (un lieu)? (Tu [ne] connais plus le chemin?) Tu es venu en voiture ou pas? » et les deux discutent du chemin en bus et à pied.

Parfois, la personne introduit le fait qu’elle veut également poser une question, par une formule d’introduction. Jean dit : « Mais y, y a une histoire et je me suis toujours posé la question, si on compte sur les doigts, d’accord, mais pour ceux qui naissent sans doigts, comment ils font? » Plus loin : « J’ai juste une question. » Le chercheur : « Oui. » Jean poursuit : « Parce que vous, vous voulez devenir éducateur donc pour personnes handicapées physiques, mentales ou bien de tout? »

Dans une autre situation, la personne, Ana, retourne simplement la question : « Et toi? » pour savoir si l’intervieweur habite avec ses parents également et s’il fait ses commissions « Tout seul? ». Lorsque l’intervieweur lui demande s’il peut lui dire « tu ». Elle formule alors une clarification : « Tu, quoi? », à laquelle l’intervieweur répond : « Non, si je te dis “tu”, pas “vous” parce qu’on a presque le même âge. » Ana termine en répondant : « Non, ouais “tu”. »

Les questions se rapportant à la géographie sont fréquentes, comme : « Un village, c’est plus petit qu’une ville? », « Près de Lugano? »… « Lugano, c’est une grande ville? » Pour sa part, Luc ne pose aucune question, mais montre de l’intérêt pour les voyages. C’est d’ailleurs l’intervieweur qui lui demande de confirmer où se situe une ville.

Parmi les personnes n’ayant introduit aucun récit personnel, l’une d’entre elles ne pose aucune question à l’examinateur, mais introduit son équipe favorite de foot : « Galatasaray ». Puis, un dialogue porte sur un joueur particulier. Le sport est d’ailleurs au centre de plusieurs tdp classés « autres ».

Seulement deux personnes questionnent l’organisation de l’entretien. Lou s’informe : « Ça sera tous les lundis ou ça sera …? » (l’entretien), alors que Isa demande : « C’est quelle heure maintenant? » Par contre, Zoé qui est dans la même situation, pose de multiples questions concernant le matériel dans la salle (un carton, l’enregistreur perçu par erreur comme un appareil photo), à qui appartiennent les livres, l’heure du retour, la durée et s’il est possible de téléphoner et même de jouer au Memory. Cette participante est celle qui a le plus de difficultés à se centrer sur le thème abordé et qui présente le plus de tdp « autres ». Un deuxième entretien a été organisé avec elle et avec Luc également. Certains ayant introduit plusieurs récits personnels, ne posent pas de questions, comme Marc.

Discussion

Les récits d’expériences personnelles et les questions posées confirment que les habiletés cognitives et langagières des personnes avec une DI sont hétérogènes (Finlay et Lyons, 2002). Le risque de surévaluer les capacités de compréhension chez des personnes ayant une bonne expression (Finlay et Lyons, 2001) est en quelque sorte écarté dans ces situations plus spontanées (tdpr et tdpa) que la partie de l’entretien de recherche lui-même (tdpt), car c’est la personne qui introduit les récits, alors que, dans la trame d’entretien, les questions de l’intervieweur peuvent ne pas être comprises et sont alors reprises ou reformulées. Comme les récits suivent majoritairement des continuateurs, il est possible d’écarter l’hypothèse que les récits d’expériences personnelles sont des stratégies pour pallier un manque de compréhension, car le plus souvent c’est vers la fin de l’entretien que ces récits apparaissent chez les personnes qui ont le plus de difficultés à s’exprimer. En effet, ces situations mettent en évidence des compétences différentes sur le plan de l’expression (Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescou et Héroux, 2009), certains s’exprimant plus dans des tdp récits, alors qu’un autre peine à se concentrer dans les tdp trame, mais pose beaucoup de questions à l’intervieweur. Cette observation permet de formuler une recommandation, celle de varier et d’adapter les situations d’expression. En effet, il est possible de laisser la place à un récit d’expériences personnelles et de répondre aux questions de la personne avec une DI, avant de revenir ensuite au guide d’entretien, ce qui peut contribuer à alléger la charge cognitive pour l’interviewé.

Du côté des intervieweurs, il ressort des compétences variables à adapter leur communication selon les capacités des personnes. La présence de récits d’expériences personnelles atteste de « l’attitude d’ouverture, de souplesse et de considération positive » (Guillemette et Boisvert, 2003, p. 19) attendue des intervieweurs. À de nombreuses reprises, ces derniers accueillent les informations que les personnes apportent au sujet de leur vie et de leurs expériences personnelles. Ils sont aussi ouverts lorsque ces participants inversent les rôles et leur posent des questions. Cela reflète la nécessité de ne pas créer une distance psychologique et sociale, mais plutôt d’avoir recours à des marques d’intérêt (Guillemette et Boisvert, 2003). Par ailleurs, le fait de se rendre disponible aux questions des personnes avec une DI ou encore d’accueillir les digressions prévient le biais de la désirabilité sociale et diminue l’instauration d’une relation d’autorité (Guillemette et Boisvert, 2003).

Il est intéressant de noter que les questions ouvertes sont pratiquement inexistantes dans les récits d’expériences personnelles, utilisées habituellement dans un entretien de recherche. Ces récits semblent se caractériser par un nombre élevé de continuateurs, suivi de commentaires, puis de questions oui/non et de questions partielles par l’intervieweur. Ce résultat permet de nuancer les études portant sur les entretiens de recherche (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014 ; Guillemette et Boisvert, 2003 ; Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescou et Héroux, 2009) qui conseillent le recours à des questions ouvertes. Or dans la présente étude, l’introduction des récits d’expériences personnelles se caractérise par les continuateurs. En d’autres termes, les manifestations d’écoute de l’intervieweur autorisent en quelque sorte l’interviewé à introduire ce qui l’intéresse.

Chez les personnes interviewées, plus des deux tiers des tdp sont constitués de commentaires, ce qui illustre combien les récits d’expériences personnelles favorisent l’expression des intérêts et préoccupations et permet de les partager avec l’intervieweur. Le nombre élevé de réponses brèves, suite à des questions oui/non ou des demandes de confirmation ou de clarification, ne nuisent pas à la poursuite du récit, mais permet le plus souvent de confirmer l’information.

Les questions partielles comportent des morphèmes interrogatifs et ne sont présentes que chez l’intervieweur. Ce type de question semble être une aide pour les personnes avec une DI, car il oriente la question en définissant un thème plus étroit (de Weck et Marro, 2010) et sont moins à risque d’acquiescement que les questions oui/non (Finlay et Lyons, 2002). Dans le cas des récits d’expériences personnelles, ces questions permettent d’obtenir des précisions et encouragent la personne à poursuivre, car l’intervieweur montre de l’intérêt et sait quitter la trame de son entretien. C’est une autre recommandation à retenir pour favoriser l’expression des points de vue de la personne avec une DI.

Les reformulations permettent de préciser et de développer des propos, apportant la démonstration d’une écoute attentive (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014). En fait, les reformulations de questions sont rares dans les récits d’expériences personnelles, témoignant d’une situation d’interaction plus facile, dans le sens que ces récits requièrent moins d’attention et de concentration. Les reformulations partielles servent à l’intervieweur, pour indiquer sa compréhension des propos et inviter implicitement à poursuivre le développement des idées. Dans les entretiens de recherche, ces reformulations pour vérifier la compréhension ne font pas l’unanimité. Par exemple, elles sont déconseillées par Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescou et Héroux (2009), car elles peuvent être prises comme des corrections du langage. Par contre, les reformulations de synthèse des idées émises avant de passer à un autre thème, comme préconisé par Petitpierre et Charmillot D’Odorico (2014), ne sont pas utilisées par l’intervieweur à la fin des récits d’expériences personnelles, comme si ces derniers présentaient moins d’intérêt pour le chercheur. Il est possible d’envisager de les pratiquer également dans ce cas pour montrer que ce qui vient d’être dit a également de l’importance.

Les répétitions qu’elles soient partielles ou totales permettent de partager les informations et de réguler l’interaction et la maintenir (de Weck et Marro, 2010). Elles sont plus fréquentes chez l’intervieweur que chez les personnes avec une DI. Chez ces derniers, les répétitions sont plus nombreuses que les reformulations, mais ne sont pas présentes chez tous. Toutefois, il est impossible de déterminer, si cela est dû à la situation de récit d’expériences personnelles ou à une habileté conversationnelle peu exercée.

La fréquence élevée de continuateurs chez l’intervieweur témoigne de la capacité des personnes avec une DI à maintenir plusieurs tours de parole. Cela peut représenter une caractéristique d’une monogestion du récit, du moins pour quelques personnes. Le recours aux continuateurs rejoint les recommandations de Guillemette et Boisvert (2003) qui proposent d’éviter la directivité, d’utiliser des marques verbales d’attention et d’intérêt. Par ces continuateurs, la personne avec une DI peut se sentir écoutée. Ses propos sont accueillis comme intéressants et importants. Le fait d’accepter l’intrusion de récits d’expériences personnelles dans un entretien de recherche contribue à développer ce sentiment.

Il est à relever que cette étude présente des limites par le nombre variable de récits d’expériences personnelles produit selon les participants, ce qui réduit la portée des résultats obtenus. Comme ces récits ne sont pas l’objet principal de la recherche, il est possible qu’ils soient dépendants de la capacité de l’intervieweur à être plus disponible un jour qu’un autre et pourrait également résulter de contingences externes, comme du temps à disposition tout simplement.

Conclusion

Les récits d’expériences personnelles, qui apparaissent dans un entretien de recherche, représentent un objet peu abordé dans les écrits scientifiques, car ils émergent en dehors du guide d’entretien. Cette étude exploratoire a permis de mettre en évidence que les stratégies utilisées sont les mêmes, mais à des fréquences diverses que ce soit chez l’intervieweur ou l’interviewé. Si les questions sont peu nombreuses, la prise en compte des tdp « autres », met en évidence que cette capacité à poser des questions existe chez les personnes avec une DI.

Aussi, dans un entretien, il importe d’accepter les récits d’expériences personnelles et les questions, ce qui contribue à manifester de l’intérêt pour les préoccupations des personnes interviewées. L’utilisation de continuateurs par l’intervieweur contribue à démontrer une écoute soutenue et représente des encouragements à poursuivre l’idée. Une synthèse des propos tenus permettrait d’accorder autant d’importance à ces tdp qu’à ceux concernant la trame de l’entretien (tdpt).

Malgré la présence de difficultés langagières au plan structural, chez ces personnes, les risques d’acquiescement, de désirabilité sociale ou de crédulité (Julien-Gauthier, Jourdan-Ionescou et Héroux, 2009; Petitpierre, Gremaud, Veyre, Bruni et Dacquenod, 2013), les jeunes adultes avec une DI sont capables d’exprimer leurs intérêts d’apprendre dans un entretien de recherche (tdpt), (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014), d’introduire des récits d’expérience personnelle et de poser des questions à l’intervieweur. Néanmoins, tous n’ont pas la même aisance à exprimer de tels récits ou à formuler des questions. D’ailleurs, les fortes disparités d’expression langagière témoignent de l’hétérogénéité du groupe étudié. L’intérêt de proposer des situations de communication diverses et variées est essentiel pour « promouvoir le développement, l’éducation, les intérêts ainsi que le “bien-être” de cette population (AAIDD, 2011, p. 107).