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Introduction

Au cours des trois dernières décennies, les services de protection de l’enfance ont souvent été accusés de ne pas prendre suffisamment au sérieux les situations de violence conjugale et de mettre en place des mesures qui n’étaient pas adaptées à la réalité et aux besoins des femmes et des enfants qui vivaient dans ces circonstances (Humphreys, 1999; Magen, 1999; Maynard, 1985; Mills et al., 2000; Mullender, 1996). Cependant, la reconnaissance relativement récente de l’ampleur et des impacts de l’exposition à la violence conjugale, qui s’appuie sur un important corpus de recherches scientifiques, a entraîné des changements notables sur le plan des discours, des politiques et des pratiques dans le champ de la protection de l’enfance en Amérique du Nord et au Royaume-Uni (Hayes, Trocmé et Jenney, 2006; Humphreys et Stanley, 2006; Lavergne etal., 2006; Lavergne, Turcotte et Damant, 2008; Léveillé, Chamberland et Tremblay-Renaud, 2007; Rivett et Kelly, 2006).

À la lumière de ces développements, il s’avère important d’examiner comment les différents acteurs dans le système de protection de l’enfance construisent les situations de violence conjugale auxquelles ils sont confrontés, comment ils construisent le problème. Le présent article aborde précisément cette question, en s’appuyant sur les résultats d’une recherche sur les politiques et les pratiques en protection de l’enfance, dans les situations présentant une problématique de violence conjugale.

Recension des écrits

Les études sur la problématique de l’exposition des enfants à la violence conjugale ont émergé au cours des années 1980, mais nous avons assisté à une véritable « explosion » des écrits sur le sujet au cours des vingt dernières années (Hester, Pearson et Harwin, 2007; Lessard, Damant, Hamelin-Brabant, Pépin-Gagné et Chamberland, 2009). Jusqu’à présent, les recherches dans ce domaine ont surtout mis l’accent sur l’ampleur et sur les conséquences de l’exposition à la violence conjugale. Ainsi, les données d’une enquête réalisée par Statistique Canada (2001) révèlent qu’environ un demi-million d’enfants seraient exposés à la violence conjugale. Aux États-Unis, ce problème toucherait de 3,3 à 10 millions d’enfants chaque année (Lawrence, 2002).

Des statistiques démontrent également des taux importants de violence conjugale dans le champ de la protection de l’enfance. En effet, les résultats de l’Étude canadienne sur l’incidence des signalements des cas de violence et de négligence envers les enfants de 2008, réalisée auprès d’un échantillon représentatif de 112 agences de protection de l’enfance à travers le Canada, révèlent que les deux catégories de mauvais traitements corroborés le plus fréquemment rapportées sont l’exposition à la violence conjugale et la négligence (Trocmé et al., 2010). L’exposition à la violence conjugale est la principale catégorie de mauvais traitements, identifiée dans 24 % de tous les cas de mauvais traitements corroborés. De plus, des facteurs de stress associés aux personnes s’occupant de l’enfant sont identifiés dans 78 % des cas de mauvais traitements corroborés, dont le plus fréquent est le fait d’avoir été victime de violence conjugale (46 %).

De façon générale, les études sur les conséquences de l’exposition à la violence conjugale ont eu recours à des méthodologies quantitatives et se sont inscrites dans une perspective développementale ou écologique (Carpenter et Stacks, 2009; Gewirtz et Edleson, 2007; Rossman, 2001). Ces études ont démontré que les enfants qui ont été exposés à la violence conjugale peuvent souffrir d’un syndrome de stress post-traumatique (Kerig, Fedorowicz, Brown et Warren, 2000) et manifestent significativement plus de problèmes d’adaptation et de fonctionnement à court et à long terme que les enfants qui ont grandi dans un environnement familial exempt de violence (Edleson, 1999; Fantuzzo et Mohr, 1999; Holt, Buckley et Whelan, 2008; Kitzmann, Gaylord, Holt et Kenny, 2003; Sternberg, Lamb, Guterman et Abbott, 2006; Wolfe, Crooks, Lee, McIntyre-Smith et Jaffe, 2003; Ybarra, Wilkens et Lieberman, 2007). Les études ont aussi démontré que les conséquences sont encore plus importantes pour les enfants qui sont à la fois exposés à la violence et victimes d’abus au sein de leur famille (Hugues, Parkinson et Vargo, 1989; McCloskey, Figueredo et Koss, 1995; O’Keefe, 1996; Wolfe et al., 2003). Ces observations ont amené certains auteurs à souscrire à la théorie de la « transmission intergénérationnelle » de la violence, qui soutient que le phénomène de la violence conjugale se transmet d’une génération à l’autre par l’entremise de la famille, puisque les enfants qui sont exposés à la violence seraient susceptibles de développer des comportements de violence ou de victimisation à l’adolescence ou à l’âge adulte (Amato, 2000; Holt et al., 2008; Smith et al., 2000).

Ces observations ont contribué à rendre visible la situation des enfants qui vivent dans un contexte de violence conjugale et ont donc confirmé « scientifiquement » les observations réalisées par les intervenantes qui côtoyaient ces enfants au quotidien en maisons d’hébergement, mais elles ont aussi trouvé une résonance particulière dans le champ de la protection de l’enfance. Dans une recherche réalisée dans les années 1990 auprès d’une agence de protection de l’enfance en Angleterre, Humphreys (1999) notait déjà une tendance émergente chez les intervenants à identifier plus clairement les situations de violence conjugale, même si plusieurs continuaient d’éviter le sujet et de minimiser l’importance du problème. Dans un ouvrage récent, Humphreys et Stanley (2006) estiment que des changements prometteurs prennent place dans le champ de la protection de l’enfance :

Promising developments are now beginning to emerge in the professional response to the needs of children living with domestic violence. These interventions are in contrast to the previous history of child welfare services which have been castigated for their generally poor record in responding to domestic violence.

p. 9

Dans plusieurs pays ou provinces, ces développements passent par l’adoption de mesures législatives qui reconnaissent officiellement l’exposition à la violence conjugale comme une problématique de protection (Edleson, 2004; Nixon, Tutty, Weader-Dunlop et Walsh, 2007; Rivett et Kelly, 2006). À partir d’un examen systématique des politiques sociales dans ce domaine, Nixon et al. (2007) concluent qu’aucune loi ne définit clairement la notion d’exposition à la violence conjugale et que les mesures législatives varient selon le pays, la province ou l’État; certains incluent l’exposition à la violence conjugale dans la définition des abus psychologiques, tandis que d’autres l’incluent dans la catégorie négligence à l’endroit des enfants. Les auteures notent également que, dans certains cas où la problématique de l’exposition à la violence n’est pas inscrite spécifiquement dans la loi, des politiques et des protocoles existent néanmoins pour guider l’intervention dans de telles situations.

Au Canada, les mesures varient selon la province, puisque la protection de l’enfance est une compétence provinciale. Au Québec, les dernières modifications apportées à la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) ont introduit un article sur les mauvais traitements psychologiques, qui inclut l’exposition à la violence conjugale :

Lorsque l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation. Ces comportements se traduisent notamment par de l’indifférence, du dénigrement, du rejet affectif, de l’isolement, des menaces, de l’exploitation, entre autres si l’enfant est forcé à faire un travail disproportionné par rapport à ses capacités, ou par l’exposition à la violence conjugale ou familiale.

Gouvernement du Québec, 2007

Bien que nous ne connaissions toujours pas les effets réels de ces changements législatifs, un certain nombre d’études donnent à penser que la problématique de l’exposition à la violence conjugale occupe une place de plus en plus importante dans l’intervention en protection de la jeunesse et dans les mécanismes de collaboration entre les centres jeunesse et les autres organismes du milieu (Lavergne et al., 2006, 2008; Léveillé et al., 2007).

Cependant, une plus grande reconnaissance de l’exposition à la violence conjugale comme problématique de protection n’assure pas nécessairement la mise en place de mesures qui sont adaptées à la réalité et aux besoins de ces enfants et de leur famille. Par exemple, les résultats d’une étude réalisée au Nouveau-Brunswick révèlent que les intervenants en protection de l’enfance ont peu de considération pour la situation des femmes victimes de violence, ce qui les amène fréquemment à les accuser de ne pas protéger ou de négliger leurs enfants (Bourassa, Lavergne, Damant, Lessard et Turcotte, 2008). En fait, les intervenants présument souvent que le fait pour les femmes de demeurer avec un conjoint violent témoigne d’un refus de protéger leurs enfants. Ces femmes se retrouvent donc contraintes de faire un choix déchirant entre, d’une part, demeurer avec leur conjoint et risquer de perdre la garde de leurs enfants et, d’autre part, quitter leur conjoint malgré le danger que cela peut entraîner pour leur propre sécurité et pour celle de leurs enfants. Magen (1999) fait des observations similaires dans le contexte américain et souligne les problèmes associés au fait de porter des accusations de « défaut de protéger » contre les femmes en situation de violence conjugale.

Dans son étude réalisée en Angleterre, Humphreys (1999) avançait que de telles pratiques risquaient d’être perçues comme punitives par les femmes, une hypothèse qui a été confirmée par des études réalisées auprès de femmes victimes de violence qui ont été en contact avec les services de protection de l’enfance. Par exemple, les femmes participant à l’étude de Johnson et Sullivan (2008) rapportaient que les intervenants s’intéressaient uniquement aux besoins des enfants, au détriment de leurs propres besoins. Ces femmes se retrouvaient donc avec une longue liste de tâches à accomplir – parmi lesquelles des tests de dépistage de drogues, des tests psychologiques et la participation à des séances de thérapie et des cours pour améliorer leurs capacités parentales – tandis que leur conjoint échappait à de telles contraintes. Dans la même veine, les résultats d’une étude britannique révèlent que les femmes victimes de violence se sentent souvent blâmées par les services de protection de l’enfance (Lapierre, 2010).

Il faut noter que ces observations reflètent une tendance marquée dans les systèmes de protection de l’enfance à mettre l’accent sur les femmes et sur leur exercice de la maternité (Swift, 1995; Scourfield, 2003). À l’opposé, les interventions s’adressent peu aux hommes (Scourfield, 2006; Featherstone, Rivett et Scourfield, 2007). Strega et al. (2007) soulignent d’ailleurs qu’il existe un lien étroit entre l’invisibilité des hommes et le blâme à l’endroit des femmes dans les pratiques en protection de l’enfance. Plus précisément, lorsque les hommes ne sont pas sollicités ou refusent de s’impliquer avec les services de protection les femmes se voient généralement attribuer l’entière responsabilité des enfants, et cela se traduit parfois en une tendance à les blâmer pour la violence conjugale à laquelle les enfants ont été exposés.

L’étude

L’étude dont les résultats sont rapportés dans cet article visait à examiner les politiques et les pratiques en protection de l’enfance dans les situations présentant une problématique de violence conjugale au Québec et en Angleterre, s’intéressant particulièrement aux liens entre la violence conjugale et la négligence à l’endroit des enfants. Cet article met l’accent sur les données recueillies dans l’agence de protection de l’enfance (un centre jeunesse) située au Québec. Le projet a reçu l’approbation du comité d’éthique à la recherche de l’Université McGill (Montréal) et de la National Society for the Prevention of Cruelty to Children (Londres).

L’approche méthodologique privilégiée est l’étude de cas (Burton, 2000), qui peut être définie comme « an empirical enquiry that investigates a contemporary phenomenon within its real-life context, especially when the boundaries between phenomenon and context are not clearly evident » (Yin, 1994, p. 13). Deux agences de protection de l’enfance constituaient les « cas » à l’étude, fournissant le cadre de référence pour la collecte et pour l’analyse des données. La méthodologie de l’étude ne permet pas de généraliser les résultats à d’autres agences de protection de l’enfance.

Au Québec, l’agence de protection de l’enfance était un centre jeunesse dans une région donnée. Ce centre jeunesse comportait plusieurs points de service et desservait une population de plus de 90 000 personnes, répartie sur un territoire largement rural. La majorité de cette population est caucasienne et francophone, mais comprend également des communautés autochtones et anglophones. En 2009-2010, le centre jeunesse a reçu un peu plus de 950 signalements, parmi lesquels près de 400 ont fait l’objet d’une évaluation. Dans près de 50 % de ces situations, les intervenants ont conclu que le développement ou la sécurité de l’enfant était compromis.

La méthodologie qualitative combinait une analyse documentaire des politiques et des entrevues individuelles réalisées auprès de différents acteurs dans le système de protection de l’enfance, soit des intervenants sociaux, des cadres intermédiaires, des cadres supérieurs et un réviseur. Le chercheur principal a d’abord réalisé un examen systématique de documents sélectionnés sur la base de leur pertinence – tels que des documents législatifs, des procédures et des rapports – et a noté toutes les informations relatives à l’intervention en présence d’une situation de violence conjugale. La majorité des documents avaient été sélectionnés a priori par le chercheur, mais les participants étaient aussi invités à identifier les documents qu’ils estimaient pertinents lors d’interventions auprès de familles présentant une problématique de violence conjugale.

Les entrevues individuelles semi-structurées ont permis d’avoir accès aux perceptions et aux points de vue des différents acteurs dans le système de protection de la jeunesse (Gaskell, 2000; Stroh, 2000). Le protocole d’entrevue était divisé en deux parties, débutant avec des questions générales sur la violence conjugale comme problématique de protection et sur le rôle des services de protection de la jeunesse dans les situations de violence conjugale. Dans la deuxième partie de l’entrevue, les participants étaient invités à sélectionner deux situations parmi leur charge de cas passée ou actuelle, puis à présenter leur évaluation de ces situations et les stratégies d’intervention mises en place. Les cadres supérieurs, qui ne sont pas en contact avec les intervenants et les clients au quotidien, étaient plutôt invités à présenter la position et les orientations de l’organisation en ce qui a trait à la violence conjugale. Toutes les entrevues ont été réalisées par le chercheur principal en février 2009 et ont été enregistrées numériquement. Les entrevues ont été réalisées en français, à l’exception d’une entrevue réalisée en anglais à la demande du participant.

Les entrevues individuelles semi-structurées ont été réalisées auprès de 17 participants, soit 9 intervenants sociaux, 4 cadres intermédiaires, 3 cadres supérieurs et un réviseur (pour assurer l’anonymat de ce participant, il sera identifié comme un intervenant dans la partie sur les résultats). Les participants étaient recrutés sur une base volontaire, mais on s’est efforcé de recruter des intervenants dans les différentes équipes – rétention et traitement des signalements, évaluation-orientation et application des mesures – et dans les différents points de service. Tous les participants étaient caucasiens, 13 étaient des femmes et 4 étaient des hommes. Deux participants étaient âgés de moins de 30 ans, six entre 30 et 39 ans, cinq entre 40 et 49 ans, et quatre étaient âgés de 50 ans ou plus. La majorité des participants occupaient leur poste depuis moins de cinq ans – mais plusieurs d’entre eux étaient à l’emploi du centre jeunesse depuis beaucoup plus longtemps – et avaient une formation en service social. Certains participants avaient une formation en criminologie, en sociologie, en psychologie ou en éducation spécialisée.

Suite à la transcription des entrevues, les données ont été importées dans NVivo afin de faciliter l’analyse (Gibbs, 2002). L’analyse de contenu a été réalisée par le chercheur principal et par une assistante de recherche, qui sont arrivés à un consensus sur les différentes catégories et sur leur contenu. L’ensemble des données ont d’abord été codifiées selon qu’elles présentaient le point de vue général des participants sur l’intervention en présence de violence conjugale ou leur point de vue sur des situations spécifiques sélectionnées parmi leur charge de cas. D’autres catégories ont ensuite été induites des données dans chacune des catégories, puis cette opération a été répétée à plusieurs reprises pour arriver à des catégories qui ne comprenaient qu’une seule unité de sens (Bryman, 2004). L’analyse a permis d’identifier certaines tendances lourdes dans les données, ainsi que des résultats contradictoires ou des exceptions.

Résultats

Les résultats de l’étude révèlent que l’ensemble des participants, sans égard à leur rôle au sein de l’organisation, reconnaissent que tous les intervenants en protection de la jeunesse sont confrontés à des situations de violence conjugale dans le cadre de leur travail. Les participants reconnaissent également que de telles situations peuvent nécessiter l’intervention des services de protection de la jeunesse, du moins dans certaines circonstances. Selon les résultats présentés ci-dessous, ces circonstances relèvent principalement des conséquences pour les enfants et des capacités parentales de leur mère.

Ces pratiques s’accordent avec la législation québécoise actuelle et avec la position adoptée par l’organisation. En effet, dans l’extrait suivant, un des cadres supérieurs explique que les intervenants doivent se préoccuper de la présence de violence conjugale dans la mesure où la sécurité ou le développement des enfants pourrait être compromis :

C’est sûr que c’est une problématique qui est tenue en compte, surtout à cause de la protection que l’on doit apporter à l’enfant. Parce que c’est sûr que, dans l’esprit de la loi, c’est la sécurité de l’enfant; sécurité et développement compromis.

Cadre supérieur 3

Même si la majorité des intervenants interrogés n’ont aucune difficulté à identifier des situations de violence conjugale parmi leur charge de cas actuelle ou passée, leur estimation des taux de violence varie considérablement – de 10 % à 75 % des cas. De telles variations peuvent refléter des variations réelles dans les charges de cas des intervenants, mais elles peuvent aussi s’expliquer par une plus grande sensibilité à la violence chez certains intervenants ainsi que par des différences dans leur façon de définir la violence. À cet égard, notons d’abord que les politiques examinées n’offrent pas de définition de la violence conjugale. De plus, un certain nombre de participants semblent confondre présence de violence et présence de conflits au sein du couple. Par exemple, les termes « violence », « conflit », « altercation » et « chicane » sont souvent utilisés de manière interchangeable dans les entrevues. Cela dit, si la notion de conflit suppose que les deux conjoints sont dans une relation plutôt égalitaire et ont chacun leur part de responsabilité dans la genèse du problème, la majorité des cas rapportés par les participants font état de situations pour lesquelles il semble clair que les hommes tentent de contrôler et de dominer leur conjointe.

Malgré cette reconnaissance de l’importance d’intervenir dans les cas de violence conjugale, plusieurs participants mentionnent que la plupart des intervenants en protection de la jeunesse n’ont pas d’expertise en la matière :

Moi, je ne suis pas convaincu qu’on a vraiment l’expertise à ce niveau-là.

Cadre intermédiaire 3

Par rapport au vécu de la femme, moi je pense qu’on n’est pas les spécialistes de ça.

Cadre supérieur 2

Plusieurs participants soutiennent également que leur mandat ne leur permet pas d’intervenir directement sur la violence entre les conjoints, comme l’indique l’extrait suivant :

En protection de la jeunesse, on n’est pas là pour régler le problème de la violence conjugale, on est là pour protéger l’enfant… Mais il reste qu’on ne travaille pas directement sur la violence conjugale.

Cadre intermédiaire 2

En effet, selon les résultats présentés ci-dessous, il semble que les différents acteurs dans le système de protection de la jeunesse ne mettent pas l’accent sur la violence des hommes et sur la victimisation des femmes, mais bien sur l’exposition à la violence conjugale et sur ses conséquences pour les enfants. À cet effet, les participants semblent péoccupés par la situation des femmes, plus particulièrement en lien avec leur capacité à assurer la sécurité et le développement de leurs enfants. Les femmes victimes de violence sont donc perçues comme une partie du problème, voire même comme la source du problème.

L’exposition à la violence conjugale et ses conséquences pour les enfants

Les participants reconnaissent donc que les situations de violence conjugale peuvent nécessiter l’intervention des services de protection de la jeunesse, mais ces interventions doivent être justifiées par une évaluation rigoureuse au terme de laquelle l’intervenant arrive à la conclusion que la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis ou risque d’être compromis. Dans l’extrait suivant, l’intervenant explique que la documentation des impacts de l’exposition à la violence conjugale est centrale dans l’évaluation de ces situations :

Dans la plupart des cas, on veut voir comment cet enfant-là est capable d’évoluer, c’est quoi ses capacités d’adaptation, comment il vit la perturbation, s’il est vraiment perturbé.

Intervenant 8

Même si plusieurs participants affirment que les enfants sont inévitablement affectés par la présence de violence dans leur maison, certains d’entre eux soutiennent que des situations où les conséquences ne seraient pas apparentes, ne feraient probablement pas l’objet d’une prise en charge par les services de protection de la jeunesse. Dans le même sens, un cadre supérieur précise que les enfants qui présentent une bonne capacité de résilience ne devraient pas retenir les services de l’organisation :

Je te dirais que la ligne on la met au sens où on pense que les enfants ont une capacité à passer à travers ou une résilience plus forte.

Cadre supérieur 1

Lorsque les participants font état des conséquences de l’exposition à la violence conjugale dans des situations particulières, ils semblent avoir de la difficulté à identifier et à nommer ces conséquences de façon précise. Ils ont ainsi tendance à mettre l’accent sur les problèmes plus concrets et manifestes, tels que les troubles d’apprentissage et les troubles de comportement :

On a eu des problèmes de retard d’apprentissage qui ont apparu… À un moment donné tu disais : ce ne sont pas des retards, c’est de la déficience. Mais ce sont vraiment des retards, mais qui dataient de tellement loin.

Intervenant 6

Ce qui m’est apparu, qui m’a sauté aux yeux, c’est qu’il avait des troubles de comportement majeurs.

Intervenant 2

Par ailleurs, les participants semblent aussi avoir de la difficulté à expliquer clairement les liens entre la présence de violence et les conséquences identifiées, particulièrement lorsque les familles font face à une multitude de problèmes (santé mentale, toxicomanie, pauvreté, etc.). À cet égard, plusieurs répondants font référence à la « transmission intergénérationnelle » de la violence pour expliquer les troubles de comportement présentés par certains enfants, ainsi que pour justifier leurs inquiétudes concernant le développement potentiel de comportements violents dans l’avenir. Cette tendance est évidente dans les deux extraits suivants :

Ce qui me préoccupait dans cette situation-là, c’est que le jeune garçon reproduisait les comportements de violence de son père.

Intervenant 9

La plus vieille a vraiment imité les gestes de ses parents … La plus vieille est agressive, elle est beaucoup agressive. Elle a appris, ça fait qu’elle reproduit.

Intervenant 6

En accordant ainsi autant d’importance aux conséquences de l’exposition à la violence, les intervenants en protection de la jeunesse sont généralement confrontés à des situations qui se sont détériorées. à un point tel que les enfants présentent des troubles sur le plan de l’apprentissage ou du comportement. Même si les participants tentent d’établir un lien entre ces troubles et l’exposition à la violence exercée par le père ou par le conjoint de la mère, ce sont surtout les capacités parentales des femmes qui sont remises en question durant les entrevues.

Les (in)capacités parentales des femmes

Comme pour toute situation retenant l’attention des services de protection de la jeunesse, dans le cas des enfants qui vivent dans un contexte de violence conjugale, les participants s’interrogent sur la capacité des parents à assurer leur sécurité et leur développement. Plusieurs répondants estiment que, dans la mesure où les parents prennent les moyens nécessaires pour protéger leurs enfants, ces situations ne devraient pas être prises en charge par les services de protection. Dans l’extrait suivant, un intervenant explique que leurs interventions ne sont pas requises lorsque les parents s’assurent que les enfants ne sont pas témoins des incidents de violence qui se produisent dans leur maison :

Je te dirais que, si les moyens sont pris par le parent afin d’éloigner l’enfant de la violence conjugale, il n’y aura pas rétention parce que nous, c’est vraiment de s’assurer que les moyens sont pris, soit par les parents, soit par une personne responsable, peu importe.

Intervenant 9

L’utilisation fréquente des termes « parents » et « capacités parentales » laisse supposer une certaine neutralité sur le plan du genre, ce qui reflète la posture privilégiée dans l’ensemble des politiques examinées dans le cadre de cette recherche. Cependant, ce ne sont généralement pas les capacités parentales des agresseurs qui sont au centre de l’intervention, mais plutôt la capacité des femmes victimes de violence à assurer la sécurité et le développement de leurs enfants. D’ailleurs, dans l’extrait suivant, un des cadres supérieurs marque bien que la capacité des femmes à prévenir l’exposition de leurs enfants à la violence exercée à leur endroit constitue l’élément déterminant dans la décision de retenir ou non un signalement :

Ce qui va faire qu’on ne retiendra pas, ça va être où, dans des situations de violence conjugale, la mère a quand même une préoccupation majeure plus une capacité ou un réseau de support personnel qui va lui permettre de compenser pour les difficultés qu’elle vit. Elle va être en mesure d’éviter que ces enfants-là soient témoins de cette violence-là. Elle va être en mesure d’éviter aussi que les enfants subissent les conséquences.

Cadre supérieur 1

Mais les participants adhèrent généralement à l’idée que les capacités parentales des femmes sont inévitablement altérées par la présence de violence conjugale et, dans certaines situations évoquées, ces femmes sont même décrites comme étant des mères négligentes. Dans les extraits suivants, les participants expliquent comment les capacités parentales des femmes sont affectées par leur propre victimisation :

Lorsque les parents vivent un problème de violence conjugale, ils n’ont pas nécessairement toute la capacité de s’occuper adéquatement des enfants.

Cadre supérieur 1

Ben premièrement, je te parle au niveau de l’impact psychologique. Le parent peut être tellement envahi par ce qu’il vit au niveau de la violence qu’au niveau, le fait d’avoir l’esprit présent pour toutes les réponses aux besoins de son enfant et tout ça, les capacités sont beaucoup plus altérées à mon avis à ce niveau-là. Les préoccupations sont trop grandes par rapport à la violence conjugale, puis c’est ça, je pense que ça prend tellement de place dans leur vie qu’ils en oublient vraiment par rapport aux enfants, tous les besoins qu’ils ont à répondre par rapport à eux.

Intervenant 6

Les participants estiment donc que les femmes victimes de violence conjugale sont moins présentes, moins disponibles pour répondre aux besoins de leurs enfants, et l’incapacité de ces femmes à assurer la sécurité de leurs enfants constitue un thème omniprésent dans l’ensemble des entrevues. Dans l’extrait suivant, l’intervenant explique comment la présence de violence peut affecter la capacité des femmes à protéger leurs enfants :

Affecter les capacités parentales dans le sens où… la mère peut être craintive ou elle n’assure pas nécessairement une sécurité, un cadre sécuritaire pour son enfant, peur de s’en aller de là, donc expose son enfant à la violence conjugale.

Intervenant 9

Cette préoccupation semble donc être au coeur des discours et des pratiques de l’ensemble des acteurs dans le système de protection de la jeunesse. Dans cette perspective, les femmes victimes de violence conjugale sont perçues comme un élément du problème, voire même comme la source du problème. Le principal problème, celui qui est nommé et qui attire l’attention des intervenants, n’est plus le fait de la violence exercée par le père ou par le conjoint de la mère, mais plutôt l’incapacité de la mère à protéger son enfant contre cette violence. Tel qu’illustré dans l’extrait ci-dessus, certains participants vont jusqu’à affirmer que ce sont les femmes qui exposent leurs enfants à la violence conjugale.

Les données révèlent néanmoins une certaine ambiguïté quant aux attentes que les participants ont à l’endroit des femmes victimes de violence conjugale, en ce qui a trait à la protection de leurs enfants. En effet, certains participants estiment que les femmes doivent s’assurer que les enfants ne soient pas témoins des incidents de violence, d’autres estiment qu’elles doivent s’assurer que les enfants ne soient pas affectés par la violence, tandis que d’autres encore affirment que les femmes doivent prendre les moyens nécessaires pour faire cesser la violence exercée à leur endroit. Les participants cités dans les deux extraits suivants soutiennent que les femmes doivent mettre un terme à leur relation et éviter de renouer avec leur ex-conjoint après la séparation, à défaut de quoi elles risquent d’être accusées de ne pas accorder la priorité à leurs enfants :

Elle accepte toujours, même dans ses périodes les plus clean, de retourner avec le père, en sachant ce que ça fait vivre à ses enfants. Je veux dire, pour elle son conjoint passe quand même avant ses enfants.

Cadre intermédiaire 4

Son choix de retourner avec son conjoint nous parle de ses capacités parentales, mais plus encore de ses priorités personnelles, lesquelles ont un impact direct sur ses capacités parentales… Sa priorité est sa relation avec son conjoint et non son rôle en tant que parent.

Intervenant 10

De tels propos, qui attribuent les actions des femmes à des motivations individuelles, ne semblent pas tenir compte de la réalité particulière de la violence conjugale et des contraintes inhérentes à ce contexte. De plus, les participants ont tendance à mettre l’accent sur certaines caractéristiques qui seraient propres à la personnalité des femmes victimes de violence, et des « faiblesses » qui pourraient expliquer les difficultés auxquelles elles sont confrontées. Ces caractéristiques sont évoquées pour expliquer les difficultés auxquelles elles font face dans leur rôle de mère, mais aussi les difficultés présentes dans leur relation conjugale :

Il y a souvent une fragilité ou une faiblesse dans la capacité de ces gens-là à assumer des rôles, déjà de conjoint, mais à assumer en plus des rôles parentaux.

Cadre supérieur 1

Ce sont des femmes qui ont beaucoup de préoccupations, qui sont désorganisées, qui ont peu d’estime d’elles-mêmes, qui vivent énormément de choses. Et là, aller chercher des livres pour la rentrée scolaire, pour eux autres c’est toute une désorganisation. Les vêtements, que ce soit propre dans la maison…

Intervenant 1

Dans l’ensemble, les données présentées ci-dessus montrent que les acteurs dans le système de protection de la jeunesse sont préoccupés par les conséquences de l’exposition à la violence conjugale, ce qui se traduit par une préoccupation concernant la capacité des femmes à assurer la sécurité et le développement de leurs enfants. Malgré une certaine ambiguïté quant aux attentes que les participants ont à l’endroit de ces femmes, il semble qu’ils aient tendance à mettre en lumière leur « incapacité » à protéger leurs enfants – cette « incapacité » peut être perçue comme le résultat de la violence exercée à leur endroit, mais elle peut aussi être attribuée à des caractéristiques ou des motivations individuelles.

Discussion

Les résultats de cette recherche, qui s’appuient sur le point de vue des participants et sur la perception qu’ils ont de leur pratique, portent à croire que les différents acteurs dans le système de protection de la jeunesse reconnaissent maintenant la violence conjugale comme une problématique de protection. Cela représente un changement notable par rapport aux critiques formulées antérieurement à l’endroit des services de protection de l’enfance (Humphreys, 1999; Magen, 1999; Maynard, 1985; Mills et al., 2000; Mullender, 1996). Les résultats ne permettent pas de déterminer si ce changement est dû aux modifications apportées à la loi – intégration de l’exposition à la violence conjugale dans la définition des abus psychologiques – ou si ce sont plutôt ces modifications à la loi qui reflètent une évolution dans l’intervention, mais il est possible de conclure qu’il y a une cohérence entre les politiques et les pratiques dans ce domaine.

Les résultats de l’étude indiquent toutefois des variations significatives dans les taux de violence rapportés par les participants. Tel que mentionné ci-dessus, différentes hypothèses peuvent être formulées pour tenter d’expliquer de telles variations, parmi lesquelles l’existence de variations réelles dans la charge de cas des intervenants. Ces variations pourraient aussi s’expliquer par une plus grande sensibilité à la violence chez certains intervenants ainsi que par des différences dans leur façon de définir la violence. Ces deux dernières hypothèses sont plus inquiétantes, puisqu’elles impliquent que certaines situations de violence conjugale ne seraient pas identifiées ou ne seraient pas vues comme des situations de violence. Dans une étude réalisée en Angleterre, Humphreys (1999) démontre que le fait d’aborder des situations de violence conjugale sous l’angle des conflits s’inscrit dans un phénomène plus large selon lequel les intervenants dans le champ de la protection de l’enfance ont tendance à éviter le sujet de la violence conjugale et à minimiser l’importance de ce problème.

Ces observations soulignent l’importance de mieux définir le problème de la violence conjugale dans les politiques et dans les procédures, mais aussi de poursuivre la sensibilisation et la formation auprès des intervenants et des cadres. Dans cette perspective, il s’avère pertinent d’établir une claire distinction entre la violence et les conflits, même si leurs manifestations et conséquences peuvent parfois être similaires. En supposant que les deux conjoints sont dans une relation plutôt égalitaire et qu’ils ont chacun leur part de responsabilité dans la genèse du problème, la notion de conflit remet en question l’existence même d’un agresseur et d’une victime. L’approche d’intervention doit donc être différente dans les cas de violence conjugale, notamment parce que les intervenants doivent tenir compte des menaces à la sécurité des femmes qui en sont victimes.

Par ailleurs, les résultats de l’étude portent à penser que les différents acteurs dans le système de protection de la jeunesse ont tendance à reléguer au second plan la violence des hommes et la victimisation des femmes. Cette tendance semble reposer sur une vision étroite de leur mandat de protection des enfants, qui ne leur permettrait pas d’intervenir directement sur la violence entre les conjoints. De plus, plusieurs participants mentionnent que la plupart des intervenants en protection de la jeunesse n’ont pas d’expertise en ce qui a trait à l’intervention en matière de violence conjugale.

Les participants sont néanmoins préoccupés par la situation des femmes victimes de violence, dans la mesure où cela met en cause leur capacité à assurer la sécurité et le développement de leurs enfants. Or les participants adhèrent généralement à l’idée que les capacités parentales de ces femmes sont inévitablement altérées par la violence à leur endroit et ils ont tendance à mettre l’accent sur leur « incapacité » à protéger leurs enfants. Ainsi, même si la catégorie « défaut de protéger » n’est pas inscrite dans la législation québécoise (Nixon et al., 2007), cette notion constitue un thème omniprésent dans l’ensemble des entrevues. Les réflexions des intervenants reflètent une vision « déficitaire » de la maternité dans un contexte de violence conjugale (Lapierre, 2008), ce qui risque de mener à des stratégies d’intervention qui sont perçues par les femmes comme étant punitives et qui contribuent à la méfiance générale qu’elles entretiennent à l’égard des professionnels (Johnson et Sullivan, 2008; Lapierre, 2010).

Étant donné que le soutien aux mères constitue généralement la façon la plus efficace d’assurer la sécurité et le bien-être des enfants qui vivent dans un contexte de violence conjugale (Kelly, 1994; Mullender et Morley, 1994), les différents acteurs dans le système de protection de la jeunesse auraient avantage à revoir leur mandat et leur expertise. Cela leur permettrait de mieux comprendre la réalité particulière à laquelle sont confrontées les femmes victimes de violence conjugale ainsi que les contraintes inhérentes au contexte de violence, de clarifier leurs attentes envers les mères et de développer des stratégies pour travailler en collaboration avec celles-ci en vue d’améliorer leur condition et celle de leurs enfants.

De plus, cette perception des femmes comme un élément, ou même comme la source du problème, contribue à détourner l’attention du problème à l’origine de ces situations, c’est-à-dire la violence exercée par les hommes à l’endroit de leur conjointe. Tel que mentionné ci-dessus, Strega et al. (2007) soulignent qu’il existe un lien étroit entre l’invisibilité des hommes et le blâme à l’endroit des femmes dans les pratiques en protection de l’enfance. Les difficultés qu’il y a à impliquer les hommes, particulièrement ceux qui ont des comportements violents, sont bien documentées dans le champ de la protection de l’enfance (Featherstone et Peckover, 2007; Featherstone et al., 2007; Scourfield, 2003). Il s’avère néanmoins nécessaire de développer des stratégies afin d’impliquer davantage les hommes dans l’intervention et de les amener à s’engager dans une démarche de changement, puisque ce sont leurs comportements qui compromettent la sécurité et le développement de leurs enfants.

Conclusion

À l’instar d’autres provinces, le Québec a récemment inclus la problématique de l’exposition à la violence conjugale dans sa législation en matière de protection de la jeunesse. Si le système de protection reconnaît réellement l’importance d’intervenir pour assurer la sécurité et le développement des enfants qui vivent dans un contexte de violence conjugale, ses différents acteurs se doivent de développer une expertise en ce qui a trait à la problématique de la violence conjugale, au même titre que pour les autres formes de mauvais traitements. Cependant, même avec toutes les connaissances nécessaires, les intervenants ne pourront agir efficacement pour assurer la protection de ces enfants que si leur mandat leur permet aussi d’intervenir sur la violence des hommes et sur la victimisation des femmes.