Abstracts
Résumé
En mars 2019, Stéphanie Vallet a publié un article dans La Presse portant sur la sous-représentativité des artistes féminines dans le palmarès Billboard « Canadian Hot 100 ». Les résultats de son étude démontrent une forte décroissance de la présence des femmes dans l’industrie musicale canadienne — un écosystème dans lequel les ondes radio continuent de jouer un rôle important quant à la découvrabilité et à la professionalisation des artistes. Cependant, au-delà des questions de genre abordées par Vallet, les enjeux liés à la représentativité des artistes issu·es de la diversité ethnoculturelle et linguistique à la radio doivent également être soulevés.
Les théories de « social remembering » (Misztal 2003 ; Strong 2011) offrent un cadre critique pour se pencher sur les « Big Data » compilées par des industries où les femmes et les artistes racisé·es semblent systématiquement désavantagé·es. Dans le but d’entamer le portrait de la représentativité sur les ondes de la radio commerciale au Québec, cet article aborde la représentativité des artistes minorisé·es sur les ondes de CKOI-FM (96.9) de Montréal. CKOI-FM a été choisie non seulement parce qu’il s’agit d’une station francophone « top 40 » (diffusant tous les genres musicaux), mais aussi parce qu’entre 2015 et 2017 elle utilisait le slogan « Changeons le monde un hit à la fois » (Girard 2017) — un message à fortes résonances avec les slogans militants visant la justice sociale. Ce projet offre donc l’occasion d’investiguer la validité des déclarations faites par une radio qui se vante de « changer le monde ». En adoptant une approche féministe intersectionnelle à l’analyse des données appelée « data feminism » (d’après D’Ignazio et Klein 2020), cette étude évaluera les différents taux de représentativité à CKOI-FM parmi les 100 chansons les plus jouées chaque année entre 2010 et 2020 afin de considérer le rôle que jouent les ondes radio dans la formation de la culture musicale populaire au Québec et, par extension, de la mémoire sociale.
Abstract
In March 2019, Stephanie Vallet published an article in La Presse questioning the lack of female artists on the Billboard Canadian Hot 100 chart. The results of Vallet’s study demonstrate the sharp decline of women in the Canadian music ecosystem—an ecosystem in which commercial radio plays an important role in artist discovery. Beyond the feminist issues addressed by Vallet, issues related to racial and linguistic diversity on radio must also be raised.
Theories of social remembering (Misztal 2003; Strong 2011) offer a critical framework for considering the effectiveness of “Big Data” in demonstrating systemic issues within the industry. To work towards a preliminary understanding of radio programming in Quebec, this study evaluates the representation of minority artists on Montreal’s CKOI-FM (96.9). CKOI-FM was chosen not only because it is a French-language “Top 40” station (i.e., all musical genres), but also because it has been using the slogan “changing the world one hit at a time” since 2015. This project therefore offers the opportunity to investigate the validity of statements made by a radio station that boasts about diversity on their airwaves. Taking an intersectional approach to data analysis—what we call “data feminism” (D’Ignazio and Klein 2020)—this study will evaluate the representation on CKOI-FM among the 100 most played songs each year between 2010 and 2020 in order to consider the role that radio plays in the formation of popular musical culture in Quebec and, by extension, on social memory.
Article body
En juin 2017, un groupe d’artistes féminines du Québec a publié une lettre ouverte dans Le Devoir soulignant les problèmes de représentativité et de discrimination dans l’industrie musicale québécoise[2]. En réponse au partage sur les médias sociaux d’affiches annonçant la programmation de différents festivals québécois, le collectif faisait état des faibles taux de participation des artistes féminines à ces événements artistiques : « souvent moins de 30 %, et même 10 % dans certains festivals ». Sans accès aux festivals, soutiennent les cosignataires, ces artistes ont moins d’occasions de développer leur carrière et encore moins de possibilités d’obtenir des prix et autres formes de reconnaissance dans leur domaine. Au moment de la rédaction de cette lettre ouverte, la dernière femme qui avait remporté le prix Félix « auteur-compositeur de l’année » à l’Association québécoise de l’industrice du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) était Francine Raymond — en 1993[3]. Pourtant, 42 % des artistes inscrit·es à la Société professionnelle des auteurs et des compositeurs du Québec (SPACQ) sont des femmes, et 49 % à l’Union des artistes (UDA), des statistiques aussi citées dans la lettre ouverte du Devoir[4]. Que se passe-t-il donc entre l’acquisition du statut d’artiste et la participation à un festival ? Comment expliquer que la proportion d’artistes se situe en zone paritaire dans les associations professionnelles, mais pas dans les principaux lieux de diffusion de musique québécoise en période estivale ? Quels sont les obstacles dans l’industrie conduisant vers une diminution aussi marquée de la participation des femmes à ces événements de grande visibilité médiatique ?
La lettre ouverte a provoqué une discussion importante, très médiatisée et fort bienvenue sur la représentativité des femmes dans l’industrie musicale au Québec, qui ira bien au-delà des festivals eux-mêmes. En mars 2019, Stéphanie Vallet publiait un article dans La Presse dans lequel elle analysait la présence d’artistes féminines au sein du palmarès Billboard « Canadian Hot 100 ». Vallet y notait que la représentativité féminine avait atteint, dans le palmarès de 2018, son niveau le plus bas de la dernière décennie, avec une proportion d’artistes féminines de seulement 16 %. À cet égard, un agent de Bell Média avait indiqué à Vallet que l’identité de genre n’entrait pas en ligne de compte dans la programmation. Pourtant, ces chiffres montrent une forte décroissance de la présence des femmes et ce, dans l’un des secteurs les plus importants de l’écosystème de l’industrie musicale au Québec au sein duquel s’effectue l’articulation d’un lien entre le travail créatif des artistes et leurs publics. Au-delà de l’impact des enjeux de genre sur la découvrabilité des artistes abordé par Vallet, les questions liées à la représentativité de la diversité ethnoculturelle et linguistique à la radio québécoise doivent également être soulevées. Qui sont ces femmes que l’on diffuse à la radio ? Et quels sont les autres groupes sociaux qui y sont minorisés ?
Les théories de « social remembering » (Misztal 2003 ; Strong 2011) offrent un cadre critique pour se pencher sur les « Big Data » compilés par des industries où les femmes et les artistes racisé·es semblent systématiquement désavantagé·es. Dans ses recherches portant spécifiquement sur la scène musicale grunge, Catherine Strong (2011) aborde le rôle joué par les médias concernant la représentativité des femmes dans la mémoire culturelle. En s’appuyant sur des sources médiatiques actuelles et passées, Strong révèle comment les femmes ont été rayées des récits historiques de la musique grunge (un processus « d’oubli »), réinscrivant ainsi la domination créative des hommes dans le genre (un processus de « souvenir »). Selon l’autrice, à mesure que la scène grunge recule dans les mémoires collectives, les femmes qui y ont participé deviennent invisibles, pour ensuite sombrer dans l’oubli.
Tout comme les médias journalistiques, la radio joue un rôle essentiel dans la formation de la mémoire culturelle. Comme je l’ai suggéré dans mes travaux récents sur le palmarès Billboard de la musique country, si la répétition est un élément essentiel au développement de la culture populaire, elle façonne également l’expérience et la compréhension de cette culture par le public (Watson 2020a, 186). La diffusion répétée d’une chanson via les ondes radio permet à la voix d’un·e artiste de se faire connaître par la communauté, puis de se faire re-connaître pour enfin devenir familière. Ainsi, les artistes dont la musique est jouée le plus souvent (et qui apparaissent par le fait même en plus grand nombre dans les rapports annuels d’une station de radio) correspondent dans une plus grande mesure à celles·ceux dont on se « souvient », alors que celles·ceux dont la musique n’est pas ou peu entendue seraient davantage « oublié·es » (Watson 2020a, 170). En m’appuyant sur ce cadre théorique et méthodologique, et en me penchant spécifiquement sur la représentativité des artistes minorisé·es sur les ondes de CKOI-FM (96.9) de Montréal[5], j’aborde dans cet article l’impact de la diffusion radiophonique sur les processus de « mémoire » et « d’oubli » au Québec. CKOI-FM a été choisie non seulement parce qu’il s’agit d’une station francophone dite « top 40 » (diffusant tous les genres musicaux populaires), mais aussi parce qu’entre 2015 et 2017 elle utilisait le slogan « Changeons le monde un hit à la fois » (Girard 2017) — un message qui entre en forte résonance avec les slogans militants visant la justice sociale. CKOI-FM est une station de radio privée, faisant partie du réseau de Cogeco Media depuis 2010. Contrairement à la radio publique (Radio-Canada, une société d’État), les stations privées prennent leurs propres décisions en matière de programmation et ont pour objectif de rejoindre le plus grand auditoire possible ; des cotes d’écoute élevées leur permettent d’obtenir de meilleurs revenus publicitaires. Il s’agit d’un marché ultra-concurrentiel, où la perte de publicité peut être hautement dommageable pour les opérations.
Méthodologie
Cette étude offre l’occasion d’investiguer la représentativité de genre, de race et d’ethnicité sur les ondes de CKOI‑FM. En adoptant une approche féministe intersectionnelle appliquée à l’analyse des données, dans le prolongement du « data feminism » théorisé par Catherine D’Ignazio et Lauren F. Klein (2020), je tente de brosser dans cet article le portrait de la représentativité de genre, de race et d’ethnicité des artistes qui apparaissent dans les palmarès des 100 chansons les plus jouées chaque année entre 2010 et 2020 à CKOI‑FM. Inspirée par des études statistiques similaires sur les palmarès top 40 du Billboard (Lafrance et collab. 2011 et 2018) et « Hot Country Songs » (Watson 2019, 2020a), je questionne la hiérarchisation genrée des chansons dans les palmarès de CKOI-FM. Enfin, le fait de combiner la variable de l’identité de genre avec celle de la race et de l’ethnicité afin d’explorer la représentativité des artistes racisé·es à la radio commerciale privée au Québec, permet de tenir compte du contexte géographique de la station étudiée, afin d’évaluer si la programmation reflète ou non les règlements fédéraux concernant le contenu canadien et en langue française parmi les chansons les plus jouées à CKOI‑FM.
Les rapports annuels des métadonnées agrégées de diffusion radio ont été extraits de la base de données du service de veille radio Mediabase. Un répertoire des artistes créateurs des 100 premières chansons diffusées sur CKOI-FM entre 2010 et 2020 a été construit. À l’aide de la plateforme RapidMiner, les ensembles de données de la prosopographie et des rapports annuels ont été combinés pour permettre une analyse fondée sur les données d’artistes dont les chansons sont programmées sur CKOI-FM.
Cette étude vise à explorer plusieurs questions interdépendantes au sujet de la représentativité dans le top 40 à la radio québécoise. Premièrement, le nombre de chansons d’artistes masculins est-il supérieur à celui des chansons interprétées par des artistes féminines, comme tend à le montrer l’étude de Vallet sur le palmarès « Canadian Hot 100 » ? Deuxièmement, les chansons d’artistes féminines, non-binaires et racisé·es culminent-elles aux premières positions des rapports annuels — c’est-à-dire, se retrouvent-elles parmi les chansons les plus jouées ? Sinon, comment les chansons d’artistes minorisé·es s’intègrent-elles dans la programmation de cette station ?
Le système de codage a été adapté à partir des études récentes sur la représentativité dans les classements du Billboard, qui offrent des outils pour définir l’identité des artistes (Lafrance et collab. 2011 ; Lafrance et collab. 2018 ; Watson 2019, 2020a, 2021). Le codage de l’identité de genre, de race, d’ethnicité et de nationalité de chacun·e des artistes figurant dans les rapports annuels a été effectué à partir des biographies publiques des artistes (souvent trouvées sur leur site web), d’entrevues et d’articles dans la presse. Ensuite, j’ai écouté chaque chanson dans son entiéreté afin d’en baliser les paramètres linguistiques[6].
En ce qui a trait à l’identité de genre, les artistes dont les chansons ont été diffusées sur CKOI-FM au cours de cette période s’identifient soit comme homme, femme, groupe mixte homme-femme, personne non-binaire ou ensemble non-binaire. Concernant la race et l’ethnicité, cette étude intègre quatre codes : blanc·he, Noir·e, artistes autrement racisé·es ou ethnicisé·es et ensembles multiraciaux ou multiethniques[7]. Enfin, la nationalité des artistes et la langue des chansons sont prises en compte afin de faciliter une compréhension plus approfondie de la façon dont les règlements sur le contenu canadien et de langue française interagissent sur les ondes de CKOI-FM avec la diversité de genre, raciale et ethnique. Les chansons d’artistes canadien·nes ont été regroupées dans la base de données Mediabase pour vérifier si elles étaient conformes au système d’évaluation MAPL qui réglemente le contenu canadien (j’y reviendrai). Dans le cadre de cette intervention, il ne sera question que des 100 nouvelles chansons (« new releases ») les plus jouées à chaque année de la période d’étude. Cela ne tient donc pas compte de la programmation des chansons plus anciennes qui sont passées par les systèmes de reconnaisance de l’industrie (les palmarès et les prix) et qui sont maintenant conservées dans la base de données de la station.
Contexte de la radio au Canada
La radio joue un rôle essentiel en ce qui concerne les enjeux de représentativité dans les industries culturelles et plus largement la culture populaire (Watson 2019). Même si la place de la diffusion en continu (« streaming ») s’est transformée de manière drastique au cours de la période à l’étude — en devenant entre 2010 et 2020 un outil incontournable de découvrabilité et de professionalisation artistique —, la radio continue elle aussi de jouer un rôle important en ce sens. Lorsque l’industrie du disque s’est développée au début du xxe siècle, elle n’avait pas établi de mécanismes publicitaires pour les nouvelles parutions (« new releases ») et s’est donc appuyée sur la radio. Cette situation leur était mutuellement bénéfique : les labels disposaient d’une publicité gratuite et la radio, de matériel de programmation gratuit. Mais avec le temps, la radio a acquis beaucoup de pouvoir et de contrôle : seuls les disques diffusés sur ses ondes avaient une chance de connaître un succès commercial et, par conséquent, la carrière des artistes était souvent déterminée par le fait qu’elles·ils étaient soutenu·es par la radio ou non (Peterson 1978 ; Smulyan 2004 ; Weisbard 2014). Aujourd’hui, la couverture et le soutien de la radio peuvent aider les artistes à élargir leurs publics afin qu’elles·ils puissent s’inscrire dans les palmarès, ce qui mènera par la suite à davantage d’invitations à participer à des festivals, à des tournées, et à faire l’objet de nominations pour des prix. Au sein de l’industrie de la musique populaire, les systèmes de participation et de reconnaissance sont donc intimement liés, et la radio se trouve toujours au centre du réseau.
À bien des égards, le modèle de radio décrit ci-dessus ressemble au système américain d’interdépendance et de contrôle. Cela dit, au Canada, la situation diffère sensiblement du modèle américain. Non seulement l’industrie radiophonique canadienne est beaucoup plus petite que celle de nos voisins du sud, mais elle est aussi régie depuis le début des années 1970 par une législation fédérale sur le contenu canadien. Ces réglementations ont été instituées en réponse à une prise de conscience accrue du fait qu’à la fin des années 1960, seulement 4 à 7 % des chansons diffusées étaient interprétées par des artistes canadien·nes, ce qui rendait leur découvrabilité et leur professionalisation ardue (Audley 1983 ; Spalding 2016). En janvier 1971, le gouvernement canadien a adopté la réglementation sur le contenu canadien, laquelle stipule que les stations de radio doivent diffuser un certain pourcentage de musique canadienne déterminé par le système d’évaluation MAPL et réglementé par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Pour être considéré comme du contenu canadien, une oeuvre musicale doit remplir au moins deux des conditions suivantes (CRTC 2009):
M (musique) — la musique doit être composée entièrement par un·e Canadien·ne ;
A (artiste interprète) — la musique ou les paroles sont interprétées principalement par un·e Canadien·ne ;
P (production) — la pièce musicale est une prestation en direct qui est (1) soit enregistrée en entier au Canada ou (2) soit interprétée en entier au Canada et diffusée en direct au Canada ;
L (paroles [lyrics]) — les paroles sont écrites entièrement par un·e canadien·ne[8].
La CRTC balise également la représentativité linguistique afin de protéger la présence de la langue française sur les ondes des radios commerciales vouées à la musique populaire. La réglementation applicable à une station de musique populaire de catégorie 2 (comme CKOI-FM [CRTC 2011]) stipule qu’elle doit diffuser au moins 35 % de musique canadienne et que, en tant que station francophone, au moins 65 % de son contenu doit consister en des sélections francophones (CRTC 2002). De plus, ces stations doivent s’assurer qu’au moins 55 % de la musique populaire diffusée entre 6 heures et 18 heures du lundi au vendredi se compose de sélections en français (CRTC 2019).
Données de CKOI-FM
Les rapports de fin d’année permettent de se faire une idée des questions de représentativité dans la programmation radio. Bien qu’ils ne nous permettent pas d’obtenir les détails de la programmation quotidienne, ils aident à isoler les enjeux de représentativité sur leurs ondes. Ces rapports classent les chansons jouées en fonction du nombre de diffusion par station et comprennent le titre de la chanson, le nom de l’artiste, la position à la fin de l’année, le nombre total d’écoutes cumulées pour l’année et la distribution par mois. L’ensemble de données que j’ai colligées pour ce projet comprend les 100 premières chansons des rapports de 2010 à 2020, soit un total de 1 100 chansons. Ces 1 100 chansons sont enregistrées par 538 artistes uniques, dont 155 sont Canadien·nes (représentant un total de 28,8 %) et parmi lesquel·les 65,4 % sont francophones.
Résultats
La majorité des 538 artistes dont les chansons figurent dans le top 100 des rapports de fin d’année de CKOI-FM sont des hommes. Nous pouvons voir dans le Tableau 1a intitulé « Représentativité d’artistes uniques figurant dans le top 100 des rapports de fin d’année de CKOI-FM (2010 à 2020) », que ces résultats font écho à ceux de l’étude de Vallet sur le palmarès Billboard. En effet, seulement 13 % des artistes dont les chansons figurent dans le top 100 des rapports de CKOI-FM sont des femmes et 0,2 % sont non-binaires. Lorsque nous considérons ensuite la représentativité à partir non pas des artistes uniques, mais des chansons (Tableau 1b), nous constatons que cette image ne change que légèrement. Les femmes ne sont responsables que de 16 % des 100 chansons les plus jouées sur une période de 11 ans. Lorsque ces données sont croisées en fonction de la race et de l’origine ethnique des artistes responsables de ces chansons, nous constatons clairement une hiérarchie raciale qui privilégie les artistes blancs en général (et les hommes en particulier), les femmes Noires et les ensembles féminins multiraciaux apparaissant comme les plus sous-représenté·es dans les rapports de CKOI‑FM.
En présentant ces données sous la forme d’un graphique temporel (voir Illustration 1), nous pouvons observer plus clairement à quel point les hommes dominent la programmation de CKOI-FM. Au cours de cette période de 11 ans, les chansons d’artistes masculins représentent en moyenne 70 % des 100 chansons les plus jouées sur la station, un sommet de 81 % étant atteint en 2015. Après une augmentation initiale de 17 à 20 % en 2012 et 2013, les chansons d’artistes féminines chutent à 9 % du top 100 en 2014, et terminent la période à seulement 11 % des chansons du top 100. Cela signifie qu’entre 2010 et 2020, il y a une diminution de 35,3 % du nombre de chansons interprétées par des femmes dans le top 100[9].
L’évaluation de ces mêmes données en fonction de la race et de l’ethnicité met en évidence le taux de marginalisation des artistes racisé·es (Illustration 2a) — en particulier des femmes Noires et autrement racisées — dans la programmation des 100 chansons les plus jouées. Alors que les artistes blanc·hes représentent en moyenne 67 % des 100 meilleures chansons sur cette période de 11 ans, les rapports révèlent que CKOI-FM était sur la voie de la diversification au cours des trois premières années, pour immédiatement redevenir plus « blanche » de 2013 à 2020. Alors que les ensembles multiraciaux et multiethniques se maintiennent à 18 % au cours de cette période, les hommes Noirs et les hommes autrement racisés ou ethnicisés représentent en moyenne 6 % et les femmes Noires et les femmes autrement racisées ou ethnicisées seulement 2 % (Illustration 2b). En fait, il y a cinq années dans la période étudiée où aucune femme Noire n’a figuré dans les 100 chansons apparaissant dans les rapports de fin d’année. Elles sont d’ailleurs presque absentes du top 100 dans les sept dernières années de cette période. Il apparaît donc impératif de décliner la question de la sous-représentativité des femmes à la radio en fonction de l’identité raciale. La majorité des intervenant·es de la lettre ouverte publiée dans Le Devoir trouve déplorable la faible participation des femmes, mais les chiffres avancés par les cosignataires ne dépeignent réellement que la situation en ondes des femmes blanches. Une considération intersectionelle des données montre plutôt que les femmes Noires et autrement racisées ou ethnicisées sont les plus marginalisées dans ces formats — une conclusion partagée par les études sur le palmarès Billboard « Hot 100 » (Smith et collab. 2021) et « Hot Country Songs » (Watson 2020a, 2021). De plus, ces analyses doivent considérer le contexte de l’industrie particulière dans laquelle elles s’inscrivent. Contrairement aux résultats présentés par Lafrance et ses collègues en ce qui concerne l’identité de genre, de race et d’ethnicité dans les palmarès américains, si les chansons interprétées par des femmes y représentent 34,3 % entre 1997 et 2007 (2011, 561), elles ne représentent que 15 % dans les rapports annuels de CKOI-FM entre 2010 et 2020. De même, alors que les artistes Noir·es figurent plus souvent que les artistes blanc·hes au palmarès Billboard (Lafrance et collab. 2018, 527-28), les artistes Noir·es et autrement racisé·es, et en particulier les femmes, sont les plus sous-représenté·es sur les ondes radio de la station commerciale québécoise. Même si le répertoire entendu peut être assez similaire, le pourcentage à la radio des personnes Noires ou autrement racisées est aussi plus élevé aux États-Unis qu’au Québec.
Il faut toutefois tenir compte également de l’activité des ensembles ou collaborations mixtes, qui représentent en moyenne 15 % des chansons de cette période — la même proportion que la place des femmes dans les données colligées. Si le fait d’entendre une voix féminine dans un rôle de soutien d’une chanson pourrait être considéré comme un marqueur de représentativité féminine, la carrière de ces femmes n’en bénéficie pas socialement ou économiquement dans la même mesure que l’artiste principal (Watson 2019). Dans le cas des 159 chansons jouées par des ensembles mixtes sur les ondes de CKOI‑FM, 16 chansons (soit 10 % des collaborations) ont une voix féminine principale : c’est par exemple le cas pour les collaborations de Timbaland avec Katy Perry, « If We Ever Meet Again » (au palmarès en 2010) et Nelly Furtado, « Morning After Dark » (au palmarès en 2010). Cependant, l’inclusion de données sur les femmes qui sont artistes principales au sein d’ensembles mixtes ne change le taux global de la représentativité que de façon marginale pour les artistes féminines (de 15,4 % à 16,9 % du total).
Si l’on examine plus précisément les premières places dans les rapports de fin d’année, le tableau se dégrade à la fois pour les artistes féminines et les ensembles mixtes. Seulement 7,3 % des 10 premières chansons sont interprétées par des femmes, et 13,2 % par des ensembles mixtes — dont une seule chanson a pour artiste principale une femme (voir Illustration 3). Parmi les 7,3 % de chansons par des femmes dans les 10 premières positions des rapports annuels, seulement une chanson (0,9 % au total) est par une femme Noire (« Don’t Be So Shy » (au palmarès en 2016) de la chanteuse française Imany). En ce qui concerne la représentativité des hommes Noirs et autrement racisés ou ethnicisés, la situation ne s’améliore que marginalement : les hommes blancs sont responsables de 58,0 % des 10 premières chansons, tandis que 9,0 % sont le fait d’hommes Noirs, 3,6 % d’hommes autrement racisés ou ethnicisés et 9,0 % d’ensembles masculins multiraciaux. De plus, il y a cinq années dans cette période où aucune chanson d’une artiste féminine ne figure au top 10. Il est essentiel de se rappeler ici qu’il s’agit des 10 nouvelles chansons les plus jouées sur CKOI-FM au cours de cette période, ce qui signifie qu’elles sont diffusées plusieurs fois par jour et qu’elles sont ainsi entendues plus régulièrement par le public. Ces chansons font en moyenne 900 diffusions annuelles (soit environ trois diffusions par jour). Et la situation s’aggrave encore lorsque l’on considère les chansons les plus diffusées sur CKOI-FM dans l’ensemble des données colligées. Parmi les 11 chansons qui figurent en tête de liste pour chacune des années à l’étude, une seule est interprétée par une femme (blanche) ; « Mr. Saxobeat » (au palmarès 2011) de la chanteuse roumaine Alexandra Stan. Deux autres sont le fait d’ensembles mixtes, dont « Tuesday » (au palmarès en 2017) de Burak Yeter et Danelle Sandoval, et « Nothing Breaks Like a Heart » (au palmarès en 2019) de Mark Ronson, chantée par Miley Cyrus. Ainsi, seulement deux des 11 premières chansons sont interprétées par des voix féminines. Comme précédemment, les artistes blanc·hes dominent les chansons les plus populaires, avec 63,6 % des chansons qui sont interprétées par des artistes blanc·hes, alors que 36,3 % sont interprétées par des ensembles multiraciaux ou multiethniques. Aucun·e artiste Noir·e n’a eu de chanson à la première position dans les rapports annuels de CKOI-FM au cours de la période étudiée. Ainsi, plus on se rapproche du sommet des palmarès, plus la situation s’exacerbe en ce qui a trait à la sous-représentativité des femmes et des artistes issu·es de la diversité de genre, de race et d’ethnicité.
Si les femmes ne reçoivent pas assez de diffusions pour figurer dans les premières places des classements annuels, où figurent-elles ? L’illustration 4 montre un histogramme qui représente la fréquence des 842 chansons uniques en fonction de leur position de pointe dans les rapports de fin d’année[10]. Ces informations sont partagées de deux manières. Tout d’abord, l’histogramme (Illustration 4) indique le nombre de chansons en fonction de leur position de pointe, ce qui nous permet de constater, par exemple, que 82 chansons d’artistes masculins se retrouvent dans le top 10. Le Tableau 2 présente les mêmes données sous forme de pourcentages : nous observons donc que ces 82 chansons représentent 9,7 % du total de toutes les chansons jouées. Ce qui est peut-être le plus frappant dans ce tableau, c’est que les chansons d’artistes masculins occupent un plus haut pourcentage dans les 20 premières positions (18,5 %) que les femmes dans l’ensemble du tableau (16,3 %). Les artistes féminines ont peut-être été à l’origine de 7,3 % des chansons du top 10 (Illustration 3), mais si l’on considère la représentativité globale, on constate que seulement 1,0 % des chansons qui culminent au top 10 sont interprétées par des femmes. Et si la majorité d’entre elles n’atteignent pas les premières places, les chansons interprétées par des femmes sont marginalisées même dans les dernières places, ce qui suggère statistiquement qu’elles sont globalement marginalisées. Il n’y a pas une seule « région » dans le classement où les femmes ont plus de chansons que les artistes masculins — même en les combinant avec celles des ensembles mixtes. On retrouve d’ailleurs la même disparité lorsqu’on évalue la race et l’ethnicité des artistes en fonction de leur position de pointe : les artistes blanc·hes ont plus de chansons dans les 20 premières positions (16,9 %) que les artistes Noir·es et les artistes autrement racisé·es ou ethnicisé·es n’en ont dans l’ensemble de la base de données (7,2 % et 7,5 % respectivement).
Où sont les Canadien·nes francophones ?
En contexte canadien, il est particulièrement important d’intégrer la notion de contenu canadien (telle que définie par le système MAPL) et la langue dans cette discussion pour comprendre le rapport entre des politiques culturelles, par exemple les réglementations de la CRTC, et les enjeux de représentativité. Au cours des 11 dernières années, les chansons que l’on retrouve au sommet des rapports de fin d’année de CKOI-FM proviennent, pour une moyenne de 37 %, d’artistes canadien·nes au sens où le définit le système MAPL (voir Illustration 5). Comme le montre l’Illustration 6, au cours de cette période, la majorité des chansons du top 100 sont chantées en anglais. Les autres chansons sont majoritairement chantées en français, à l’exception de deux chansons en espagnol. Il apparaît aussi que la station semble respecter son règlement de contenu canadien presque entièrement via la programmation de chansons de langue française (voir Illustration 7). À l’exception d’un sommet de 17 % de chansons canadiennes anglophones atteint en 2016, moins de 10 % des chansons canadiennes sont chantées en anglais au cours de la période étudiée.
La période de 2010 à 2012 est particulièrement intéressante à considérer. On y observe en effet un déclin à la fois en ce qui concerne le contenu canadien (qui chute à 20 %, voir Illustration 5) et la langue française (qui chute à 27 %, voir Illustration 6), qui atteindra son point le plus bas en 2012, alors que la proportion de chansons non-canadiennes et de langue anglaise atteint au même moment son sommet (73 %, voir Illustration 7). Tel que démontré plus tôt, 2012 connaît la plus forte proportion d’artistes féminines entre 2010 et 2020 (soit 21 %, voir Illustration 1). Cette période présente également un haut taux de représentativité des artistes Noir·es (15 %) et autrement racisé·es ou ethnicisé·es (14 %), ainsi que des groupes multiraciaux et multiethniques (30 %, voir Illustration 2a). Ainsi, les années 2010 à 2012 correspondent dans la présente étude à une pointe où la diversité de genre, de race et d’ethnicité est maximale, alors que les données des années qui suivront témoignent d’un déclin de la diversité sur les ondes de CKOI-FM.
La programmation de la mémoire culturelle
Les rapports annuels de diffusion radio offrent une représentation graphique des cultures musicales populaires radiophoniques au Québec. Ils transmettent des informations sur la forme et l’identité en transformation d’une station de radio, ainsi que sur les changements dans la culture musicale. En outre, ils nous renseignent tant sur le fonctionnement de l’industrie que sur la façon dont les groupes d’artistes peuvent être privilégiés ou désavantagés au sein de la culture et de la communauté d’une industrie. Contrairement aux études de Lafrance et ses collègues (2011, 2018), mais de manière similaire à mes études sur la musique country (Watson 2019, 2020a, 2020b), les résultats présentés ici révèlent non seulement le déclin de la présence d’artistes féminines programmées dans le top 100 des chansons sur CKOI-FM depuis 2010, mais aussi la « blanchité » croissante des artistes dont les chansons figurent parmi les plus jouées sur la station.
La diversification de la programmation, qui atteint des sommets en 2012, s’explique par une augmentation des chansons en anglais et de contenus non-canadiens. Cette période correspond en effet à une utilisation accrue des montages musicaux par CKOI-FM. En décembre 2010, l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) a déposé une plainte auprès du CRTC contre trois stations (CRTC 2011a), dont CKOI-FM, pour leur utilisation non-réglementaire de sélections musicales étrangères de langue anglaise (CRTC 2011b). Les stations de langue française sont autorisées à diffuser 10 % de leur programmation hebdomadaire sous la forme de montages de chansons de langue anglaise, mais CKOI-FM pouvait diffuser jusqu’à 18 % de longs montages composés presque exclusivement de musique non-canadienne de langue anglaise. Lorsqu’il s’agit de calculer la proportion de contenu canadien et de musique de langue française, ces montages sont considérés par le CRTC comme une « pièce musicale unique » ; en d’autres termes, la présence d’un seul court extrait en français permettait d’associer un montage entier à la diffusion de contenus francophones. Lors de l’annonce de l’infraction, le vice-président de la radiodiffusion du CRTC, Tom Pentefountas (CRTC 2011c), avait indiqué que ces montages étaient utilisés de manière inappropriée : « certains titulaires de licence semblent utiliser des montages pour contourner les exigences relatives à la musique vocale de langue française. Nous constatons que pour certaines stations commerciales francophones, les quotas actuels représentent un défi particulier compte tenu de leur public cible et du marché qu’elles desservent[11] ».
Le resserrement de la réglementation entourant le contenu canadien et de langue française a toutefois entraîné non seulement une baisse de la représentativité des femmes, mais aussi un « blanchiment » de la programmation. Alors que les enjeux de genre et de race dans la société québécoise sont de plus en plus médiatisés, notamment en lien avec les mouvements #MeToo et Black Lives Matter, la programmation de CKOI-FM devient de plus en plus homogène. Ainsi, étant donné le rôle essentiel que joue la radio dans le façonnement de la culture musicale, ce type de programmation — centré sur les voix d’artistes blancs et masculins — ne reflète pas le travail d’une organisation qui « change le monde un hit à la fois », comme le veut leur slogan, mais qui s’accroche plutôt aux structures patriarcales blanches et anglo-dominantes. De plus, si l’on se fie à sa programmation et en particulier au déclin de la diversité sur ses ondes, le plus récent slogan de CKOI-FM, « plus de fun, plus de hits » (Lajule 2021), s’interprète plutôt comme si plus la progammation était blanche et masculine, plus il y aurait de « hits », et plus il y aurait de « fun ».
Comme je l’ai expliqué en détail plus haut, les concepts de familiarité et de mémoire culturelle font partie intégrante des mécanismes qui tendent à invisibiliser les artistes issu·es de la diversité de genre, de race et d’ethnicité. La présence réduite de chansons de femmes et d’artistes Noir·es et autrement racisé·es ou ethnicisé·es parmi les 100 chansons les plus jouées dans les rapports annuels entre 2010 et 2020 suggère que leurs voix ne sont pas familières aux auditeur·ices de CKOI-FM. Le risque, ici, est que les auditeur·rices supposent que seule une poignée de femmes « exceptionnelles » participent à la création de musique populaire au Québec, et que les femmes en général ne font pas une musique de qualité suffisante pour être diffusée par la station en laquelle on a placé sa confiance. Cette situation est peut-être la plus critique pour les femmes racisées, qui sont presque absentes des rapports annuels de CKOI-FM et dont le public peut présumer qu’elles ne font que peu ou pas de musique populaire de qualité et ce, tant au niveau international ou pancanadien en termes de chansons étrangères de langue anglaise qu’au niveau local, en termes de programmation d’artistes canadien·nes de langue française.
Conclusion
Les recherches sur la mémoire culturelle nous incitent à considérer davantage le rôle que joue la radiodiffusion privée dans l’invisibilisation des femmes et des artistes racisé·es. Malgré les contributions historiques significatives de ces artistes à la culture musicale en général et à celle du Québec en particulier, entre autres sur la scène des variétés (Blais-Tremblay 2017, 2019, 2020) et dans le hip-hop (Abogo 2015, 2019 ; Lesacher 2016a, 2016b), les résultats de l’analyse de la représentativité sur les ondes de CKOI-FM entre 2010 et 2020 révèlent un déclin marqué de la présence d’artistes racisé·es durant cette période. Au cours des sept dernières années étudiées, les chansons des femmes et des artistes racisé·es sont de moins en moins diffusées. La quasi disparition des chansons de ces artistes des rapports annuels suggère que leurs chansons sont en faible diffusion dans la programmation quotidienne de la station, donc peu susceptibles d’être entendues régulièrement par les auditoires d’une station. Ce phénomène suggère à son tour un processus culturel d’oubli, qui élimine leurs chansons (et leurs voix) de la programmation et, par extension, de la mémoire collective. Or, non seulement leurs chansons sont globalement en baisse, mais elles sont pratiquement absentes des premières places du palmarès. Ainsi, leurs chansons n’ont pas été présentées au public à une diffusion suffisamment élevée pour qu’elles deviennent familières aux auditeurs·rices — elles n’ont donc jamais eu la chance de s’inscrire pleinement dans la mémoire culturelle. Leur effacement est renforcé par la façon dont la station a réagi à l’évaluation du CRTC concernant l’utilisation inappropriée des montages dans sa programmation. Déjà sous-représentées dans l’industrie de la musique populaire en général, les artistes féminines racisées sont encore plus marginalisées lorsque les stations sont confrontées à des règlements en matière de programmation de contenu canadien et de contenu francophone.
Bien entendu, ces données ne nous permettent de brosser qu’une partie du tableau. La radio ne peut diffuser que les chansons qui lui sont envoyées et cette étude suggère également l’importance de réfléchir à l’existence d’un phénomène de « tuyau crevé » dans le secteur musical, ou « leaky pipeline » — une métaphore utilisée dans la communauté scientifique pour faire référence à la manière dont les membres de certaines catégories démographiques, et en particulier les femmes, ne parviennent pas à poursuivre leur progression vers des carrières particulières, ce qui entraîne une sous-représentation dans les secteurs concernés. En d’autres termes, il est possible que l’industrie au sens large ne soutienne pas assez de femmes et d’artistes racisé·es pour apporter un changement suffisamment important dans la programmation radio. En date du 18 novembre 2021, le regroupement Facebook non-mixte Femmes* en musique (ou F*EM), à l’origine de la lettre ouverte déjà évoquée, comprend non moins de 1 800 travailleuses du secteur musical, mais c’est le libre marché qui determine toujours comment les décisions radiophoniques sont prises dans les stations commerciales. Laissé·es à eux·elles-mêmes, les directeur·rices de programmation continueront de privilégier des chansons créées et interprétées par des hommes blancs anglophones, parce que ce sont ces chansons qui ont historiquement dicté les cotes d’écoute et la rentabilité de la radio.
Il est toutefois impératif de remettre en question le système et la crédibilité des données générées par la radio qui régit cette industrie depuis cent ans, et de considérer la relation cyclique qui émerge entre les données et les différent·es acteur·rices de l’écosystème de l’industrie musicale. Les changements dans un secteur de l’industrie (soit la radio) auront, au fil du temps, un impact sur d’autres secteurs (les palmarès, les labels, les éditeur·rices, les diffuseur·euses, les producteur·rices), qui participent tous à renforcer ce modèle de production et de distribution. Chacun de ces secteurs s’est historiquement appuyé sur les données générées par des processus internes pour prendre des décisions : des bases de données sont utilisées quotidiennement pour choisir la programmation des stations de radio ainsi que pour prendre indirectement des décisions quant à la professionnalisation des artistes (tournées, festivals) et aux formes de reconnaisance (prix). Et elles privilégient toujours les hommes blancs. La mathématicienne Cathy O’Neil (2017) affirme dans son texte critique Weapons of Math Destruction que les données générées par l’industrie sont en fait utilisées de manière à renforcer les inégalités et les pratiques discriminatoires préexistantes. Selon O’Neil (2017), ces technologies ou outils mathématiques problématiques (comme les algorithmes des bases de données utilisés pour la programmation à la radio) partagent trois caractéristiques essentielles : ils sont opaques, non réglementés, et difficiles à contester — et en même temps évolutifs, amplifiant ainsi tout biais inhérent dans le but d’accroître leur portée. Dans l’industrie de la musique, les rapports documentant les inégalités sont ensuite utilisés par les directeur·rices des stations et les autres acteur·rices de l’industrie musicale comme outils pour prendre des décisions quant à la programmation future et, par voie de conséquence, à la professionalisation des artistes issu·es de la diversité de genre, de race et d’ethnicité. En d’autres termes, l’absence d’artistes féminines et racisées à la radio est utilisée pour justifier et maintenir des pratiques de programmation qui limitent leur inclusion dans les listes de lecture. Au lieu de constater le manque de chansons de femmes et d’artistes racisé·es à la radio (et dans les autres sous-secteurs de l’industrie musicale), les directeur·rices de la programmation utilisent cette absence pour justifier, maintenir, voire exacerber les pratiques existantes. Ainsi, la faible diffusion à la radio dissuade les labels et les éditeur·rices d’investir dans des artistes féminines et/ou racisé·es et d’écrire pour eux·elles, ce qui, au fil du temps, entraîne une réduction des possibilités pour les femmes et les artistes racisé·es dans l’industrie — y compris les tournées, les festivals et les prix. Cela crée une boucle de rétroaction (ou « feedback loop »), voire même une prophétie autoréalisatrice, qui élimine progressivement les opportunités pour les artistes qui sont déjà minorisé·es dans l’industrie.
La mémoire se développe, comme le suggère Philip A. Russell (1987), par la répétition : plus une chanson est jouée, plus elle a de chances de devenir familière, d’être favorisée et d’être conservée en mémoire au sein d’une communauté. À l’opposé, moins une chanson est entendue, moins elle aura de chances d’être connue, d’être reconnue et éventuellement d’intégrer la mémoire collective. Les pratiques de programmation des stations de radio peuvent donc être considérées dans le cadre d’un processus de « commémoration » systématique de certain·es artistes, tandis qu’elles renforcent « l’oubli » des autres. La seule façon de renverser la vapeur, comme cela fut le cas pour favoriser le contenu canadien (1971) et la programmation de langue française (1985), serait d’imposer à toutes les radios de nouveaux quotas sociomusicaux via les processus de réglementation existants de la CRTC. Malheureusement, les quotas restent encore aujourd’hui des mesures impopulaires dans l’industrie de la musique. Aussi tard qu’en mars 2018, des arguments opposant « le talent » à la volonté de certain·es acteur·rices du milieu d’imposer des quotas mettront l’auteur-compositeur-interprète Louis Jean Cormier dans l’embarras. « A priori, je suis contre » avait-il dit à Josée Lapointe de La Presse : « Je veux qu’on fasse passer l’art avant le sexe. J’ai de la misère à défaire mon focus de l’art et du talent. Si on fait tout 50-50, j’ai peur que ça donne des programmations grises » (tiré d’une entrevue accordée par Cormier dans Gravel le matin 2018). Si l’artiste expliquera dans une publication Facebook subséquente intitulée « MEA CULPA » (Cormier 2018) qu’il en « connai[t] des femmes techniciennes d’expérience » et qu’il a « la chance de compter parmi [s]es ami[es] une pléiade de chanteuses, auteures et compositrices qui ont beaucoup plus d’expérience que [lui] … des femmes … qui rayonnent ici comme ailleurs … dont le talent me botte le cul », ces expériences personnelles n’ont même pas suffi à ce que ces femmes soient rappelées à sa propre mémoire au moment de son entrevue avec Lapointe. Comme le montre clairement cet échange, le récit de la mémoire et de l’oubli est déjà devenu commun, ritualisé et intégré dans la rhétorique de l’écosystème de la musique au Québec. Sans des changements significatifs et concertés au sein de l’industrie et face à la place de plus en plus importante que prennent les outils numériques dans les processus décisionnels, les femmes et les artistes Noir·es et racisé·es sont voué·es à disparaître de l’industrie — même ceux·celles qui en font actuellement partie.
Appendices
Note biographique
Jada Watson est professeure adjointe en sciences humaines numériques à l’École de sciences de l’information à l’Université d’Ottawa. Chercheuse principale du projet SongData (www.SongData.ca), ses recherches visent à exploiter le potentiel des données de l’industrie de la musique populaire pour étudier comment les genres musicaux populaires se forment, se développent et changent au fil du temps. Ses recherches ont été publiées dans Popular Music and Society, Popular Music History et The Journal of the Society for American Music. Elle a également coédité Whose Country Music? Genre, Identity and Belonging in Twenty-First Century Country Music Culture (Cambridge University Press, 2022). En mai 2022, elle a obtenu le Prix du début carrière exceptionnelle de la Société canadienne des humanités numériques.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier Eugénie Tessier pour son aide à la traduction du présent article, ainsi que Vanessa Blais-Tremblay pour l’invitation à participer à la série de conférences DIG ! et pour son soutien constant. Je remercie également les évaluateur·rices pour leurs commentaires et suggestions.
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[2]
Ce groupe d’artistes comprend Mélanie et Stéphanie Boulay, Ariane Brunet, Catherine Durand, Ariane Moffatt, Safia Nolin et Amylie. Voir aussi la liste complète qui comprend de plus de 100 signataires sur la page Facebook du groupe FEM — Espace public (1er juin 2017). Accessible en ligne : https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=438667119843640&id=438625756514443 (consulté le 20 juin 2021).
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[3]
À noter que depuis 2017, Klô Pelgag a remporté ce prix désormais nommé « Auteur ou compositeur de l’année/Auteure ou compositrice de l’année » deux fois, soit en 2017 et en 2021.
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[4]
Les données partagées le 28 mai 2021 par Melissa Raymond de la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec (GMMQ), l’organisation qui représente les instrumentistes au Québec, dans le cadre de la série de conférences DIG ! font plutôt état d’une proportion de 32.7 % de femmes membres de la GMMQ.
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[5]
L’histoire de la radio au Québec n’entre pas dans le cadre de cet article. Pour en savoir davantage sur ce sujet, voir les ouvrages sur l’histoire de la radio au Québec par Jean du Berger, Jacques Methieu et Martine Roberge (1997) et de Pierre Pagé (2007), ainsi que les articles et mémoires importants de Pierre Pagé et Jacques Belleau (1982), Simon Laprise (2003), Daniel Caya (2005), Christina Maki (2008), Luc Bellemare (2012), Eduardo Gonzalez Castillo (2014), Ian Howarth (2017), Luc Gonthier (2020) et Sébastien Trudel (2020).
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[6]
Il est important de noter qu’aucune des chansons de l’ensemble de données n’est instrumentale ; chaque chanson est chantée par un·e artiste (ou un ensemble d’artistes).
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[7]
Il est impératif de reconnaître d’emblée que l’amalgame des artistes qui ne sont ni blancs ni Noirs dans une seule catégorie d’« artistes autrement racisé·es » est problématique. Cette décision participe notamment à renforcer une hiérarchie raciale en positionnant les artistes blancs et Noirs comme standards et les artistes biraciaux, autochtones, hispaniques, Latinx ou asiatiques comme étant autres et faisant figures d’exception. Malgré tout, cette décision fut prise de manière à assurer une analyse consistante et en continuité avec d’autres études portant sur la représentativité dans les palmarès (Lafrance et collab. 2018; Watson 2020a, 2021), de manière à permettre des analyses comparatives quant à la représentativité à la radio dans les palmarès du Canada et des États-Unis.
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[8]
De plus, ces règles déterminent qui est considéré comme un·e Canadien·ne dans le cadre du système MAPL : (1) un·e citoyen·ne canadien·ne ; (2) un·e résident·e permanent·e au sens de la Loi sur l’immigration de 1976 ; (3) une personne dont le lieu de résidence était situé au Canada durant les six mois qui ont précédé son apport à une oeuvre musicale, ou (4) un·e titulaire (une personne autorisée à exploiter une station de radio) (CRTC 2009).
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[9]
Ces résultats font écho aux conclusions de mes études sur le palmarès « Hot Country Songs » de Billboard (Watson 2019) et de la radio country (Watson 2020b), une industrie centralisée à Nashville, Tennessee, qui a connu au même moment un débat public similaire sur la représentativité des femmes.
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[10]
Parmi les 1 100 chansons inluses dans la base de données, certaines chansons apparaissent plus d’une fois, c’est-à-dire qu’elles peuvent par exemple figurer deux années de suite parmi les plus jouées, mais qu’elles peuvent apparaître en bas de la liste une année et en haut de la liste l’année suivante (ou vice versa). Il y a donc seulement 842 chansons uniques dans la base de données.
-
[11]
Citation traduite de l’original en anglais par l’autrice.
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