Abstracts
Résumé
La musique religieuse pendant le Troisième Reich (1933-1945) reste un sujet fascinant. Michael H. Kater dans The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich (1997) laisse entrevoir comment les artistes de l’époque, qu’ils soient compositeurs ou interprètes, se sont accommodés dans le régime. Pourtant la situation de la musique religieuse des compositeurs allemands historiques, très prisés par le régime comme des modèles à suivre et à défendre, demeure inconnue. Le présent article, en se servant de l’exemple de la musique religieuse de Mozart, expose comment le régime nazi s’est servi de cette musique et l’a adaptée en vue de sa présentation dans un contexte purement profane, et ce, dans une campagne d’instrumentalisation laïque de la religion. Ceci était particulièrement intéressant en Autriche, pays profondément catholique où, peu avant l’annexion par les Allemands, le régime austrofasciste (1934-1938) tentait de centrer la culture sur le catholicisme (Pyrah 2011). L’étude de la musique religieuse de Mozart affichée dans les journaux ainsi que dans les archives des orchestres, des salles de concerts et des festivals permet de voir ce passage entre un usage purement religieux vers un usage plus profane, donc digne de l’art allemand tel que pensé par les autorités nazies.
Abstract
Religious music during the Third Reich (1933-1945) remains a fascinating topic. In The Twisted Muse: Musicians and Their Music in the Third Reich (1997), Michael H. Kater provides a glimpse into how the artists of the time, whether composers or performers, adjusted to the regime. Yet for the religious music of historical German composers, who were highly valued by the regime as models to be followed and championed, the situation remains unknown. By taking Mozart’s religious music as an example, this article shows how the Nazi regime used this music and adapted it for presentation in a purely non-religious context, in a secular campaign that instrumentalized religion. This was especially interesting in Austria, a profoundly Catholic country where just prior to be annexed by the Germans, the Austrofascist regime (1934-1938) attempted to focus culture on Catholicism (Pyrah 2011). The study of Mozart’s religious music as displayed in newspapers as well as in the archives of orchestras, concert halls, and festivals allows us to observe the transition from a purely religious use to one that is more secular and thus worthy of German art as thought by Nazi authorities.
Article body
La situation de la musique religieuse pendant le Troisième Reich (1933-1945) est complexe et difficile à évaluer. La direction du parti nazi (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, ou NSDAP) promouvait une idéologie religieuse anticléricale et parfois associée à des éléments néopaïens : par exemple, Hitler a fait la promotion du Walhalla, monument situé près de Ratisbonne (en Bavière) et dont le nom reprend celui du domicile des anciens dieux du panthéon germanique. Dans ce temple construit au 19e siècle, on célèbre la mémoire des personnages qui ont apporté des contributions importantes à la science ou à la culture allemande. Cependant, l’idéologie politique nazie possédait des bases propres et des structures dogmatiques héritées — en partie — de l’admiration d’Hitler envers le catholicisme[1].
La question devient plus complexe encore lorsqu’on considère la situation en Autriche, pays de tradition catholique annexé au Reich allemand en 1938. La période précédant l’Anschluss est connue sous le nom d’austrofascisme (1934-1938) ; ce régime autrichien cherchait l’établissement d’un État « corporatiste[2] », c’est-à-dire un État fasciste dont la vie sociale et culturelle serait régie par des principes catholiques de soumission de l’État à l’autorité ecclésiastique, tels qu’énoncés dans les encycliques papales Rerum Novarum (1891) et plus particulièrement Quadragesimo Anno[3] (1931), encyclique publiée en réaction à la menace communiste (Pyrah 2008, 162).
Dans ce contexte, la musique religieuse de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) — célèbre compositeur germanophone — occupe une place importante, alors qu’elle est jouée tant à l’église que dans les salles de concert. Comment expliquer la permanence du répertoire religieux mozartien dans la vie culturelle de l’Autriche sous domination nazie, régime en apparence anticlérical ? Comment cette musique est-elle abordée dans les médias, et que nous dit-elle sur les rapports entre les autorités culturelles nazies et leur programme idéologique face à l’héritage catholique autrichien ?
Dans cet article, je vise dans un premier temps à déterminer si la musique de Mozart a été utilisée comme instrument de séduction politique pour « garantir » le maintien des habitudes catholiques en Autriche par les nazis. Dans un deuxième temps, nous verrons qu’un transfert progressif des oeuvres religieuses de Mozart de l’église vers la salle de concert, c’est-à-dire dans un environnement plutôt profane, s’est produit pendant l’installation du régime nazi, ce qui est observable par une diminution graduelle des annonces de programmes religieux. Étant donné qu’une étude de l’ensemble de l’Autriche serait trop étendue et que, souvent, la musique d’église n’était pas annoncée partout dans les journaux ou les salles de concerts hors de Vienne, cette étude concerne plus particulièrement la situation de la musique d’église à Vienne et Salzbourg. À partir de là, je montrerai que la musique de Mozart, qu’elle soit religieuse ou profane, a permis d’encadrer la position des nazis comme unificateurs culturels de la Grande Allemagne[4].
Pour ce faire, je procéderai en deux temps : tout d’abord, j’aborderai brièvement la question de la religion et de ses incidences sur la musique en Allemagne pendant les premières années de l’époque nazie, puis je décrirai le contexte socioculturel de l’austrofascisme et la situation de la religion et de la culture après l’Anschluss. Dans un second temps, nous verrons comment cette politique s’opère concrètement, en analysant des programmes de concerts qui ont eu lieu pendant la période étudiée (1934-1945). Pour ce faire, j’exposerai les résultats d’une démarche combinant les méthodes traditionnelles de la musicologie historique et les méthodes statistiques, le tout basé sur une recherche dans des archives en ligne réunissant des périodiques de l’époque (Reichspost, Das kleine Volksblatt) et des banques de données d’organismes et de festivals musicaux (Wiener Symphoniker, Wiener Philharmoniker, Tonkünstler Orchester, Konzerthaus, Musikverein, Festival de Salzbourg). Ces banques de données numérisées permettent de préciser des dates qui ne sont pas indiquées — ou qui le sont seulement de façon floue — dans les journaux. Par ailleurs, il importe de noter que la plupart des évènements religieux étudiés sont documentés dans des journaux viennois, contrairement aux concerts « profanes » qui se tiennent autant à Vienne qu’à Salzbourg, les deux principales villes musicales d’Autriche ; les deux corpus sont donc complémentaires. Ces sources ont été analysées aussi bien pour la période austrofasciste (1934-1938) que pour la période de l’annexion nazie de l’Autriche (1938-1945). Pour traiter ces données, je me suis servi du logiciel Excel pour les analyses quantitatives ; une analyse qualitative des répertoires présentés vient compléter cette démarche. Bien sûr, cette méthodologie ne permet pas de reconstituer l’ensemble du répertoire religieux de Mozart exécuté en Autriche avant, pendant et après l’Anschluss : pour en brosser un portrait véritablement exhaustif, il faudrait pouvoir retracer toutes les représentations qui ont pu avoir lieu (notamment en contexte liturgique) pendant cette période, et qui n’ont pas forcément fait l’objet d’annonces dans les journaux — une entreprise qui exigerait un immense travail d’archives, et qui dépasse largement le cadre du présent article. La démarche proposée ici vise plutôt à mieux cerner la place qu’occupait la musique religieuse de Mozart dans l’espace public des régimes austrofasciste et nazi, tel qu’illustré par les journaux et les programmes de concert de Vienne et Salzbourg.
Mise en contexte générale
Entre 1933 et 1938, le nazisme établit ses dogmes politiques d’une façon qui rivalise avec la religion elle-même. Bien qu’ouvertement anticlérical, le mouvement adopte en effet des postures qui imitent les dogmes religieux, visant à remplacer les religions établies. Contrairement au judaïsme, le christianisme ne doit pas être éliminé, mais plutôt adapté aux besoins de l’idéologie nazie, du moins dans un premier temps (Steigmann-Gall 2003, 4). C’est dans ce cadre qu’une doctrine religieuse d’inspiration protestante luthérienne, le christianisme positif (Positives Christentum), surgit des rangs des idéologues du parti.
Ce christianisme positif est le résultat de la combinaison de plusieurs points de vue issus à la fois de noyaux catholiques et protestants, qui s’érigent comme la réaction spirituelle au diktat imposé par les puissances de l’Entente après le traité de Versailles[5] (Steigmann-Gall 2003, 16). La manifestation de la rage ressentie dans le milieu protestant allemand à la suite de la défaite de l’Allemagne en 1918 est à la base de certaines idées spirituelles du nazisme : les idéologues et ministres politiques Walter Buch (1883-1949) et Hans Schemm (1891-1935) ont ainsi proposé une conception poussée du christianisme dans laquelle le Christ représente la lutte perpétuelle — une lutte qui s’oppose au judaïsme et qui devait être menée jusqu’à la mort (Steigman-Gall 2003, 23-24). C’est dans cet esprit qu’Alfred Rosenberg (1893-1946), principal idéologue du parti nazi, fait un amalgame de ces théories (y compris plusieurs idées antisémites) dans son livre Le Mythe du 20e siècle (Der Mythos des 20. Jahrhunderts) paru en 1930, soit trois ans avant la prise du pouvoir du NSDAP. Selon la vision exposée par Rosenberg, les patriarches de l’Église chrétienne, Pierre et Paul, qui étaient juifs, auraient perverti les enseignements de base du Christ, qui selon Rosenberg n’était pas juif, mais aryen (Kater 1997, 158-59). Par la suite, Rosenberg reprend les idées de deux théologiens — son contemporain Arthur Dinter et le mystique médiéval Eckhart — qui considèrent la bienveillance chrétienne comme une faiblesse empruntée au judaïsme, puis celles de Buch et Schemm, auxquels se joint Joseph Goebbels, pour légitimer l’image du Christ en tant que guerrier et montrer la désuétude de l’Église face à l’État nazi, justifiant l’anticléricalisme de ce dernier (Steigmann-Gall 2003, 95-96). Rosenberg idéalise par ailleurs un Christ ressuscité, vainqueur de la mort et du monde terrestre, dressant ainsi des parallèles avec Balder, l’ancien Dieu germanique qui allait ressusciter après le Ragnarök[6] pour gouverner le nouveau monde (Kater 1997, 162). Ce syncrétisme religieux sert en fait à faire accepter le nouveau culte en transformant l’ancien. Il faut préciser que ce débat se tient pendant que Friederich Gogarten développe une thèse de renouvellement du christianisme protestant, dans laquelle il songe à la création d’une Gemeinde, soit une organisation communautaire des fidèles. Dans cette communauté, les fidèles seraient soumis à l’autorité accordée à une figure dirigeante par la parole de Dieu, car Gogarten estimait que l’homme moderne ne pouvait vivre disjoint de l’autorité, faute de quoi son individualisme ne serait qu’une auto-affirmation (Gibellini 2004, 143-144).
Ces débats théologiques opposent deux groupes de chrétiens protestants : les chrétiens allemands (Deutsche Christen) et les chrétiens confessionnels (Bekennende Christen). Le premier groupe prône les principes de la chrétienté positive tels qu’énoncés notamment par Buch, Schemm et Rosenberg, tandis que le deuxième groupe s’élève contre la volonté nazie de contrôler le dogme ecclésiastique et les fonctions religieuses (Steigmann-Gall 2003, 181-182). Gogarten adhère en 1933 à la conception religieuse des chrétiens allemands parce qu’il y voit la concrétisation d’une église communautaire nationale. Or, lorsque ceux-ci adoptent une posture antisémite et proposent d’éliminer toute trace de judaïsme, dont les épîtres de Paul, dans la doctrine chrétienne, Gogarten se dissocie rapidement de ce mouvement (Gibellini 2004, 144). Quant aux chrétiens confessionnels, ils se centreront sur des habitudes culturelles ; par exemple, ils accorderont de l’importance à la musique au sein de la liturgie. Michael Kater a analysé ce point en profondeur dans son livre The Twisted Muse (1997), où il aborde le sort de la musique religieuse sous le Troisième Reich. Selon lui, l’un des principaux points communs entre les chrétiens confessionnels et les nazis était l’appréciation de la musique allemande du passé (Kater 1997, 160). Les chrétiens confessionnels souhaitaient un rétablissement de la tradition baroque du choral luthérien telle qu’incarnée par Schütz ou J. S. Bach, tout en s’opposant à la musique sacrée composée pour les virtuoses ; ils désiraient abandonner les habitudes imposées au 19e siècle, c’est-à-dire l’écoute passive, et donner plus de place au chant communautaire (Kater 1997, 161 ; Martini 1995, 25). Selon eux, cette forme de chant choral était plus proche des idéaux völkisch[7], car elle produit une cohésion des membres et renforce le sens d’appartenance à la communauté, en plus d’être une valeur culturelle allemande (Kater 1997, 162-163).
Un autre point à souligner est l’appropriation graduelle de la musique religieuse par les autorités culturelles du NSDAP, établie notamment par le biais du culte religieux. En 1933, les autorités nazies avaient pris la relève des festivités consacrées au 450e anniversaire de la naissance du réformateur allemand Martin Luther (1483-1546), créant la célébration du Luthertag en l’honneur de ce dernier. Pendant les festivités, on souligne le caractère fédérateur de la réforme de Luther en mettant en valeur la langue allemande, les idées libératrices et même la race aryenne, présentant Luther davantage comme un précurseur historique de l’unification allemande que comme un symbole spirituel (Steigmann-Gall 2003, 138). Le parti cherche par ailleurs à encadrer les études religieuses, y compris celle de la musique destinée au culte. Goebbels et le ministre de l’Éducation Bernhard Rust, en particulier, voulaient que l’éducation musicale mette en valeur le talent des jeunes et des enfants, y compris dans le domaine de la musique religieuse (Kater 1997, 167). Une des étoiles montantes de l’époque était l’organiste Günther Ramin (1898-1956), qui a su tirer profit de ce contexte pour donner de l’élan à sa carrière d’interprète et d’éducateur. D’une part, en tant que virtuose désigné et honoré par le parti nazi, il présentait la musique allemande pour orgue à l’étranger. D’autre part, à titre de directeur du Thomanerchor, une chorale consacrée à la musique religieuse avec une dimension de valorisation historique[8], il a participé à plusieurs événements musicaux, dont certains étaient de nature politique. Par exemple, l’un de ces concerts tenu à Berlin en 1942 — qui était dédié à la musique de Bach — constituait également une bénédiction symbolique de plusieurs troupes de la Schutzstaffel (Escadron de protection, SS) qui partaient vers les camps d’extermination en Europe de l’Est (Kater 1997, 175-176), ce qui laisse entrevoir l’ambivalence du régime vis-à-vis de la religion.
Alors que la musique religieuse dans l’Allemagne nazie fait l’objet d’une attention particulière pendant les premières années du Troisième Reich, la situation de la musique dans l’Autriche de l’austrofascisme demeure peu documentée hors des milieux germanophones. La plupart des études rédigées en anglais ou en français se concentrent sur la question de l’identité culturelle, alors que l’Autriche est plongée dans une bataille pour la définition nationale, entre passéisme et avant-garde, entre cosmopolitisme et régionalisme, et même entre multiculturalisme et uniculturalisme — bataille dont le point névralgique se trouve à Vienne, la capitale et la ville la plus cosmopolite du pays (Milza 1995, 216). Une grande partie de ce débat concerne la place de la religion catholique dans la société avant et après l’instauration du régime.
Gerald Stieg a esquissé un portrait très intéressant de la construction de l’identité autrichienne dans l’imaginaire collectif pendant cette période de définition nationale. Il a notamment repris le point de vue de quelques figures autrichiennes de l’époque : Engelbert Dollfuss, homme politique qui allait devenir le premier chancelier autrichien pendant l’austrofascisme, ainsi que Joseph Roth et Franz Werfel, deux écrivains. Dollfuss pensait que le véritable caractère national germanique avait surgi en Autriche parce que le nationalisme s’y mêlait à une profonde dévotion pour le catholicisme, ce qui, selon lui, résultait en une vision plus « pure » de la nation, comparée à celle des dogmes nazis (Stieg 2013, 172). Selon Dollfuss, « l’objectif de [l’]État corporatif était la création d’une entité sociale, chrétienne et allemande qui se démarquerait comme un défenseur d’une culture propre à l’Europe centrale évoquant le combat fait aux Turcs comme en 1683 », les ennemis à vaincre à son époque étant les bolchéviques et les nazis (Dollfuss, trad. et cité dans Stieg 2013, 174). Joseph Roth, un écrivain conservateur proche des idées monarchistes, reprend ce discours dans un article paru en 1935 dans le journal Der christliche Standestaat. Il y qualifie l’Autriche d’« universelle, catholique, supranationale, croyante en et agréable à Dieu » (Roth, trad. et cité dans Stieg 2013, 185). Selon Stieg, Roth ne perçoit dans le vocabulaire des austrofascistes aucune trace de la terminologie séparatrice utilisée par les nazis, soit des notions telles que Landfremd[9] ou Blut und Boden[10]. Roth pense plutôt que l’approche austrofasciste recherche l’unification germanique à travers la religion catholique (Stieg 2013, 184).
Franz Werfel — un écrivain fortement idéaliste — envisage une Autriche utopique, un pays musical opposé aux « puissances mortifères en marche », un « organisme florissant polynational, un bloc erratique catholique d’une société moyenâgeuse des peuples, la seule germanité syncrétique contre la fureur nationaliste » (Werfel, trad. et cité dans Stieg 2013, 178). En revanche, d’autres personnalités en Autriche avaient des idées plus concrètes. Alfred Klahr, un ancien membre du Comité central communiste en Autriche, avance que la spécificité autrichienne va plus loin que des idées aussi nobles. Selon lui, elle se construit aussi à partir de symboles concrets — en l’occurrence des personnages historiques qui ont vécu en Autriche et développé la culture du pays. En fait, lorsqu’il dénonce à son tour le manque de caractère du gouvernement de Kurt Schuschnigg, qui succède à celui de Dollfuss en 1934, face aux tentatives d’annexion de la part de l’Allemagne en 1937, Klahr propose que la culture devienne la source par excellence de symboles autrichiens ; dans ce contexte, Mozart, Grillparzer, et Stefan Zweig sont mis en valeur pour faire concurrence aux symboles culturels allemands promus par les nazis (Pasteur 2011, 235).
L’historien Robert Pyrah offre une vision plus pragmatique du sujet dans son étude de la culture austrofasciste, qui s’étend de 1934 à 1938. Lorsque l’austrofascisme s’installe en tant que régime, c’est la vision de Dollfuss et Roth qui va prévaloir. L’Église catholique obtient de nombreux pouvoirs et la religion devient l’idéologie de l’État ; la censure se voit rétablie comme avant 1918 ; l’éducation se trouve entièrement sous le contrôle de l’Église catholique et dorénavant, toutes les associations culturelles sont assujetties à l’Agence culturelle autrichienne, laquelle est contrôlée par des autorités catholiques (Pyrah 2008, 163-164). Plus précisément, à propos des compositeurs historiquement importants, Anita Mayer-Hitzberger propose que, pendant le temps de l’austrofascisme, Mozart devient l’incarnation des valeurs autrichiennes, sous la plume d’auteurs comme Constantin Schneider ou Alfred Orel : « médiateur entre les peuples, un génie intuitif plus qu’intellectuel, aimable, stoïque et connecté à la nature et aux racines[11] » (Mayer-Hitzberger 2010, 195). Également, l’autrice suggère que Mozart et d’autres compositeurs autrichiens servent à diffuser l’image de l’Autriche à l’étranger comme « le pays de la musique » (Mayer-Hitzberger 2003, 202-203).
L’annexion de l’Autriche par les nazis en mars 1938 est accompagnée d’une brève période de séduction, qui laisse rapidement place à une attitude plus stricte et à un resserrement du contrôle politique. Dans l’ouvrage The Austrians: A 1000-Year Odyssey de Gordon Brook-Shepherd (2002), la période de séduction est appelée « courte lune de miel » (« Brief Honeymoon », Brook-Shepherd 2002, 323) et le resserrement du contrôle, « mariage amer » (« Bitter Marriage », Brook-Shepherd 2002, 334). Après le Pacte d’Acier de 1936[12] et la soumission de facto de l’Italie à l’Allemagne nazie, l’Autriche perd les dernières protections lui permettant de résister à l’annexion par le Reich, y compris le soutien de la France et de la Grande-Bretagne. D’habiles négociateurs, comme Franz von Papen, un des ministres de l’extérieur du Reich (catholique par ailleurs), se chargent d’atténuer le sentiment de menace, du moins en termes diplomatiques. En février 1938, von Papen réunit le chancelier Schuschnigg et Hitler dans les quartiers montagnards de ce dernier à Berchtesgaden pour discuter de la situation (Beller 2000, 249). L’Autriche est annexée en mars ; le référendum pour officialiser cette mesure un mois plus tard donne des résultats contestés : 99,5 pour cent votent pour le rattachement à l’Allemagne. Toutefois, des mesures coercitives empêchant les opposants d’entrer dans les bureaux de vote — voire même de sortir de leurs maisons — avaient été mises en place afin de s’assurer d’un fort taux d’approbation ; en effet, l’Autriche était déjà militairement occupée à ce moment-là (Pasteur 2011, 242).
C’est seulement après ce référendum que commence le resserrement du contrôle sur les institutions autrichiennes. Il suffit d’observer le cas particulier de l’Église catholique pour le constater. Dans un premier temps, l’Église catholique fait l’objet de manoeuvres de séduction par les nazis, comme tout l’appareil social et culturel autrichien. Theodor Innitzer, archevêque de Vienne, est même reçu par Hitler (par l’entremise de von Papen), qui lui assure que l’Église catholique pourra continuer à opérer institutionnellement après le référendum. Cette garantie se conclut avec la signature d’une déclaration approuvant l’Anschluss, signée par les autorités religieuses avec le Sieg Heil requis (Brook-Shepherd 2002, 330). Cette association hâtive avec les nazis pourrait s’expliquer par la « peur rouge » des années 1930 ; les autorités catholiques autrichiennes auraient vu les nazis comme leur dernier rempart contre les communistes. Le jour du référendum, les évêques de Salzbourg et Graz, qui s’opposaient aux politiques nazies, sont mis en arrêt domiciliaire (Brook-Shepherd 2002, 331) ; ce n’est que le début d’une série d’actions contre l’Église catholique qui allaient prendre de l’ampleur au fil de l’année 1938. Nathaniel Micklem, théologien versé en politique, recense ces attaques contre l’Église catholique et ses institutions dans un véritable cahier de doléances produit en 1938. Parmi les plus importantes de ces doléances, il compte le démantèlement de toutes les associations religieuses, y compris celles dédiées à la musique religieuse, qui ont été supprimées à Linz et dans plusieurs autres villes autrichiennes, ainsi que l’abolition de certaines fêtes religieuses comme la Saint Léopold à Vienne (Micklem 1981 [1938], 213). De même, les organes de la presse catholique sont soit transformés en journaux pronazis ou retirés de la circulation ; c’est notamment le cas du Reichspost[13], qui était l’une des sources de nouvelles nationales et internationales formulées avec un point de vue religieux (Micklem 1981 [1938], 216). Cela ne fait qu’augmenter les tensions entre les catholiques croyants et les nazis. Le cardinal Innitzer, se rendant compte de la situation, prononce une homélie le 7 octobre 1938 pour exhorter ses fidèles à rester forts dans la foi catholique ; 100 000 personnes assistent à la manifestation et à la liturgie qui la suit au Stephansdom (la cathédrale Saint-Étienne de Vienne). Le lendemain, le domicile d’Innitzer est vandalisé par des membres des jeunesses hitlériennes (Brook-Shepherd 2002, 347). Pourtant, Joseph Rovan est d’avis que l’Allemagne et l’Autriche deviennent, sur le long terme, un Schongebiet, c’est-à-dire un territoire où la religion catholique cohabite avec le régime, quoiqu’avec des épisodes de persécution. Par exemple, lorsque la guerre éclate, les séminaristes qui portent les armes et qui refusent de renoncer à leur vocation sont chassés de l’armée. Également, on assiste à l’envoi de prêtres opposés au nazisme dans des camps de concentration[14] (Rovan 1997).
Cette situation tendue amènera Joseph Roth, l’écrivain cité plus haut, à réfléchir également sur le sort des arts et de la culture après l’Anschluss. Dans un article portant le titre approprié de « Requiem », paru dans le Reichspost en mars 1938, il affirme que l’Autriche, dernier rempart de la spiritualité, s’est fait écraser avec l’Anschluss et que la musique de Mozart, Haydn, Schubert et même Beethoven est en danger de perversion. Cela ne pourrait que mener à la chute de l’Europe et de la culture qui lui est propre (Roth, cité dans Stieg 2013, 186).
Si ces dynamiques ont sans le moindre doute altéré les sphères sociale et politique, il n’existe pas d’étude spécifique de la musique religieuse pendant cette période (même si Anita Mayer-Hitzenberg (2003, 2010) dresse aussi un portrait de l’image des compositeurs historiques en Autriche à la veille du nazisme). Bien que l’analyse proposée dans les pages qui suivent ne prétende pas dresser un portrait global de la religion ou de la musique religieuse en Autriche pendant le Troisième Reich, elle vise néanmoins à évaluer de quelle façon les autorités nazies ont pu se servir de ce répertoire — en particulier la musique de Mozart — d’abord pour séduire la population autrichienne en lui permettant de maintenir certaines habitudes, et ensuite pour implanter leur propre programme musical profane.
La musique sacrée de Mozart à l’église
Dans une étude sur la revue de musique religieuse Musik und Kirche, parue pour la première fois en 1929 (c’est-à-dire avant l’arrivée au pouvoir du parti nazi), Britta Martini a fait ressortir les fonctions sociales importantes qu’accordait ce périodique à la musique religieuse pendant les années de guerre (Martini 1995). Elle montre ainsi que selon les directives parues dans les numéros de 1939 de Musik und Kirche, la musique religieuse devait être porteuse d’un message moral ; cette stratégie devait par ailleurs se répandre non seulement dans le Reich, mais aussi dans les territoires occupés ou alliés. C’est ainsi que, par exemple, on donne des concerts de Noël dans la France occupée à partir de 1940[15], qu’on ouvre des bureaux de musique religieuse en Yougoslavie et qu’on offre des conférences de musique religieuse à Bruxelles ou à Barcelone (Martini 1995, 37).
Si la musique religieuse de Mozart demeure très présente en Autriche pendant toute la période considérée (1934-1945), notre analyse de la presse viennoise et des banques de données de plusieurs orchestres et festivals autrichiens montre que pendant la période nazie, ce répertoire disparaît graduellement des églises. Pendant la période austrofasciste (1934-1938), la musique de Mozart était fréquemment présentée dans un cadre religieux : les données récoltées dans le journal Reichspost montrent en effet une moyenne annuelle de 206 liturgies annoncées contenant de la musique de Mozart (voir les Figures 1 et 2 ci-dessous).
Pendant l’austrofascisme, la musique de Mozart est mentionnée dans les pages du Reichspost à l’occasion de toutes les fêtes religieuses ; l’accent est mis surtout sur le Temps pascal (qu’il s’agisse de la période de Pâques en tant que telle, en mars ou avril, ou de la fête de la Pentecôte en mai) et sur Noël. Une pièce fréquemment jouée à ces deux occasions est la Messe du Couronnement en do majeur, K. 317 ; s’y ajoutent la Missa brevis en do mineur (Orgelsolomesse), K. 259, et la Messe en ré majeur, K. 194, des oeuvres également entendues en dehors des fêtes religieuses. Pour le Temps pascal, particulièrement pour les Jeudi et Vendredi saints, on trouve habituellement l’Ave verum corpus, K. 618, l’une des oeuvres les plus jouées pendant cette période. Des pièces strictement liturgiques telles que le Te Deum en sol majeur, K. 141, plusieurs Litanies (K. 125, 198 et 339) et les Tantum Ergo (K. 142 et 197) sont aussi très utilisées pendant les fêtes religieuses et dans d’autres contextes ; quant au Requiem en ré mineur, K. 626, il est réservé à la commémoration des Fidèles Défunts le 2 novembre dans certaines églises comme la Burgkapelle. Pendant toute la période austrofasciste, on ne trouve annoncée qu’une seule oeuvre religieuse utilisée dans un contexte ouvertement politique : le 22 novembre 1934, le Wiener Symphoniker participe à une interprétation du Requiem à Meidling en mémoire du Chancelier Dollfuss, mort dans un attentat en juillet. Également, on note une importante présence des offertoires[17] dans les annonces de concert. Toutefois, les sources consultées n’indiquent pas quelle oeuvre de Mozart a été entendue ; il est donc impossible d’apporter davantage de précisions ici.
On peut constater un grand changement au cours des années suivant l’annexion de l’Autriche par le Reich (1938 à 1941). Tout d’abord, le Reichspost disparaît graduellement de la circulation pour s’éteindre complètement en octobre 1938. Le journal qui semble avoir pris le relais est Das kleine Volksblatt, un journal beaucoup moins centré sur la religion, qui cessera de publier des listes de musique religieuse autour du Temps pascal de 1941[18]. Comme le montre le tableau suivant (Figure 3), le nombre de messes de Mozart annoncées dans les listes des journaux diminue considérablement, passant de 88 à 5 messes de 1938 à 1941 (voir deux exemples de ce type de liste en Annexes 1 et 2).
On observe également une disparition progressive des fêtes religieuses annoncées dans les journaux. Si, dans la période couvrant 1934 à 1937, les grandes fêtes telles que Pâques, la Pentecôte, la Toussaint et Noël étaient annoncées, à partir de 1940, on retrouve seulement des annonces pour la fête de Noël. Pour ce qui est des oeuvres elles-mêmes, la Messe du Couronnement en do majeur, K. 317, reste une grande favorite aussi bien pour les célébrations religieuses que pour d’autres moments de l’année, tandis que l’Ave verum corpus, K. 618, perd sa place proéminente à la fête de Pâques, sans qu’une autre pièce ne la remplace. D’autres messes mineures gagnent de la visibilité, telle que la Missa brevis en do majeur, K. 258, (aussi appelée Spaur ou Piccolomini). La Messe en ré majeur, K. 194, et la Missa brevis en do mineur (Orgelsolomesse), K. 259, restent cependant très présentes pendant toute cette période. Les oeuvres mineures tels que le Te Deum, K. 141, ou le Graduale, K. 273, demeurent en marge, le second étant plus joué que le premier. Le Requiem n’est annoncé qu’une fois dans un contexte religieux, en novembre 1938. Il n’y a aucun usage ouvertement politique de cette musique, mais certaines de ces messes font l’objet de recensions dans le journal ; c’est le cas du Requiem de 1938 à la Burgkapelle, qui reçoit une critique musicale quelques jours après dans laquelle est racontée l’histoire mélodramatique de Mozart écrivant son propre requiem (Das kleine Volksblatt, 11-12).
La musique sacrée de Mozart dans les salles de concert
La musique sacrée de Mozart connaît un sort bien différent dans les salles de concert pendant les deux périodes étudiées ici. En effet, il y a lieu de distinguer ces représentations de celles présentées à l’église. En ce qui concerne le nombre global des concerts profanes comportant de la musique religieuse de Mozart, on observe une légère augmentation entre les périodes austrofasciste et nazie ; globalement, la moyenne annuelle passe de 5 à 7 concerts par an entre ces deux périodes, avec deux pics importants en 1941 (année du 150e anniversaire du décès de Mozart) et 1944.
Pourtant, lorsqu’on observe ces concerts de plus près, on constate que leur nature est très disparate. En fait, la plupart des grands concerts sacrés pendant la période austrofasciste ont lieu dans le cadre du Festival de Salzbourg ; en 1934, les messes de concert de Mozart sont présentées uniquement dans le cadre de ce festival. Au cours des années subséquentes, on constate que dans ce même festival, en plus des messes, on présente des concerts comportant de courtes oeuvres sacrées telles que l’Exsultate, jubilate, K. 165, le Kyrie en ré mineur, K. 341, et l’Ave verum corpus, K. 618, jouées par l’orchestre et le choeur du Mozarteum sous la direction de Bernhard Paumgartner. Les autres oeuvres annoncées sont la « Grande » Messe endo mineur, K. 427/417a, la Messe solennelle en do majeur, K. 337, et le Requiem en ré mineur, K. 626, qui sont aussi reprises dans les concerts des grands orchestres comme les Wiener Symphoniker et Philharmoniker, sous la direction d’importants chefs de l’époque, tels que Bruno Walter et Felix Weingartner.
Au cours de la période nazie, les concerts de musique sacrée du Festival de Salzbourg se poursuivent jusqu’en 1941, à l’exception de l’année 1940 où aucune oeuvre sacrée, même mineure, n’y a été donnée en concert[21]. Des oeuvres sacrées, autant majeures que mineures, figurent néanmoins au programme de 15 concerts pendant l’année Mozart, en 1941 ; neuf de ces concerts font partie des événements et radiodiffusions officiels organisés par le Reich (six ont lieu pendant la Semaine Mozart du Reich allemand entre le 28 novembre et le 5 décembre 1941), et la plupart d’entre eux sont présentés dans les salles du Musikverein et du Konzerthaus de Vienne, noyaux importants de la culture viennoise. Pendant les années suivantes, ce nombre tend à se stabiliser entre concerts avec miniatures sacrées et oeuvres sacrées dans un contexte de concert, c’est-à-dire dans des concerts dédiés à des airs ou à des lieder, mais qui incluent également des extraits d’oeuvres religieuses chantées sur un texte en latin. Par exemple, le K. 165 en entier, ou seulement l’Alleluia qui en est extrait, figurent fréquemment dans ce type de concert.
En ce qui concerne les grandes oeuvres religieuses, on observe une importante récurrence du Requiem, qui a été présenté cinq fois à Vienne et dans les environs pendant l’année Mozart 1941. L’occasion la plus marquante est la commémoration officielle (Staatsakt) du 5 décembre 1941 soulignant la date exacte du 150e anniversaire de la mort de Mozart dans le cadre de la Semaine Mozart du Reich allemand (à ce sujet, voir Benoit-Otis et Quesney 2019). À cette occasion, le Requiem a été interprété par le Wiener Philharmoniker, sous la direction de Wilhelm Furtwängler. Cet acte politique a été précédé par une cérémonie quasi liturgique, où Mozart a reçu les honneurs qui, selon la presse de l’époque, lui avaient été niés dans le passé ; Mozart devient ainsi un symbole de propagande unificateur des arts[22] (Benoit-Otis et Quesney 2019, 160). Le Requiem a été repris le lendemain, 6 décembre, toujours sous la direction de Furtwängler et dans le cadre de la Semaine Mozart du Reich allemand ; les autres représentations de cette oeuvre en 1941 ont été données par le Frauensymphonie Orchester pendant le festival d’été de Mödling (près de Vienne) et en novembre, à deux reprises, par le Wiener Symphoniker au Stephansdom sous la direction de Ferdinand Habel et l’ensemble de la Reichshochscule[24] à la Franziskanerkirche. Par la suite, on retrouve cette oeuvre à nouveau en 1943 et en 1944, autant dans des concerts d’église en novembre 1943 lors de concerts présentés dans des églises et, en novembre 1944, lors de deux concerts du Wiener Philharmoniker. Il est fort possible que ces derniers concerts aient été présentés pour commémorer les soldats tombés au front ; nous ne disposons cependant pas de suffisamment d’éléments pour confirmer cette idée, en dehors du fait que dans les deux cas, le Requiem a été présenté autour des dates de la fête des Fidèles Défunts, le 2 novembre 1944.
Bien qu’ils soient peu nombreux, on trouve néanmoins trois concerts-commémorations avec une orientation politique manifeste entre 1938 et 1945. En 1944, deux concerts visaient à commémorer les victimes de la guerre : le premier, présenté en l’honneur des victimes du bombardement du 16 juillet 1944 sur Vienne, incluait l’Ave verum corpus, K. 618, interprété par le choeur et l’ensemble du Musikkorps Wachbatallion Wien. Le deuxième est un concert à la Stiftskirche Wien où le Wiener Philharmoniker, sous la direction de Wilhelm Jerger, a joué des oeuvres non sacrées de Mozart dans le but de soutenir les blessés de guerre. L’occurrence de ces concerts pendant la guerre, notamment ceux où figure le Requiem, surprend et contraste avec les propos de Britta Martini alors que dans les milieux protestants, de telles commémorations n’étaient pas souhaitables car on considérait qu’elles nuiraient au moral des soldats au front (Martini 1995, 36). Quant à savoir si ces concerts constituent une réaction catholique et autrichienne ou bien s’ils traduisent simplement le respect des conditions du Schongebiet proposé par Josep Rovan, il n’est malheureusement pas possible de le déterminer à partir des informations dont nous disposons.
Synthèse et conclusion
Si l’on prend en considération seulement les données numériques, on observe en effet une augmentation de la musique religieuse de Mozart en concert, donc dans un cadre profane, alors que les évènements de musique religieuse se voient peu à peu masqués par la valorisation des concerts effectuée par les autorités nazies. Non seulement les oeuvres religieuses à l’église annoncées dans les journaux disparaissent graduellement pendant la période nazie, mais les concerts de musique sacrée tenus dans des églises diminuent en grande proportion (passant de 86 pour cent des concerts pendant l’austrofascisme à 40 pour cent pendant la période nazie — voir Figure 8 et l’Annexe 3), tandis que ceux qui sont offerts dans les salles de concert comptent pour presque deux tiers de la programmation, comparativement à la musique religieuse à l’église. La diminution des annonces nous incite à penser que les concerts dans les églises ont cessé (ou du moins fortement diminué) en faveur de ceux présentés dans les salles de concert.
La Figure 9 permet d’observer comment le nombre d’oeuvres sacrées entendues dans les salles de concert tend à augmenter légèrement, tandis que les oeuvres sacrées présentées à l’église disparaissent progressivement. Si entre 1934 et 1937, les valeurs correspondant aux oeuvres de musique religieuse à l’église et en salle de concert demeurent stables, la musique religieuse à l’église tombe en flèche après 1938. Cependant, la musique religieuse dans les salles de concert n’augmente qu’après 1941, et ce, de façon discrète.
Ces données numériques sont complémentées par les résultats obtenus au terme de l’analyse séparée de la musique religieuse à l’église et en salle de concert présentée dans la section précédente (Figures 8a et b). Dans un premier temps, ces oeuvres sont associées à des événements politiques visant à célébrer la gloire du nouveau Reich allemand, comme c’est le cas du Requiem pendant le Staatsakt de 1941. Dans un second temps, ces oeuvres mettent en valeur les nouveaux jeunes virtuoses en musique, comme le montre l’utilisation de pièces courtes, donc plus appropriées pour les récitals, comme l’Exsultate, jubilate, souvent entendu dans ce type d’événements. Comme on l’a vu plus haut à propos de la référence à la figure de Luther pendant les célébrations du Luthertag à partir de 1933, les oeuvres religieuses de Mozart se voient arrachées de leur contexte religieux et mises au service des intentions du Reich allemand, qu’elles soient ou non utilisées comme propagande explicite : Mozart unirait désormais Allemands et Autrichiens dans les salles de concert plutôt que dans les églises.
Appendices
Annexes
Annexe 1
Exemple de liste de musique religieuse (Kirchenmusik) tirée du journal Reichspost, en date du samedi 11 avril 1936 (Samedi Saint dans le calendrier catholique), avec les cérémonies religieuses prévues pour le dimanche de Pâques (12 avril 1936). On peut y lire par exemple l’annonce à la Ruprechtskirche qui offre la Messe en ré majeur, K. 192, à 9 h, ainsi qu’à St. Elisabeth, qui offre la Messe du couronnement en do majeur, K. 317, à 10 h, ou bien la Karlskirche qui donne la Messeen do majeur, K. 167, à 11 h (Source : Austrian Newspapers Online (ANNO), Österreichische Nationalbibliothek).
Annexe 2
Exemple de liste de musique religieuse (Kirchenmusik) tirée du journal Das kleine Volksblatt, en date du vendredi 7 avril 1939 (Vendredi Saint dans le calendrier catholique), avec les cérémonies prévues pour le Samedi Saint, le dimanche et le lundi de Pâques (8 au 10 avril 1939). À noter ici également une importante réduction de la partie dédiée aux annonces ecclésiastiques comparée à celle dans le Reichspost. On peut y lire par exemple le Te Deumen do majeur (K. 141) annoncé pour le Vendredi Saint (Karfreitag) à la Pfarrkirche Margarenten, St. Michael Heiligstadt à 17h et 18h respectivement, ou bien le lundi de Pâques (Ostermontag) la Hernalser Pfarrkirche qui donne la Messe en fa majeur (K. 169) à 9 h 30 (Source : Austrian Newspapers Online (ANNO), Österreichische Nationalbibliothek).
Annexe 3 a et b
Tableaux des événements de musique religieuse et leurs endroits respectifs entre 1934 et 1937, puis entre 1938 et 1945. Données des archives du Wiener Symphoniker, Wiener Philharmoniker, des Konzerthaus et Musikverein Wien du Festival de Salzbourg et du journal Das kleine Volksblatt.
Note biographique
Sebastian Rodríguez Mayén a suivi un parcours académique bilingue dans l’ouest et l’est du Canada. Il a complété en 2019 une maîtrise en musicologie à l’Université de Montréal, sous la direction de Marie-Hélène Benoit-Otis. Il a commencé à l’automne 2020 un doctorat interdisciplinaire en musique à l’Université d’Ottawa en bénéficiant d’une bourse doctorale, ayant comme objet de recherche la musique comme sujet de propagande en URSS pendant la Guerre Froide (1953-1963). Depuis, il fait également partie de l’équipe de recherche dirigée par Christopher Moore (Université d’Ottawa, CRSH), laquelle se consacre à la chanson et au music-hall français pendant les années 1930.
Notes
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[1]
Il ne faut pas oublier qu’Hitler était un catholique baptisé et que dès sa jeunesse, le Führer se disait admirateur des structures hiérarchiques catholiques, de leur façon de répandre le dogme ainsi que de leur autorité incontestable (Stieg 2013, 161-162).
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[2]
Forme d’organisation politique de l’État dérivée du fascisme, où la structure de l’État appartient à un seul groupe ou « corps », avec un intérêt commun. Dans le cas de l’Autriche entre 1934 et 1938, ce corps qui gère l’État est incarné par le parti Vaterländische Front (Front Patriotique), lequel suit essentiellement une idéologie religieuse catholique.
-
[3]
Quadragesimo anno (latin pour « Quarantième année ») est l’encyclique papale de 1931 qui fait suite, quarante ans plus tard, à Rerum Novarum (« Des choses nouvelles », 1891). Dans ces deux encycliques, les papes Léon xiii et Pie xi discutent des conditions des travailleurs sous le système économique capitaliste issu de la révolution industrielle. Plus précisément, dans l’encyclique de 1931, Pie xi en appelle à la structuration d’un État à partir de logiques économiques et sociales qui combineraient capitalisme et communisme. Cela s’opérerait sous un régime basé sur des principes solidaires et subsidiaires (charité), dans une optique de résoudre les conflits entre bourgeoisie et prolétariat sous des termes de concordance pieuse et catholique, et ce, en opposition au communisme bolchéviste (Pie xi 1931). Dans les faits, ces principes n’étaient pas respectés dans l’organisation réelle de l’austrofascisme, où la superstructure capitaliste a été maintenue (Pyrah 2016, 162).
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[4]
Terme traduit depuis l’idée nazie du Großdeutschland (ou Großreich), qui faisait référence à l’ensemble des territoires germanophones unifiés sous le gouvernement de l’Allemagne nazie.
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[5]
Le Traité de Versailles est le résultat de la victoire des puissances de l’Entente (France, Grande Bretagne, Italie) contre celles de la Triple Alliance (les empires allemand, austro-hongrois et ottoman) à la fin de la Première Guerre mondiale. Parmi les conditions de la défaite, l’Allemagne devait payer la somme des dégâts de guerre, réaliser une démilitarisation et rendre des territoires aux puissances gagnantes, notamment l’Alsace-Lorraine à la France et ses colonies à la Grande Bretagne.
-
[6]
Le Ragnarök était ce que les mythes germaniques considéraient comme la bataille finale des dieux, à la suite de laquelle le monde actuel s’effondrerait avec les anciens dieux pour faire renaître l’humanité. Balder, mort à l’issue de conflits entre les dieux, ressurgirait d’entre les morts pour régner sur la nouvelle humanité.
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[7]
Le völkisch est un concept difficile à traduire, mais pourrait être décrit comme un populisme germanique, c’est-à-dire une attitude face à la nation qui se traduit dans l’appartenance à l’origine du sang et du territoire (Blut und Boden), mais aussi à une communauté, le tout dans une optique de pureté raciale.
-
[8]
Déjà à cette époque, on remarque une certaine tentative de valorisation de la musique dite « ancienne » dans plusieurs concerts ; par « Alte Musik », on entend la musique antérieure au 19e siècle.
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[9]
Étranger, n’appartenant pas à la race aryenne.
-
[10]
Voir note 6.
-
[11]
« Mediators between the nations, intuitive instead of intellectual geniuses, cosy, able to suffer, they must have close ties to nature and to natives. » C’est moi qui traduis.
-
[12]
Le Pacte d’Acier était l’alliance militaire entre l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. L’Italie recevrait de l’aide militaire pour accomplir ses projets de colonisation, notamment en Éthiopie, mais en échange, elle devait abandonner toute alliance en Europe Centrale autre que celle avec l’Allemagne.
-
[13]
Journal qui se nomme lui-même le journal du peuple chrétien (Tagblatt für das christliche Volk) dans tous les exemplaires étudiés jusqu’en 1938, année de sa disparition.
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[14]
Ces excès, déplorés depuis 1937 par le pape Pie xii, font aussi partie d’une encyclique, Mit brennenden Sorgen, où sont dénoncées des violations contre l’Église catholique, les prêtres et les fidèles, garanties de protection signées dans un Concordat en 1933 avec le Vatican. Comme on l’a vu plus haut, cette persécution ne cessera pas de s’accroître, mais aussi donnera naissance à des figures de résistance catholique comme celle de l’évêque de Munster ou de Bernard Lichtenberg (1875-1943).
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[15]
Il importe de remarquer que Musik und Kirche participe à la propagande d’expansion souhaitée par le parti nazi. En 1940 paraît un article de Friederich Baser intitulé « 1000 ans de musique religieuse à Strasbourg » („1000 Jahre deutsche Kirchenmusik in Straßburg”) ; l’auteur y évoque le retour spirituel des Alsaciens vers l’Église protestante et allemande, produisant selon lui une cohésion sociale plus importante envers le Troisième Reich (Baser, cité dans Martini 1995, 37).
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[16]
L’année 1938 est ici entièrement considérée comme appartenant à la période nazie, parce que seulement les deux premiers mois de 1938 se passent encore sous l’austrofascisme ; c’est la raison pour laquelle le tableau s’arrête en 1937.
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[17]
Ici, offertoires désigne la pièce musicale jouée lors de l’offertoire dans la liturgie. Il peut s’agir également d’oeuvres instrumentales de Mozart, mais il n’y a pas assez de données pour le vérifier.
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[18]
À partir de 1942, on reverra à nouveau de la musique religieuse dans Das kleine Volksblatt, mais ce ne sera que sous la forme d’annonces de concert, ce qui fait plutôt songer qu’il s’agissait de concerts profanes de musique sacrée. Nous nous intéresserons à ce type de manifestations dans la section suivante.
-
[19]
Je prends en compte tout 1938 pour les valeurs statistiques.
-
[20]
Ces données ciblent uniquement la période entre janvier et avril 1945.
-
[21]
Pour plus d’informations sur la musique religieuse au Festival de Salzbourg, lire l’article de Béatrice Cadrin dans le présent numéro.
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[22]
Pour une analyse visuelle de la scénographie et du symbolisme de cet événement, voir l’article d’Elisabeth Otto dans le présent numéro.
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[24]
La Reichshochschule für Musik était le successeur du conservatoire viennois pendant l’époque nazie ; à ce sujet, voir Giannini et collab. 2014.
-
[23]
L’astérisque dans la légende indique, dans le cas de l’Exsultate, jubilate, K. 165, et de la « Grande » messe en do mineur, K. 427, que nous avons aussi inclus les occurrences où seulement une partie de ces oeuvres était exécutée. En ce qui concerne l’Adagio pour orgue et violon en do mineur, K. 356, et les sonates d’église, nous avons intégré ces oeuvres à ce graphique bien qu’elles aient été jouées lors de concerts profanes présentés dans des églises.
Bibliographie
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