Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 20, Number 1, Spring 2019 Classicisme, néoclassicisme et autres découvertes Guest-edited by Sylvain Caron and Danick Trottier
Table of contents (9 articles)
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Éditorial. Classicisme, néoclassicisme et autres découvertes
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Bourgault-Ducoudray et le style classique : la musique française entre hellénisme et classicisme
Christophe Corbier
pp. 11–21
AbstractFR:
L’objet de cet article est de montrer comment les voyages de Louis-Albert Bourgault-Ducoudray en Grèce en 1874 et 1875 ont été le point de départ d’une réflexion sur le style classique en musique, et d’articuler les éléments constitutifs de la méthode du compositeur-historien, dont le projet est de renouveler la musique contemporaine au contact des sources antiques. Ce projet ancré dans l’idée d’un hellénisme universel est forgé d’abord en Grèce. Bourgault-Ducoudray, prix de Rome en 1861, se livre à des études ethnographiques et il croit découvrir un héritage modal et rythmique conservé dans les chants traditionnels grecs, qu’il repère aussi dans le bassin méditerranéen et en France. S’appuyant sur l’idéologie de l’hellénisme, entretenant un rapport ambivalent avec l’académisme, il définit à partir de 1878 un canon classique et un corpus de musiciens classiques français dans une approche similaire à celle de Taine dans Philosophie de l’art en Grèce (1869). Comparé à Romain Rolland et Guido Adler, Bourgault-Ducoudray promeut au Conservatoire de Paris un style classique national dont les caractéristiques préfigurent celles du « néoclassicisme » des années 1920.
EN:
This article aims to show how Louis-Albert Bourgault-Ducoudray’s travels in Greece in 1874 and 1875 were the starting point of a reflection about the classical style in music. It also aims to articulate the constitutive elements of his method as a composer-historian, whose project is to renew contemporary music in contact with ancient sources. This project, based in the idea of a universal Hellenism, is firstly elaborated while he is in Greece. Bourgault-Ducoudray, winner of the Prix de Rome in 1861, engages in ethnographical analyses and believes to discover a modal and rhythmic legacy kept in the traditional Greek songs, which he also finds in the Mediterranean Basin and in France. Building on the Hellenism ideology, maintaining an ambivalent relationship with academism, he defines from 1878 a classical canon and a corpus of French classical musicians in a similar approach to Taine’s in Philosophie de l’art en Grèce (1869). Compared to Romain Rolland and Guido Adler, Bourgault-Ducoudray promotes at the Conservatoire de Paris a national classical style which characteristics foreshadows those of the so-called « neoclassicism » of the 1920’s.
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La voie du juste milieu ? Dans le Québec des années 1940 et 1950, les sources convergentes du néoclassicisme
Jean Boivin
pp. 23–42
AbstractFR:
Le courant néoclassique est largement répandu au Canada durant les décennies 1940 et 1950, et notamment au Québec. Selon l’historien George Proctor, il s’agirait d’une voie médiane entre un conservatisme trop appuyé et le modernisme « extrême » de la seconde École de Vienne. Les origines européennes du courant néoclassique sont d’abord rappelées, de même que les principales caractéristiques musicales qui y sont associées, sur lesquelles il n’y a cependant pas de réel consensus. La programmation des orchestres montréalais ainsi que des coupures de presse de l’époque permettent de retenir quelques moments-clés attestant la pénétration du courant néoclassique au Québec. L’auteur met en valeur l’influence d’Igor Stravinski, chef de file du mouvement à compter du milieu des années 1920, qui a visité trois fois Montréal entre 1937 et 1946, de même que celle de la pédagogue Nadia Boulanger. En effet, celle-ci fait la promotion des oeuvres de Stravinski auprès de ses élèves, parmi lesquels figurent, à partir des années 1940, plusieurs compositeurs canadiens-français. D’autres grands noms rattachés à l’école moderniste française, tels Ravel et Poulenc, tout comme la musique et les écrits théoriques de l’Allemand Paul Hindemith, ont aussi eu un certain retentissement au Québec. En témoigne le compositeur Jean Vallerand (1915-1994) dans ses chroniques musicales. Le néoclassicisme est porté au Québec en premier lieu par Jean Papineau-Couture (1916-2000), mais aussi par Maurice Blackburn (1914-1988). Enfin, la qualité de plusieurs oeuvres composées durant et après la Seconde Guerre mondiale, tant au Québec qu’ailleurs dans le monde, incite à remettre en question les connotations péjoratives de l’étiquette « néoclassique », souvent réduite à des clichés, par exemple le recours au pastiche. Ce jugement sévère sera notamment le fait, chez les compositeurs de la génération suivante, des tenants d’un avant-gardisme affirmé. Un regard plus large permet aujourd’hui de reconnaître l’importance du courant dans l’ensemble de la production des compositeurs canadiens.
EN:
Neoclassicism was an important trend in Canada in the 1940s and 1950s, particularly in Quebec. According to historian George Proctor, it served as a middle-ground between the old and the new, between conservatism and the “extreme” modernism of the twelve-tone school. The European origins of the current is discussed and so are the main musical characteristics that generally define it, even though no real consensus exists on that matter. A survey of various performances of neoclassical works by Montreal orchestras and a study of their reception in the press help bring to light a few key-moments attesting the penetration of musical neoclassicism in Quebec. Considered the main leader of the movement from the middle of the 1920s onward, Igor Stravinsky visited Montreal three times between 1937 and 1946. His influence in Quebec is emphasized, as that of French pedagogue Nadia Boulanger, a strong promoter of his works and teacher of many French-Canadians in the 1940s and 1950s. Other renowned French modernists, such as Ravel and Poulenc, had an impact in the province, as did the works and theoretical writings of Paul Hindemith. This is clearly demonstrated in composer Jean Vallerand’s work as a music critic. In Quebec, the main proponent of neoclassicism is without doubt Jean Papineau-Couture (1916-2000), but Maurice Blackburn (1914-1988) presents another interesting case. Finally, in view of the quality of many works composed during or after World-War ii, in Quebec and elsewhere, one should question the derogatory aura of the “neoclassical” label, too often reduced to a couple of simple traits, such as the use of pastiche. This harsh judgement is mainly due to composers of the following generation, advocates of a more pronounced avant-gardism. A wider perspective should allow to reconsider the importance of the neoclassical trend in Canadian contemporary music as a whole.
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Retour sur l’apport d’Adorno à l’étude du néoclassicisme, en particulier la réception de Stravinski et la publication de Philosophie de la nouvelle musique
Danick Trottier
pp. 43–55
AbstractFR:
L’article porte sur l’apport d’Adorno à l’étude du néoclassicisme avec l’oeuvre de Stravinski comme point nodal pour appréhender le courant durant l’entre-deux-guerres. Car malgré le ton critique qu’adopte le philosophe de même que sa connivence avec les compositeurs rattachés à l’école de Vienne, sa connaissance du néoclassicisme n’en est pas moins pertinente pour appréhender les enjeux à la fois musicologiques, philosophiques, sociaux et politiques que met en scène cette musique tout autant que les problèmes historiographiques qui émergent en relation avec l’histoire de la musique. Pour ce faire, la réflexion met en perspective le travail d’Adorno à titre de critique musical pour ensuite approfondir la façon dont le néoclassicisme l’interpelle lorsqu’il travaille au sein de l’Institut de recherches sociales à Francfort, puis lorsqu’il s’exile aux États-Unis. C’est durant cette dernière période que prendront forme plusieurs travaux d’envergure, dont Philosophie de la nouvelle musique, publié en 1949. C’est dans cet essai que le néoclassicisme, à travers l’objet d’étude que lui offre le modèle de Stravinski, apparaît comme une catégorie esthétique attrayante dans le contexte de la première moitié du xxe siècle, qu’il s’agit dès lors d’analyser dans une approche philosophico-musicologique. La réflexion s’attardera aux concepts mis de l’avant par Adorno pour circonscrire le néoclassicisme, tout en faisant ressortir ce qui le pousse à accorder autant d’importance à ce courant.
EN:
This article aims to show Adorno’s contribution to the study of neoclassicism, with Stravinsky’s musical work as a nodal point to understand the path of modern music during the interwar period. Despite the critical tone of the philosopher as well as his connivance with the composers associated with the Second Viennese School, his knowledge of neoclassicism is nonetheless relevant to apprehend the musicological, philosophical, social and political issues raised by this musical movement, as well as the historiographical problems that emerge in relationship to the history of music. To do so, this reflection puts into perspective Adorno’s work as a music critic, to then deepen the way neoclassicism challenges him while he works at the Frankfurt Institute for Social Research, and when he goes into exile in the United States. Many of his major works will take shape following that emigration, for example Philosophy of New Music, published in 1949. Neoclassicism, through the object of study fostered by Stravinsky, appears in that essay as an attractive aesthetic category in the context of the first half of the 20th century, which must be analyzed following a philosophical-musicological approach. This article will focus on the concepts developed by Adorno to circumscribe neoclassicism, while also highlighting what drives him to give so much importance to this movement.
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800 mètres d’André Obey : drame sportif, grec et musical
Federico Lazzaro
pp. 57–80
AbstractFR:
800 mètres est un « drame sportif » né du stade pour le stade, représenté au Roland-Garros en 1941 en tandem avec Les Suppliantes d’Eschyle, avec des musiques d’Arthur Honegger, toutes deux perdues. Inspiré des tragédies grecques par sa conception formelle ainsi que dramaturgique, 800 mètres est la traduction en mots, gestes et sons des idées formulées par André Obey autour des Jeux olympiques de Paris en 1924.
L’un des principaux acteurs de la réflexion sur les rapports entre la musique et le sport et de la promotion du sport auprès des intellectuels français, Obey préconise la naissance d’un art olympique et élabore un riche portrait métaphorique du sport comme musique. Cet article reconstruit la genèse de 800 mètres, montre comment ce drame met en scène les idées philhelléniques d’Obey, et analyse la conception musico-dramatique complexe de l’oeuvre en se basant sur de documents d’archives textuels, iconographiques et sonores.
EN:
800 mètres is a “sports drama” born out of the stadium for the stadium, staged at Roland-Garros in 1941 together with Aeschylus’s The Suppliants. The music for both plays, now lost, was by Arthur Honegger. Inspired by Greek tragedies in both its formal and dramaturgical conception, 800 mètres is the translation into words, gestures and sounds of the thoughts that André Obey expressed at the time of the Olympic Games in Paris in 1924. Obey has been one of the main actors in the reflection on the relationship between music and sport. In promoting sports among French intellectuals, Obey advocates the birth of an Olympic art and elaborates a rich metaphorical portrait of sport as music. Based on textual, iconographic and sound archival documents, this article reconstitutes the genesis of 800 mètres, shows how this drama stages Obey’s philhellenic ideas, and analyzes the complex musical-dramatic conception of the work.
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L’expérience corporelle en musique : comprendre sa valeur pour mieux l’intégrer à la formation musicale
Julie Ferland-Gagnon
pp. 81–94
AbstractFR:
Le premier instrument du musicien est son corps : sans ce dernier, toute production musicale de même que toute perception sont impossibles. Plusieurs auteurs se sont appliqués à étudier le corps dans sa fonction d’outil de production musicale ; des chercheurs d’autorité du domaine de l’éducation artistique s’accordent cependant sur le fait que l’expérience corporelle a été peu examinée en recherche. Comme cette question a été insuffisamment étudiée, elle est par conséquent peu documentée et mal connue des professeur·e·s de musique. Posant l’hypothèse qu’une meilleure compréhension de la valeur de l’expérience corporelle favoriserait son intégration dans la formation musicale, l’autrice a entrepris de démontrer le caractère constitutif de l’expérience corporelle en musique. L’examen des théories classiques et contemporaines des plus importants philosophes du corps et de l’éducation musicale a fait ressortir les quatre principes suivants : 1) le corps et l’esprit forment un tout de nature interdépendante ; 2) l’expérience sensible revêt une importance de premier plan dans l’accès à la connaissance ; 3) les doctrines philosophiques ayant pour objet le corps doivent pouvoir trouver une valeur pratique dans l’expérience humaine ; 4) la formation musicale devrait être une éducation esthétique, au sens originel du terme, soit une éducation de la faculté de percevoir. Ce retour aux assises philosophiques du problème vise à amener la personne qui enseigne la musique à réfléchir aux orientations qu’elle souhaite privilégier lorsqu’elle enseigne, de même qu’à l’outiller pour qu’elle soit plus aisément en mesure de faire valoir le caractère essentiel de l’expérience corporelle dans le développement de l’ensemble des dimensions de l’être.
EN:
The body is the musician’s primary instrument and indeed, without it, all making and perception of music would be impossible. Though many researchers have explored the body as a tool for musicmaking, renowned authorities in artistic education concur that corporeal experience has received little attention in research. Given its lack of study, this question is poorly documented and therefore little known by music teachers. Positing that a better understanding of the value of the corporeal experience would foster its integration into music training, this article aims to demonstrate the constitutive nature of the corporeal experience in music. Examining the positions of the most important philosophers of the body and music education, the article will put forth four fundamental principles: 1) The body and mind are deeply connected; 2) The sensorial experience is crucial to accessing knowledge; 3) Philosophical doctrines focussed on the body must find a practical outlet in the human experience ; 4) Musical training should be an aesthetic education, in the original sense of an education of the faculty of perceiving. The goal of this return to the philosophical bases of the body is to lead music teachers to reflect on their choice of teaching approaches and to provide tools so they can more easily leverage the essential nature of the body in developing individuals’ full potential.
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John Foulds et A World Requiem : une oeuvre hors de son temps, autrefois et aujourd’hui
Sebastián Rodríguez Mayén
pp. 95–106
AbstractFR:
Cet article porte sur l’étude du pacifisme dans la musique et le contexte de création d’oeuvres au xxe siècle en prenant comme objet l’oratorio A World Requiem de l’Anglais John Foulds. Le contexte de l’entre-deux-guerres, du moins dans les hautes sphères culturelles britanniques, était en effet peu réceptif à la construction d’un discours pacifiste et cosmopolite. Comme résultat, l’oeuvre de Foulds a été reléguée au fond d’un tiroir pendant plus de trois quarts de siècle, pour n’être rejouée qu’en 2007 lors des célébrations de l’Armistice. Afin de comprendre la revalorisation de l’oeuvre de Foulds, cet article analyse des critiques musicales parues dans la presse à l’époque de Foulds, mais aussi au moment de la récente recréation de A World Requiem. D’une part, ces critiques montrent comment l’oratorio de Foulds a pu être réévalué. D’une autre part, grâce à cette réévaluation, on constate que l’avènement d’une paix durable constituait déjà un besoin impérieux pour certains artistes de l’entre-deux-guerres ; un besoin qu’ils exprimaient au moment des commémorations des soldats tombés au combat.
EN:
This article examines pacifism in music, specifically involving the premiere of John Foulds’ oratorio A World Requiem. Britain’s audience in the interwar years, at least in the high-culture spheres, was not very receptive to the construction of a pacifist and least a cosmopolitan discourse. As a result, Foulds’ work was lost to history for more than three-quarters of a century, only to be revived in 2007 during Armistice celebrations. To explain the reappraisal of Foulds’ oratorio, this article analyzes musical reviews in the press during Foulds’ lifetime, but also those from the time of the oratorio’s revival. These reviews show how Foulds’ work came to be reevaluated and which perspectives came to be dominant. Most remarkably, this includes the fact that a lasting peace was already a need for certain artists during the interwar period, expressed musically by commemorating fallen soldiers.
Comptes rendus
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Barbara Kelly et Christopher Moore (dir.), Music Criticism in France, 1918-1939. Authority, Advocacy, Legacy, Woodbridge, The Boydell Press, 2018, xii-346 p. ISBN 978-1-78327-251-8
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Philippe Despoix, Marie-Hélène Benoit-Otis, Djemaa Maazouzi et Cécile Quesney (dir.), Chanter, rire et résister à Ravensbrück : autour de Germaine Tillion et du Verfügbar aux Enfers, préface d’Esteban Buch, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Le Genre humain », no 59, 2018, 246 p. ISBN 978-2-02-139571-6